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Deuxième partie : Politique 7 page


 

Simone Weil : Écrits historiques et politiques.

Deuxième partie : Politique

 

I. Guerre et paix

 

 

Fragment

(1939 ?)

 

 

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Ces derniers mois ont vu s'esquisser en France une transformation profonde des pensées, dont on ne peut encore prévoir les conséquences, mais qui est par elle-même bien digne qu'on s'y arrête. Des hommes, il y a peu de temps encore démocrates, socialistes, syndicalistes, les uns connus et pourvus d'autorité, d'autres obscurs et sans pouvoir, témoignent plus ou moins clairement qu'ils ne sont pas loin de souhaiter pour la France une dictature totalitaire semblable à celle qui permet à l'Allemagne de triompher en Europe. Peut-être certains font-ils plus que souhaiter, peut-être pensent-ils déjà à préparer. Et si la Russie était une plus forte alliée, on verrait sans doute symétriquement tous ceux qu'on nomme bourgeois passer à son égard de l'horreur à l'amour, comme on sait qu'un certain nombre a fait. L'Italie, elle, a tout d'un coup perdu l'estime de ceux qui naguère en louaient le régime presque jusqu'à l'adoration. Croirait-on qu'il y a à peu près deux ans, on pouvait à peine imaginer une guerre où la France ne se séparât pas en deux camps qui auraient l'un et l'autre oublié leur pays pour leur doctrine ? Les passions qui portaient les uns vers la Russie et l'Espagne républicaine, les autres vers l'Italie et même l'Allemagne, étaient si vives qu'on pouvait croire qu'elles effaceraient, dans un pays mobilisé, le souci de défendre le territoire. Que de changements en deux ans ! Aujourd'hui il n'y a presque plus, dans les esprits, que la Nation. Ceux qui s'attachent à d'autres pensées, c'est qu'ils se font violence ; et encore s'y attachent-ils moins fermement qu'ils ne le croient.

 

C'est ainsi que, chez ceux qui ne résistent pas à eux-mêmes, la pensée de maintenir et d'accroître les loisirs, le bien-être et la liberté du peuple aux dépens des privilèges, ou la pensée de conserver les privilèges et l'orgueil qu'y puisent les privilégiés, tout cela disparaît devant le désir d'agrandir la Nation. Non pas, certes, qu'il y ait le moindre élan civique. On continue, bien entendu, tout comme naguère, à puiser dans les affaires d'aviation, au préjudice de l'État, qui ses millions, qui, modestement, ses centaines ou dizaines de milliers de francs. Mais ce n'est pas là une pensée, c'est une pratique. De même les ouvriers de l'aviation, à leur niveau par force bien plus bas, ne souhaitent pas, quelque haine qu'ils aient pour la politique de Munich, travailler soixante heures par semaine ni pour de maigres salaires. Ce ne sont pas les intérêts qu'on sacrifie à la Nation ; il est rare qu'on sacrifie des intérêts sans y être aidé par quelque contrainte. Ce qu'on sacrifie, ce sont les pensées au nom des­quelles on défendait ses intérêts et qui les ennoblissaient en leur donnant une portée universelle. Ce sacrifice entraîne d'ailleurs par la suite celui des intérêts, car il entraîne la soumission à la contrainte qui les anéantira.



 

Ceux qui approuvent la politique de Munich ont coutume de se moquer quand leurs adversaires parlent d'humiliation. En quoi ils se trompent. Il y a eu, en France, en septembre, une humiliation générale ; qu'est-ce qui peut mieux en témoigner que l'espèce de sommeil léthargique où, depuis lors, nous sommes tous plongés, fruit ordinaire d'une humiliation récente ? Ce qu'on a raison de nier, c'est qu'il s'agisse d'une humiliation nationale. Nous avons été humiliés bien plus profondément que dans notre attachement au prestige national ; nous avons subi chacun au centre de nous-mêmes ce qui est, à vrai dire, l'essence de n'importe quelle humiliation, l'abaissement de la pensée devant la puissance du fait. Se chercher soi-même tel qu'on était hier encore et ne pouvoir se retrouver, non pas parce qu'on s'est renouvelé par quelque effort de pensée ou d'action, mais parce qu'entre hier et aujourd'hui il s'est produit, au-dehors, sans qu'on l'ait voulu, un fait, voilà ce que c'est que d'être humilié. Quand il s'agit d'un fait qui tient uniquement aux mouvements de la matière inerte, inondation, tremblement de terre, maladie, on trouve en soi-même des ressources pour se relever. Quand il s'agit d'un fait humain, on ne peut se consoler. On éprouve que les hommes ont le pouvoir, s'ils le veulent, d'arra­cher nos pensées aux objets auxquels nous les appliquions, et de les amener, non pas quelques-unes, mais toutes, non pas par intervalles, mais continuelle­ment, à quelque obsession que nous n'avons pas choisie. La puissance du fait est telle ; elle n'est pas moindre. Elle se soumet toutes nos pensées, et quand elle n'en change pas le soutenu, elle en change la couleur.

 

 

Que nous est-il donc arrivé en septembre ? C'est fort simple ; il nous est arrivé que la guerre nous est apparue comme un fait, bien qu'elle ne se soit pas produite. Et du même coup la paix, bien qu'elle ait subsisté, a cessé de sembler un fait. Pendant ces quelques semaines, les uns prévoyaient un événement, les autres un autre, et chez le même homme les prévisions variaient plusieurs fois par jour ; mais je ne crois pas qu'il y ait personne qui n'ait senti à quelque moment la présence de la guerre. Et maintenant la paix, bien qu'elle soit encore là et peut-être, si le sort le veut, doive se prolonger longtemps encore, nous est à peine présente. Ainsi, quoique nous parlions encore de guerre et de paix comme autrefois, et que certains s'appliquent à en dire les mêmes paroles qu'autrefois, ce n'est plus la même guerre ni la même paix. La guerre que nous pensions autrefois, et que nous pensions comme une chimère absurde, même quand nous la disions inévitable, ressemblait plus à la paix que ce que nous pensons quand nous parlons de paix, aujourd'hui que nous avons frôlé la guerre. Quoi d'étonnant si le mot de Nation, si longtemps relégué dans les froideurs du vocabulaire officiel, renferme aujourd'hui une richesse inépui­sable d'arguments sans réplique, et si le nom de la France revient sans cesse sous la plume et sur les lèvres ? Un pays devient nation quand il prend les armes contre un autre ou s'apprête à les prendre. Quoi d'étonnant si nous penchons à n'imaginer l'avenir de notre pays que sous l'aspect d'un camp retranché, sans loisirs ni libertés, pourvu de peines de mort et de torture pour châtier les déserteurs ? Chacun de nous, soit avant 1914, soit depuis, a lu dans les livres d'histoire ou dans les vieilles chroniques des récits affreux que nous savions authentiques, mais que nous ne pouvions pourtant prendre pour autre chose que des contes. Nous avions tort, sans doute, puisque ces horreurs avaient été. Aujourd'hui nous penchons, sans y atteindre encore, vers un état où le respect de la vie et de la liberté des hommes, le souci d'accroître les loisirs, le bien-être, les lumières et les joies de toutes sortes dans la multitude du peuple, les égards rendus à la justice et à l'humanité nous sembleront à leur tour des contes. Nous n'aurons pas moins tort ; nous aurons tort de la même manière.

 

Peut-on s'étonner qu'un syndicaliste, par exemple, abandonne non pas son nom, mais l'idéal que ce nom représentait et dont il faisait profession, pour n'appliquer ses pensées qu'à la défense de la Nation et à l'organisation de l'État totalitaire ? C'est comme si on s'étonnait qu'un homme, après une offense, ait de la haine pour celui qui l'a offensé, alors qu'il ne le haïssait pas auparavant ; ou soit pris de peur devant un danger qu'il bravait lorsqu'il ne faisait que le prévoir. Sans doute, la vertu consiste à n'éprouver pas plus de haine après qu'avant l'offense, pas plus de trouble devant qu'avant le danger. Mais la vertu est difficile et rare. Aujourd'hui, à l'égard des affaires d'État, la vertu exige, non pas qu'on pense les mêmes choses qu'autrefois, mais qu'on garde présent à l'esprit tout ce qu'on pensait autrefois. La raison, qui est la même chose que la vertu, consiste à garder dans l'esprit, aussi bien que le présent, un passé et un avenir qui ne lui sont pas semblables.


 

Simone Weil : Écrits historiques et politiques.

Deuxième partie : Politique

 

I. Guerre et paix

 

 

Réflexions en vue d’un bilan

(1939 ?)

 

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Que l'Europe se trouve présentement dans un moment tragique, chacun ne le sent que trop. Depuis des années déjà ceux qui répugnent à perdre leur sang-froid et à être leurs propres dupes se répètent à eux-mêmes avec effort que chaque génération, au cours des siècles, a toujours exagéré la grandeur et la misère de son propre destin et a cru décisifs de petits épisodes de l'histoire. Mais plus on fait effort pour juger notre temps avec mesure, plus on reconnaît le poids exceptionnel dont pèse aujourd'hui sur les esprits du monde entier le jeu des rapports de force. Pour trouver une époque où le développement d'une situation politique a au même degré accaparé l'attention des esprits, dans tous les milieux, à travers d'immenses étendues de territoires, il faut remonter jusqu'au moment où Rome anéantissait Carthage et étouffait la Grèce ; moment si décisif que nous en subissons encore les conséquences, sans savoir d'ailleurs en apprécier la gravité. Depuis lors il ne s'est jamais rien produit de semblable. Les invasions des barbares ont beaucoup détruit et beaucoup apporté, mais l'un et l'autre d'une manière sporadique, disséminée, locale, sans jamais créer dans le monde d'obsession collective ; la guerre de Cent ans n'a eu aucune influence matérielle ni morale sur le développement du petit miracle florentin ; les guerres de religion accompagnaient une floraison d'idées extrêmement féconde ; aux époques de Charles Quint, de Louis XIV, de Napoléon, on peut trouver en Europe des milieux et des hommes qui développaient et exerçaient librement leurs propres facultés sans guère se soucier de ces personnages bruyants. Aujourd'hui, non seulement en Europe, mais peut-être dans la plus grande partie du monde, ni les grands esprits, ni les médiocres, ni les milieux populaires ne se défendent d'être obsédés par le jeu des forces politiques. C'est là, semble-t-il, le signe certain qu'une grande tragédie est en cours d'accomplissement. Les moments tragiques paralysent généralement les intelligences ; pourtant ils imposent plus que les autres, et pour le salut et pour l'honneur, l'obligation d'évaluer clairement l'ensemble d'une situation. Voici quelques réflexions parmi celles qui peuvent permettre d'évaluer la situation actuelle de la France, puisque nous sommes forcés aujourd'hui de réfléchir dans le cadre d'une nation.

 

 

Le sentiment dominant de tous aujourd'hui est celui d'un danger. Mais sur la nature du danger on n'est pas d'accord ; on ne cherche guère, à vrai dire, à poser clairement cette question. Les plus inquiets ont un vague pressentiment que pour la France et ses alliés actuels ou éventuels la continuation même d'une existence nationale est devenue douteuse. Ceux-là désirent, pour parer à ce danger, ou la guerre, ou, de préférence, une préparation militaire capable d'imposer à l'adversaire sinon un recul, du moins un arrêt. Certains sont prêts à subir même la perte de l'existence nationale plutôt que d'avoir recours soit à la guerre, soit à la militarisation complète du pays ; et leur opinion peut être défendue ou condamnée par des arguments également sans réplique, car s'ils montrent facilement que la militarisation de la vie civile et la guerre compor­tent des maux égaux à ceux de l'asservissement à l'étranger, on peut alléguer tout aussi facilement qu'un pays asservi peut être soumis à un régime militaire et contraint de participer aux guerres de ses maîtres. Mais ceux-là sont de toutes manières trop rares et trop peu écoutés pour compter parmi les facteurs politiques ; de nos jours une nation ne renonce pas à défendre son indépen­dance par l'effet d'une idéologie, mais seulement parce qu'à tort ou à raison elle se croit militairement impuissante. Les thèses du pacifisme intégral peuvent être éliminées d'une étude de la situation présente.

 

D'autres disent que le danger d'une disparition de plusieurs grandes nations libres est un danger fictif inventé par les fauteurs de guerre. L'habitude conseille de les croire ; car il y a des siècles, six siècles peut-être, que la France n'a pas craint pour son existence, ni l'Angleterre. On est accoutumé de voir échouer les tentatives de domination universelle ; Charles Quint, Louis XIV, Napoléon n'ont causé qu'une terreur vaine et fugitive. Leur exemple empêche de croire qu'un homme puisse concevoir l'ambition de réussir là où ils ont misérablement échoué. On ne connaît qu'un exemple de ce qu'on appelle - très improprement, car l'univers ne peut être soumis, ni même le globe terrestre - domination universelle ; c'est l'empire romain. L'ironie des choses veut que tout le monde ou presque glorifie cet exemple et considère Rome comme la civilisatrice du genre humain, et que tout le monde ou presque n'évoque la possibilité d'un phénomène semblable à notre époque qu'avec horreur. Ou l'admiration ou l'horreur, apparemment, est injustifiée, à moins que les éléments d'appréciation ne soient bien différents ; ce point prêterait à de longues discussions ; pour moi qui crois que les conquêtes romaines, avec leur manière atroce d'anéantir matériellement ou spirituelle­ment des populations entières, ont été la grande catastrophe de l'histoire, j'admets sans peine, conformément à l'opinion générale, qu'une domination universelle exercée par l'Allemagne serait une catastrophe. Le précédent de Rome suffit au moins pour se demander si pareil danger est ou non fictif.

 

Ce problème doit être examiné ; car à l'instant présent il domine tous les problèmes. La période des guerres limitées est aujourd'hui au moins momen­tanément close. On le dit souvent ; c'est même devenu un lieu commun ; mais quand une vérité est devenue un lieu commun on oublie généralement d'en tirer les conséquences. La guerre illimitée - ce terme vaut mieux, je crois, que ceux de guerre absolue ou de guerre totale employés par les spécialistes - est en Europe un phénomène nouveau ; ou si peut-être il s'est produit déjà sous la Révolution et l'Empire et en 1914, il est nouveau que la notion en soit passée dans la pensée commune. Là aussi, pour trouver un précédent, il faudrait sans doute remonter jusqu'à Rome ; du moins si on considère les guerres politiques, car les guerres de religion sont à classer à part. Ce n'est pas que les guerres limitées des siècles passés aient toujours été moins destructrices, moins atroces ; elles pouvaient fort bien comporter le massacre de toute une ville, l'anéantissement d'une province ; mais les massacres et les ravages étaient seulement des accidents, d'ailleurs fréquents, causés par la cruauté. Ces guer­res étaient limitées en ce sens qu'elles ne comportaient dans leur principe que des efforts et des objectifs limités.

 

Aujourd'hui, la pensée commune considère une guerre de grande enver­gure comme une catastrophe totale, qui exigera de tous les derniers efforts, les suprêmes sacrifices, et risque de ne se terminer qu'après épuisement complet du vaincu et épuisement presque égal du vainqueur. Peut-être après tout cette opinion est-elle erronée ; mais le fait est qu'elle est incontestée. Il en résulte qu'il ne peut plus y avoir d'objectifs de guerre. En 1914, on avait déjà un sentiment confus de cette situation ; mais on était encore dominé par une tradition vieille de tant de siècles, et c'est pourquoi les Alliés avaient encore ou disaient avoir des buts de guerre. Aujourd'hui cette notion a disparu. C'est aujourd'hui le peuple tout entier, sans aucune exception, qui fait la guerre - et même dans la mesure où il ne la fait pas, il croit la faire -et le peuple tout entier ne saurait avoir de buts de guerre ; car n'importe quel but est mesquin à ses yeux à côté de son propre sacrifice. Il ne peut plus y avoir aujourd'hui d'autre objectif de guerre pour une nation que sa propre existence, du moins dans le cas d'une guerre entre grandes nations.

 

Il en résulte que la guerre non seulement est une catastrophe, mais ne peut être suivie que par une paix qui constitue par elle-même une catastrophe nouvelle. Car si une nation prend sa propre existence comme objectif de la victoire, elle ne peut vouloir retirer comme fruit de la victoire que la garantie de sa sécurité ; ce qui semble innocent, mais signifie en réalité la suppression du danger qui l'a contrainte à la guerre ; or ce danger est une autre nation ou plusieurs autres nations. Si la guerre mondiale éclate, l'Allemagne, une fois engagée dans cette guerre, aura nécessairement comme objectif la domination universelle. Les puissances démocratiques et leurs alliés auront nécessaire­ment comme objectif l'anéantissement de l'Allemagne. L'anéantissement d'un pareil pays implique, ou qu'un autre pays acquiert la « domination univer­selle » - qui ne serait pas meilleure entre ses mains - ou plus probablement, car aucun pays ne semble de taille à jouer un pareil rôle, la ruine complète de l'Europe, vouée sans doute dès lors à devenir à son tour un territoire colonial. Si le hasard amène une paix relativement modérée, comme ce fut le cas en 1919, on ne voit pas ce qui peut empêcher la situation qui a amené la guerre de se reproduire au bout d'une génération, et les mêmes problèmes se posent. Aux yeux de certains, tout cela se résoudra au bout de quelques mois ou quelques années de guerre par la chute d'Hitler et de Mussolini, suivie d'une fraternisation universelle des peuples ; il ne me paraît pas utile de discuter cette opinion.

 

Une autre conséquence est que la guerre ne peut plus être remplacée par des négociations. « Faire la paix avant d'avoir fait la guerre » est un mot d'ordre excellent, récemment inventé ; il est malheureux pour l'humanité qu'il ait été inventé seulement au moment où il n'a plus aucun sens. Dès lors qu'il n'y a plus d'objectifs de guerre, aucun problème international, si épineux soit-il, ne peut impliquer de danger de guerre tant que l'existence des grandes nations n'est pas en cause ; au reste cette sécurité, instinctivement sentie, fait souvent alors qu'on néglige de négocier. Quand l'existence des grandes nations est en cause, il n'y a plus de problème si facile qu'il ne comporte un grave danger de guerre, parce que la négociation est alors regardée elle-même comme une phase de la guerre, et la moindre concession comporte une perte de prestige qui diminue, pour la nation qui l'a consentie, les chances de défendre sa propre indépendance. Dès qu'une pareille situation a lieu, on ne saurait reprocher aux gouvernements leur souci de prestige ; car le prestige est vraiment une force, il est même peut-être en dernière analyse l'essence de la force ; et une grande nation qui aurait fait toutes les concessions possibles, au point de n'avoir plus que sa propre existence à défendre, serait probablement devenue de ce fait même incapable de la défendre. Ainsi du fait même que « rien ne vaut la guerre », n'importe quoi peut valoir la guerre.

 

Dans cette situation une nation qui veut faire la guerre pour sa propre existence et ne veut la faire pour rien d'autre se trouve devant le problème de savoir si tel ou tel objet de conflit est ou non, compte tenu de tous les facteurs et notamment du prestige, d'importance absolument vitale. Problème inso­luble ; la limite entre les concessions qu'on peut faire - et par conséquent qu'on doit faire - et celles qu'on ne peut pas faire n'existe pas. Ainsi s'explique actuellement l'hésitation perpétuelle des démocraties ; et on comprend que les gouvernements pour qui s'ajoute à toutes ces considérations un besoin intérieur de prestige aient constamment l'initiative. Mais eux non plus, même en faisant abstraction de ce besoin, ne peuvent pas éliminer le danger de guerre, une fois ce danger apparu, en acceptant de négocier. Car dès qu'une nation est regardée comme constituant un danger pour l'existence d'autres nations, ce fait même met en péril sa propre existence. Ainsi elle a un besoin de prestige aussi vital, aussi impérieux que ceux qu'elle menace ; et comme elle a la position offensive, la conservation du prestige consiste pour elle à acquérir, comme elle consiste pour les autres à ne pas perdre. Même acquérir ne peut lui suffire, si elle n'acquiert d'une manière telle qu'elle semble avoir imposé sa volonté, et non avoir profité de la bonne volonté d'autrui. Ainsi dès qu'il y a danger de guerre, les négociations ne peuvent plus y remédier, parce que les objets mêmes des négociations perdent absolument toute valeur intrinsèque ; ils ne valent plus que comme signes, et accessoirement comme avantages stratégiques. Les négociations peuvent, ainsi que le temps qui s'écoule pendant qu'elles ont lieu, modifier les chances respectives de victoire, mais non pas apaiser. Nous le sentons instinctivement ; de là notre angoisse.

 

Il semble ainsi qu'il y ait, dans les conditions actuelles de la guerre, deux états de choses discontinus, l'état de paix et - pour employer le terme allemand - l'état de danger de guerre. Dans l'état de paix, le problème consiste à réformer les rapports internationaux de manière que cet état soit stable. Dans l'état de danger de guerre, s'il est vrai que l'issue ne peut être qu'une forme de « domination universelle » établie sans guerre, ou une guerre d'extermination suivie soit d'une telle domination, soit de quelque malheur équivalent, on peut dire qu'il n'y a plus de problème. L'habitude entraîne encore à obéir à de vieilles loyautés, pour la plupart des gens à la loyauté à l'égard de la nation ; mais le seul problème est alors individuel et non politique, et consiste à trouver une manière de souffrir avec constance tout ce que le destin peut apporter. À une telle situation s'applique bien la singulière parole d'un Perse à un ami d'Hérodote avant Platées : « La plus haïssable des douleurs humaines est de beaucoup comprendre et de ne rien pouvoir. » Mais il est clair qu'entre l'état de paix et l'état de danger de guerre, bien qu'ils soient discontinus, il y a un état intermédiaire, instable par nature, mais que le hasard peut peut-être parfois prolonger assez longtemps pour que les causes qui ont mis fin à l'état de paix disparaissent. Dans cet espoir, il faut toujours, quand on se trouve dans cet état intermédiaire, chercher à le prolonger, car les avantages possibles dépassent infiniment les risques. Les négociations, déjà impuissantes, pour les causes ci-dessus indiquées, à rétablir l'état de paix, ne doivent plus tendre qu'à la prolongation de cet état instable, jusqu'au jour où le jeu d'autres facteurs aura de nouveau amené des possibilités d'apaisement. Cette politique implique évidemment qu'on a reconnu l'existence de tels facteurs.

 

Dans lequel des trois états ainsi définis nous trouvons-nous ? C'est là une question d'appréciation en partie intuitive. On peut encore à la rigueur soutenir que nous sommes en état de paix, que la domination universelle est un mythe et les fantômes de guerre des épouvantails à usage externe ou interne. Cette opinion est pourtant devenue à peu près insoutenable depuis le changement de la politique anglaise. Nous assistons à cet égard à un événement dont nous sommes loin de mesurer la portée ; si nous la mesurions, il nous arracherait des larmes au lieu de nous réjouir. En nous réjouissant de la conscription anglaise, nous cédons au sentiment des élèves de seconde année de Polytech­nique, qui trouvent bon que les nouveaux soient brimés puisqu'ils l'ont été. L'Angleterre était pour l'Europe quelque chose d'infiniment précieux, le seul pays où la liberté a poussé comme une plante, à peine arrêtée dans sa crois­sance par les dominations étrangères et les tentatives d'absolutisme, où le libre citoyen d'aujourd'hui se rattache, par une succession à peu près ininter­rompue d'hommes avant tout soucieux de liberté, au plus lointain moyen âge. La seule existence d'un tel pays ajoutait à la valeur du monde. Aujourd'hui « cette heureuse race d'hommes, ce petit monde, ... terre d'âmes précieuses, cette précieuse terre », comme disait Shakespeare, se dégrade à notre niveau et entre le système de la guerre illimitée auquel elle avait échappé même en 1914. Dans ce pays seul, l’uniforme de soldat, jusqu'aujourd'hui, a été regardé comme une livrée qui déclassait l'homme qui le portait et auquel se rési­gnaient seulement les déchets de la vie civile. Maintenant les jeunes Anglais connaîtront l'obéissance passive et la promiscuité de la caserne, et y perdront les traits qui les distinguaient de toutes les autres jeunesses. Pour que ce pays ait accepté quelque chose qui lui répugne aussi profondément, il faut qu'il croie véritablement que son existence est en question. Dès lors le problème de la domination universelle est posé dans l'opinion publique, quand même il ne le serait pas dans les faits, et l'état de paix n'est plus.


Date: 2015-12-24; view: 560


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