Home Random Page


CATEGORIES:

BiologyChemistryConstructionCultureEcologyEconomyElectronicsFinanceGeographyHistoryInformaticsLawMathematicsMechanicsMedicineOtherPedagogyPhilosophyPhysicsPolicyPsychologySociologySportTourism






Deuxième partie : Politique 5 page

 

Traduites dans le langage du pouvoir, les absurdités énumérées ici cessent d'apparaître comme telles. N'est-il pas naturel que chaque État définisse l'intérêt national par la capacité de faire la guerre, puisqu'il est entouré d'autres États capables, s'ils le voient faible, de le subjuguer par les armes ? On ne voit pas de milieu entre tenir sa place dans la course à la préparation de la guerre, ou être prêts à subir n'importe quoi de la part d'autres États armés. Le désarmement général ne supprimerait cette difficulté que s'il était complet, ce qui est à peine concevable. D'autre part un État ne peut pas paraître faible devant l'étranger sans risquer de donner aussi à ceux qui lui obéissent la tentation de secouer un peu son autorité. Si Priam et Hector avaient rendu Hélène aux Grecs, ils auraient risqué de leur inspirer d'autant plus le désir de saccager une ville apparemment si mal préparée à se défendre ; ils auraient risqué aussi un soulèvement général à Troie ; non pas parce que la restitution d'Hélène aurait indigné les Troyens, mais parce qu'elle leur aurait donné à penser que les hommes auxquels ils obéissaient n'étaient pas tellement puissants. Si en Espagne l'un des deux camps donnait l'impression de désirer la paix, d'abord il encouragerait les ennemis, il en augmenterait la valeur offensive ; et puis il risquerait des soulèvements parmi les siens. De même, pour un homme qui n'est engagé ni dans le bloc anticommuniste ni dans le bloc antifasciste, le heurt de deux idéologies presque identiques peut paraître ridicule ; mais dès lors que ces blocs existent, ceux qui se trouvent dans l'un des deux considèrent nécessairement l'autre comme le mal absolu, parce qu'il les écrasera s'ils ne sont pas les plus forts ; les chefs doivent de part et d'autre paraître prêts à écraser l'ennemi pour conserver leur autorité sur leurs troupes ; et quand ces blocs ont atteint une certaine puissance, la neutralité devient une position pratiquement presque intenable. De même encore lorsque dans une hiérarchie sociale quelconque ceux d'en bas craignent d'être totalement écrasés s'ils ne dépossèdent pas leurs supérieurs, et si les uns ou les autres deviennent alors assez forts pour n'avoir plus à craindre, ils ne résistent pas à l'ivresse de la puissance stimulée par la rancune. D'une manière générale, tout pouvoir est essentiellement fragile ; il doit donc se défendre, sans quoi comment y aurait-il dans la vie sociale un minimum de stabilité ? Mais l'offensive apparaît pres­que toujours, à tort ou à raison, comme l'unique tactique défensive, et cela de tous côtés. Il est naturel d'ailleurs que ce soient surtout les différends imagi­naires qui suscitent des conflits inexpiables, parce qu'ils se posent uniquement sur le plan du pouvoir et du prestige. Il est peut-être plus facile à la France d'accorder à l'Allemagne des matières premières que quelques arpents de terre baptisés colonie, plus facile à l'Allemagne de se passer de matières premières que du mot de colonie. La contradiction essentielle à la société humaine, c'est que toute situation sociale repose sur un équilibre de forces, un équilibre de pressions analogue à l'équilibre des fluides ; mais les prestiges, eux, ne s'équilibrent pas, le prestige ne comporte pas de limites, toute satisfaction de prestige est une atteinte au prestige ou à la dignité d'autrui. Or le prestige est inséparable du pouvoir. Il semble qu'il y ait là une impasse dont l'humanité ne puisse sortir que par miracle. Mais la vie humaine est faite de miracles. Qui croirait qu'une cathédrale gothique pût tenir debout, si on ne le constatait tous les jours ? Puisque en fait il n'y a pas toujours guerre, il n'y a pas impossibilité à ce qu'il y ait indéfiniment la paix. Un problème posé avec toutes ses données réelles est bien près d'être résolu. On n'a encore jamais posé ainsi le problème de la paix internationale et civile.



 

 

*

 

 

C'est le nuage des entités vides qui empêche non seulement d'apercevoir les données du problème, mais même de sentir qu'il y a un problème à résoudre et non une fatalité à subir. Elles stupéfient les esprits ; non seulement elles font mourir, mais, ce qui est infiniment plus grave, elles font oublier la valeur de la vie. La chasse aux entités dans tous les domaines de la vie politique et sociale est une œuvre urgente de salubrité publique. Ce n'est pas une chasse facile ; toute l'atmosphère intellectuelle de notre époque favorise la floraison et la multiplication des entités. On peut se demander si en réformant les méthodes d'enseignement et de vulgarisation scientifique, et en chassant la superstition grossière qui s'y est installée à la faveur d'un vocabulaire artifi­ciel, en rendant aux esprits le bon usage des locutions du type dans la mesure où, pour autant que, à condition que, par rapport à, en discréditant tous les raisonnements vicieux qui reviennent à faire admettre qu'il y a dans l'opium une vertu dormitive, on ne rendrait pas â. nos contemporains un service prati­que de premier ordre. Une élévation générale du niveau intellectuel favorise­rait singulièrement tout effort d'éclaircissement pour dégonfler les causes imaginaires de conflit. Certes nous ne manquons pas de gens pour prêcher l'apaisement dans tous les domaines ; mais en général ces sermons ont pour objet non d'éveiller les intelligences et d'éliminer les faux conflits, mais d'endormir et d'étouffer les conflits réels. Les beaux parleurs qui, en décla­mant sur la paix internationale, comprennent par cette expression le maintien indéfini du statu quo au profit exclusif de l'État français, ceux qui, en recommandant la paix sociale, entendent conserver les privilèges intacts ou du moins subordonner toute modification au bon vouloir des privilégiés, ceux-là sont les ennemis les plus dangereux de la paix internationale et civile. Il ne s'agit pas d'immobiliser artificiellement des rapports de force essentiellement variables, et que ceux qui souffrent chercheront toujours à faire varier ; il s'agit de discriminer l'imaginaire et le réel pour diminuer les risques de guerre sans renoncer à la lutte, dont Héraclite disait qu'elle est la condition de la vie.

 

(Nouveaux Cahiers, 1re année, n° 2-3, 1er-15 avril 1937)

 


 

 

Simone Weil : Écrits historiques et politiques.

Deuxième partie : Politique

 

I. Guerre et paix

 

 

L’Europe en guerre
pour la Tchécoslovaquie ?

(25 mai 1938)

 

Retour à la table des matières

 

À l'égard du problème tchécoslovaque, beaucoup commettent la faute de ne pas regarder en face comment il se posera s'il prend la forme la plus aiguë. Pour ne céder à aucun affolement, il est nécessaire d'élaborer aussi lucidement que possible un mode d'action pour le pire comme pour le meilleur des cas. Ce qui suit se rapporte au pire des cas, c'est-à-dire au cas où Hitler, pour des raisons intérieures et extérieures, serait résolu à obtenir un succès frappant et décisif en Europe Centrale.

 

Toute question internationale peut être considérée sous quatre aspects, d'ailleurs souvent liés ; le droit pris comme tel ; le rapport des forces et leur équilibre ; les engagements pris par la France ; les chances de guerre et de paix. À aucun de ces points de vue, le maintien de l'État Tchécoslovaque tel qu'il existe actuellement, ne paraît avoir l'importance qu'on lui attribue.

 

*

 

Au point de vue du droit, la Tchécoslovaquie a bien reçu des morceaux de territoire allemand, et il ne semble pas contestable que la population alleman­de y soit brimée à quelque degré. On peut discuter à quel degré. Il est difficile de faire de ces territoires disséminés une province séparée jouissant d'une pleine autonomie dans le cadre de l'État Tchécoslovaque ; en revanche, com­me ils forment une frange aux confins de la frontière allemande et de l'ancienne frontière autrichienne, il semble facile à l'Allemagne nouvellement agrandie de les annexer purement et simplement pas une rectification de frontières.

 

On peut se demander si l'Allemagne veut s'emparer aussi de territoires tchèques. Il est vraisemblable que la rectification de frontières lui suffirait, surtout si une démarche simultanée de la France et de l'Angleterre se faisait à Berlin et à Prague, acceptant une telle rectification et interdisant toute entre­prise plus ambi­tieuse. Car, tout d'abord, Hitler a toujours proclamé qu'il veut, en Europe, les territoires allemands et rien d'autre. De plus, les territoires de population allemande contiennent, d'une part, une bonne partie des ressources industrielles de la Tchécoslovaquie, d'autre part les massifs montagneux qui la défendent. L'annexion de ces territoires par l'Allemagne mettrait la Tchécos­lovaquie à sa merci ; de sorte que l'Allemagne n'aurait nul besoin d'attenter à son indépendance pour réaliser, en ce qui la concerne, tous ses objectifs diplomatiques, économiques et militaires. Une espèce de protectorat répon­drait bien mieux à la politique générale d'Hitler que l'annexion du territoire tchèque. Bien plus, il est probable qu'un simple changement d'orientation diplomatique, de la part de la Tchécoslovaquie, suffirait à éliminer tout pro­blème de minorité. L'essentiel, pour Hitler, c'est que la Tchécoslovaquie devienne, démembrée ou non, un État satellite de l'Allemagne.

 

Quels seraient les inconvénients de cette situation ? On peut considérer que cette dépendance où serait jetée la Tchécoslovaquie à l'égard de l'Allema­gne est quelque chose d'injuste. Sans doute ; mais le statu quo, d'autre part, est une injustice infligée aux Sudètes ; cela prouve simplement que le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes rencontre un obstacle dans la nature des choses, du fait que les trois cartes physique, économique et ethnographique de l'Europe ne coïncident pas.

 

La Tchécoslovaquie peut fort bien, soit parce qu'affaiblie par l'ablation de ses territoires allemands, soit pour éviter une telle ablation, devenir un satellite de l'Allemagne sans devoir sacrifier sa culture, sa langue ou ses caractéris­tiques nationales ; ce qui limite l'injustice. L'idéologie national-socialiste est purement raciste ; elle n'a d'universel que l'anticommunisme et l'antisémi­tisme. Les Tchèques peuvent interdire le parti communiste et exclure les juifs des fonctions quelque peu importantes, sans perdre quoi que ce soit de leur vie nationale. Bref, injustice pour injustice, puisqu'il doit y en avoir une de toutes manières, choisissons celle qui risque le moins d'amener une guerre.

 

Au reste, l'injustice devrait-elle être plus grande, n'y a-t-il pas une amère ironie à ce que la France revête son armure comme redresseur de torts ? En empêchant l'Anschluss pendant vingt ans, elle a attenté elle-même, de la manière la plus flagrante, au fameux droit des peuples à disposer d'eux-mê­mes. Et Dieu sait qu'elle ne manque pas, en Afrique et en Asie, de peuples à émanciper sans risques de guerre, si les droits des peuples l'intéressent.

 

Il est vrai que la satisfaction des revendications de l'Allemagne en Tchécoslovaquie ferait tomber toute l'Europe centrale sous son influence. Ceci nous amène à un autre point de vue, celui du rapport des forces. Il n'est plus question de droit.

 

 

*

 

 

Il est possible que la volonté d'Hitler soit tendue vers un but : établir une hégémonie allemande en Europe, par la guerre s'il le faut, sans guerre si possible. La France, par tradition, n'admet pas d'hégémonie en Europe, sinon la sienne propre quand elle peut l'établir. Aujourd'hui, entre la France victo­rieuse il y a vingt ans et l'Allemagne en pleine convalescence, si l'on peut dire, il existe un espèce d'équilibre instable. Faut-il tendre à maintenir cet équilibre ? À rétablir l'hégémonie française ?

 

Il est évident, si l'on y réfléchit, que le grand principe de « l'équilibre européen » est un principe de guerre. En vertu de ce principe, un pays se sent privé de sécurité, placé dans une situation intolérable, dès qu'il est le plus faible par rapport à un adversaire possible. Or, comme il n'existe pas de balance pour mesurer la force des États, un pays ou un bloc de pays n'a qu'un moyen de ne pas être le plus faible : c'est d'être le plus fort. Quand deux pays ou deux blocs ressentent chacun le besoin impérieux d'être le plus fort, on peut prédire la guerre sans risquer de se tromper.

 

S'il doit y avoir une hégémonie au centre de l'Europe, il est dans la nature des choses que ce soit une hégémonie allemande. La force est du côté de l'Allemagne. En 1918, elle n'a été vaincue que tout juste, et par une coalition formidable. Au reste, pourquoi une hégémonie allemande est-elle une éven­tualité pire qu'une hégémonie française ? L'Allemagne est « totalitaire », il est vrai. Mais les régimes politiques sont instables ; dans trente ans, de la France et de l'Allemagne, qui peut dire laquelle sera une dictature, laquelle une démocratie ? En ce moment, une hégémonie allemande serait étouffante. Mais pourrait-elle l'être plus, je ne dis même pas qu'une guerre, mais que la paix, avec la tension nerveuse, affolante, l'esprit d'état de siège, l'appauvrissement matériel et moral que nous y subissons de plus en plus ? En admettant que la France possède encore une culture, des traditions, un esprit qui lui soit propre, un idéal généreux, son rayonnement spirituel pourra être bien plus grand si elle abandonne l'Europe centrale à l'influence allemande que si elle s'obstine à lutter contre une évolution difficilement évitable. D'ailleurs, il est sans exemple que l'hégémonie n'affaiblisse pas en fin de compte le pays qui l'a obtenue. Seulement, jusqu'ici, l'acquisition de l'hégémonie, puis l'affaiblisse­ment qui en résulte se sont toujours accomplis, sauf erreur, au moyen de guerres. Si le même processus pouvait, cette fois, avoir lieu sans guerre, ne serait-ce pas le vrai progrès ?

 

*

 

On discute beaucoup des engagements de la France à l'égard de la Tchécoslovaquie. Mais un engagement même formel ne constitue pourtant pas, en matière internationale, une raison suffisante d'agir. Les hommes d'État de tous les pays le savent, bien qu'ils le taisent. Quand ils ne le sauraient pas, peut-on admettre que toute une jeunesse meure pour un pacte qu'elle n'a pas ratifié ? Le pacte de la S.D.N. constitue un engagement formel ; il n'a pourtant jamais déterminé, autant dire, aucune action, et on l'a tacitement reconnu nul toutes les fois qu'on lui a ajouté des conventions particulières. Il y a un peu plus d'un quart de siècle, la France a violé sa signature quand elle s'est emparée du Maroc, risquant par là une guerre européenne ; elle pourrait bien, aujourd'hui, en faire autant pour éviter une guerre. Son prestige, il est vrai, serait alors ruiné auprès des petites nations ; et, depuis Talleyrand, la France a pour tradition de s'appuyer sur elles. Cette politique est une application de l'équilibre des forces en Europe ; la France essaie, au moyen des petits pays, de remédier à son infériorité propre ; en même temps, elle se donne une espèce d'auréole d'idéalisme, auréole bien imméritée, car quelles atroces misères n'a pas créés le morcellement de l'Europe centrale depuis vingt ans ! Quoi qu'il en soit, jamais politique n'a subi plus sanglant échec que celle-là, puisque c'est la « petite Serbie » qui a jeté l'Europe dans le massacre dont nous subissons les suites. Quand on y réfléchit, il ne semble pas qu'il y ait eu là accident, mais conséquence nécessaire. Les petits pays sont une tentation irrésistible pour la volonté de puissance, que celle-ci prenne pour forme la conquête ou, ce qui est préférable à tous les points de vue, la création de zones d'influence ; entre deux grandes nations, il est naturel qu'ils tombent sous la domination plus ou moins déguisée de la plus forte, et si l'autre tente de s'y opposer, le recours aux armes est presque inévitable.

 

 

*

 

 

C'est là le centre même de la question. Les chances de paix seront-elles augmentées si la France et l'Angleterre - en les supposant d'accord - garantissent de nouveau solennellement l'intégrité de la Tchécoslovaquie, ou si elles se résignent, avec les formes convenables, à l'abandonner à son sort ? On dit que, dans le premier cas, Hitler reculerait. Peut-être. Mais c'est une chance terrible à courir. Il est emporté, dans son action, par un double dynamisme, le sien propre et celui qu'il a su communiquer à son peuple et qu'il doit maintenir à la température du fer incandescent pour garder son pouvoir. Il est vrai que jusqu'ici il ne s'est jamais exposé au risque d'une guerre ; mais jusqu'ici il n'en a jamais eu besoin. On ne peut nullement en conclure qu'il soit résolu à toujours éviter ce risque. Ce serait folie de sa part, dit-on, de risquer la guerre générale pour attaquer la Tchécoslovaquie ; oui, mais folie toute aussi grande de la part de l'Angleterre et de la France de courir le même risque pour la défendre. Si elles se résolvent à ce risque, pourquoi pas lui ? Il apparaît de plus en plus nettement qu'une attitude ferme sur la question tchécoslovaque, même jointe à des propositions de négociation générale, ne détendrait par l'Europe actuellement. Matériellement, des négo­ciations, des compromis, des arrangements économiques seraient fort avantageux pour l'Allemagne, même nécessaires ; mais moralement - et les considérations morales priment de beaucoup, pour une pareille dictature - moralement, ce qu'il faut à Hitler, ce n'est rien de tout cela, ce sont des affir­mations périodiques et brutales de l'existence et de la force de son pays. Il n'est pas vraisemblable qu'on puisse l'arrêter sur cette voie autrement que par les armes.

 

S'il ne s'agissait que de le faire reculer par un bluff, qui ne le désirerait ? Mais s'il doit s'agir, comme il est au moins possible, d'une action effective par les armes, je me demande combien on trouverait de jeunes hommes mobilisa­bles, de pères, de mères, de femmes de mobilisables, pour estimer raisonnable et juste que le sang français coule à propos de la Tchécoslovaquie. Il y en aurait peu, je crois, si toutefois il y en a. Une guerre provoquée par des événements d'Europe centrale serait une vérification nouvelle des paroles amères, mais fortes de Mussolini dans sa préface à Machiavel : « Même dans les pays où « les mécanismes (de la démocratie) datent d'une tradition séculaire, il vient des heures solennelles « où on ne demande plus rien au peuple parce qu'on sait que la réponse serait funeste. On lui enlève « la couronne de carton de la souveraineté, bonne pour les temps normaux, et on lui ordonne « purement et simplement d'accepter une révolution, ou une paix, ou de marcher vers l'inconnu « d'une guerre. Au peuple, il ne reste qu'un monosyllabe pour consentir et obéir. Nous voyons que « la souveraineté généreusement accordée au peuple lui est retirée dans les moments où il pourrait « en sentir le besoin... Imagine-t-on une guerre proclamée par réfé­rendum ? Le référendum est une « très bonne chose quand il s'agit de choisir l'endroit le plus convenable pour y placer la fontaine du village, mais quand les intérêts suprêmes d'un peuple sont en jeu, même les gouvernements ultra démocratiques se gardent bien de les remettre au jugement du peuple lui-même... »

 

Pour en revenir à la Tchécoslovaquie, il n'y a que deux partis clairs et défendables : ou la France et l'Angleterre se déclarent décidées à la guerre pour en maintenir l'intégrité, ou elles acceptent publiquement une transforma­tion de l'État Tchécoslovaque propre à satisfaire les principales visées allemandes. En dehors de ces deux partis, il ne peut y avoir que des humilia­tions terribles, ou la guerre, ou probablement les deux. Que le second soit infiniment préférable, c'est ce qui est à mes yeux évident. Toute une partie de l'opinion anglaise est prête accueillir une telle solution et pas seulement à droite.

 

(Feuilles libres, 4e année, n° 58, 25 mai 1938.)

 


 

Simone Weil : Écrits historiques et politiques.

Deuxième partie : Politique

 

I. Guerre et paix

 

 

Réflexions sur la conférence
de Bouché

(1938)

 

 

 

Retour à la table des matières

 

Je me place, pour commenter en moi-même la conférence de Bouché, sur le terrain qu'il a choisi, c'est-à-dire en prenant pour point de départ, par hypothèse, l'idée d'une défense nationale armée. À l'heure présente, la non-violence est tout à fait défendable comme attitude individuelle, mais n'est pas concevable comme politique d'un gouvernement.

 

Le système actuel de défense nationale comporte, comme Bouché l'a montré admirablement, des malheurs prochains effrayants, des risques presque illimités, à peu près aucun espoir. Donc tout système moins lourd, comportant moins de risque et plus d'espoir, doit être préféré. On ne peut pas demander que tout projet d'un système nouveau élimine, pour la France, la possibilité de perdre son indépendance nationale ; car le système actuel, si loin qu'on le pousse, ne l'élimine pas, puisqu'une défaite écrasante est toujours possible, sinon même probable.

 

La France, en Europe, n'est pas, et de loin, la plus forte. Elle doit donc renoncer à imprimer à l'Europe un avenir, même prochain, conforme à ses vues ou à ses traditions. Le problème de la défense nationale doit être pour elle celui d'une défense de son territoire contre une invasion, non celui d'une défense du système de traités et de pactes établi par elle au temps où elle pouvait se croire la plus forte.

 

La défense contre l'invasion apparaît, à la réflexion, comme plus diploma­tique que militaire. À l'exception des expéditions coloniales, les guerres de ces derniers siècles n'ont jamais eu, sauf erreur, comme objet ou occasion immédiate, bien qu'elles aient eu parfois pour résultat l'annexion par un pays d'un territoire étranger. Elles ont toujours été provoquées par des conflits ayant pour objet la conservation ou la conquête d'une certaine position diplo­matique. Une diplomatie raisonnable et modérée peut éviter à la France d'être prise en un pareil conflit.

 

Une telle diplomatie doit pourtant être couverte par un système militaire qui évite qu'une invasion de la France apparaisse, aux yeux des Français et aux yeux de l'étranger, comme assimilable à une expédition coloniale. Mais ce système n'étant plus que l'auxiliaire d'une diplomatie destinée à sauvegarder la paix pour la France, le problème à résoudre ne doit pas être : comment assurer encas d'invasion la défaite de l'ennemi, mais doit être : comment rendre une invasion éventuelle assez difficile pour que l'idée d'une telle invasion ne constitue pas une tentation aux yeux des États voisins.

 

Si ce problème était résolu, la sécurité ne serait pas de ce fait absolue ; mais elle serait plus grande que dans notre système, quand même nous aurions deux fois plus d'avions et de tanks.

 

Cette formule nouvelle du problème de la sécurité impliquerait une transformation complète de la méthode militaire, qui devrait dès lors, au point de vue technique, constituer une sorte de compromis entre la méthode de la guerre et celle de l'insurrection. Bouché préconise, comme procédé de défense passive contre avions, la décentralisation ; il me semble qu'on pourrait élargir cette idée, l'étendre à toute la conception de la défense du territoire. Décentra­lisation de la vie politique, économique et sociale en France, dispersion des agglomérations, union de la vie urbaine et de la vie rurale ; mais aussi décentralisation d'une résistance armée éventuelle, dont on devra toujours considérer que dans le cours naturel des choses elle ne doit pas avoir à se produire. Une certaine décentralisation étant supposée, la technique moderne rend, il me semble, possible, notamment par la rapidité des communications, une certaine forme de résistance qui tiendrait plus de la guérilla que de la guerre. Ne pas constituer de fronts, ne pas assiéger de villes ; harceler l'ennemi, entraver ses communications, l'attaquer toujours là où il ne s'y attend pas, le démoraliser et stimuler la résistance par une série d'actions infimes, mais victorieuses. Si les républicains espagnols avaient appliqué pareille méthode, surtout au début - ils ne l'ont jamais tenté -ils ne seraient peut-être pas dans la situation déplorable où nous les voyons. Mais, encore une fois, le véritable but d'un pareil système ne devrait pas être de forcer l'ennemi, une fois entré sur notre territoire, à en sortir ; il devrait être de donner à réfléchir à ceux que l'idée d'entrer en armes chez nous pourrait tenter.


Date: 2015-12-24; view: 539


<== previous page | next page ==>
Deuxième partie : Politique 4 page | Deuxième partie : Politique 6 page
doclecture.net - lectures - 2014-2024 year. Copyright infringement or personal data (0.013 sec.)