Home Random Page


CATEGORIES:

BiologyChemistryConstructionCultureEcologyEconomyElectronicsFinanceGeographyHistoryInformaticsLawMathematicsMechanicsMedicineOtherPedagogyPhilosophyPhysicsPolicyPsychologySociologySportTourism






Cinq déroutes de l’intention

Le corpus

KUNDERA , Milan Immortalité. Traduit du tchèque par Eva Bloch. Paris :Gallimard, 1990. 393 p.

Ouvrages critiques

1 sur l’auteur

1. Fictive Lightness, Fictive Weight. Winter 1987, n° 73,, On Milan Kundera. Sous la dir. De Calvin Bedient. Skidmore College. Pages 93-108

2. Neohelicon (2013), 10 April 2013, « Pourquoi dire la vérité ? » : Adultère et sincérité chez Milan Kundera. Sous la dir. de Jørn Boisen. Budapest : Akade´miai Kiado. Pages 337-347.

3. RICE, Alison. Vie privée, langue publique : l'autobiographie dans la langue de l'Autre chez Tahar Ben Jelloun, Assia Djebar, Milan Kundera et Andreï Makine. [S.l.] . [s.n.], 2000. 14 p .

4. Vingtième Siècle. Revue d'histoire, 2011, n° 4, Milan Kundera, historien de la contingence. Sous la dir. de Alain Boureau. Page 99.

 

2. sur les œuvres

1. DOMINIIQUE Carlat, PETITEAU Stéphanie. Kundera : images de l'écrivain, écrivain de l'image étude de l'image dans "L'Immortalité" de Milan Kundera

2. RICARD , François. Le dérnier jour d’Agnès : essai sur l’œuvre de Milan Kundera : essai sur l’œuvre de Milan Kundera. Paris :Gallimard, 2003. 200 p.

3.THIROUIN, Marie-Odil e. Désaccords parfaits : la réception paradoxale de l'oeuvre de Milan Kundera.Grenoble : ELLUG, Université Stendhal, 2009.

 

Composition du texte

1. OCTAVE , Julien.Construction et composition des recueils français du XVe siècle : apports de la codicologie quantitative. Université du Sud Toulon-Var, 2015. (Coll. Babel). 12 p.

2. Persee. volume 2 - n°1. Sous la dir. de Dominique Coq, Ezio Ornato. Les séquences de composition du texte dans la typographie du XVe siècle. Une méthode quantitative d'identification. Pages 86-136.

 

Une lecture de La Plaisanterie par un historien médiéviste, spécialiste de la pensée scolastique, pour saisir ce que le roman, comme construction et comme forme, travaille de l’histoire : une « saisie du changement temporel comme chaos » et une figuration de la contingence qui interpellent l’historien.

Un roman puissant travaille la forme de l’histoire, reçue comme matière. Il est fort bienvenu, car les laborieuses et tristes disciplines de l’historiographie et de l’épistémologie historique n’introduisent bien souvent que des formalités sans matière. Je mentionne le roman et non pas la littérature, afin de désigner un mode de construction et non pas un aboutissement esthétique. D’ailleurs, je n’ai pas opté pour une œuvre qui me transporte ou m’enchante particulièrement, mais un texte fort, et pourtant de facture assez courante, qui ne prétend nullement à l’innovation littéraire.



J’ai choisi en effet de présenter à ce sujet les leçons historiennes que donne La Plaisanterie de Milan Kundera, son premier roman, achevé en 1965, paru en tchèque en 1967, traduit en français dès 1968, avant que l’auteur lui-même n’en réécrive la traduction en 1980 et 1985[1] Milan Kundera, La Plaisanterie (1967), trad. du tchèque...[1]. Ces péripéties du texte renvoient aux premières perceptions qui ont accompagné sa sortie, en lui donnant le statut d’un témoignage qui livrait une chronique de la période stalinienne en Tchécoslovaquie et annonçait le Printemps de Prague. Cette lecture projetait sur le roman les propres épisodes de la vie étudiante de Kundera, deux fois exclu du parti communiste. Mais peu de lecteurs ont alors remarqué que le roman désignait surtout l’insoutenable légèreté de ce mouvement et de tout mouvement collectif[2] Depuis, les choses ont changé. Voir François Ricard,...[2].

Cette vie du texte, qui lui donne aussi un certain statut de document, offre une première raison de son intérêt pour l’historien, qui retrouve la labilité de ses sources. La réception du roman, anticipée, perçue et rectifiée a joué dans sa réalité. En outre, pour un médiéviste, la situation de diglossie jubilatoire, qui dresse les langues contre leurs prétentions identitaires, rencontre des échos certains – je pense en particulier à Dante –, relayés aux temps récents par l’œuvre immense de Joseph Conrad.

Mais ce qui peut intéresser plus vivement l’historien, c’est la saisie du changement temporel comme chaos, rétif à toute permanence ou à toute évolution. Dès lors, il devient impossible de penser le passage de l’individuel au collectif[3] Paradoxalement, il est plus difficile à l’historien...[3], puisque rien n’est homologue ni comparable dans les trajets individuels : éclate alors l’irréalité impensable de l’existence sociale, qui est pourtant une actrice essentielle de l’intrigue. C’est sans doute le propre du totalitarisme ordinaire que de supprimer toute saisie possible et explicite des modalités de constitution d’une collectivité, État ou parti. Le pouvoir n’est jamais analysé dans le roman où il semble relever d’une pure instrumentalité, d’une dure exécution. Seule la contrainte externe dirige : les puissants punissent immédiatement par la prison ou l’exclusion professionnelle.

Or, le roman raconte la persécution forte subie par son héros pour de simples propos privés, jetés sur une carte postale. Cette persécution entraîne toute la destruction d’une vie, puis, tardivement, une tentative de vengeance

Certes, la destruction des motivations durables de l’action rejoint le thème des espérances ou des illusions perdues, constante des univers romanesques – qu’on pense bien sûr aux titres célèbres de Balzac et de Dickens. Mais ici, cette perte donne une forme systématiquement éclatée au récit. Chacun des personnages du roman illustre pour sa part une chute de l’intention individuelle dans la contingence, par un saccage minutieux des thèmes romanesques qui auraient dû maintenir la permanence d’une relation entre deux termes mobiles, s’ils avaient été affectés de façon analogue, concomitante et proportionnelle par le temps, alors perçu comme le cadre d’une évolution.

Cinq déroutes de l’intention

Le héros, Ludvik[4] C’est le prénom du père de Milan Kundera.[4]Jahn, jeune communiste et étudiant à Prague en 1948, épris d’une charmante et conformiste condisciple, Marketa, lui envoie une carte postale, alors qu’elle assiste à un stage de formation du parti communiste au cours d’un été où Ludvik n’a pas d’autres occasions de la voir longuement. Dépité de l’enthousiasme de Marketa, qui lui fait oublier l’amoureux, il répond à une lettre d’éloge du stage par une carte postale avec ces mots : « L’optimisme est l’opium du peuple ! L’esprit sain pue la connerie ! Vive Trotski ! » (p. 45). Par une dénonciation ou un effet de la censure, ces trois phrases valent à leur auteur l’exclusion du parti, de la faculté et l’incorporation dans une très dure unité disciplinaire de l’armée.

Le récit a l’apparence d’un avatar du Comte de Monte-Cristo, cette magnifique épopée de la vengeance, ici concentrée dans les trois jours tragiques de son déroulement, lors d’un retour planifié, vingt ans après, en des lieux anciens. Mais ce thème longuement muri, préparé par d’amples retours au passé, s’évapore : « Tout sera oublié et rien ne sera réparé. » Les ressorts d’un tel mouvement se sont affaissés dans la durée.

On le découvre en fin de roman, la vengeance consiste à séduire Helena, l’épouse de Pavel Zemanek qui fut le principal accusateur de Ludvik. L’ironie de la situation veut que Pavel se réjouisse d’une aventure qui lui permet de poursuivre une idylle avec une étudiante. En outre, l’enseignant de marxisme se dit désormais professeur de philosophie, selon une posture qui ne renie pas le passé, mais prétend l’englober.

Un second thème inducteur, celui de la rencontre, subit aussi la destruction : lors de son long service militaire punitif, dans la banlieue d’Ostrava, en Moravie, Ludvik semble attirer l’attention d’une jeune ouvrière, Lucie. Malgré les difficultés, les jeunes gens se voient avec constance, mais rien ne se dit ni ne s’échange en cette rencontre. Pur tropisme, l’épisode ne peut prétendre à un statut amoureux. Les tentatives de Ludvik pour produire cette transformation échouent : sans que soit évoqué (ni nié) le moindre désir, il semble vouloir homologuer cette succession de rencontres en une histoire qui aboutisse à une relation sexuelle. Lucie se refuse en laissant entrevoir un futur (« il est trop tôt »), avant de fuir, sans laisser de traces. Le roman n’ouvre jamais la conscience de Lucie et ne la fait connaître que par les considérations de Ludvik et de son ami Kostka, sans guère de convergence : ce dernier prétend rendre compte d’une histoire de Lucie, mais sa propre implication, vécue dans le désarroi et la confusion, laisse planer des doutes sur ce témoignage. Lors du retour vengeur à Ostrava, Ludvik ne reconnaît pas Lucie, que le hasard lui fait pourtant rencontrer comme coiffeuse dans une boutique qui lui est recommandée.

Or, la rencontre inaboutie, en un cinétisme vertigineux, se produit ailleurs, mais en détruisant la quête de la transcendance menée, toute sa vie durant, par Kostka : elle prend les couleurs de la providence chez ce chrétien sans Église. Kostka, alors responsable d’une ferme d’État, tristement marié, apprend par des récits et par des vestiges incertains, l’existence voisine d’une errante malheureuse. C’est Lucie, qui devient la figure de la pauvreté et du besoin dans l’univers christique de Kostka. Une aventure, au terme de ce qui est vécu comme charité, consomme les rêves du croyant, en le projetant dans l’ordinaire d’un propos biographique, qui avait échappé à celui qui voulait l’écouter, Ludvik. Le verbe ne se fait plus entendre.

Quatrième thème : l’identité[5] « La miséricorde redoutable de l’identité », selon...[5], ardemment poursuivie par Jaroslav, demeure inaccessible. C’est l’illusion la plus longuement décrite et analysée dans le roman : elle mêle le folklore récent, la spécificité morave, la musique et la famille. La Moravie natale de Kundera se prête curieusement aux considérations sur l’identité : région centrale de la Tchécoslovaquie, inconnue dans le nom de ce pays, absente de la partition ultérieure de l’État, la Moravie ne paraît exister que comme rapport entre deux entités, la Bohême toute injectée d’histoire et le lointain Far-East de la Slovaquie. Cette inexistence insistante et fantomatique remplit la vie de Jaroslav.

Ainsi, l’analyse musicale conduit au paradoxe d’une réalité universelle et propre à un peuple : « Dès notre première année à l’Université, un professeur nous avait communiqué l’une de ses expériences. Il avait fait chanter, séparément, par plusieurs exécutants, le même air au rythme réfractaire à la notation. Des mesures obtenues à l’aide d’appareils électroniques rigoureux lui avaient permis d’établir que tous chantaient de manière identique[6] Le propre père de Milan Kundera était musicien.[6] » (p. 203).

Cette identité communautaire rejoint exactement une identité familiale, qui tourne autour de sa manifestation, la chevauchée rêvée et représentée d’un très jeune roi des temps anciens, perdu et retrouvé, puis conduit vers son royaume sous un masque. Le rôle folklorique, hérité du père de Jaroslav, doit, pour lui, passer à son propre fils. Et le régime communiste favorise la reprise identitaire de cet ensablement anesthésique dans le folklore. Mais à la fin du roman, Jaroslav comprend que la fiction même du roi masqué, donc invisible, a permis à son fils d’échapper à son rôle et de rejoindre une autre fête, celle de la moto.

Enfin, une dernière chute d’illusion désempare Ludvik : le texte, point de départ originel de son aventure, n’a pas de sens, ou plutôt contrevient à son sens intentionnel. Le titre du roman et une réitération constante du mot masquent l’irréalité de la plaisanterie, bien que ce qu’elle qualifie soit le thème narratif qui construit le livre[7] Et une grand partie de l’œuvre de Kundera de Risibles...[7]. De fait, la qualification de plaisanterie peut sembler un pur moyen de défense pour Ludvik : « Ce n’était qu’une plaisanterie, rien de sérieux. » Aucune conviction, argumente-t-il, n’était attachée à ces trois phrases.

De fait, le contenu de chaque proposition tombe dans les filets du temps. « L’optimisme est l’opium du peuple ! » La variation sur la phrase de Marx dit sa désuétude historique : l’opium de son temps connotait une léthargie molle, des guerres nationales perdues. Depuis, cette plante s’est annexée le mode des drogues dures et de l’accoutumance, ce qui transforme le propos.

L’acclamation finale de Trotski, sans aucun écho dans le roman, ne soulève rien, ne suggère aucune opposition ni aucune alternative politique, individuelle ou collective. Elle n’est pas non plus notée spécialement dans les interrogatoires de Ludvik. Le « Vive Trotski ! » rassemble l’assassiné et l’assassin ; Staline, dont le nom, absent du roman, se devine dans le rejet de la « connerie » de « l’esprit sain », variation phonique d’un blasphème dicté par l’athéisme officiel.

Apparemment, le texte envoyé à Marketa ne pouvait fonctionner comme plaisanterie : la destinataire n’avait jamais manifesté la moindre complicité nécessaire à une réception souriante. La forme même de la carte postale, lisible par d’autres, impliquait une provocation indéterminée. Ludvik s’aliénait une collectivité sans (se) le dire. En « allant trop loin », en mêlant le privé au public, Ludvik refusait le lien social. En effet, c’est la relation collective même, fondée sur la norme consensuelle du langage qui était atteinte. L’ironie, pratiquée publiquement dans une institution, définit les bornes de l’élasticité de participation et les termes d’une convention sociale. Elle produit une relation entre l’inclus et l’exclu, sans nécessiter d’explicitation. Cela se manifeste dans la vie courante d’une communauté nationale (les plaisanteries de bistrot). Et dans les partis communistes, tant qu’ils ont existé, une telle pratique s’est plus précisément développée, fixée en des circonstances et chez des locuteurs déterminés par un rite.

Mais dans le cas de Ludvik, la plaisanterie à deux visait un degré élémentaire, mais fondateur, de la communication avec Marketa seule. Elle disait implicitement : « J’exagère pour que tu mettes des guillemets à mes propos, comme je place des guillemets dans les tiens. » En termes courants, cela s’appelle une taquinerie. La taquinerie, comme l’ironie, constitue certes une forme de pouvoir quand elle se dirige selon une seule direction : elle rejoint alors une dénivellation entre un bas et un haut que conforte une prééminence familiale ou sociale. Mais dans la taquinerie amoureuse, cette distance à deux enclôt une unité, en conjoignant des expériences et des récits divergents. La plaisanterie doit assurer un scénario interne aux deux parties, à condition qu’elle demeure intime au couple. Ici, elle affranchit d’une image collective : la naïveté de Marketa et l’arrogance de Ludvik.

Or, par une profanation laïque, la plaisanterie devint un texte non personnel, un indice social : dès lors, les guillemets disparaissaient. Marketa ne s’exprime pas dans le roman, ni comme personnage (elle ne répond jamais à la carte postale ni ne réapparaît dans le texte), ni comme narratrice (aucun fragment ne lui est accordé par le romancier). La dévastation de la taquinerie fut-elle de son fait ? Fut-elle active ou passive ? Un doute strident demeure chez Ludvik : l’extraction de la taquinerie hors d’une relation duelle posait Marketa en victime de la grossièreté de son interlocuteur et lui assurait le bénéfice d’une position collective. Mais croyait-elle à cette version de la plaisanterie ? L’intérêt pouvait-il absorber la croyance ou le jugement ? Cette incertitude achevait de lézarder la possibilité d’une existence en pluralité.


Date: 2015-12-24; view: 612


<== previous page | next page ==>
 | La relation des relations
doclecture.net - lectures - 2014-2024 year. Copyright infringement or personal data (0.007 sec.)