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Cet homme et cette femme 3 page

– Ben non… pas vraiment…

– T'as pas dit que tu voulais un cadeau tout à l'heure, en arrivant ?

 

Elle souriait toujours et s'attachait de la ficelle rouge autour de la taille.

Je me suis levé d'un coup.

– Hé t'emballe pas, je lui ai dit.

Et en même temps que je lui disais ça, je me demandais si « t'emballe pas » ça voulait dire : ne te couvre pas la peau ainsi, laisse-la moi, je t'en prie.

Ou si « t'emballe pas » ça voulait dire : ne va pas trop vite tu sais, non seulement j'ai toujours le mal de mer mais, en plus, je repars demain pour Nancy comme deuxième pompe, alors tu vois…

 

Le fait du jour

Je ferais mieux d'aller me coucher mais je ne peux pas. Mes mains tremblent.

Je crois que je devrais écrire une sorte de rapport. J'ai l'habitude. J'en rédigé un par semaine, le vendredi après-midi, pour Guillemin mon responsable. Là, ça sera pour moi.

 

Je me dis : « Si tu racontes tout en détail, si tu t'appliques bien, à la fin quand tu te reliras, tu pourras croire pendant deux secondes que le couillon de l'histoire c'est un autre gars que toi et là, tu pourras peut-être te juger objectivement. Peut-être. »

Donc je suis là. Je suis assis devant mon petit portable qui me sert d'habitude pour le boulot, j'entends le bruit de la machine à laver la vaisselle en bas.

Ma femme et mes gosses sont au lit depuis longtemps. Mes gosses, je sais qu'ils dorment, ma femme sûrement pas. Elle me guette. Elle essaye de savoir. Je pense qu'elle a peur parce qu'elle sait déjà qu'elle m'a perdu. Les femmes sentent ces choses-là. Mais je ne peux pas venir contre elle et m'endormir, elle le sait bien. Il faut que j'écrive tout ça maintenant pour ces deux secondes qui seront peut-être tellement importantes, si j'y arrive.

 

Je commence au début.

J'ai été engagé chez Paul Pridault le premier septembre 1995. Avant j'étais chez un concurrent mais il y avait trop de petits détails irritants qui s'accumulaient, comme par exemple les notes de frais payées avec six mois de retard, et j'ai tout plaqué sur un coup de tête.

Je suis resté presque un an au chomage.

Tout le monde pensait que j'allais devenir marteau à tourner en rond chez moi en attendant un coup de téléphone de la boîte d'interim où je m'étais inscrit.

Pourtant c'est une époque qui restera toujours comme un bon souvenir. J'ai pu enfin finir la maison. Tout ce que Florence me réclamait depuis si longtemps : j'ai accroché toutes les tringles à rideaux, j'ai arrangé une douche dans le cagibi du fond, j'ai loué un motoculteur et j'ai retourné tout le jardin avant d'y remettre un beau gazon tout neuf.

Le soir j'allais chercher Lucas chez la nourrice puis on passait prendre sa grande soeur à la sortie de l'école. Je leur préparais des gros goûters avec du chocolat chaud. Pas du Nesquik, du vrai cacao touillé qui leur dessinait des moustaches magnifiques.



Après, dans la salle de bains, on se regardait dans la glace avant de les lécher.

Au mois de juin, quand j'ai realisé que le petit n'irait plus chez madame Ledoux parce qu'il avait l'âge de la maternelle, j'ai recommencé à chercher du boulot sérieusement et en août, j'en ai trouvé.

 

Chez Paul Pridault, je suis agent commercial sur tout le grand Ouest. C'est une grosse entreprise de cochonnailles. Comme une charcuterie si vous voulez, mais à l'échelle industrielle.

Le coup de génie du père Pridault, c'est son jambon au torchon emballé dans un vrai torchon à carreaux rouge et blanc. Évidemment c'est un jambon d'usine fabriqué avec des cochons d'usine sans parler du fameux torchon de paysan qui est fabriqué en Chine mais n'empêche que c'est avec ça qu'il est connu et maintenant, toutes les études de marché le prouvent, si vous demandez à une ménagère derrière son caddie ce que Paul Pridault évoque pour elle, elle vous répondra « jambon au torchon » et si vous insistez, vous saurez que le jambon au torchon il est forcément meilleur que les autres à cause de son petit goût authentique.

Chapeau, l'artiste.

On fait un chiffre d'affaires annuel net de trente-cinq millions.

 

Je passe plus de la moitié de la semaine derrière le volant de ma voiture de fonction. Une 306 noire avec une tête de cochon rigolard décalquée sur les côtés.

Les gens n'ont aucune idée de la vie que mènent les gars qui font la route, les routiers et tous les représentants.

C'est comme s’il y avait deux mondes sur l'autoroute : ceux qui se promènent et nous.

 

C'est un ensemble de choses. D'abord il y a la relation avec son véhicule.

Depuis la Clio 1L2 jusqu'aux énormes semi-remorques allemands, quand on monte là-dedans, c'est chez nous. C'est notre odeur, c'est notre foutoir, c'est notre siège qui a pris la forme de notre cul et il s'agirait pas de trop nous titiller avec ça. Sans parler de la cibi qui est un royaume immense et mystérieux avec des codes que peu de gens comprennent. Je ne m'en sers pas beaucoup, je la mets en sourdine de temps en temps quand ça sent le roussi mais sans plus.

Il y a aussi tout ce qui concerne la bouffe. Les auberges du Cheval Blanc, les resto-routes, les promos de L'Arche. Il y a les plats du jour, les pichets, les nappes en papier. Tous ces visages qu'on croise et qu'on ne reverra jamais…

Et les culs des serveuses qui sont répertoriés, cotés et mis à jour mieux que dans le guide Michelin. (Ils appellent ça le guide Micheline.)

Il y a la fatigue, les itinéraires, la solitude, les pensées. Toujours les mêmes et qui tournent toujours dans le vide.

La bedaine qui vient doucement et les putes aussi. Tout un univers qui crée une barrière infranchissable entre ceux qui sont de la route et ceux qui n'y sont pas.

Grosso modo mon travail consiste à faire le tour du propriétaire.

Je suis en contact avec les responsables-alimentation des moyennes et grandes surfaces. Ensemble on définit des stratégies de lancement, des perspectives de vente et des réunions d'information sur nos produits.

Pour moi, c'est un peu comme si je me baladais avec une belle fille sous le bras en vantant ses charmes et tous ses mérites. Comme si je voulais lui trouver un beau parti.

Mais ce n'est pas tout de la caser, encore faut-il qu'on s'occupe bien d'elle et quand j'en ai l'occasion, je teste les vendeuses pour savoir si elles mettent la marchandise en avant, si elles n'essayent pas de vendre du générique, si le torchon est bien déplié comme à la télé, si les andouillettes baignent dans leur gelée, si les pâtés sont dans de vraies terrines façon ancienne, si les saucissons sont pendus comme s'ils étaient en train de sécher, et si et si et si…

Personne ne remarque tous ces petits détails et pouffant, c'est ce qui fait la différence Paul Pridault.

Je sais que je parle trop de mon boulot et que ça n'a rien à voir avec ce que je dois écrire.

En l'occurrence c'est du cochon mais j'aurais pu vendre aussi bien du rouge à lèvres ou des lacets de chaussures. Ce que j'aime c'est les contacts, la discussion et voir du pays. Surtout ne pas être enfermé dans un bureau avec un chef sur le dos toute la journée. Rien que d'en parler, ça m'angoisse.

Le lundi 29 septembre 1997, je me suis levé à six heures moins le quart. J'ai ramassé mes affaires sans bruit pour éviter que ma femme ne grogne. Ensuite j'ai eu a peine le temps de prendre ma douche parce que je savais que la voiture était à sec et je voulais en profiter pour vérifier la pression des pneus.

J'ai bu mon café à la station Shell. C'est un truc que je déteste. L'odeur du diesel qui se mélange avec celle du café sucré me donne toujours un peu envie de vomir.

Mon premier rendez-vous était à huit heures et demie à Pont-Audemer. J'ai aidé les magasiniers de Carrefour à monter un nouveau présentoir pour nos plats sous vide. C'est une nouveauté qu'on vient de sortir en association avec un grand chef. (Faut voir les marges qu'il se prend pour montrer sa bonne bouille et sa toque sur l'emballage, enfin…)

 

Le second rendez-vous était prevu à dix heures dans la ZI de Bourg-Achard.

J'étais un peu à la bourre, surtout qu'il y avait du brouillard sur l'autoroute.

J'ai éteint la radio parce que j'avais besoin de réfléchir.

Je me faisais du souci pour cet entretien, je savais qu'on était sur la sellette avec un concurrent important et pour moi c'était un gros challenge. D'ailleurs, j'ai même failli rater la sortie.

À treize heures j'ai reçu un coup de téléphone panique de ma femme:

– Jean-Pierre, c'est toi ?

– Ben qui veux-tu que ce soit ?

– … Mon Dieu… Ça va ?

– Pourquoi tu me demandes ça ?

– À cause de l'accident évidemment ! Ça fait deux heures que j'essaye de t'appeler sur ton portable mais ils disent que toutes les lignes sont saturées ! Ça fait deux heures que je suis là à stresser comme une malade ! J'ai appelé ton bureau au moins dix fois ! Mais merde ! Tu aurais pu m'appeler quand même, tu fais chier à la fin…

– Mais attends de quoi tu me parles là… de quoi tu me parles ?

– De l'accident qui a eu lieu sur l'A13 ce matin. Tu ne devais pas prendre l'A13 aujourd'hui ?

– Mais quel accident ?

– Je rêve !!! C'est TOI qui écoutes France Info toute la journée !!! Tout le monde ne parle que de ça. Même à la télé ! De l'accident horrible qui a eu lieu ce matin près de Rouen.

– ...

– Bon allez je te laisse, j'ai plein de boulot… J'ai rien fait depuis ce matin, je me voyais déjà veuve. Je me voyais déjà en train de jeter une poignée de terre dans le trou. Ta mère m'a appelée, ma mère m'a appelée… Tu parles d'une matinée.

– Eh nan ! désolé… c'est pas pour cette fois ! Faudra attendre encore un peu pour te débarrasser de ma mère.

– Espèce d'idiot.

– ...

– ...

– Eh Flo…

– Quoi ?

– Je t'aime.

– Tu me le dis jamais.

– Et là ? Qu'est-ce que je fais ?

– … Allez… à ce soir. Rappelle ta mère sinon c'est elle qui va y passer.

 

À dix-neuf heures j'ai regardé les infos régionales. L'horreur.

Huit morts et soixante blessés.

Des voitures broyées comme des canettes.

Combien ?

Cinquante ? Cent ?

Des poids lourds couchés et complètement brûlés. Des dizaines et des dizaines de camions du SAMU. Un gendarme qui parle d'imprudence, de vitesse excessive, du brouillard annoncé la veille et de certains corps qui n'ont pas encore pu être identifiés. Des gens hagards, silencieux, en larmes.

À vingt heures j'ai écouté les titres du journal de TF1. Neuf morts cette fois.

Florence crie depuis la cuisine :

– Arrête avec ça ! Arrête! Viens me voir.

 

On a trinqué dans la cuisine. Mais c'était pour lui faire plaisir car le coeur n'y était pas.

C'est maintenant que j'avais peur. Je n'ai rien pu manger et j'étais sonné comme un boxeur trop lent.

 

Comme je n'arrivais pas à dormir ma femme m'a fait l'amour tout doucement.

À minuit, j'étais de nouveau dans le salon. J'ai allumé la télé sans le son et j'ai cherché une cigarette partout.

 

À minuit et demi, j'ai remonté un tout petit peu le volume pour le dernier journal. Je n'arrivais pas à détacher mon regard de l'amas de tôles qui s'éparpillaient dans les deux sens de l'autoroute.

Quelle connerie.

Je me disais : les gens sont quand même trop cons. Et puis un routier est apparu sur l'écran. Il portait un tee-shirt marque Le Castellet. Je n'oublierai jamais son visage.

 

Ce soir-là, dans mon salon, ce gars a dit :

– D'accord, y avait le brouillard et c'est sûr les gens roulaient trop vite mais tout ce merdier ça serait jamais arrivé si l'autre connard n'avait pas reculé pour rattraper la sortie de Bourg-Achard. De la cabine, j'ai tout vu, forcément. Y en a deux qu'ont ralenti à côté de moi et puis après j'ai entendu les autres s'encastrer comme dans du beurre. Croyez-moi si vous pouvez mais je voyais rien dans les retros. Rien. Du blanc. J'espère que ça t'empêche pas de dormir mon salaud.

 

C'est ce qu'il m'a dit. À moi.

À moi, Jean-Pierre Faret, à poil dans mon salon.

 

C'était hier.

Aujourd'hui, j'ai acheté tous les journaux. À la page 3 du Figaro du mardi 30 septembre:

 

UNE FAUSSE MANOEUVRE SUSPECTÉE

 

« La fausse manoeuvre d'un conducteur, qui aurait fait marche arrière à l'échangeur de Bourg-Achard (Eure), serait à l'origine de l'enchaînement qui a causé la mort de neuf personnes hier matin dans une série de carambolages sur l'autoroute A13. Cette erreur aurait provoqué le premier carambolage, dans le sens province-Paris, et l'incendie du camion-citerne qui s'est aussitôt ensuivi. Les flammes auraient alors attiré l'attention de… »

Et à la page 3 du Parisien :

 

L'EFFARANTE HYPOTHÈSE D'UNE FAUSSE MANOEUVRE

 

« L'imprudence voire l'inconscience d'un automobiliste pourrait être à l'origine du drame qui s'est traduit par cet indescriptible amas de tôles broyées dont neuf personnes au moins ont été retirées hier matin sur l'autoroute A13. Les gendarmes ont en effet recueilli un témoignage effarant selon lequel une voiture a fait marche arrière pour rattraper la sortie de Bourg-Achard, à une vingtaine de kilomètres de Rouen. C'est en voulant éviter cette voiture que les… »

 

Et comme si ça ne suffisait pas… :

 

« En voulant traverser l'autoroute pour porter secours aux blessés, deux autres personnes sont tuées, fauchées par une voiture. En moins de deux minutes, une centaine d'autos, trois poids… »

(Libération, même jour.)

 

Même pas vingt mètres, à peine, juste un peu mordu sur les bandes blanches.

Ça m'a pris quelques secondes. J'avais deja oublié. Mon Dieu… Je ne pleure pas.

 

Florence est venue me chercher dans le salon à cinq heures du matin.

Je lui ai tout raconté. Évidemment.

 

Pendant de longues minutes elle est restée assise sans bouger avec ses mains sur son visage.

Elle regardait vers la droite puis vers la gauche comme si elle cherchait de l'air et puis elle m'a dit :

– Écoute-moi bien. Tu ne dis rien. Tu sais que sinon ils vont t'inculper pour homicide involontaire et tu iras en prison.

– Oui.

– Et alors ? Et alors ? Qu'est-ce que ça changera ? Des vies supplémentaires de foutues et qu'est-ce que ça changera ?!

Elle pleurait.

– De toute façon, moi ça y est. Elle est foutue ma vie. Elle criait.

– La tienne peut-être mais pas celle des enfants ! Alors tu ne dis rien !

Moi je n'arrivais pas à crier.

– Parlons-en des enfants. Regarde-le celui-là. Regarde-le bien. Et je lui ai tendu le journal, à la page où on voyait un petit garçon en pleurs sur l'autoroute A13.

Un petit garçon qui s'éloigne d'une voiture méconnaissable. Une photo dans le journal. Dans la rubrique « Le Fait du Jour ».

– … Il a l'âge de Camille.

– Mais bon sang arrête avec ça !!! C'est ce que gueule ma femme en m'empoignant par le col… Arrête avec ça merde ! Tu te tais maintenant ! Je vais te poser une question. Une seule. À quoi ça sert qu'un gars comme toi aille en taule ? Hein, dis-moi, à quoi ça servirait ?!

– À les consoler.

 

Elle est partie effondrée.

Je l'ai entendue qui s'enfermait dans la salle de bains.

 

Ce matin, devant elle, j'ai hoché la tête mais là, maintenant, ce soir, dans ma maison silencieuse avec juste le lave-vaisselle en bruit de fond…

Je suis perdu.

 

Je vais descendre, je vais boire un verre d'eau et je vais fumer une cigarette dans le jardin. Après je vais remonter et je vais tout relire d'une traite pour voir si ça m'aide.

Mais je n'y crois pas.

 

Catgut

Au début, rien n'était prévu comme ça. J'avais répondu à une annonce de La Semaine Vétérinaire, pour un remplacement de deux mois, août et septembre. Et puis le gars qui m'a embauchée s'est tué sur la route en revenant de vacances. Heureusement, il n'y avait personne d'autre dans la voiture.

Et je suis restée. J'ai même racheté. C'est une bonne clientèle. Les Normands payent difficilement mais ils payent.

Les Normands sont comme tous les belous, les idées, là-haut, une fois que c'est grave… et une femme pour les bêtes, c'est pas bon. Pour les nourrir, pour les traire et pour nettoyer la merde, ça va. Mais pour les piqûres, pour les vêlages, pour les coliques et pour les métrites, faut voir.

On a vu. Après plusieurs mois de jaugeage, ils ont fini par me le payer ce coup à boire sur la toile cirée.

Évidemment, en matinée, ça va. Je consulte au cabinet. On m'apporte surtout des chats et des chiens. Plusieurs cas de figures : on me l'amène pour le piquer parce que le père ne peut pas s'y résoudre et que l'autre souffre trop, on me l'amène pour le soigner parce que celui-là, y donne bien à la chasse ou, plus rare; on me l'amène pour le vaccin et là, c'est un Parisien.

Les galères du début, c'était l'après-midi. Les visites. Les étables. Les silences. Faut la voir au travail, après on dira. Que de méfiance et, j'imagine, que de moqueries par derrière. Ça, j'ai dû bien faire rigoler au café avec mes travaux pratiques et mes gants stériles. En plus, je m'appelle Lejaret. Docteur Lejaret. Tu parles d'une rigolade.

J'ai fini par oublier mes polycopiés et ma théorie, j'ai attendu en silence moi aussi, devant le bestiau que le propriétaire me crache des morceaux d'explication pour m'aider.

Et puis surtout, et c'est ce qui me vaut d'être encore là, je me suis acheté des haltères.

Maintenant, si je devais donner un conseil (avec tout ce qui s'est passé, ça m'étonnerait qu'on m'en demande) à un jeune qui voudrait faire de la rurale, je lui dirais : des muscles, beaucoup de muscles. C'est le plus important. Une vache pèse entre cinq et huit cents kilos, un cheval entre sept cents kilos et une tonne. C'est tout.

Imaginez une vache qui a des difficultés à mettre bas. Évidemment il fait nuit, très froid, le hangar est sale et il n'y a presque pas de lumière.

Bon.

La vache souffre, le paysan est malheureux, la vache, c'est son gagne-pain. Si le vétérinaire lui coûte plus cher que le prix de la viande à naître faut réfléchir… Vous dites :

– Le veau est mal placé. Il faut le retourner et ça passera tout seul.

L'étable s'anime, on a tiré le grand du lit et la petite a suivi. Pour une fois qu'il se passe quelque chose.

Vous faites attacher la bête. Bien près. Pas de coups de pied. Vous vous déshabillez, vous gardez le tee-shirt. Il fait froid tout d'un coup. Vous cherchez un robinet et vous vous lavez bien les mains avec le bout de savon qui traîne par-là. Vous mettez les gants qui vous remontent jusqu'en dessous des aisselles. Avec la main gauche, vous vous appuyez sur la vulve énorme et vous y allez.

Vous allez chercher le veau de soixante ou de soixante-dix kilos au fond de la matrice et vous le retournez. D'une main.

 

Ça prend du temps mais vous le faites. Après, vous vous souvenez de vos haltères quand vous buvez un petit calva au chaud, pour se remettre.

Une autre fois, le veau ne passera pas, il faut ouvrir et ça coûte plus cher. Le gars vous regarde et c'est d'après votre regard qu'il va prendre sa décision. Si votre regard est confiant et si vous faites un geste vers votre voiture comme si c'était pour y prendre du matériel, il dira oui.

Si votre regard est tourné vers les autres bêtes alentour et si vous faites un geste mais comme pour partir, il dira non.

Une autre fois encore, le veau est déjà mort et il ne faut pas abîmer la génisse, alors on le coupe en morceaux et on les sort les uns après les autres, toujours avec le gant.

Après on rentre mais le coeur n'y est pas.

 

Les années ont passé et je suis loin d'avoir fini de rembourser mais ça tourne correctement.

Quand il est mort, j'ai racheté la ferme du père Villemeux et je l'ai un peu arrangée.

J'ai rencontré quelqu'un et puis il est parti. Mes mains en forme de battoirs, j'imagine.

J'ai recueilli deux chiens, le premier est venu tout seul jusqu'à chez moi et a trouvé la maison bonne, le deuxième a connu le pire avant que je ne l'adopte. Évidemment, c'est le deuxième qui fait la loi. Il y a aussi quelques chats dans les parages. Je ne les vois jamais mais les écuelles sont vides. Mon jardin me plaît, c'est un peu fouillis mais il y a quelques rosiers anciens qui étaient là avant moi et qui ne me demandent rien. Ils sont très beaux.

J'ai acheté des meubles de jardin en teck l'année dernière. Très chers mais qui vieilliront bien il paraît.

Quand l'occasion se présente, je sors avec Marc Pardini qui est professeur de je ne sais plus quoi dans le collège d'à côté. On va au cinéma ou au restaurant. Il fait l'intellectuel avec moi et ça m'amuse parce qu'en effet, je suis devenue sacrément plouc. Il me prête des livres et des CD.

Quand l'occasion se présente, je couche avec lui. C'est toujours bien.

 

Dans la nuit d'hier le téléphone a sonné. C'était les Billebaudes, la ferme de la route de Tianville. Le gars m'a parlé d'un embêtement et que ça ne pouvait pas attendre.

C'est peu dire que ça m'a coûté. J'avais été de garde le week-end précédent, et ça faisait treize jours que je travaillais sans interruption. J'ai parlé à mes chiens un petit peu. N'importe quoi, c'est pour entendre le son de ma voix et je me suis fait un jus noir comme de l'encre.

 

À la minute même où j'ai retiré ma clef de contact, j'ai su que rien n'irait. La maison était éteinte et l'étable silencieuse.

J'ai fait un boucan d'enfer en tapant sur la porte en tôle ondulée comme pour réveiller les justes mais c'était trop tard.

Il m'a dit : il va bien le cul de ma vache mais le tien comment qu'y va ? Et c'est ti que t'en as un de cul ? On dit dans le pays que tu serais pas vraiment une femme, que tu serais plutôt couillue, c'est ce qu'on dit tu vois. Alors nous on leur a dit comme ça qu'on irait voir par nous-mêmes.

Et tout ce qu'il disait, ça faisait rire les deux autres.

 

Je fixais leurs ongles rongés jusqu'au sang. Tu crois qu'il m'aurait prise sur une botte de paille ? Non, ils étaient trop saouls pour se baisser sans tomber. Dans la laiterie, ils m'ont plaquée contre une cuve glacée. Il y avait une espèce de tuyau coudé qui me broyait le dos. Ça faisait pitié de les voir s'énerver avec leur braguette.

Tout faisait pitié.

Ils m'ont fait horriblement mal. Comme ça, ça ne veut rien dire mais je le répète pour ceux qui m'auraient mal entendue : ils m'ont fait horriblement mal.

 

Le gars des Billebaudes, l'éjaculation l'a dégrisé d'un coup. Bon, ben docteur, c'était pour rigoler hein ? On n'a pas souvent l'occasion de rigoler par chez nous, pi faut nous comprendre, c'est mon beau-frère qu'est là qu'enterre sa vie de garçon, pas vrai Manu ?

Manu dormait déjà et le copain de Manu recommençait à picoler.

J'ai dit au gars, bien sûr, bien sûr. J'ai même rigolé un petit peu avec lui jusqu'à ce qu'il me présente le goulot. C'était de l'eau-de-vie de prune.

 

L'alcool les avait rendus inoffensifs mais je leur ai administré a chacun une dose de Ketamine. Je ne voulais pas qu'ils tressaillent. Je tenais à mon confort.

J'ai mis des gants stériles et j'ai bien nettoyé tout ça à la Bétadine.

Ensuite, j'ai tendu la peau du scrotum. Avec ma lame de bistouri j'ai fait une petite incision. J'ai sorti les testicules. J'ai coupé. J'ai ligaturé l'épididyme et le vaisseau avec du catgut n°3,5. J'ai remis ça dans les bourses et j'ai fait un surjet. Du travail très propre.

 

Celui que j'ai eu au téléphone et qui a été le plus brutal parce qu'il est ici chez lui, je lui ai greffé sa paire de couilles au-dessus de la pomme d'Adam.

 

Il était presque six heures quand je suis passée chez ma voisine. Madame Brudet, soixante-douze ans, debout depuis belle lurette, toute racornie mais vaillante.

– Je vais surement m'absenter, madame Brudet, il me faut quelqu'un pour soigner mes chiens et pour les chats aussi.

– Rien de grave au moins ?

– Je ne sais pas.

– Les chats, je veux bien même si je dis que c'est pas une bonne idée de les engraisser comme ça. Y n'ont qu'à chasser les mulots. Les chiens, ça m'ennuie davantage parce qu'ils sont gros mais si c'est pas pour trop longtemps, je les prendrai avec moi.

– Je vais vous faire un chèque pour la nourriture.

– C'est bien. Posez-le derrière la télé. Rien de grave au moins ?

– Tttttt tttttt, j'ai fait avec mon sourire.

Là, je suis assise à ma table de cuisine. J'ai refait du café et je fume une cigarette. J'attends la voiture des gendarmes. J'espère seulement qu'ils ne mettront pas la sirène.

 

 

Junior

Il s'appelle Alexandre Devermont. C'est un jeune homme tout rose et tout blond.

Élevé sous vide. Cent pour cent savonnette et Colgate bifluor, avec des chemisettes en vichy et une fossette dans le menton. Mignon. Propre. Un vrai petit cochon de lait.


Date: 2015-12-18; view: 769


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