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Deuxième Partie 14 page

 

« Mais, tais-toi donc… Je te répète qu’il le faut… qu’il le faut absolument. Et qui sait ? Peut-être ne le regretterons-nous pas. Avec les êtres de cette trempe là, on ne sait jamais ce qui peut arriver. Tu as vu comme il a jeté bas, en trois articles, ce niais de Laroche-Mathieu, et comme il l’a fait avec dignité, ce qui était rudement difficile dans sa situation de mari. Enfin nous verrons. Toujours est-il que nous sommes pris. Nous ne pouvons plus nous tirer de là. »

 

 

Elle avait envie de crier, de se rouler par terre, de s’arracher les cheveux. Elle prononça encore, d’une voix exaspérée :

 

 

« II ne l’aura pas… Je… ne… veux… pas ! » Walter se leva, ramassa sa lampe, reprit :

« Tiens, tu es stupide comme toutes les femmes. Vous n’agissez jamais que par passion. Vous ne savez pas vous plier aux circonstances… vous êtes stupides ! Moi, je te dis qu’il

l’épousera… Il le faut. »

 

 

Et il sortit en traînant ses pantoufles. Il traversa, fantôme comique en chemise de nuit, le large corridor du vaste hôtel endormi, et rentra, sans bruit, dans sa chambre.

 

 

Mme Walter restait debout, déchirée par une intolérable douleur. Elle ne comprenait pas encore bien, d’ailleurs. Elle souffrait seulement. Puis il lui sembla qu’elle ne pourrait pas demeurer là, immobile, jusqu’au jour. Elle sentait en elle un besoin violent de se sauver, de courir devant elle, de s’en aller, de chercher de l’aide, d’être secourue.

 

 

Elle cherchait qui elle pourrait bien appeler à elle. Quel homme ! Elle n’en trouvait pas ! Un prêtre ! oui, un prêtre ! Elle


se jetterait à ses pieds, lui avouerait tout, lui confesserait sa faute et son désespoir. Il comprendrait, lui, que ce misérable ne pouvait pas épouser Suzanne et il empêcherait cela.

 

 

Il lui fallait un prêtre tout de suite ! Mais où le trouver ? Où aller ? Pourtant elle ne pouvait rester ainsi.

 

 

Alors passa devant ses yeux, ainsi qu’une vision, l’image sereine de Jésus marchant sur les flots. Elle le vit comme elle le voyait en regardant le tableau. Donc il l’appelait. Il lui disait :

« Venez à moi. Venez vous agenouiller à mes pieds. Je vous consolerai et je vous inspirerai ce qu’il faut faire. »

 

 

Elle prit sa bougie, sortit, et descendit pour gagner la serre. Le Jésus était tout au bout, dans un petit salon qu’on fermait par une porte vitrée afin que l’humidité des terres ne détériorât point la toile.

 

 

Cela faisait une sorte de chapelle dans une forêt d’arbres singuliers.

 

 

Quand Mme Walter entra dans le jardin d’hiver, ne l’ayant jamais vu que plein de lumière, elle demeura saisie devant sa profondeur obscure. Les lourdes plantes des pays chauds épaississaient l’atmosphère de leur haleine pesante. Et les portes n’étant plus ouvertes, l’air de ce bois étrange, enfermé sous un dôme de verre, entrait dans la poitrine avec peine, étourdissait, grisait, faisait plaisir et mal, donnait à la chair une sensation confuse de volupté énervante et de mort.



 

 

La pauvre femme marchait doucement, émue par les ténèbres où apparaissaient, à la lueur errante de sa bougie, des plantes extravagantes, avec des aspects de monstres, des apparences d’êtres, des difformités bizarres.

 

 

Tout d’un coup, elle aperçut le Christ. Elle ouvrit la porte qui le séparait d’elle, et tomba sur les genoux.


 

Elle le pria d’abord éperdument, balbutiant des mots d’amour, des invocations passionnées et désespérées. Puis, l’ardeur de son appel se calmant, elle leva les yeux vers lui, et demeura saisie d’angoisse. Il ressemblait tellement à Bel-Ami, à la clarté tremblante de cette seule lumière l’éclairant à peine et d’en bas, que ce n’était plus Dieu, c’était son amant qui la regardait. C’étaient ses yeux, son front, l’expression de son visage, son air froid et hautain !

 

 

Elle balbutiait : « Jésus ! – Jésus ! – Jésus ! » Et le mot

« Georges « lui venait aux lèvres. Tout à coup, elle pensa qu’à cette heure même, Georges, peut-être, possédait sa fille. Il était seul avec elle, quelque part, dans une chambre. Lui ! lui ! avec Suzanne !

 

 

Elle répétait : « Jésus !… Jésus ! » Mais elle pensait à eux… à sa fille et à son amant ! Ils étaient seuls, dans une chambre… et c’était la nuit. Elle les voyait. Elle les voyait si nettement qu’ils se dressaient devant elle, à la place du tableau. Ils se souriaient. Ils s’embrassaient. La chambre était sombre, le lit entrouvert. Elle se souleva pour aller vers eux, pour prendre sa fille par les cheveux et l’arracher à cette étreinte. Elle allait la saisir à la gorge, l’étrangler, sa fille qu’elle haïssait, sa fille qui se donnait à cet homme. Elle la touchait… ses mains rencontrèrent la toile. Elle heurtait les pieds du Christ.

 

 

Elle poussa un grand cri et tomba sur le dos. Sa bougie, renversée, s’éteignit.

 

 

Que se passa-t-il ensuite ? Elle rêva longtemps des choses étranges, effrayantes. Toujours Georges et Suzanne passaient devant ses yeux, enlacés, avec Jésus-Christ qui bénissait leur horrible amour.

 

 

Elle sentait vaguement qu’elle n’était point chez elle. Elle voulait se lever, fuir, elle ne le pouvait pas. Une torpeur l’avait


envahie, qui liait ses membres et ne lui laissait que sa pensée en éveil, trouble cependant, torturée par des images affreuses, irréelles, fantastiques, perdue dans un songe malsain, le songe étrange et parfois mortel que font entrer dans les cerveaux humains les plantes endormeuses des pays chauds, aux formes bizarres et aux parfums épais.

 

 

Le jour venu, on ramassa Mme Walter, étendue sans connaissance, presque asphyxiée, devant Jésus marchant sur les flots. Elle fut si malade qu’on craignit pour sa vie. Elle ne reprit que le lendemain l’usage complet de sa raison. Alors, elle se mit à pleurer.

 

 

La disparition de Suzanne fut expliquée aux domestiques par un envoi brusque au couvent. Et M. Walter répondit à une longue lettre de Du Roy, en lui accordant la main de sa fille.

 

 

Bel-Ami avait jeté cette épître à la poste au moment de quitter Paris, car il l’avait préparée d’avance le soir de son départ. Il y disait, en termes respectueux, qu’il aimait depuis longtemps la jeune fille, que jamais aucun accord n’avait eu lieu entre eux, mais que la voyant venir à lui, en toute liberté, pour lui dire : « Je serai votre femme », il se jugeait autorisé à la garder, à la cacher même, jusqu’à ce qu’il eût obtenu une réponse des parents dont la volonté légale avait pour lui une valeur moindre que la volonté de sa fiancée.

 

 

Il demandait que M. Walter répondît poste restante, un ami devant lui faire parvenir la lettre.

 

 

Quand il eut obtenu ce qu’il voulait, il ramena Suzanne à Paris et la renvoya chez ses parents, s’abstenant lui-même de paraître avant quelque temps.

 

 

Ils avaient passé six jours au bord de la Seine, à La Roche- Guyon.


Jamais la jeune fille ne s’était tant amusée. Elle avait joué à la bergère. Comme il la faisait passer pour sa sœur, ils vivaient dans une intimité libre et chaste, une sorte de camaraderie amoureuse. Il jugeait habile de la respecter. Dès le lendemain de leur arrivée, elle acheta du linge et des vêtements de paysanne, et elle se mit à pêcher à la ligne, la tête couverte d’un immense chapeau de paille orné de fleurs des champs. Elle trouvait le pays délicieux. Il y avait là une vieille tour et un vieux château où l’on montrait d’admirables tapisseries.

 

 

Georges, vêtu d’une vareuse achetée toute faite chez un commerçant du pays, promenait Suzanne, soit à pied, le long des berges, soit en bateau. Ils s’embrassaient à tout moment, frémissants, elle innocente et lui prêt à succomber. Mais il savait être fort : et quand il lui dit : « Nous retournerons à Paris demain, votre père m’accorde votre main », elle murmura naïvement :

« Déjà, ça m’amusait tant d’être votre femme ! »


– X –

 

Il faisait sombre dans le petit appartement de la rue de Constantinople, car Georges Du Roy et Clotilde de Marelle s’étant rencontrés sous la porte étaient entrés brusquement, et elle lui avait dit, sans lui laisser le temps d’ouvrir les persiennes :

 

 

« Ainsi, tu épouses Suzanne Walter ? » Il avoua avec douceur et ajouta :

« Tu ne le savais pas ? »

 

 

Elle reprit, debout devant lui, furieuse, indignée :

 

 

« Tu épouses Suzanne Walter ! C’est trop fort ! c’est trop fort ! Voilà trois mois que tu me cajoles pour me cacher ça. Tout le monde le sait, excepté moi. C’est mon mari qui me l’a appris ! »

 

 

Du Roy se mit à ricaner, un peu confus tout de même, et, ayant posé son chapeau sur un coin de la cheminée, il s’assit dans un fauteuil.

 

 

Elle le regardait bien en face, et elle dit d’une voix irritée et basse :

 

 

« Depuis que tu as quitté ta femme, tu préparais ce coup-là, et tu me gardais gentiment comme maîtresse, pour faire l’intérim ? Quel gredin tu es ! »

 

 

Il demanda :

 

 

« Pourquoi ça ? J’avais une femme qui me trompait. Je l’ai surprise ; j’ai obtenu le divorce, et j’en épouse une autre. Quoi de plus simple ? »


 

Elle murmura, frémissante :

 

 

« Oh ! comme tu es roué et dangereux, toi ! » Il se remit à sourire :

« Parbleu ! Les imbéciles et les niais sont toujours des

dupes ! »

 

 

Mais elle suivait son idée :

 

 

« Comme j’aurais dû te deviner dès le commencement. Mais non, je ne pouvais pas croire que tu serais crapule comme ça. »

 

 

Il prit un air digne :

 

 

« Je te prie de faire attention aux mots que tu emploies. » Elle se révolta contre cette indignation :

« Quoi ! tu veux que je prenne des gants pour te parler maintenant ! Tu te conduis avec moi comme un gueux depuis que je te connais, et tu prétends que je ne te le dise pas ? Tu trompes tout le monde, tu exploites tout le monde, tu prends du plaisir et de l’argent partout, et tu veux que je te traite comme un honnête

homme ? »

 

 

Il se leva, et la lèvre tremblante :

 

 

« Tais-toi, ou je te fais sortir d’ici. » Elle balbutia :


« Sortir d’ici… Sortir d’ici… Tu me ferais sortir d’ici… toi…

toi ?… »

 

 

Elle ne pouvait plus parler, tant elle suffoquait de colère, et brusquement, comme si la porte de sa fureur se fût brisée, elle éclata :

 

 

« Sortir d’ici ? Tu oublies donc que c’est moi qui l’ai payé, depuis le premier jour, ce logement-là ! Ah ! oui, tu l’as bien pris à ton compte de temps en temps. Mais qui est-ce qui l’a loué ?… C’est moi… Qui est-ce qui l’a gardé ?… C’est moi… Et tu veux me faire sortir d’ici. Tais-toi donc, vaurien ! Crois-tu que je ne sais pas comment tu as volé à Madeleine la moitié de l’héritage de Vaudrec ? Crois-tu que je ne sais pas comment tu as couché avec Suzanne pour la forcer à t’épouser… »

 

 

Il la saisit par les épaules et la secouant entre ses mains :

 

 

« Ne parle pas de celle-là ! Je te le défends ! » Elle cria :

« Tu as couché avec, je le sais. »

 

 

Il eût accepté n’importe quoi, mais ce mensonge l’exaspérait. Les vérités qu’elle lui avait criées par le visage lui faisaient passer tout à l’heure des frissons de rage dans le cœur, mais cette fausseté sur cette petite fille qui allait devenir sa femme éveillait dans le creux de sa main un besoin furieux de frapper.

 

 

Il répéta :

 

 

« Tais-toi… prends garde… tais-toi… » Et il l’agitait comme on agite une branche pour en faire tomber les fruits.

 

 

Elle hurla, décoiffée, la bouche grande ouverte, les yeux fous :


 

« Tu as couché avec ! »

 

 

Il la lâcha et lui lança par la figure un tel soufflet qu’elle alla tomber contre le mur. Mais elle se retourna vers lui, et, soulevée sur ses poignets, vociféra encore une fois :

 

 

« Tu as couché avec ! »

 

 

Il se rua sur elle, et, la tenant sous lui, la frappa comme s’il tapait sur un homme.

 

 

Elle se tut soudain et se mit à gémir sous les coups. Elle ne remuait plus. Elle avait caché sa figure dans l’angle du parquet de la muraille, et elle poussait des cris plaintifs.

 

 

Il cessa de la battre et se redressa. Puis il fit quelques pas par la pièce pour reprendre son sang-froid ; et, une idée lui étant venue, il passa dans la chambre, emplit la cuvette d’eau froide, et se trempa la tête dedans. Ensuite il se lava les mains, et il revint voir ce qu’elle faisait en s’essuyant les doigts avec soin.

 

 

Elle n’avait point bougé. Elle restait étendue par terre, pleurant doucement.

 

 

Il demanda :

 

 

« Auras-tu bientôt fini de larmoyer ? »

 

 

Elle ne répondit pas. Alors il demeura debout au milieu de l’appartement, un peu gêné, un peu honteux en face de ce corps allongé devant lui.

 

 

Puis, tout à coup, il prit une résolution, et saisit son chapeau sur la cheminée :


« Bonsoir. Tu remettras la clef au concierge quand tu seras prête. Je n’attendrai pas ton bon plaisir. »

 

 

Il sortit, ferma la porte, pénétra chez le portier, et lui dit :

 

 

« Madame est restée. Elle s’en ira tout à l’heure. Vous direz au propriétaire que je donne congé pour le 1er octobre. Nous sommes au 16 août, je me trouve donc dans les limites. »

 

 

Et il s’en alla à grands pas, car il avait des courses pressées à faire pour les derniers achats de la corbeille.

 

 

Le mariage était fixé au 20 octobre, après la rentrée des Chambres. Il aurait lieu à l’église de la Madeleine. On en avait beaucoup jasé sans savoir au juste la vérité. Différentes histoires circulaient. On chuchotait qu’un enlèvement avait eu lieu, mais on n’était sûr de rien.

 

 

D’après les domestiques, Mme Walter, qui ne parlait plus à son futur gendre, s’était empoisonnée de colère le soir où cette union avait été décidée, après avoir fait conduire sa fille au couvent, à minuit.

 

 

On l’avait ramenée presque morte. Assurément, elle ne se remettrait jamais. Elle avait l’air maintenant d’une vieille femme ; ses cheveux devenaient tout gris : et elle tombait dans la dévotion, communiant tous les dimanches.

 

 

Dans les premiers jours de septembre, La Vie Française annonça que le baron Du Roy de Cantel devenait son rédacteur en chef, M. Walter conservant le titre de directeur.

 

 

Alors on s’adjoignit un bataillon de chroniqueurs connus, d’échotiers, de rédacteurs politiques, de critiques d’art et de théâtre, enlevés à force d’argent aux grands journaux, aux vieux journaux puissants et posés.


 

Les anciens journalistes, les journalistes graves et respectables ne haussaient plus les épaules en parlant de La Vie Française. Le succès rapide et complet avait effacé la mésestime des écrivains sérieux pour les débuts de cette feuille.

 

 

Le mariage de son rédacteur en chef fut ce qu’on appelle un fait parisien, Georges Du Roy et les Walter ayant soulevé beaucoup de curiosité depuis quelque temps. Tous les gens qu’on cite dans les échos se promirent d’y aller.

 

 

Cet événement eut lieu par un jour clair d’automne.

 

 

Dès huit heures du matin, tout le personnel de la Madeleine, étendant sur les marches du haut perron de cette église qui domine la rue Royale un large tapis rouge, faisait arrêter les passants, annonçait au peuple de Paris qu’une grande cérémonie allait avoir lieu.

 

 

Les employés se rendant à leur bureau, les petites ouvrières, les garçons de magasin, s’arrêtaient, regardaient et songeaient vaguement aux gens riches qui dépensaient tant d’argent pour s’accoupler.

 

 

Vers dix heures, les curieux commencèrent à stationner. Ils demeuraient là quelques minutes, espérant que peut-être ça commencerait tout de suite, puis ils s’en allaient.

 

 

À onze heures, des détachements de sergents de ville arrivèrent et se mirent presque aussitôt à faire circuler la foule, car des attroupements se formaient à chaque instant.

 

 

Les premiers invités apparurent bientôt, ceux qui voulaient être bien placés pour tout voir. Ils prirent les chaises en bordure, le long de la nef centrale.


Peu à peu, il en venait d’autres, des femmes qui faisaient un bruit d’étoffes, un bruit de soie, des hommes sévères, presque tous chauves, marchant avec une correction mondaine, plus graves encore en ce lieu.

 

 

L’église s’emplissait lentement. Un flot de soleil entrait par l’immense porte ouverte éclairant les premiers rangs d’amis. Dans le chœur qui semblait un peu sombre, l’autel couvert de cierges faisait une clarté jaune, humble et pâle en face du trou de lumière de la grande porte.

 

 

On se reconnaissait, on s’appelait d’un signe, on se réunissait par groupes. Les hommes de lettres, moins respectueux que les hommes du monde, causaient à mi-voix. On regardait les femmes.

 

 

Norbert de Varenne, qui cherchait un ami, aperçut Jacques

Rival vers le milieu des lignes de chaises, et il le rejoignit.

 

 

« Eh bien, dit-il, l’avenir est aux malins ! » L’autre, qui n’était point envieux, répondit : « Tant mieux pour lui. Sa vie est faite. » Et ils se mirent à nommer les figures aperçues.

 

 

Rival demanda :

 

 

« Savez-vous ce qu’est devenue sa femme ? » Le poète sourit :

« Oui et non. Elle vit très retirée, m’a-t-on dit, dans le quartier Montmartre. Mais… il y a un mais… je lis depuis quelque temps dans La Plume des articles politiques qui ressemblent terriblement à ceux de Forestier et de Du Roy. Ils sont d’un nommé Jean Le Dol, un jeune homme, beau garçon, intelligent, de la même race que notre ami Georges, et qui a fait la connaissance de son ancienne femme. D’où j’ai conclu qu’elle aimait les débutants et les aimerait éternellement. Elle est riche


d’ailleurs. Vaudrec et Laroche-Mathieu n’ont pas été pour rien les assidus de la maison. »

 

 

Rival déclara :

 

 

« Elle n’est pas mal, cette petite Madeleine. Très fine et très rouée ! Elle doit être charmante au découvert. Mais, dites-moi, comment se fait-il que Du Roy se marie à l’église après un divorce prononcé ? »

 

 

Norbert de Varenne répondit :

 

 

« Il se marie à l’église parce que, pour l’Église, il n’était pas marié, la première fois.

 

 

– Comment ça ?

 

 

– Notre Bel-Ami, par indifférence ou par économie, avait jugé la mairie suffisante en épousant Madeleine Forestier. Il s’était donc passé de bénédiction ecclésiastique, ce qui constituait, pour notre Sainte Mère l’Église, un simple état de concubinage. Par conséquent, il arrive devant elle aujourd’hui en garçon, et elle lui prête toutes ses pompes, qui coûteront cher au père Walter. »

 

 

La rumeur de la foule accrue grandissait sous la voûte. On entendait des voix qui parlaient presque haut. On se montrait des hommes célèbres, qui posaient, contents d’être vus, et gardant avec soin leur maintien adopté devant le public, habitués à se montrer ainsi dans toutes les fêtes dont ils étaient, leur semblait- il, les indispensables ornements, les bibelots d’art.

 

 

Rival reprit :

 

 

« Dites donc, mon cher, vous qui allez souvent chez le Patron, est-ce vrai que Mme Walter et Du Roy ne se parlent jamais plus ?


– Jamais. Elle ne voulait pas lui donner la petite. Mais il tenait le père par des cadavres découverts, paraît-il, des cadavres enterrés au Maroc. Il a donc menacé le vieux de révélations épouvantables. Walter s’est rappelé l’exemple de Laroche- Mathieu et il a cédé tout de suite. Mais la mère, entêtée comme toutes les femmes, a juré qu’elle n’adresserait plus la parole à son gendre. Ils sont rudement drôles, en face l’un de l’autre. Elle a l’air d’une statue, de la statue de la Vengeance, et il est fort gêné, lui, bien qu’il fasse bonne contenance, car il sait se gouverner, celui-là ! »

 

 

Des confrères venaient leur serrer la main. On entendait des bouts de conversations politiques. Et vague comme le bruit d’une mer lointaine, le grouillement du peuple amassé devant l’église entrait par la porte avec le soleil, montait sous la voûte, au-dessus de l’agitation plus discrète du public d’élite massé dans le temple.

 

 

Tout à coup le suisse frappa trois fois le pavé du bois de sa hallebarde. Toute l’assistance se retourna avec un long frou-frou de jupes et un remuement de chaises. Et la jeune femme apparut, au bras de son père, dans la vive lumière du portail.

 

 

Elle avait toujours l’air d’un joujou, d’un délicieux joujou blanc coiffé de fleurs d’oranger.

 

 

Elle demeura quelques instants sur le seuil, puis, quand elle fit son premier pas dans la nef, les orgues poussèrent un cri puissant, annoncèrent l’entrée de la mariée avec leur grande voix de métal.

 

 

Elle s’en venait, la tête baissée, mais point timide, vaguement émue, gentille, charmante, une miniature d’épousée. Les femmes souriaient et murmuraient en la regardant passer. Les hommes chuchotaient : « Exquise, adorable. » M. Walter marchait avec une dignité exagérée, un peu pâle, les lunettes d’aplomb sur le nez.


Derrière eux, quatre demoiselles d’honneur, toutes les quatre vêtues de rose et jolies toutes les quatre, formaient une cour à ce bijou de reine. Les garçons d’honneur, bien choisis, conformes au type, allaient d’un pas qui semblait réglé par un maître de ballet.

 

 

Mme Walter les suivait, donnant le bras au père de son autre gendre, au marquis de Latour-Yvelin, âgé de soixante-douze ans. Elle ne marchait pas, elle se traînait, prête à s’évanouir à chacun de ses mouvements en avant. On sentait que ses pieds se collaient aux dalles, que ses jambes refusaient d’avancer, que son cœur battait dans sa poitrine comme une bête qui bondit pour s’échapper.

 

 

Elle était devenue maigre. Ses cheveux blancs faisaient paraître plus blême encore et plus creux son visage.

 

 

Elle regardait devant elle pour ne voir personne, pour ne songer, peut-être, qu’à ce qui la torturait.

 

 

Puis Georges Du Roy parut avec une vieille dame inconnue. Il levait la tête sans détourner non plus ses yeux fixes, durs, sous ses sourcils un peu crispés. Sa moustache semblait irritée sur sa lèvre. On le trouvait fort beau garçon. Il avait l’allure fière, la taille fine, la jambe droite. Il portait bien son habit que tachait, comme une goutte de sang, le petit ruban rouge de la Légion d’honneur.

 

 

Puis venaient les parents, Rose avec le sénateur Rissolin. Elle était mariée depuis six semaines. Le comte de Latour-Yvelin accompagnait la vicomtesse de Percemur.

 

 

Enfin ce fut une procession bizarre des alliés ou amis de Du Roy qu’il avait présentés dans sa nouvelle famille, gens connus dans l’entremonde parisien qui sont tout de suite les intimes, et, à l’occasion, les cousins éloignés des riches parvenus, gentilshommes déclassés, ruinés, tachés, mariés parfois, ce qui est pis. C’étaient M. de Belvigne, le marquis de Banjolin, le comte


et la comtesse de Ravenel, le duc de Ramorano, le prince de Kravalow, le chevalier Valréali, puis des invités de Walter, le prince de Guerche, le duc et la duchesse de Ferracine, la belle marquise des Dunes. Quelques parents de Mme Walter gardaient un air comme il faut de province, au milieu de ce défilé.

 

 

Et toujours les orgues chantaient, poussaient par l’énorme monument les accents ronflants et rythmés de leurs gorges puissantes, qui crient au ciel la joie ou la douleur des hommes. On referma les grands battants de l’entrée, et, tout à coup, il fit sombre comme si on venait de mettre à la porte le soleil.


Date: 2015-12-18; view: 1049


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