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Deuxième Partie 13 page

 

 

Le jeune homme, qui était sûr de son effet, déclara, en pesant sur chaque mot :

 

 

« Je viens de jeter bas le ministre des Affaires étrangères. » L’autre crut qu’il plaisantait.

« De jeter bas… Comment ?

 

 

– Je vais changer le cabinet. Voilà tout ! Il n’est pas trop tôt de chasser cette charogne. »

 

 

Le vieux, stupéfait, crut que son chroniqueur était gris. Il murmura :

 

 

« Voyons, vous déraisonnez.

 

 

– Pas du tout. Je viens de surprendre M. Laroche-Mathieu en flagrant délit d’adultère avec ma femme. Le commissaire de police a constaté la chose. Le ministre est foutu. »

 

 

Walter, interdit, releva tout à fait ses lunettes sur son front et demanda :

 

 

« Vous ne vous moquez pas de moi ?

 

 

– Pas du tout. Je vais même faire un écho là-dessus.


– Mais alors que voulez-vous ?

 

 

– Jeter bas ce fripon, ce misérable, ce malfaiteur public ! » Georges posa son chapeau sur un fauteuil, puis ajouta :

« Gare à ceux que je trouve sur mon chemin. Je ne pardonne jamais. »

 

 

Le directeur hésitait encore à comprendre. Il murmura :

 

 

« Mais… votre femme ?

 

 

– Ma demande en divorce sera faite dès demain matin. Je la renvoie à feu Forestier.

 

 

– Vous voulez divorcer ?

 

 

– Parbleu. J’étais ridicule. Mais il me fallait faire la bête pour les surprendre. Ça y est. Je suis maître de la situation. »

 

 

M. Walter n’en revenait pas ; et il regardait Du Roy avec des yeux effarés, pensant : « Bigre. Ç’est un gaillard bon à ménager. »

 

 

Georges reprit :

 

 

« Me voici libre… J’ai une certaine fortune. Je me présenterai aux élections au renouvellement d’octobre, dans mon pays où je suis fort connu. Je ne pouvais pas me poser ni me faire respecter avec cette femme qui était suspecte à tout le monde. Elle m’avait pris comme un niais, elle m’avait enjôlé et capturé. Mais depuis que je savais son jeu, je la surveillais, la gredine. »

 

 

Il se mit à rire et ajouta :


« C’est ce pauvre Forestier qui était cocu… cocu sans s’en douter, confiant et tranquille. Me voici débarrassé de la teigne qu’il m’avait laissée. J’ai les mains déliées. Maintenant, j’irai loin. »

 

 

Il s’était mis à califourchon sur une chaise. Il répéta, comme s’il eût songé : « J’irai loin. »

 

 

Et le père Walter le regardait toujours de ses yeux découverts, ses lunettes restant relevées sur le front, et il se disait : « Oui, il ira loin, le gredin. »



 

 

Georges se releva :

 

 

« Je vais rédiger l’écho. Il faut le faire avec discrétion. Mais vous savez, il sera terrible pour le ministre. C’est un homme à la mer. On ne peut pas le repêcher. La Vie Française n’a plus d’intérêt à le ménager. »

 

 

Le vieux hésita quelques instants, puis il en prit son parti :

 

 

« Faites, dit-il, tant pis pour ceux qui se fichent dans ces pétrins-là. »


– IX –

 

Trois mois s’étaient écoulés. Le divorce de Du Roy venait d’être prononcé. Sa femme avait repris son nom de Forestier, et comme les Walter devaient partir, le 15 juillet, pour Trouville, on décida de passer une journée à la campagne, avant de se séparer.

 

 

On choisit un jeudi, et on se mit en route dès neuf heures du matin, dans un grand landau de voyage à six places, attelé en poste à quatre chevaux.

 

 

On allait déjeuner à Saint-Germain, au pavillon Henri-IV. Bel-Ami avait demandé à être le seul homme de la partie, car il ne pouvait supporter la présence et la figure du marquis de Cazolles. Mais, au dernier moment, il fut décidé que le comte de Latour- Yvelin serait enlevé, au saut du lit. On l’avait prévenu la veille.

 

 

La voiture remonta au grand trot l’avenue des Champs- Élysées, puis traversa le bois de Boulogne.

 

 

Il faisait un admirable temps d’été, pas trop chaud. Les hirondelles traçaient sur le bleu du ciel de grandes lignes courbes qu’on croyait voir encore quand elles étaient passées.

 

 

Les trois femmes se tenaient au fond du landau, la mère entre ses deux filles ; et les trois hommes, à reculons, Walter entre les deux invités.

 

 

On traversa la Seine, on contourna le Mont-Valérien, puis on gagna Bougival, pour longer ensuite la rivière jusqu’au Pecq.

 

 

Le comte de Latour-Yvelin, un homme un peu mûr à longs favoris légers, dont le moindre souffle d’air agitaient les pointes, ce qui faisait dire à Du Roy : « Il obtient de jolis effets de vent


dans sa barbe », contemplait Rose tendrement. Ils étaient fiancés depuis un mois.

 

 

Georges, fort pâle, regardait souvent Suzanne, qui était pâle aussi. Leurs yeux se rencontraient, semblaient se concerter, se comprendre, échanger secrètement une pensée, puis se fuyaient. Mme Walter était tranquille, heureuse.

 

 

Le déjeuner fut long. Avant de repartir pour Paris, Georges proposa de faire un tour sur la terrasse.

 

 

On s’arrêta d’abord pour examiner la vue. Tout le monde se mit en ligne le long du mur et on s’extasia sur l’étendue de l’horizon. La Seine, au pied d’une longue colline, coulait vers Maisons-Laffitte, comme un immense serpent couché dans la verdure. À droite, sur le sommet de la côte, l’aqueduc de Marly projetait sur le ciel son profil énorme de chenille à grandes pattes, et Marly disparaissait, au-dessous, dans un épais bouquet d’arbres.

 

 

Par la plaine immense qui s’étendait en face, on voyait des villages, de place en place. Les pièces d’eau du Vésinet faisaient des taches nettes et propres dans la maigre verdure de la petite forêt. À gauche, tout au loin, on apercevait en l’air le clocher pointu de Sartrouville.

 

 

Walter déclara :

 

 

« On ne peut trouver nulle part au monde un semblable panorama. Il n’y en a pas un pareil en Suisse. »

 

 

Puis on se mit en marche doucement pour faire une promenade et jouir un peu de cette perspective.

 

 

Georges et Suzanne restèrent en arrière. Dès qu’ils furent écartés de quelques pas, il lui dit d’une voix basse et contenue :


 

« Suzanne, je vous adore. Je vous aime à en perdre la tête. » Elle murmura :

« Moi aussi, Bel-Ami. » Il reprit :

« Si je ne vous ai pas pour femme, je quitterai Paris et ce pays. »

 

 

Elle répondit :

 

 

« Essayez donc de me demander à papa. Peut-être qu’il voudra bien. »

 

 

Il eut un petit geste d’impatience :

 

 

« Non, je vous le répète pour la dixième fois, c’est inutile. On me fermera la porte de votre maison ; on m’expulsera du journal ; et nous ne pourrons plus même nous voir. Voilà le joli résultat auquel je suis certain d’arriver par une demande en règle. On vous a promise au marquis de Cazolles. On espère que vous finirez par dire : « Oui. » Et on attend. »

 

 

Elle demanda :

 

 

« Qu’est-ce qu’il faut faire alors ? » Il hésitait, la regardant de côté :

« M’aimez-vous assez pour commettre une folie ? »

 

 

Elle répondit résolument :


 

« Oui.

 

 

– Une grande folie ?

 

 

– Oui.

 

 

– La plus grande des folies ?

 

 

– Oui.

 

 

– Aurez-vous aussi assez de courage pour braver votre père et votre mère ?

 

 

– Oui.

 

 

– Bien vrai ?

 

 

– Oui.

 

 

– Eh bien, il y a un moyen, un seul ! Il faut que la chose vienne de vous, et pas de moi. Vous êtes une enfant gâtée, on vous laisse tout dire, on ne s’étonnera pas trop d’une audace de plus de votre part. Écoutez donc. Ce soir, en rentrant, vous irez trouver votre maman, d’abord, votre maman toute seule. Et vous lui avouerez que vous voulez m’épouser. Elle aura une grosse émotion et une grosse colère… »

 

 

Suzanne l’interrompit :

 

 

« Oh ! maman voudra bien. » Il reprit vivement :


« Non. Vous ne la connaissez pas. Elle sera plus fâchée et plus furieuse que votre père. Vous verrez comme elle refusera. Mais vous tiendrez bon, vous ne céderez pas ; vous répéterez que vous voulez m’épouser, moi, seul, rien que moi. Le ferez-vous ?

 

 

– Je le ferai.

 

 

– Et en sortant de chez votre mère, vous direz la même chose à votre père, d’un air très sérieux et très décidé.

 

 

– Oui, oui. Et puis ?

 

 

– Et puis, c’est là que ça devient grave. Si vous êtes résolue, bien résolue, bien, bien, bien résolue à être ma femme, ma chère, chère petite Suzanne… Je vous… je vous enlèverai ! »

 

 

Elle eut une grande secousse de joie et faillit battre des mains.

 

 

« Oh ! quel bonheur ! vous m’enlèverez ? Quand ça m’enlèverez-vous ? »

 

 

Toute la vieille poésie des enlèvements nocturnes, des chaises de poste, des auberges, toutes les charmantes aventures des livres lui passèrent d’un coup dans l’esprit comme un songe enchanteur prêt à se réaliser.

 

 

Elle répéta :

 

 

« Quand ça m’enlèverez-vous ? » Il répondit très bas :

« Mais… ce soir… cette nuit. »

 

 

Elle demanda, frémissante :


« Et où irons-nous ?

 

 

– Ça, c’est mon secret. Réfléchissez à ce que vous faites. Songez bien qu’après cette fuite vous ne pourrez plus être que ma femme ! C’est le seul moyen, mais il est… il est très dangereux… pour vous. »

 

 

Elle déclara :

 

 

« Je suis décidée… où vous retrouverai-je ?

 

 

– Vous pourrez sortir de l’hôtel, toute seule ?

 

 

– Oui. Je sais ouvrir la petite porte.

 

 

– Eh bien, quand le concierge sera couché, vers minuit, venez me rejoindre place de la Concorde. Vous me trouverez dans un fiacre arrêté en face du ministère de la Marine.

 

 

– J’irai.

 

 

– Bien vrai ?

 

 

– Bien vrai. »

 

 

Il lui prit la main et la serra :

 

 

« Oh ! que je vous aime ! Comme vous êtes bonne et brave ! Alors, vous ne voulez pas épouser M. de Cazolles ?

 

 

– Oh ! non.

 

 

– Votre père s’est beaucoup fâché quand vous avez dit non ?

 

 

– Je crois bien, il voulait me remettre au couvent.


 

– Vous voyez qu’il est nécessaire d’être énergique.

 

 

– Je le serai. »

 

 

Elle regardait le vaste horizon, la tête pleine de cette idée d’enlèvement. Elle irait plus loin que là-bas… avec lui !… Elle serait enlevée !… Elle était fière de ça ! Elle ne songeait guère à sa réputation, à ce qui pouvait lui arriver d’infâme. Le savait-elle, même ? Le soupçonnait-elle ?

 

 

Mme Walter, se retournant, cria :

 

 

« Mais viens donc, petite. Qu’est-ce que tu fais avec Bel- Ami ? »

 

 

Ils rejoignirent les autres. On parlait des bains de mer où on serait bientôt.

Puis on revint par Chatou pour ne pas refaire la même route. George ne disait plus rien. Il songeait : Donc, si cette petite

avait un peu d’audace, il allait réussir, enfin ! Depuis trois mois, il

l’enveloppait dans l’irrésistible filet de sa tendresse. Il la séduisait, la captivait, la conquérait. Il s’était fait aimer par elle, comme il savait se faire aimer. Il avait cueilli sans peine son âme légère de poupée.

 

 

Il avait obtenu d’abord qu’elle refusât M. de Cazolles. Il venait d’obtenir qu’elle s’enfuît avec lui. Car il n’y avait pas d’autre moyen.

 

 

Mme Walter, il le comprenait bien, ne consentirait jamais à lui donner sa fille. Elle l’aimait encore, elle l’aimerait toujours, avec une violence intraitable. Il la contenait par sa froideur calculée, mais il la sentait rongée par une passion impuissante et


vorace. Jamais il ne pourrait la fléchir. Jamais elle n’admettrait qu’il prît Suzanne.

 

 

Mais une fois qu’il tiendrait la petite au loin, il traiterait de puissance à puissance, avec le père.

 

 

Pensant à tout cela, il répondait par phrases hachées aux choses qu’on lui disait et qu’il n’écoutait guère. Il parut revenir à lui lorsqu’il rentra dans Paris.

 

 

Suzanne aussi songeait ; et le grelot des quatre chevaux sonnait dans sa tête, lui faisait voir des grandes routes infinies sous des clairs de lune éternels, des forêts sombres traversées, des auberges au bord du chemin, et la hâte des hommes d’écurie à changer l’attelage, car tout le monde devine qu’ils sont poursuivis.

 

 

Quand le landau fut arrivé dans la cour de l’hôtel, on voulut retenir Georges à dîner. Il refusa et revint chez lui.

 

 

Après avoir un peu mangé, il mit de l’ordre dans ses papiers comme s’il allait faire un grand voyage. Il brûla des lettres compromettantes, en cacha d’autres, écrivit à quelques amis.

 

 

De temps en temps il regardait la pendule, en pensant : « Ça doit chauffer là-bas. » Et une inquiétude le mordait au cœur. S’il allait échouer ? Mais que pouvait-il craindre ? Il se tirerait toujours d’affaire ! Pourtant c’était une grosse partie qu’il jouait, ce soir-là !

 

 

Il ressortit vers onze heures, erra quelque temps, prit un fiacre et se fit arrêter place de la Concorde, le long des arcades du ministère de la Marine.

 

 

De temps en temps il enflammait une allumette pour regarder l’heure à sa montre. Quand il vit approcher minuit, son impatience devint fiévreuse. À tout moment il passait la tête à la portière pour regarder.


 

Une horloge lointaine sonna douze coups, puis une autre plus près, puis deux ensemble, puis une dernière très loin. Quand celle-là eut cessé de tinter, il pensa : « C’est fini. C’est raté. Elle ne viendra pas. »

 

 

Il était cependant résolu à demeurer jusqu’au jour. Dans ces cas-là il faut être patient.

Il entendit encore sonner le quart, puis la demie, puis les trois quarts ; et toutes les horloges répétèrent une heure comme elles avaient annoncé minuit. Il n’attendait plus, il restait, creusant sa pensée pour deviner ce qui avait pu arriver. Tout à coup une tête

de femme passa par la portière et demanda :

 

 

« Êtes-vous là, Bel-Ami ? »

 

 

Il eut un sursaut et une suffocation.

 

 

« C’est vous, Suzanne ?

 

 

– Oui, c’est moi. »

 

 

Il ne parvenait point à tourner la poignée assez vite, et répétait :

 

 

« Ah !… c’est vous… c’est vous… entrez. »

 

 

Elle entra et se laissa tomber contre lui. Il cria au cocher :

« Allez ! » Et le fiacre se mit en route.

 

 

Elle haletait, sans parler. Il demanda :


 

« Eh bien, comment ça s’est-il passé ? » Alors elle murmura, presque défaillante :

« Oh ! ç’a a été terrible, chez maman surtout. » Il était inquiet et frémissant.

« Votre maman ? Qu’est-ce qu’elle a dit ? Contez-moi ça.

 

 

– Oh ! ça a été affreux. Je suis entrée chez elle et je lui ai récité ma petite affaire que j’avais bien préparée. Alors elle a pâli, puis elle a crié : « Jamais ! jamais ! » Moi, j’ai pleuré, je me suis fâchée, j’ai juré que je n’épouserais que vous. J’ai cru qu’elle allait me battre. Elle est devenue comme folle ; elle a déclaré qu’on me renverrait au couvent, dès le lendemain. Je ne l’avais jamais vue comme ça, jamais ! Alors papa est arrivé en l’entendant débiter toutes ses sottises. Il ne s’est pas fâché tant qu’elle, mais il a déclaré que vous n’étiez pas un assez beau parti.

 

 

« Comme ils m’avaient mise en colère aussi, j’ai crié plus fort qu’eux. Et papa m’a dit de sortir avec un air dramatique qui ne lui allait pas du tout. C’est ce qui m’a décidée à me sauver avec vous. Me voilà, où allons-nous ? »

 

 

Il avait enlacé sa taille doucement ; et il écoutait de toutes ses oreilles, le cœur battant, une rancune haineuse s’éveillant en lui contre ces gens. Mais il la tenait, leur fille. Ils verraient, à présent.

 

 

Il répondit :

 

 

« Il est trop tard pour prendre le train ; cette voiture-là va donc nous conduire à Sèvres où nous passerons la nuit. Et demain nous partirons pour La Roche-Guyon. C’est un joli village, au bord de la Seine, entre Mantes et Bonnières. »


 

Elle murmura :

 

 

« C’est que je n’ai pas d’effets. Je n’ai rien. » Il sourit, avec insouciance :

« Bah ! nous nous arrangerons là-bas. »

 

 

Le fiacre roulait le long des rues. Georges prit une main de la jeune fille et se mit à la baiser, lentement, avec respect. Il ne savait que lui raconter, n’étant guère accoutumé aux tendresses platoniques. Mais soudain il crut s’apercevoir qu’elle pleurait.

 

 

Il demanda, avec terreur :

 

 

« Qu’est-ce que vous avez, ma chère petite ? » Elle répondit, d’une voix toute mouillée :

« C’est ma pauvre maman qui ne doit pas dormir à cette heure, si elle s’est aperçue de mon départ. »

 

 

Sa mère, en effet, ne dormait pas.

 

 

Aussitôt Suzanne sortie de sa chambre, Mme Walter était restée en face de son mari.

 

 

Elle demanda, éperdue, atterrée :

 

 

« Mon Dieu ! Qu’est-ce que cela veut dire ? » Walter cria, furieux :


« Ça veut dire que cet intrigant l’a enjôlée. C’est lui qui a fait refuser Cazolles. Il trouve la dot bonne, parbleu ! »

 

 

Il se mit à marcher avec rage à travers l’appartement et reprit :

 

 

« Tu l’attirais sans cesse, aussi, toi, tu le flattais, tu le cajolais, tu n’avais pas assez de chatteries pour lui.

 

 

C’était Bel-Ami par-ci, Bel-Ami par-là, du matin au soir. Te voilà payée. »

 

 

Elle murmura, livide :

 

 

« Moi ?… je l’attirais ! »

 

 

Il lui vociféra dans le nez :

 

 

« Oui, toi ! Vous êtes toutes folles de lui, la Marelle, Suzanne et les autres. Crois-tu que je ne voyais pas que tu ne pouvais point rester deux jours sans le faire venir ici ? »

 

 

Elle se dressa, tragique :

 

 

« Je ne vous permettrai pas de me parler ainsi. Vous oubliez que je n’ai pas été élevée, comme vous, dans une boutique. »

 

 

Il demeura d’abord immobile et stupéfait, puis il lâcha un

« Nom de Dieu « furibond, et il sortit en tapant la porte.

 

 

Dès qu’elle fut seule, elle alla, par instinct, vers la glace pour se regarder, comme pour voir si rien n’était changé en elle, tant ce qui arrivait lui paraissait impossible, monstrueux. Suzanne était amoureuse de Bel-Ami ! et Bel-Ami voulait épouser Suzanne ! Non ! elle s’était trompée, ce n’était pas vrai. La fillette avait eu une toquade bien naturelle pour ce beau garçon, elle avait espéré


qu’on le lui donnerait pour mari ; elle avait fait son petit coup de tête ! Mais lui ? lui ne pouvait pas être complice de ça ! Elle réfléchissait, troublée comme on l’est devant les grandes catastrophes. Non, Bel-Ami ne devait rien savoir de l’escapade de Suzanne.

 

 

Et elle songea longtemps à la perfidie et à l’innocence possibles de cet homme. Quel misérable, s’il avait préparé le coup ! Et qu’arriverait-il ? Que de dangers et de tourments elle prévoyait !

 

 

S’il ne savait rien, tout pouvait s’arranger encore. On ferait un voyage avec Suzanne pendant six mois, et ce serait fini. Mais comment pourrait-elle le revoir, elle, ensuite ? Car elle l’aimait toujours. Cette passion était entrée en elle à la façon de ces pointes de flèche qu’on ne peut plus arracher.

 

 

Vivre sans lui était impossible. Autant mourir. Sa pensée s’égarait dans ces angoisses et dans ces incertitudes. Une douleur commençait à poindre dans sa tête ; ses idées devenaient pénibles, troubles, lui faisaient mal. Elle s’énervait à chercher, s’exaspérait de ne pas savoir. Elle regarda sa pendule, il était une heure passée. Elle se dit : « Je ne veux pas rester ainsi, je deviens folle. Il faut que je sache. Je vais réveiller Suzanne pour l’interroger. »

 

 

Et elle s’en alla, déchaussée, pour ne pas faire de bruit, une bougie à la main, vers la chambre de sa fille. Elle l’ouvrit bien doucement, entra, regarda le lit. Il n’était pas défait. Elle ne comprit point d’abord, et pensa que la fillette discutait encore avec son père. Mais aussitôt un soupçon horrible l’effleura et elle courut chez son mari. Elle y arriva d’un élan ; blême et haletante. Il était couché et lisait encore.

 

 

Il demanda effaré :

 

 

« Eh bien ! quoi ? Qu’est-ce que tu as ? »


 

Elle balbutiait :

 

 

« As-tu vu Suzanne ?

 

 

– Moi ? Non. Pourquoi ?

– Elle est… elle est… partie. Elle n’est pas dans sa chambre. » Il sauta d’un bond sur le tapis, chaussa ses pantoufles et, sans

caleçon, la chemise au vent, il se précipita à son tour vers l’appartement de sa fille.

 

 

Dès qu’il l’eut vu, il ne conserva point de doute. Elle s’était enfuie.

 

 

Il tomba sur un fauteuil et posa sa lampe par terre devant lui. Sa femme l’avait rejoint. Elle bégaya :

« Eh bien ? »

 

 

Il n’avait plus la force de répondre ; il n’avait plus de colère, il gémit :

 

 

« C’est fait, il la tient. Nous sommes perdus. » Elle ne comprenait pas :

« Comment perdus ?

 

 

– Eh ! oui, parbleu. Il faut bien qu’il l’épouse maintenant. » Elle poussa une sorte de cri de bête :


« Lui ! jamais ! Tu es donc fou ? » Il répondit tristement :

« Ça ne sert à rien de hurler. Il l’a enlevée, il l’a déshonorée. Le mieux est encore de la lui donner. En s’y prenant bien,

personne ne saura cette aventure. »

 

 

Elle répéta, secouée d’une émotion terrible :

 

 

« Jamais ! jamais il n’aura Suzanne ! Jamais je ne consentirai ! »

 

 

Walter murmura avec accablement :

 

 

« Mais il l’a. C’est fait. Et il la gardera et la cachera tant que nous n’aurons point cédé. Donc, pour éviter le scandale, il faut céder tout de suite. »

 

 

Sa femme, déchirée par une inavouable douleur, répéta :

 

 

« Non ! non. Jamais je ne consentirai ! » Il reprit, s’impatientant :

« Mais il n’y a pas à discuter. Il le faut. Ah ! le gredin, comme il nous a joués… Il est fort tout de même. Nous aurions pu trouver beaucoup mieux comme position, mais pas comme intelligence et comme avenir. C’est un homme d’avenir. Il sera député et

ministre. »

 

 

Mme Walter déclara, avec une énergie farouche :

 

 

« Jamais je ne lui laisserai épouser Suzanne… Tu entends…

jamais ! »


Il finit par se fâcher et par prendre, en homme pratique, la défense de Bel-Ami.

 


Date: 2015-12-18; view: 647


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