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Deuxième Partie 8 page

 

 

Elle voulait le voir tous les jours, l’appelait à tout moment par des télégrammes, pour des rencontres rapides au coin des rues, dans un magasin, dans un jardin public.

 

 

Elle lui répétait alors, en quelques phrases, toujours les mêmes, qu’elle l’adorait et l’idolâtrait, puis elle le quittait en lui jurant « qu’elle était bien heureuse de l’avoir vu ».

 

 

Elle se montrait tout autre qu’il ne l’avait rêvée, essayant de le séduire avec des grâces puériles, des enfantillages d’amour ridicules à son âge. Étant demeurée jusque-là strictement


honnête, vierge de cœur, fermée à tout sentiment, ignorante de toute sensualité, ça avait été tout d’un coup chez cette femme sage dont la quarantaine tranquille semblait un automne pâle après un été froid, ça avait été une sorte de printemps fané, plein de petites fleurs mal sorties et de bourgeons avortés, une étrange éclosion d’amour de fillette, d’amour tardif ardent et naïf, fait d’élans imprévus, de petits cris de seize ans, de cajoleries embarrassantes, de grâces vieillies sans avoir été jeunes. Elle lui écrivait dix lettres en un jour, des lettres niaisement folles, d’un style bizarre, poétique et risible, orné comme celui des Indiens, plein de noms de bêtes et d’oiseaux.

 

 

Dès qu’ils étaient seuls, elle l’embrassait avec des gentillesses lourdes de grosse gamine, des moues de lèvres un peu grotesques, des sauteries qui secouaient sa poitrine trop pesante sous l’étoffe du corsage. Il était surtout écœuré de l’entendre dire « Mon rat »,

« Mon chien », « Mon chat », « Mon bijou », « Mon oiseau bleu », « Mon trésor », et de la voir s’offrir à lui chaque fois avec une petite comédie de pudeur enfantine, de petits mouvements de crainte qu’elle jugeait gentils, et de petits jeux de pensionnaire dépravée.

 

 

Elle demandait : « À qui cette bouche-là ? » Et quand il ne répondait pas tout de suite : « C’est à moi », – elle insistait jusqu’à le faire pâlir d’énervement.

 

 

Elle aurait dû sentir, lui semblait-il, qu’il faut, en amour, un tact, une adresse, une prudence et une justesse extrêmes, que s’étant donnée à lui, elle mûre, mère de famille, femme du monde, elle devait se livrer gravement, avec une sorte d’emportement contenu, sévère, avec des larmes peut-être, mais avec les larmes de Didon, non plus avec celles de Juliette.

 

 

Elle lui répétait sans cesse :

 

 

« Comme je t’aime, mon petit ! M’aimes-tu autant, dis, mon bébé ? »




 

Il ne pouvait plus l’entendre prononcer « mon petit « ni

« mon bébé « sans avoir envie de l’appeler « ma vieille ».

 

 

Elle lui disait :

 

 

« Quelle folie j’ai faite de te céder. Mais je ne le regrette pas. C’est si bon d’aimer. »

 

 

Tout cela semblait à Georges irritant dans cette bouche. Elle murmurait : « C’est si bon d’aimer « comme l’aurait fait une ingénue, au théâtre.

 

 

Et puis elle l’exaspérait par la maladresse de sa caresse. Devenue soudain sensuelle sous le baiser de ce beau garçon qui avait si fort allumé son sang, elle apportait dans son étreinte une ardeur inhabile et une application sérieuse qui donnaient à rire à Du Roy et le faisaient songer aux vieillards qui essaient d’apprendre à lire.

 

 

Et quand elle aurait dû le meurtrir dans ses bras, en le regardant ardemment de cet œil profond et terrible qu’ont certaines femmes défraîchies, superbes en leur dernier amour, quand elle aurait dû le mordre de sa bouche muette et frissonnante en l’écrasant sous sa chair épaisse et chaude, fatiguée mais insatiable, elle se trémoussait comme une gamine et zézayait pour être gracieuse :

 

 

T’aime tant, mon petit. T’aime tant. Fais un beau m’amour à ta petite femme ! »

 

 

Il avait alors une envie folle de jurer, de prendre son chapeau et de partir en tapant la porte.

 

 

Ils s’étaient vus souvent, dans les premiers temps, rue de

Constantinople, mais Du Roy, qui redoutait une rencontre avec


Mme de Marelle, trouvait mille prétextes maintenant pour se refuser à ces rendez-vous.

 

 

Il avait dû alors venir presque tous les jours chez elle, tantôt déjeuner, tantôt dîner. Elle lui serrait la main sous la table, lui tendait sa bouche derrière les portes. Mais lui s’amusait surtout à jouer avec Suzanne qui l’égayait par ses drôleries. Dans son corps de poupée s’agitait un esprit agile et malin, imprévu et sournois, qui faisait toujours la parade comme une marionnette de foire. Elle se moquait de tout et de tout le monde, avec un à-propos mordant. Georges excitait sa verve, la poussait à l’ironie, et ils s’entendaient à merveille.

 

 

Elle l’appelait à tout instant :

 

 

« Écoutez, Bel-Ami. Venez ici, Bel-Ami. »

 

 

Il quittait aussitôt la maman pour courir à la fillette qui lui murmurait quelque méchanceté dans l’oreille, et ils riaient de tout leur cœur.

 

 

Cependant, dégoûté de l’amour de la mère, il en arrivait à une insurmontable répugnance ; il ne pouvait plus la voir, ni l’entendre, ni penser à elle sans colère. Il cessa donc d’aller chez elle, de répondre à ses lettres, et de céder à ses appels.

 

 

Elle comprit enfin qu’il ne l’aimait plus, et souffrit horriblement. Mais elle s’acharna, elle l’épia, le suivit, l’attendit dans un fiacre aux stores baissés, à la porte du journal, à la porte de sa maison, dans les rues où elle espérait qu’il passerait.

 

 

Il avait envie de la maltraiter, de l’injurier, de la frapper, de lui dire nettement : « Zut, j’en ai assez, vous m’embêtez. » Mais il gardait toujours quelques ménagements, à cause de La Vie Française ; et il tâchait, à force de froideur, de duretés


enveloppées d’égards et même de paroles rudes par moments, de lui faire comprendre qu’il fallait bien que cela finît.

 

 

Elle s’entêtait surtout à chercher des ruses pour l’attirer rue de Constantinople, et il tremblait sans cesse que les deux femmes ne se trouvassent, un jour, nez à nez, à la porte.

 

 

Son affection pour Mme de Marelle, au contraire, avait grandi pendant l’été. Il l’appelait son « gamin », et décidément elle lui plaisait. Leurs deux natures avaient des crochets pareils ; ils étaient bien, l’un et l’autre, de la race aventureuse des vagabonds de la vie, de ces vagabonds mondains qui ressemblent fort, sans s’en douter, aux bohèmes des grandes routes.

 

 

Ils avaient eu un été d’amour charmant, un été d’étudiants qui font la noce, s’échappant pour aller déjeuner ou dîner à Argenteuil, à Bougival, à Maisons, à Poissy, passant des heures dans un bateau à cueillir des fleurs le long des berges. Elle adorait les fritures de Seine, les gibelottes et les matelotes, les tonnelles des cabarets et les cris des canotiers. Il aimait partir avec elle, par un jour clair, sur l’impériale d’un train de banlieue et traverser, en disant des bêtises gaies, la vilaine campagne de Paris où bourgeonnent d’affreux chalets bourgeois.

 

 

Et quand il lui fallait rentrer pour dîner chez Mme Walter, il haïssait la vieille maîtresse acharnée, en souvenir de la jeune qu’il venait de quitter, et qui avait défloré ses désirs et moissonné son ardeur dans les herbes du bord de l’eau.

 

 

Il se croyait enfin à peu près délivré de la Patronne, à qui il avait exprimé d’une façon claire, presque brutale, sa résolution de rompre, quand il reçut au journal le télégramme l’appelant, à deux heures, rue de Constantinople.

 

 

Il le relisait en marchant : « Il faut absolument que je te parle aujourd’hui. C’est très grave, très grave. Attends-moi à deux


heures rue de Constantinople. Je peux te rendre un grand service. Ton amie jusqu’à la mort. – VIRGINIE. »

 

 

Il pensait : « Qu’est-ce qu’elle me veut encore, cette vieille chouette ? Je parie qu’elle n’a rien à me dire. Elle va me répéter qu’elle m’adore. Pourtant il faut voir. Elle parle d’une chose très grave et d’un grand service, c’est peut-être vrai. Et Clotilde qui vient à quatre heures. Il faut que j’expédie la première à trois heures au plus tard. Sacristi ! pourvu qu’elles ne se rencontrent pas. Quelles rosses de femmes ! »

 

 

Et il songea qu’en effet la sienne était la seule qui ne le tourmentait jamais. Elle vivait de son côté, et elle avait l’air de l’aimer beaucoup, aux heures destinées à l’amour, car elle n’admettait pas qu’on dérangeât l’ordre immuable des occupations ordinaires de la vie.

 

 

Il allait, à pas lents, vers son logis de rendez-vous, s’excitant mentalement contre la Patronne :

 

 

« Ah ! je vais la recevoir d’une jolie façon si elle n’a rien à me dire. Le français de Cambronne sera académique auprès du mien. Je lui déclare que je ne fiche plus les pieds chez elle, d’abord. »

 

 

Et il entra pour entendre Mme Walter.

 

 

Elle arriva presque aussitôt, et dès qu’elle l’eut aperçu :

 

 

« Ah ! tu as reçu ma dépêche ! Quelle chance ! » Il avait pris un visage méchant :

« Parbleu, je l’ai trouvée au journal, au moment où je partais pour la Chambre. Qu’est-ce que tu me veux encore ? »


Elle avait relevé sa voilette pour l’embrasser, et elle s’approchait avec un air craintif et soumis de chienne souvent battue.

 

 

« Comme tu es cruel pour moi… Comme tu me parles durement… Qu’est-ce que je t’ai fait ? Tu ne te figures pas comme je souffre par toi ! »

 

 

Il grogna :

 

 

« Tu ne vas pas recommencer ? »

 

 

Elle était debout tout près de lui, attendant un sourire, un geste pour se jeter dans ses bras.

 

 

Elle murmura :

 

 

« Il ne fallait pas me prendre pour me traiter ainsi, il fallait me laisser sage et heureuse, comme j’étais. Te rappelles-tu ce que tu me disais dans l’église, et comme tu m’as fait entrer de force dans cette maison ? Et voilà maintenant comment tu me parles ! comment tu me reçois ! Mon Dieu ! Mon Dieu ! que tu me fais mal ! »

 

 

Il frappa du pied, et, violemment :

 

 

« Ah ! mais, zut ! En voilà assez. Je ne peux pas te voir une minute sans entendre cette chanson-là. On dirait vraiment que je t’ai prise à douze ans et que tu étais ignorante comme un ange. Non, ma chère, rétablissons les faits, il n’y a pas eu détournement de mineure. Tu t’es donnée à moi, en plein âge de raison. Je t’en remercie, je t’en suis absolument reconnaissant, mais je ne suis pas tenu d’être attaché à ta jupe jusqu’à la mort. Tu as un mari et j’ai une femme. Nous ne sommes libres ni l’un ni l’autre. Nous nous sommes offert un caprice, ni vu ni connu, c’est fini. »


Elle dit :

 

 

« Oh ! que tu es brutal ! que tu es grossier, que tu es infâme ! Non ! je n’étais plus une jeune fille, mais je n’avais jamais aimé, jamais failli… »

 

 

Il lui coupa la parole :

 

 

« Tu me l’as déjà répété vingt fois, je le sais. Mais tu avais eu deux enfants… je ne t’ai donc pas déflorée… »

 

 

Elle recula :

 

 

« Oh ! Georges, c’est indigne !… »

 

 

Et portant ses deux mains à sa poitrine, elle commença à suffoquer, avec des sanglots qui lui montaient à la gorge.

 

 

Quand il vit les larmes arriver, il prit son chapeau sur le coin de la cheminée :

 

 

« Ah ! tu vas pleurer ! Alors, bonsoir. C’est pour cette représentation-là que tu m’avais fait venir ? »

 

 

Elle fit un pas afin de lui barrer la route et, tirant vivement un mouchoir de sa poche, s’essuya les yeux d’un geste brusque. Sa voix s’affermit sous l’effort de sa volonté et elle dit interrompue par un chevrotement de douleur :

 

 

« Non… je suis venue pour… pour te donner une nouvelle… une nouvelle politique… pour te donner le moyen de gagner cinquante mille francs… ou même plus… si tu veux. »

 

 

Il demanda, adouci tout à coup :

 

 

Comment ça ! Qu’est-ce que tu veux dire ?


 

– J’ai surpris par hasard, hier soir, quelques mots de mon mari et de Laroche. Ils ne se cachaient pas beaucoup devant moi, d’ailleurs. Mais Walter recommandait au ministre de ne pas te mettre dans le secret parce que tu dévoilerais tout. »

 

 

Du Roy avait reposé son chapeau sur une chaise. Il attendait, très attentif.

 

 

« Alors, qu’est-ce qu’il y a ?

 

 

– Ils vont s’emparer du Maroc !

 

 

– Allons donc. J’ai déjeuné avec Laroche qui m’a presque dicté les intentions du cabinet.

 

 

Non, mon chéri, ils t’ont joué parce qu’ils ont peur qu’on connaisse leur combinaison.

 

 

– Assieds-toi », dit Georges.

 

 

Et il s’assit lui-même sur un fauteuil. Alors elle attira par terre un petit tabouret, et s’accroupit dessus, entre les jambes du jeune homme. Elle reprit, d’une voix câline :

 

 

« Comme je pense toujours à toi, je fais attention maintenant à tout ce qu’on chuchote autour de moi. »

 

 

Et elle se mit, doucement, à lui expliquer comment elle avait deviné depuis quelque temps qu’on préparait quelque chose à son insu, qu’on se servait de lui en redoutant son concours.

 

 

Elle disait :

 

 

« Tu sais, quand on aime, on devient rusée. »


Enfin, la veille, elle avait compris. C’était une grosse affaire, une très grosse affaire préparée dans l’ombre. Elle souriait maintenant, heureuse de son adresse ; elle s’exaltait, parlant en femme de financier, habituée à voir machiner les coups de bourse, les évolutions des valeurs, les accès de hausse et de baisse ruinant en deux heures de spéculation des milliers de petits bourgeois, de petits rentiers, qui ont placé leurs économies sur des fonds garantis par des noms d’hommes honorés, respectés, hommes politiques ou hommes de banque.

 

 

Elle répétait :

 

 

« Oh ! c’est très fort ce qu’ils ont fait. Très fort. C’est Walter qui a tout mené d’ailleurs, et il s’y entend. Vraiment, c’est de premier ordre. »

 

 

Il s’impatientait de ces préparations.

 

 

« Voyons, dis vite.

 

 

– Eh bien, voilà. L’expédition de Tanger était décidée entre eux dès le jour où Laroche a pris les Affaires étrangères ; et, peu à peu, ils ont racheté tout l’emprunt du Maroc qui était tombé à soixante-quatre ou cinq francs. Ils l’ont racheté très habilement, par le moyen d’agents suspects, véreux, qui n’éveillaient aucune méfiance. Ils ont roulé même les Rothschild, qui s’étonnaient de voir toujours demander du marocain. On leur a répondu en nommant les intermédiaires, tous tarés, tous à la côte. Ça a tranquillisé la grande banque. Et puis maintenant on va faire l’expédition, et dès que nous serons là-bas, l’État français garantira la dette. Nos amis auront gagné cinquante ou soixante millions. Tu comprends l’affaire ? Tu comprends aussi comme on a peur de tout le monde, peur de la moindre indiscrétion. »

 

 

Elle avait appuyé sa tête sur le gilet du jeune homme, et les bras posés sur ses jambes, elle se serrait, se collait contre lui,


sentant bien qu’elle l’intéressait à présent, prête à tout faire, à tout commettre, pour une caresse, pour un sourire.

 

 

Il demanda :

 

 

« Tu es bien sûre ? »

 

 

Elle répondit avec confiance :

 

 

« Oh ! je crois bien ! » Il déclara :

« C’est très fort, en effet. Quant à ce salop de Laroche, en voilà un que je repincerai. Oh ! le gredin ! qu’il prenne garde à lui !… qu’il prenne garde à lui… Sa carcasse de ministre me restera entre les doigts ! »

 

 

Puis il se mit à réfléchir, et il murmura :

 

 

« Il faudrait pourtant profiter de ça.

 

 

– Tu peux encore acheter de l’emprunt, dit-elle. Il n’est qu’à soixante-douze francs. »

 

 

Il reprit :

 

 

« Oui, mais je n’ai pas d’argent disponible. »

 

 

Elle leva les yeux vers lui, des yeux pleins de supplication.

 

 

« J’y ai pensé, mon chat, et si tu étais bien gentil, bien gentil, si tu m’aimais un peu, tu me laisserais t’en prêter. »

 

 

Il répondit brusquement, presque durement :


 

« Quant à ça, non, par exemple. »

 

 

Elle murmura, d’une voix implorante :

 

 

« Écoute, il y a une chose que tu peux faire sans emprunter de l’argent. Je voulais en acheter pour dix mille francs de cet emprunt, moi, pour me créer une petite cassette. Eh bien, j’en prendrai pour vingt mille ! Tu te mets de moitié. Tu comprends bien que je ne vais pas rembourser ça à Walter. Il n’y a donc rien à payer pour le moment. Si ça réussit, tu gagnes soixante-dix mille francs. Si ça ne réussit pas, tu me devras dix mille francs que tu me paieras à ton gré. »

 

 

Il dit encore :

 

 

« Non, je n’aime guère ces combinaisons-là. »

 

 

Alors, elle raisonna pour le décider, elle lui prouva qu’il engageait en réalité dix mille francs sur parole, qu’il courait des risques, par conséquent, qu’elle ne lui avançait rien puisque les déboursés étaient faits par la Banque Walter.

 

 

Elle lui démontra en outre que c’était lui qui avait mené, dans La Vie Française, toute la campagne politique qui rendait possible cette affaire, qu’il serait bien naïf en n’en profitant pas.

 

 

Il hésitait encore. Elle ajouta :

 

 

« Mais songe donc qu’en vérité c’est Walter qui te les avance, ces dix mille francs, et que tu lui as rendu des services qui valent plus que ça.

 

 

– Eh bien, soit, dit-il. Je me mets de moitié avec toi. Si nous perdons, je te rembourserai dix mille francs. »


Elle fut si contente qu’elle se releva, saisit à deux mains sa tête et se mit à l’embrasser avidement.

 

 

Il ne se défendit point d’abord, puis comme elle s’enhardissait, l’étreignant et le dévorant de caresses, il songea que l’autre allait venir tout à l’heure et que s’il faiblissait il perdrait du temps, et laisserait aux bras de la vieille une ardeur qu’il valait mieux garder pour la jeune.

 

 

Alors il la repoussa doucement.

 

 

« Voyons, sois sage », dit-il.

 

 

Elle le regarda avec des yeux désolés :

 

 

« Oh ! Georges, je ne peux même plus t’embrasser. » Il répondit :

« Non, pas aujourd’hui. J’ai un peu de migraine et cela me fait mal. »

 

 

Alors elle se rassit, docile, entre ses jambes. Elle demanda :

 

 

« Veux-tu venir dîner demain à la maison ? Quel plaisir tu me ferais ! »

 

 

Il hésita, puis n’osa point refuser.

 

 

« Mais oui, certainement.

 

 

– Merci, mon chéri. »


Elle frottait lentement sa joue sur la poitrine du jeune homme, d’un mouvement câlin et régulier, et un de ses longs cheveux noirs se prit dans le gilet.

 

 

Elle s’en aperçut, et une idée folle lui traversa l’esprit, une de ces idées superstitieuses qui sont souvent toute la raison des femmes. Elle se mit à enrouler tout doucement ce cheveu autour d’un bouton. Puis elle en attacha un autre au bouton suivant, un autre encore à celui du dessus. À chaque bouton elle en nouait un.

 

 

Il allait les arracher tout à l’heure, en se levant. Il lui ferait mal, quel bonheur ! Et il emporterait quelque chose d’elle, sans le savoir, il emporterait une petite mèche de sa chevelure, dont il n’avait jamais demandé. C’était un lien par lequel elle l’attachait, un lien secret, invisible ! un talisman qu’elle laissait sur lui. Sans le vouloir, il penserait à elle, il rêverait d’elle, il l’aimerait un peu plus le lendemain.

 

 

Il dit tout à coup :

 

 

« Il va falloir que je te quitte parce qu’on m’attend à la Chambre pour la fin de la séance. Je ne puis manquer aujourd’hui. »

 

 

Elle soupira :

 

 

« Oh ! déjà. » Puis, résignée :

 

 

« Va, mon chéri, mais tu viendras dîner demain. »

 

 

Et, brusquement, elle s’écarta. Ce fut sur sa tête une douleur courte et vive comme si on lui eût piqué la peau avec des aiguilles. Son cœur battait ; elle était contente d’avoir souffert un peu par lui.

 

 

« Adieu ! » dit-elle.


 

Il la prit dans ses bras avec un sourire compatissant et lui baisa les yeux froidement.

 

 

Mais elle, affolée par ce contact, murmura encore une fois :

« Déjà ! » Et son regard suppliant montrait la chambre dont la porte était ouverte.

 

 

Il l’éloigna de lui, et d’un ton pressé :

 

 

« Il faut que je me sauve, je vais arriver en retard. »

 

 

Alors elle lui tendit ses lèvres qu’il effleura à peine, et lui ayant donné son ombrelle qu’elle oubliait, il reprit :

 

 

« Allons, allons, dépêchons-nous, il est plus de trois heures. » Elle sortit devant lui ; elle répétait :

« Demain, sept heures. » Il répondit :

« Demain, sept heures. »

 

 

Ils se séparèrent. Elle tourna à droite, et lui à gauche.

 

 

Du Roy remonta jusqu’au boulevard extérieur. Puis, il redescendit le boulevard Malesherbes, qu’il se mit à suivre, à pas lents. En passant devant un pâtissier, il aperçut des marrons glacés dans une coupe de cristal, et il pensa : « Je vais en rapporter une livre pour Clotilde. » Il acheta un sac de ces fruits sucrés qu’elle aimait à la folie. À quatre heures, il était rentré pour attendre sa jeune maîtresse.


Elle vint un peu en retard parce que son mari était arrivé pour huit jours. Elle demanda :

 

 

« Peux-tu venir dîner demain ? Il serait enchanté de te voir.

 

 

– Non, je dîne chez le Patron. Nous avons un tas de combinaisons politiques et financières qui nous occupent. »

 

 

Elle avait enlevé son chapeau. Elle ôtait maintenant son corsage qui la serrait trop.

 

 

Il lui montra le sac sur la cheminée :

 

 

« Je t’ai apporté des marrons glacés. » Elle battit des mains :

« Quelle chance ! comme tu es mignon. » Elle les prit, en goûta un, et déclara :

« Ils sont délicieux. Je sens que je n’en laisserai pas un seul. »

 

 

Puis elle ajouta en regardant Georges avec une gaieté sensuelle :

 

 

« Tu caresses donc tous mes vices ? »

 

 

Elle mangeait lentement les marrons et jetait sans cesse un coup d’œil au fond du sac pour voir s’il en restait toujours.

 

 

Elle dit :

 

 

« Tiens, assieds-toi dans le fauteuil, je vais m’accroupir entre tes jambes pour grignoter mes bonbons.


 

Je serai très bien. »

 

 

Il sourit, s’assit, et la prit entre ses cuisses ouvertes comme il tenait tout à l’heure Mme Walter.

 

 

Elle levait la tête vers lui pour lui parler, et disait, la bouche pleine :

 

 

« Tu ne sais pas, mon chéri, j’ai rêvé de toi, j’ai rêvé que nous faisions un grand voyage, tous les deux, sur un chameau. Il avait deux bosses, nous étions à cheval chacun sur une bosse, et nous traversions le désert. Nous avions emporté des sandwiches dans un papier et du vin dans une bouteille et nous faisions la dînette sur nos bosses. Mais ça m’ennuyait parce que nous ne pouvions pas faire autre chose, nous étions trop loin l’un de l’autre, et moi je voulais descendre. »


Date: 2015-12-18; view: 520


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