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Deuxième Partie 7 page

 

 



– Non. J’attends une femme, moi. »

Et l’ayant salué, le journaliste s’éloigna, le sourire aux lèvres. En approchant de la grande porte, il revit la pauvresse,

toujours à genoux et priant toujours. Il pensa :

 



 



« Cristi ! elle a l’invocation tenace. » Il n’était plus ému, il ne la plaignait plus.

 



 



Il passa, et, doucement, se mit à remonter la nef de droite pour retrouver Mme Walter.


Il guettait de loin la place où il l’avait laissée, s’étonnant de ne pas l’apercevoir. Il crut s’être trompé de pilier, alla jusqu’au dernier, et revint ensuite. Elle était donc partie ! Il demeurait surpris et furieux. Puis il s’imagina qu’elle le cherchait, et il refit le tour de l’église. Ne l’ayant point trouvée, il retourna s’asseoir sur la chaise qu’elle avait occupée, espérant qu’elle l’y rejoindrait. Et il attendit.

 



 



Bientôt un léger murmure de voix éveilla son attention. Il n’avait vu personne dans ce coin de l’église. D’où venait donc ce chuchotement ? Il se leva pour chercher, et il aperçut, dans la chapelle voisine, les portes du confessionnal. Un bout de robe sortait de l’une et traînait sur le pavé. Il s’approcha pour examiner la femme. Il la reconnut. Elle se confessait !…

 



 



Il sentit un désir violent de la prendre par les épaules et de l’arracher de cette boîte. Puis il pensa : « Bah ! c’est le tour du curé, ce sera le mien demain. » Et il s’assit tranquillement en face des guichets de la pénitence, attendant son heure, et ricanant, à présent, de l’aventure.

 



 



Il attendit longtemps. Enfin, Mme Walter se releva, se retourna, le vit et vint à lui. Elle avait un visage froid et sévère.

 



 



« Monsieur, dit-elle, je vous prie de ne pas m’accompagner, de ne pas me suivre, et de ne plus venir, seul, chez moi. Vous ne seriez point reçu. Adieu ! »

 



 



Et elle s’en alla, d’une démarche digne.

 



 



Il la laissa s’éloigner, car il avait pour principe de ne jamais forcer les événements. Puis comme le prêtre, un peu troublé, sortait à son tour de son réduit, il marcha droit à lui, et le regardant au fond des yeux, il lui grogna dans le nez :

 



 



« Si vous ne portiez point une jupe, vous, quelle paire de soufflets sur votre vilain museau. »


 

Puis il pivota sur ses talons et sortit de l’église en sifflotant.

 



 



Debout sous le portail, le gros monsieur, le chapeau sur la tête et les mains derrière le dos, las d’attendre, parcourait du regard la vaste place et toutes les rues qui s’y rejoignent.

 



 



Quand Du Roy passa près de lui, ils se saluèrent.

 



 



Le journaliste, se trouvant libre, descendit à La Vie Française. Dès l’entrée, il vit à la mine affairée des garçons qu’il se passait des choses anormales, et il entra brusquement dans le cabinet du directeur.

 



 



Le père Walter, debout, nerveux, dictait un article par phrases hachées, donnait, entre deux alinéas, des missions à ses reporters qui l’entouraient, faisait des recommandations à Boisrenard, et décachetait des lettres.

 



 



Quand Du Roy entra, le patron poussa un cri de joie :

 



 



« Ah ! quelle chance, voilà Bel-Ami ! »

 



 



Il s’arrêta net, un peu confus, et s’excusa :

 



 



« Je vous demande pardon de vous avoir appelé ainsi, je suis très troublé par les circonstances. Et puis, j’entends ma femme et mes filles vous nommer « Bel-Ami » du matin au soir, et je finis par en prendre moi-même l’habitude. Vous ne m’en voulez pas ? »

 



 



Georges riait :

« Pas du tout. Ce surnom n’a rien qui me déplaise. » Le père Walter reprit :


 

« Très bien, alors je vous baptise Bel-Ami comme tout le monde. Eh bien ! voilà, nous avons de gros événements. Le ministère est tombé sur un vote de trois cent dix voix contre cent deux. Nos vacances sont encore remises, remises aux calendes grecques, et nous voici au 28 juillet. L’Espagne se fâche pour le Maroc, c’est ce qui a jeté bas Durand de l’Aine et ses acolytes. Nous sommes dans le pétrin jusqu’au cou. Marrot est chargé de former un nouveau cabinet. Il prend le général Boutin d’Acre à la Guerre et notre ami Laroche-Mathieu aux Affaires étrangères. Il garde lui-même le portefeuille de l’Intérieur, avec la présidence du Conseil. Nous allons devenir une feuille officieuse. Je fais l’article de tête, une simple déclaration de principes, en traçant leur voie aux ministres. »

 



 



Le bonhomme sourit et reprit :

 



 



« La voie qu’ils comptent suivre, bien entendu. Mais il me faudrait quelque chose d’intéressant sur la question du Maroc, une actualité, une chronique à effet, à sensation, je ne sais quoi ? Trouvez-moi ça, vous. »

 



 



Du Roy réfléchit une seconde puis répondit :

 



 



« J’ai votre affaire. Je vous donne une étude sur la situation politique de toute notre colonie africaine, avec la Tunisie à gauche, l’Algérie au milieu, et le Maroc à droite, l’histoire des races qui peuplent ce grand territoire, et le récit d’une excursion sur la frontière marocaine jusqu’à la grande oasis de Figuig où aucun Européen n’a pénétré et qui est la cause du conflit actuel. Ça vous va-t-il ? »

 



 



Le père Walter s’écria :

 



 



« Admirable ! Et quel titre ?


 

– Superbe. »

 



 



Et Du Roy s’en alla fouiller dans la collection de La Vie Française pour retrouver son premier article : « Les Mémoires d’un chasseur d’Afrique », qui, débaptisé, retapé et modifié, ferait admirablement l’affaire, d’un bout à l’autre, puisqu’il y était question de politique coloniale, de la population algérienne et d’une excursion dans la province d’Oran.

 



 



En trois quarts d’heure, la chose fut refaite, rafistolée, mise au point, avec une saveur d’actualité et des louanges pour le nouveau cabinet.

 



 



Le directeur, ayant lu l’article, déclara :

 



 



« C’est parfait… parfait… parfait. Vous êtes un homme précieux. Tous mes compliments. »

 



 



Et Du Roy rentra dîner, enchanté de sa journée, malgré l’échec de la Trinité, car il sentait bien la partie gagnée.

 



 



Sa femme, fiévreuse, l’attendait. Elle s’écria en le voyant :

 



 



« Tu sais que Laroche est ministre des Affaires étrangères.

 



 



– Oui, je viens même de faire un article sur l’Algérie à ce sujet.

 



 



– Quoi donc ?

 



 



– Tu le connais, le premier que nous ayons écrit ensemble :

« Les Mémoires d’un chasseur d’Afrique », revu et corrigé pour la circonstance. »

 



 



Elle sourit.


 

« Ah ! oui, mais ça va très bien. »

 



 



Puis après avoir songé quelques instants :

 



 



« J’y pense, cette suite que tu devais faire alors, et que tu as… laissée en route. Nous pouvons nous y mettre à présent. Ça nous donnera une jolie série bien en situation. »

 



 



Il répondit en s’asseyant devant son potage :

 



 



« Parfaitement. Rien ne s’y oppose plus, maintenant que ce cocu de Forestier est trépassé. »

 



 



Elle répliqua vivement d’un ton sec, blessé :

 



 



« Cette plaisanterie est plus que déplacée, et je te prie d’y mettre un terme. Voilà trop longtemps qu’elle dure. »

 



 



Il allait riposter avec ironie ; on lui apporta une dépêche contenant cette seule phrase, sans signature :

 



 



« J’avais perdu la tête. Pardonnez-moi et venez demain, quatre heures, au parc Monceau. »

 



 



Il comprit, et, le cœur tout à coup plein de joie, il dit à sa femme, en glissant le papier bleu dans sa poche :

 



 



« Je ne le ferai plus, ma chérie. C’est bête. Je le reconnais. » Et il recommença à dîner.

Tout en mangeant, il se répétait ces quelques mots :


« J’avais perdu la tête, pardonnez-moi, et venez demain, quatre heures, au parc Monceau. » Donc elle cédait. Cela voulait dire : « Je me rends, je suis à vous, où vous voudrez, quand vous voudrez. »

 



 



Il se mit à rire. Madeleine demanda :

 



 



« Qu’est-ce que tu as ?

 



 



– Pas grand-chose. Je pense à un curé que j’ai rencontré tantôt, et qui avait une bonne binette. »

 



 



Du Roy arriva juste à l’heure au rendez-vous du lendemain. Sur tous les bancs du parc étaient assis des bourgeois accablés par la chaleur, et des bonnes nonchalantes qui semblaient rêver pendant que les enfants se roulaient dans le sable des chemins.

 



 



Il trouva Mme Walter dans la petite ruine antique où coule une source. Elle faisait le tour du cirque étroit de colonnettes, d’un air inquiet et malheureux.

 



 



Aussitôt qu’il l’eut saluée :

 



 



« Comme il y a du monde dans ce jardin ! » dit-elle. Il saisit l’occasion :

Oui, c’est vrai ; voulez-vous venir autre part ?

 



 



– Mais où ?

 



 



– N’importe où, dans une voiture, par exemple. Vous baisserez le store de votre côté, et vous serez bien à l’abri.

 



 



– Oui, j’aime mieux ça ; ici je meurs de peur.


– Eh bien, vous allez me retrouver dans cinq minutes à la porte qui donne sur le boulevard extérieur. J’y arriverai avec un fiacre. »

 



 



Et il partit en courant. Dès qu’elle l’eut rejoint et qu’elle eut bien voilé la vitre de son côté, elle demanda :

 



 



« Où avez-vous dit au cocher de nous conduire ? » Georges répondit :

« Ne vous occupez de rien, il est au courant. »

 



 



Il avait donné à l’homme l’adresse de son appartement de la rue de Constantinople.

 



 



Elle reprit :

 



 



« Vous ne vous figurez pas comme je souffre à cause de vous, comme je suis tourmentée et torturée. Hier, j’ai été dure, dans l’église, mais je voulais vous fuir à tout prix. J’ai tellement peur de me trouver seule avec vous. M’avez-vous pardonné ? »

 



 



Il lui serrait les mains :

 



 



« Oui, oui. Qu’est-ce que je ne vous pardonnerais pas, vous aimant comme je vous aime ? »

 



 



Elle le regardait d’un air suppliant.

 



 



« Écoutez, il faut me promettre de me respecter… de ne pas…

de ne pas… autrement je ne pourrais plus vous revoir. »

 



 



Il ne répondit point d’abord ; il avait sous la moustache ce sourire fin qui troublait les femmes. Il finit par murmurer :


« Je suis votre esclave. »

 



 



Alors elle se mit à lui raconter comment elle s’était aperçue qu’elle l’aimait en apprenant qu’il allait épouser Madeleine Forestier. Elle donnait des détails, de petits détails de dates et de choses intimes.

 



 



Soudain elle se tut. La voiture venait de s’arrêter. Du Roy ouvrit la portière.

 



 



« Où sommes-nous ? » dit-elle. Il répondit :

« Descendez et entrez dans cette maison. Nous y serons plus

tranquilles.

 



 



– Mais où sommes-nous ?

 



 



– Chez moi. C’est mon appartement de garçon que j’ai repris… pour quelques jours… pour avoir un coin où nous puissions nous voir. »

 



 



Elle s’était cramponnée au capiton du fiacre, épouvantée à l’idée de ce tête-à-tête, et elle balbutiait :

 



 



« Non, non, je ne veux pas ! Je ne veux pas ! » Il prononça d’une voix énergique :

« Je vous jure de vous respecter. Venez. Vous voyez bien qu’on nous regarde, qu’on va se rassembler autour de nous.

Dépêchez-vous… dépêchez-vous… descendez. »

 



 



Et il répéta :


« Je vous jure de vous respecter. »

 



 



Un marchand de vin sur sa porte les regardait d’un air curieux. Elle fut saisie de terreur et s’élança dans la maison.

 



 



Elle allait monter l’escalier. Il la retint par le bras :

 



 



« C’est ici, au rez-de-chaussée. » Et il la poussa dans son logis.

Dès qu’il eut refermé la porte, il la saisit comme une proie.

Elle se débattait, luttait, bégayait :

 



 



« Oh ! mon Dieu !… oh ! mon Dieu !… »

 



 



Il lui baisait le cou, les yeux, les lèvres avec emportement, sans qu’elle pût éviter ses caresses furieuses ; et tout en le repoussant, tout en fuyant sa bouche, elle lui rendait, malgré elle, ses baisers.

 



 



Tout d’un coup elle cessa de se débattre, et vaincue, résignée, se laissa dévêtir par lui. Il enlevait une à une, adroitement et vite, toutes les parties de son costume, avec des doigts légers de femme de chambre.

 



 



Elle lui avait arraché des mains son corsage pour se cacher la figure dedans, et elle demeurait debout, toute blanche, au milieu de ses robes abattues à ses pieds.

 



 



Il lui laissa ses bottines et l’emporta dans ses bras vers le lit. Alors, elle lui murmura à l’oreille, d’une voix brisée : « Je vous jure… je vous jure… que je n’ai jamais eu d’amant. » Comme une jeune fille aurait dit : « Je vous jure que je suis vierge. »

 



 



Et il pensait : « Voilà ce qui m’est bien égal, par exemple. »


 


– V –

 



L’automne était venu. Les Du Roy avaient passé à Paris tout l’été, menant une campagne énergique dans La Vie Française en faveur du nouveau cabinet pendant les courtes vacances des députés.

 



 



Quoiqu’on fût seulement dans les premiers jours d’octobre, les Chambres allaient reprendre leurs séances, car les affaires du Maroc devenaient menaçantes.

 



 



Personne, au fond, ne croyait à une expédition vers Tanger, bien que, le jour de la séparation du Parlement, un député de la droite, le comte de Lambert-Sarrazin, dans un discours plein d’esprit, applaudi même par les centres, eût offert de parier et de donner en gage sa moustache, comme avait fait jadis un célèbre vice-roi des Indes, contre les favoris du chef du Conseil, que le nouveau cabinet ne se pourrait tenir d’imiter l’ancien et d’envoyer une armée à Tanger, en pendant à celle de Tunis, par amour de la symétrie, comme on met deux vases sur une cheminée. Il avait ajouté : « La terre d’Afrique est en effet une cheminée pour la France, messieurs, une cheminée qui brûle notre meilleur bois, une cheminée à grand tirage qu’on allume avec le papier de la Banque. »

 



 



« Vous vous êtes offert la fantaisie artiste d’orner l’angle de gauche d’un bibelot tunisien qui vous coûte cher, vous verrez que M. Marrot va vouloir imiter son prédécesseur et orner l’angle de droite avec un bibelot marocain. »

 



 



Ce discours, demeuré célèbre, avait servi de thème à Du Roy pour dix articles sur la colonie algérienne, pour toute sa série interrompue lors de ses débuts au journal, et il avait soutenu énergiquement l’idée d’une expédition militaire, bien qu’il fût convaincu qu’elle n’aurait pas lieu. Il avait fait vibrer la corde patriotique et bombardé l’Espagne avec tout l’arsenal


d’arguments méprisants qu’on emploie contre les peuples dont les intérêts sont contraires aux vôtres.

 



 



La Vie Française avait gagné une importance considérable à ses attaches connues avec le pouvoir. Elle donnait, avant les feuilles les plus sérieuses, les nouvelles politiques, indiquait par des nuances les intentions des ministres, ses amis ; et tous les journaux de Paris et de la province cherchaient chez elle leurs informations. On la citait, on la redoutait, on commençait à la respecter. Ce n’était plus l’organe suspect d’un groupe de tripoteurs politiques, mais l’organe avoué du cabinet. Laroche- Mathieu était l’âme du journal et Du Roy son porte-voix. Le père Walter, député muet et directeur cauteleux, sachant s’effacer, s’occupait dans l’ombre, disait-on, d’une grosse affaire de mines de cuivre, au Maroc.

 



 



Le salon de Madeleine était devenu un centre influent, où se réunissaient chaque semaine plusieurs membres du cabinet. Le président du Conseil avait même dîné deux fois chez elle ; et les femmes des hommes d’État, qui hésitaient autrefois à franchir sa porte, se vantaient à présent d’être ses amies, lui faisant plus de visites qu’elles n’en recevaient d’elle.

 



 



Le ministre des Affaires étrangères régnait presque en maître dans la maison. Il y venait à toute heure, apportant des dépêches, des renseignements, des informations qu’il dictait soit au mari, soit à la femme, comme s’ils eussent été ses secrétaires.

 



 



Quand Du Roy, après le départ du ministre, demeurait seul en face de Madeleine, il s’emportait, avec des menaces dans la voix, et des insinuations perfides dans les paroles, contre les allures de ce médiocre parvenu.

 



 



Mais elle haussait les épaules avec mépris, répétant :

 



 



« Fais-en autant que lui, toi. Deviens ministre ; et tu pourras faire ta tête. Jusque-là, tais-toi. »


 

Il frisait sa moustache en la regardant de côté.

 



 



« On ne sait pas de quoi je suis capable, disait-il, on l’apprendra peut-être, un jour. »

 



 



Elle répondait avec philosophie :

 



 



« Qui vivra, verra. »

 



 



Le matin de la rentrée des Chambres, la jeune femme, encore au lit, faisait mille recommandations à son mari, qui s’habillait afin d’aller déjeuner chez M. Laroche-Mathieu et de recevoir ses instructions avant la séance, pour l’article politique du lendemain dans La Vie Française, cet article devant être une sorte de déclaration officieuse des projets réels du cabinet.

 



 



Madeleine disait :

 



 



« Surtout n’oublie pas de lui demander si le général Belloncle est envoyé à Oran, comme il en est question. Cela aurait une grande signification. »

 



 



Georges, nerveux, répondit :

 



 



« Mais je sais aussi bien que toi ce que j’ai à faire. Fiche-moi la paix avec tes rabâchages. »

 



 



Elle reprit tranquillement :

 



 



« Mon cher, tu oublies toujours la moitié des commissions dont je te charge pour le ministre. »

 



 



Il grogna :

 



 



« Il m’embête, ton ministre, à la fin ! C’est un serin. »


 

Elle dit avec calme :

 



 



« Ce n’est pas plus mon ministre que le tien. Il t’est plus utile qu’à moi. »

 



 



Il s’était tourné un peu vers elle en ricanant :

 



 



« Pardon, il ne me fait pas la cour, à moi. » Elle déclara, lentement :

« À moi non plus, d’ailleurs ; mais il fait notre fortune. » Il se tut, puis après quelques instants :

« Si j’avais à choisir parmi tes adorateurs, j’aimerais encore mieux cette vieille ganache de Vaudrec. Qu’est-ce qu’il devient, celui-là ? je ne l’ai pas vu depuis huit jours. »

 



 



Elle répliqua, sans s’émouvoir :

 



 



« Il est souffrant, il m’a écrit qu’il gardait même le lit avec une attaque de goutte. Tu devrais passer prendre de ses nouvelles. Tu sais qu’il t’aime beaucoup, et cela lui ferait plaisir. »

 



 



Georges répondit :

 



 



« Oui, certainement, j’irai tantôt. »

 



 



Il avait achevé sa toilette, et, son chapeau sur la tête, il cherchait s’il n’avait rien négligé. N’ayant rien trouvé, il s’approcha du lit, embrassa sa femme sur le front :


« À tantôt, ma chérie, je ne serai pas rentré avant sept heures au plus tôt. »

 



 



Et il sortit. M. Laroche-Mathieu l’attendait, car il déjeunait à dix heures ce jour-là, le conseil devant se réunir à midi, avant la réouverture du Parlement.

 



 



Dès qu’ils furent à table, seuls avec le secrétaire particulier du ministre, Mme Laroche-Mathieu n’ayant pas voulu changer l’heure de son repas, Du Roy parla de son article, il en indiqua la ligne, consultant ses notes griffonnées sur des cartes de visite ; puis quand il eut fini :

 



 



« Voyez-vous quelque chose à modifier, mon cher ministre ?

 



 



– Fort peu, mon cher ami. Vous êtes peut-être un peu trop affirmatif dans l’affaire du Maroc. Parlez de l’expédition comme si elle devait avoir lieu, mais en laissant bien entendre qu’elle n’aura pas lieu et que vous n’y croyez pas le moins du monde. Faites que le public lise bien entre les lignes que nous n’irons pas nous fourrer dans cette aventure.

 



 



– Parfaitement. J’ai compris, et je me ferai bien comprendre. Ma femme m’a chargé de vous demander à ce sujet si le général Belloncle serait envoyé à Oran. Après ce que vous venez de dire, je conclus que non. »

 



 



L’homme d’État répondit :

 



 



« Non. »

 



 



Puis on causa de la session qui s’ouvrait. Laroche-Mathieu se mit à pérorer, préparant l’effet des phrases qu’il allait répandre sur ses collègues quelques heures plus tard. Il agitait sa main droite, levant en l’air tantôt sa fourchette, tantôt son couteau, tantôt une bouchée de pain, et sans regarder personne, s’adressant à l’Assemblée invisible, il expectorait son éloquence


liquoreuse de beau garçon bien coiffé. Une très petite moustache roulée redressait sur sa lèvre deux pointes pareilles à des queues de scorpion, et ses cheveux huilés de brillantine, séparés au milieu du front, arrondissaient sur ses tempes deux bandeaux de bellâtre provincial. Il était un peu trop gras, un peu bouffi, bien que jeune ; le ventre tendait son gilet. Le secrétaire particulier mangeait et buvait tranquillement, accoutumé sans doute à ses douches de faconde ; mais Du Roy, que la jalousie du succès obtenu mordait au cœur, songeait : « Va donc, ganache ! Quels crétins que ces hommes politiques ! »

 



 



Et, comparant sa valeur à lui, à l’importance bavarde de ce ministre, il se disait : « Cristi, si j’avais seulement cent mille francs nets pour me présenter à la députation dans mon beau pays de Rouen, pour rouler dans la pâte de leur grosse malice mes braves Normands finauds et lourdauds, quel homme d’État je ferais, à côté de ces polissons imprévoyants. »

 



 



Jusqu’au café, M. Laroche-Mathieu parla, puis, ayant vu qu’il était tard, il sonna pour qu’on fit avancer son coupé, et, tendant la main au journaliste :

 



 



« C’est bien compris, mon cher ami ?

 



 



– Parfaitement, mon cher ministre, comptez sur moi. »

 



 



Et Du Roy s’en alla tout doucement vers le journal, pour commencer son article, car il n’avait rien à faire jusqu’à quatre heures. À quatre heures, il devait retrouver, rue de Constantinople, Mme de Marelle qu’il y voyait toujours régulièrement deux fois par semaine, le lundi et le vendredi.

 



 



Mais en rentrant de la rédaction, on lui remit une dépêche fermée ; elle était de Mme Walter, et disait :


« Il faut absolument que je te parle aujourd’hui. C’est très grave, très grave. Attends-moi à deux heures, rue de Constantinople. Je peux te rendre un grand service.

 



 



« Ton amie jusqu’à la mort,

 



 



« VIRGINIE. »

 



 



Il jura : « Nom de Dieu ! quel crampon. » Et, saisi par un excès de mauvaise humeur, il ressortit aussitôt, trop irrité pour travailler.

 



 



Depuis six semaines il essayait de rompre avec elle sans parvenir à lasser son attachement acharné.

 



 



Elle avait eu, après sa chute, un accès de remords épouvantable, et, dans trois rendez-vous successifs, avait accablé son amant de reproches et de malédictions. Ennuyé de ces scènes, et déjà rassasié de cette femme mûre et dramatique, il s’était simplement éloigné, espérant que l’aventure serait finie de cette façon. Mais alors elle s’était accrochée à lui éperdument, se jetant dans cet amour comme on se jette dans une rivière avec une pierre au cou. Il s’était laissé reprendre, par faiblesse, par complaisance, par égards ; et elle l’avait emprisonné dans une passion effrénée et fatigante, elle l’avait persécuté de sa tendresse.


Date: 2015-12-18; view: 601


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