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Deuxième Partie 6 page


droite à gauche et de gauche à droite, d’un mouvement rapide, en fermant les yeux pour ne plus le voir.

 

 

Il la touchait à travers sa robe, la maniait, la palpait ; et elle défaillait sous cette caresse brutale et forte. Il se releva brusquement et voulut l’étreindre, mais, libre une seconde, elle s’était échappée en se rejetant en arrière, et elle fuyait maintenant de fauteuil en fauteuil.

 

 

Il jugea ridicule cette poursuite, et il se laissa tomber sur une chaise, la figure dans ses mains, en feignant des sanglots convulsifs.

 

 

Puis il se redressa, cria : « Adieu ! adieu ! » et il s’enfuit.

 

 

Il reprit tranquillement sa canne dans le vestibule et gagna la rue en se disant : « Cristi, je crois que ça y est. » Et il passa au télégraphe pour envoyer un petit bleu à Clotilde, lui donnant rendez-vous le lendemain.

 

 

En rentrant chez lui, à l’heure ordinaire, il dit à sa femme :

 

 

« Eh bien, as-tu tout ton monde pour ton dîner ? » Elle répondit :

« Oui ; il n’y a que Mme Walter qui n’est pas sûre d’être libre. Elle hésite ; elle m’a parlé de je ne sais quoi, d’engagement, de conscience. Enfin elle m’a eu l’air très drôle. N’importe, j’espère

qu’elle viendra tout de même. »

 

 

Il haussa les épaules :

 

 

« Eh, parbleu oui, elle viendra. »


Il n’en était pas certain, cependant, et il demeura inquiet jusqu’au jour du dîner.

 

 

Le matin même, Madeleine reçut un petit mot de la Patronne : « Je me suis rendue libre à grand-peine et je serai des vôtres. Mais mon mari ne pourra pas m’accompagner. »

 

 

Du Roy pensa : « J’ai rudement bien fait de n’y pas retourner. La voilà calmée. Attention. »

 

 

Il attendit cependant son entrée avec un peu d’inquiétude. Elle parut, très calme, un peu froide, un peu hautaine. Il se fit très humble, très discret et soumis.

 

 

Mmes Laroche-Mathieu et Rissolin accompagnaient leurs maris. La vicomtesse de Percemur parla du grand monde. Mme de Marelle était ravissante dans une toilette d’une fantaisie singulière, jaune et noire, un costume espagnol qui moulait bien sa jolie taille, sa poitrine et ses bras potelés, et rendait énergique sa petite tête d’oiseau.

 

 

Du Roy avait pris à sa droite Mme Walter, et il ne lui parla, durant le dîner, que de choses sérieuses, avec un respect exagéré. De temps en temps il regardait Clotilde. « Elle est vraiment plus jolie et plus fraîche », pensait-il. Puis ses yeux revenaient vers sa femme qu’il ne trouvait pas mal non plus, bien qu’il eût gardé contre elle une colère rentrée, tenace et méchante.



 

 

Mais la Patronne l’excitait par la difficulté de la conquête, et par cette nouveauté toujours désirée des hommes.

 

 

Elle voulut rentrer de bonne heure.

 

 

« Je vous accompagnerai », dit-il. Elle refusa. Il insistait :


 

« Pourquoi ne voulez-vous pas ? Vous allez me blesser vivement. Ne me laissez pas croire que vous ne m’avez point pardonné. Vous voyez comme je suis calme. »

 

 

Elle répondit :

 

 

« Vous ne pouvez pas abandonner ainsi vos invités. » Il sourit :

« Bah ! je serai vingt minutes absent. On ne s’en apercevra même pas. Si vous me refusez, vous me froisserez jusqu’au cœur. »

 

 

Elle murmura :

 

 

« Eh bien, j’accepte. »

 

 

Mais dès qu’ils furent dans la voiture, il lui saisit la main, et la baisant avec passion :

 

 

« Je vous aime, je vous aime. Laissez-moi vous le dire. Je ne vous toucherai pas. Je veux seulement vous répéter que je vous aime. »

 

 

Elle balbutiait :

 

 

« Oh !... après ce que vous m’avez promis… C’est mal… c’est mal… »

 

 

Il parut faire un grand effort, puis il reprit, d’une voix contenue :

 

 

« Tenez, vous voyez comme je me maîtrise. Et pourtant… Mais laissez-moi vous dire seulement ceci. Je vous aime… et vous


le répéter tous les jours… oui, laissez-moi aller chez vous m’agenouiller cinq minutes à vos pieds pour prononcer ces trois mots, en regardant votre visage adoré. »

 

 

Elle lui avait abandonné sa main, et elle répondit en haletant :

 

 

« Non, je ne peux pas, je ne veux pas. Songez à ce qu’on dirait, à mes domestiques, à mes filles. Non, non, c’est impossible… »

 

 

Il reprit :

 

 

« Je ne peux plus vivre sans vous voir. Que ce soit chez vous ou ailleurs, il faut que je vous voie, ne fût-ce qu’une minute tous les jours, que je touche votre main, que je respire l’air soulevé par votre robe, que je contemple la ligne de votre corps, et vos beaux grands yeux qui m’affolent. »

 

 

Elle écoutait, frémissante, cette banale musique d’amour et elle bégayait :

 

 

« Non… non… c’est impossible. Taisez-vous ! »

 

 

Il lui parlait tout bas, dans l’oreille, comprenant qu’il fallait la prendre peu à peu, celle-là, cette femme simple, qu’il fallait la décider à lui donner des rendez-vous, où elle voudrait d’abord, où il voudrait ensuite :

 

 

« Écoutez… Il le faut… je vous verrai… je vous attendrai devant votre porte… comme un pauvre… Si vous ne descendez pas, je monterai chez vous… mais je vous verrai… je vous verrai… demain. »

 

 

Elle répétait : « Non, non, ne venez pas. Je ne vous recevrai point. Songez à mes filles.


– Alors dites-moi où je vous rencontrerai… dans la rue… n’importe où… à l’heure que vous voudrez… pourvu que je vous voie… Je vous saluerai… Je vous dirai : « Je vous aime », et je m’en irai. »

 

 

Elle hésitait, éperdue. Et comme le coupé passait la porte de son hôtel, elle murmura très vite :

 

 

« Eh bien, j’entrerai à la Trinité, demain, à trois heures et demie. »

 

 

Puis, étant descendue, elle cria à son cocher :

 

 

« Reconduisez M. Du Roy chez lui. » Comme il rentrait, sa femme lui demanda :

« Où étais-tu donc passé ? » Il répondit, à voix basse :

« J’ai été jusqu’au télégraphe pour une dépêche pressée. »

 

 

Mme de Marelle s’approchait :

 

 

« Vous me reconduisez, Bel-Ami, vous savez que je ne viens dîner si loin qu’à cette condition ? »

 

 

Puis se tournant vers Madeleine :

 

 

« Tu n’es pas jalouse ? »

 

 

Mme Du Roy répondit lentement :

 

 

« Non, pas trop. »


 

Les convives s’en allaient. Mme Laroche Mathieu avait l’air d’une petite bonne de province. C’était la fille d’un notaire, épousée par Laroche qui n’était alors que médiocre avocat. Mme Rissolin, vieille et prétentieuse, donnait l’idée d’une ancienne sage-femme dont l’éducation se serait faite dans les cabinets de lecture. La vicomtesse de Percemur les regardait du haut. Sa « patte blanche » touchait avec répugnance ces mains communes.

 

 

Clotilde, enveloppée de dentelles, dit à Madeleine en franchissant la porte de l’escalier :

 

 

« C’était parfait, ton dîner. Tu auras dans quelque temps le premier salon politique de Paris. »

 

 

Dès qu’elle fut seule avec Georges, elle le serra dans ses bras :

 

 

« Oh ! mon chéri Bel-Ami, je t’aime tous les jours davantage. »

 

 

Le fiacre qui les portait roulait comme un navire.

 

 

« Ça ne vaut point notre chambre », dit-elle.

 

 

Il répondit : « Oh ! non. » Mais il pensait à Mme Walter.


– IV –

 

La place de la Trinité était presque déserte, sous un éclatant soleil de juillet. Une chaleur pesante écrasait Paris, comme si l’air de là-haut, alourdi, brûlé, était retombé sur la ville, de l’air épais et cuisant qui faisait mal dans la poitrine.

 

 

Les chutes d’eau, devant l’église, tombaient mollement. Elles semblaient fatiguées de couler, lasses et molles aussi, et le liquide du bassin où flottaient des feuilles et des bouts de papier avait l’air un peu verdâtre, épais et glauque.

 

 

Un chien, ayant sauté par-dessus le rebord de pierre, se baignait dans cette onde douteuse. Quelques personnes, assises sur les bancs du petit jardin rond qui contourne le portail, regardaient cette bête avec envie.

 

 

Du Roy tira sa montre. Il n’était encore que trois heures. Il avait trente minutes d’avance.

 

 

Il riait en pensant à ce rendez-vous. « Les églises lui sont bonnes à tous les usages, se disait-il. Elles la consolent d’avoir épousé un juif, lui donnent une attitude de protestation dans le monde politique, une allure comme il faut dans le monde distingué, et un abri pour ses rencontres galantes. Ce que c’est que l’habitude de se servir de la religion comme on se sert d’un en-tout-cas. S’il fait beau, c’est une canne ; s’il fait du soleil, c’est une ombrelle ; s’il pleut, c’est un parapluie, et, si on ne sort pas, on le laisse dans l’antichambre. Et elles sont des centaines comme ça, qui se fichent du bon Dieu comme d’une guigne, mais qui ne veulent pas qu’on en dise du mal et qui le prennent à l’occasion pour entremetteur. Si on leur proposait d’entrer dans un hôtel meublé, elles trouveraient ça une infamie, et il leur semble tout simple de filer l’amour au pied des autels. »


Il marchait lentement le long du bassin ; puis il regarda l’heure de nouveau à l’horloge du clocher, qui avançait de deux minutes sur sa montre. Elle indiquait trois heures cinq.

 

 

Il jugea qu’il serait encore mieux dedans ; et il entra.

 

 

Une fraîcheur de cave le saisit ; il l’aspira avec bonheur, puis il fit le tour de la nef pour bien connaître l’endroit.

 

 

Une autre marche régulière, interrompue parfois, puis recommençant, répondait, au fond du vaste monument, au bruit de ses pieds qui montait sonore sous la haute voûte. La curiosité lui vint de connaître ce promeneur. Il le chercha. C’était un gros homme chauve, qui allait le nez en l’air, le chapeau derrière le dos.

 

 

De place en place, une vieille femme agenouillée priait, la figure dans ses mains.

 

 

Une sensation de solitude, de désert, de repos, saisissait l’esprit. La lumière, nuancée par les vitraux, était douce aux yeux.

 

 

Du Roy trouva qu’il faisait « rudement bon » là-dedans.

 

 

Il revint près de la porte, et regarda de nouveau sa montre. Il n’était encore que trois heures quinze. Il s’assit à l’entrée de l’allée principale, en regrettant qu’on ne pût pas fumer une cigarette. On entendait toujours, au bout de l’église, près du chœur, la promenade lente du gros monsieur.

 

 

Quelqu’un entra. Georges se retourna brusquement. C’était une femme du peuple, en jupe de laine, une pauvre femme, qui tomba a genoux près de la première chaise, et resta immobile, les doigts croisés, le regard au ciel, l’âme envolée dans la prière.


Du Roy la regardait avec intérêt, se demandant quel chagrin, quelle douleur, quel désespoir pouvaient broyer ce cœur infime. Elle crevait de misère ; c’était visible. Elle avait peut-être encore un mari qui la tuait de coups ou bien un enfant mourant.

 

 

Il murmurait mentalement : « Les pauvres êtres. Y en a-t-il qui souffrent pourtant. » Et une colère lui vint contre l’impitoyable nature. Puis il réfléchit que ces gueux croyaient au moins qu’on s’occupait d’eux là-haut et que leur état civil se trouvait inscrit sur les registres du ciel avec la balance de la dette et de l’avoir.

 

 

« Là-haut. » Où donc ?

 

 

Et Du Roy, que le silence de l’église poussait aux vastes rêves, jugeant d’une pensée la création, prononça, du bout des lèvres :

« Comme c’est bête tout ça. »

 

 

Un bruit de robe le fit tressaillir. C’était elle.

 

 

Il se leva, s’avança vivement. Elle ne lui tendit pas la main, et murmura, à voix basse :

 

 

« Je n’ai que peu d’instants. Il faut que je rentre, mettez-vous à genoux, près de moi, pour qu’on ne nous remarque pas. »

 

 

Et elle s’avança dans la grande nef, cherchant un endroit convenable et sûr, en femme qui connaît bien la maison. Sa figure était cachée par un voile épais, et elle marchait à pas sourds qu’on entendait à peine.

 

 

Quand elle fut arrivée près du chœur, elle se retourna et marmotta, de ce ton toujours mystérieux qu’on garde dans les églises :

 

 

« Les bas-côtés vaudront mieux. On est trop en vue par ici. »


 

Elle salua le tabernacle du maître-autel d’une grande inclinaison de tête, renforcée d’une légère révérence, et elle tourna à droite, revint un peu vers l’entrée, puis, prenant une résolution, elle s’empara d’un prie-Dieu et s’agenouilla.

 

 

Georges prit possession du prie-Dieu voisin, et, dès qu’ils furent immobiles, dans l’attitude de l’oraison :

 

 

« Merci, merci, dit-il. Je vous adore. Je voudrais vous le dire toujours, vous raconter comment j’ai commencé à vous aimer, comment j’ai été séduit la première fois que je vous ai vue… Me permettrez-vous, un jour, de vider mon cœur, de vous exprimer tout cela ? »

 

 

Elle l’écoutait dans une attitude de méditation profonde, comme si elle n’eût rien entendu. Elle répondit entre ses doigts :

 

 

« Je suis folle de vous laisser me parler ainsi, folle d’être venue, folle de faire ce que je fais, de vous laisser croire que cette… cette… cette aventure peut avoir une suite. Oubliez cela, il le faut, et ne m’en reparlez jamais. »

 

 

Elle attendit. Il cherchait une réponse, des mots décisifs, passionnés, mais ne pouvant joindre les gestes aux paroles, son action se trouvait paralysée.

 

 

Il reprit :

 

 

« Je n’attends rien… je n’espère rien. Je vous aime. Quoi que vous fassiez, je vous le répéterai si souvent, avec tant de force et d’ardeur, que vous finirez bien par le comprendre. Je veux faire pénétrer en vous ma tendresse, vous la verser dans l’âme, mot par mot, heure par heure, jour par jour, de sorte qu’enfin elle vous imprègne comme une liqueur tombée goutte à goutte, qu’elle vous adoucisse, vous amollisse et vous force, plus tard, à me répondre : « Moi aussi je vous aime. »


 

Il sentait trembler son épaule contre lui et sa gorge palpiter ;

et elle balbutia, très vite :

 

 

« Moi aussi, je vous aime. »

 

 

Il eut un sursaut, comme si un grand coup lui fût tombé sur la tête, et il soupira :

 

 

« Oh ! mon Dieu !… »

 

 

Elle reprit, d’une voix haletante :

 

 

« Est-ce que je devrais vous dire cela ? Je me sens coupable et méprisable… moi… qui ai deux filles… mais je ne peux pas… je ne peux pas… Je n’aurais pas cru… je n’aurais jamais pensé… c’est plus fort… plus fort que moi. Écoutez… écoutez… je n’ai jamais aimé… que vous… je vous le jure. Et je vous aime depuis un an, en secret, dans le secret de mon cœur. Oh ! j’ai souffert, allez, et lutté, je ne peux plus, je vous aime… »

 

 

Elle pleurait dans ses doigts croisés sur son visage, et tout son corps frémissait, secoué par la violence de son émotion.

 

 

George murmura :

 

 

« Donnez-moi votre main, que je la touche, que je la presse… »

 

 

Elle ôta lentement sa main de sa figure. Il vit sa joue toute mouillée, et une goutte d’eau prête à tomber encore au bord des cils.

 

 

Il avait pris cette main, il la serrait :

 

 

« Oh ! comme je voudrais boire vos larmes. »


 

Elle dit d’une voix basse et brisée, qui ressemblait à un gémissement :

 

 

« N’abusez pas de moi… je me suis perdue ! »

 

 

Il eut envie de sourire. Comment aurait-il abusé d’elle en ce lieu ? Il posa sur son cœur la main qu’il tenait, en demandant :

« Le sentez-vous battre ? » Car il était à bout de phrases passionnées.

 

 

Mais, depuis quelques instants, le pas régulier du promeneur se rapprochait. Il avait fait le tour des autels, et il redescendait, pour la seconde fois au moins, par la petite nef de droite. Quand Mme Walter l’entendit tout près du pilier qui la cachait, elle arracha ses doigts de l’étreinte de Georges, et, de nouveau, se couvrit la figure.

 

 

Et ils restèrent tous deux immobiles, agenouillés comme s’ils eussent adressé ensemble au ciel des supplications ardentes. Le gros monsieur passa près d’eux, leur jeta un regard indifférent, et s’éloigna vers le bas de l’église en tenant toujours son chapeau dans son dos.

 

 

Mais Du Roy, qui songeait à obtenir un rendez-vous ailleurs qu’à la Trinité, murmura :

 

 

« Où vous verrai-je demain ? »

 

 

Elle ne répondit pas. Elle semblait inanimée, changée en statue de la Prière.

 

 

Il reprit :

 

 

« Demain, voulez-vous que je vous retrouve au parc

Monceau ? »


 

Elle tourna vers lui sa face redécouverte, une face livide, crispée par une souffrance affreuse, et, d’une voix saccadée :

 

 

« Laissez-moi… laissez-moi, maintenant… allez-vous-en… allez-vous-en… seulement cinq minutes ; je souffre trop, près de vous… je veux prier… je ne peux pas… allez-vous-en… laissez-moi prier… seule… cinq minutes… je ne peux pas… laissez-moi implorer Dieu qu’il me pardonne… qu’il me sauve… laissez-moi… cinq minutes… »

 

 

Elle avait un visage tellement bouleversé, une figure si douloureuse, qu’il se leva sans dire un mot, puis après un peu d’hésitation, il demanda :

 

 

« Je reviendrai tout à l’heure ? »

 

 

Elle fit un signe de tête, qui voulait dire : « Oui, tout à l’heure. » Et il remonta vers le chœur.

 

 

Alors, elle tenta de prier. Elle fit un effort d’invocation surhumaine pour appeler Dieu, et, le corps vibrant, l’âme éperdue, elle cria : « Pitié ! » vers le ciel.

 

 

Elle fermait ses yeux avec rage pour ne plus voir celui qui venait de s’en aller ! Elle le chassait de sa pensée, elle se débattait contre lui, mais au lieu de l’apparition céleste attendue dans la détresse de son cœur, elle apercevait toujours la moustache frisée du jeune homme.

 

 

Depuis un an, elle luttait ainsi tous les jours, tous les soirs, contre cette obsession grandissante, contre cette image qui hantait ses rêves, qui hantait sa chair et troublait ses nuits. Elle se sentait prise comme une bête dans un filet, liée, jetée entre les bras de ce mâle qui l’avait vaincue, conquise, rien que par le poil de sa lèvre et par la couleur de ses yeux.


Et maintenant, dans cette église, tout près de Dieu, elle se sentait plus faible, plus abandonnée, plus perdue encore que chez elle. Elle ne pouvait plus prier, elle ne pouvait penser qu’à lui. Elle souffrait déjà qu’il se fût éloigné. Elle luttait cependant en désespérée, elle se défendait, appelait du secours de toute la force de son âme. Elle eût voulu mourir, plutôt que de tomber ainsi, elle qui n’avait point failli. Elle murmurait des paroles éperdues de supplication ; mais elle écoutait le pas de Georges s’affaiblir dans le lointain des voûtes.

 

 

Elle comprit que c’était fini, que la lutte était inutile ! Elle ne voulait pas céder pourtant ; et elle fut saisie par une de ces crises d’énervement qui jettent les femmes, palpitantes, hurlantes et tordues sur le sol. Elle tremblait de tous ses membres, sentant bien qu’elle allait tomber, se rouler entre les chaises en poussant des cris aigus.

 

 

Quelqu’un s’approchait d’une marche rapide. Elle tourna la tête. C’était un prêtre. Alors elle se leva, courut à lui en tendant ses mains jointes, et elle balbutia : « Oh ! sauvez-moi ! sauvez- moi ! »

 

 

Il s’arrêta surpris :

 

 

« Qu’est-ce que vous désirez, madame ?

 

 

– Je veux que nous me sauviez. Ayez pitié de moi. Si vous ne venez pas à mon aide, je suis perdue. »

 

 

Il la regardait, se demandant si elle n’était pas folle. Il reprit :

 

 

« Que puis-je faire pour vous ? »

 

 

C’était un jeune homme, grand, un peu gras, aux joues pleines et tombantes, teintées de noir par la barbe rasée avec soin, un beau vicaire de ville, de quartier opulent, habitué aux riches pénitentes.


 

« Recevez ma confession, dit-elle, et conseillez-moi, soutenez-moi, dites-moi ce qu’il faut faire ! »

 

 

Il répondit :

 

 

« Je confesse tous les samedis, de trois heures à six heures. » Ayant saisi son bras, elle le serrait en répétant :

« Non ! non ! non ! tout de suite ! tout de suite ! Il le faut ! Il est là ! Dans cette église ! Il m’attend. »

 

 

Le prêtre demanda :

 

 

« Qui est-ce qui vous attend ?

 

 

– Un homme… qui va me perdre… qui va me prendre, si vous ne me sauvez pas… Je ne peux plus le fuir…

 

 

Je suis trop faible… trop faible… si faible… si faible !… » Elle s’abattit à ses genoux, et sanglotant :

« Oh ! ayez pitié de moi, mon père ! Sauvez-moi, au nom de

Dieu, sauvez-moi ! »

 

 

Elle le tenait par sa robe noire pour qu’il ne pût s’échapper ; et lui, inquiet, regardait de tous les côtés si quelque œil malveillant ou dévot ne voyait point cette femme tombée à ses pieds.

 

 

Comprenant, enfin, qu’il ne lui échapperait pas :


« Relevez-vous, dit-il, j’ai justement sur moi la clef du confessionnal. » Et fouillant dans sa poche, il en tira un anneau garni de clefs, puis il en choisit une, et il se dirigea, d’un pas rapide, vers les petites cabanes de bois, sorte de boîtes aux ordures de l’âme, où les croyants vident leurs péchés.

 

 

Il entra par la porte du milieu qu’il referma sur lui, et Mme Walter, s’étant jetée dans l’étroite case d’à côté, balbutia avec ferveur, avec un élan passionné d’espérance :

 

 

« Bénissez-moi, mon père, parce que j’ai péché. »

 

 

........

 

 

Du Roy, ayant fait le tour du chœur, descendit la nef de gauche. Il arrivait au milieu quand il rencontra le gros monsieur chauve, allant toujours de son pas tranquille, et il se demanda :

 

 

« Qu’est-ce que ce particulier-là peut bien faire ici ? »

 

 

Le promeneur aussi avait ralenti sa marche et regardait Georges avec un désir visible de lui parler. Quand il fut tout près, il salua, et très poliment :

 

 

« Je vous demande pardon, monsieur, de vous déranger, mais pourriez-vous me dire à quelle époque a été construit ce monument ? »

 

 

Du Roy répondit :

 

 

« Ma foi, je n’en sais trop rien, je pense qu’il y a vingt ans, ou vingt-cinq ans. C’est, d’ailleurs, la première fois que j’y entre.

 

 

– Moi aussi. Je ne l’avais jamais vu. »

 

 

Alors, le journaliste, qu’un intérêt gagnait, reprit :


 

« Il me semble que vous le visitez avec grand soin. Vous l’étudiez dans ses détails. »

 

 

L’autre, avec résignation :

 

 

« Je ne le visite pas, monsieur, j’attends ma femme qui m’a donné rendez-vous ici, et qui est fort en retard. »

 

 

Puis il se tut, et après quelques secondes :

 

 

« Il fait rudement chaud, dehors. »

 

 

Du Roy le considérait, lui trouvant une bonne tête, et, tout à coup, il s’imagina qu’il ressemblait à Forestier.

 

 

« Vous êtes de la province ? dit-il.

 

 

– Oui. Je suis de Rennes. Et vous, monsieur, c’est par curiosité que vous êtes entré dans cette église ?


Date: 2015-12-18; view: 885


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