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Deuxième Partie 5 page


 

Elle était en toilette claire dont le corsage un peu fendu laissait deviner, sous une dentelle blonde, le soulèvement gras des seins. Jamais elle ne lui avait paru si fraîche. Il la jugea vraiment désirable. Elle avait son air calme et comme il faut, une certaine allure de maman tranquille qui la faisait passer presque inaperçue aux yeux galants des hommes. Elle ne parlait guère d’ailleurs que pour dire des choses connues, convenues et modérées, ses idées étant sages, méthodiques, bien ordonnées, à l’abri de tous les excès.

 

 

Sa fille Suzanne, tout en rose, semblait un Watteau frais verni ; et sa sœur aînée paraissait être l’institutrice chargée de tenir compagnie à ce joli bibelot de fillette.

 

 

Devant la porte de Rival, une file de voitures était rangée. Du

Roy offrit son bras à Mme Walter, et ils entrèrent.

 

 

L’assaut était donné au profit des orphelins du sixième arrondissement de Paris, sous le patronage de toutes les femmes des sénateurs et députés qui avaient des relations avec La Vie Française.

 

 

Mme Walter avait promis de venir avec ses filles, en refusant le titre de dame patronnesse, parce qu’elle n’aidait de son nom que les œuvres entreprises par le clergé, non pas qu’elle fût très dévote, mais son mariage avec un Israélite la forçait, croyait-elle, à une certaine tenue religieuse ; et la fête organisée par le journaliste prenait une sorte de signification républicaine qui pouvait sembler anticléricale.

 

 

On avait lu dans les journaux de toutes les nuances, depuis trois semaines :

 

 

« Notre éminent confrère Jacques Rival vient d’avoir l’idée aussi ingénieuse que généreuse d’organiser, au profit des orphelins du sixième arrondissement de Paris, un grand assaut


dans sa jolie salle d’armes attenant à son appartement de garçon.

»

 

 

« Les invitations sont faites par Mmes Laloigne, Remontel, Rissolin, femmes des sénateurs de ce nom, et par Mmes Laroche- Mathieu, Percerol, Firmin, femmes des députés bien connus. Une simple quête aura lieu pendant l’entracte de l’assaut, et le montant sera versé immédiatement entre les mains du maire du sixième arrondissement ou de son représentant. »

 

 

C’était une réclame monstre que le journaliste adroit avait imaginé à son profit.

 

 

Jacques Rival recevait les arrivants à l’entrée de son logis où un buffet avait été installé, les frais devant être prélevés sur la recette.



 

 

Puis il indiquait, d’un geste aimable, le petit escalier par où on descendait dans la cave, où il avait installé la salle d’armes et le tir ; et il disait : « Au-dessous, mesdames, au-dessous. L’assaut a lieu en des appartements souterrains. »

 

 

Il se précipita au-devant de la femme de son directeur ; puis, serrant la main de Du Roy :

 

 

« Bonjour, Bel-Ami. » L’autre fut surpris :

« Qui vous a dit que… »

 

 

Rival lui coupa la parole :

 

 

« Mme Walter, ici présente, qui trouve ce surnom très gentil. »


Mme Walter rougit :

 

 

« Oui, j’avoue que, si je vous connaissais davantage, je ferais comme la petite Laurine, je vous appellerais aussi Bel-Ami. Ça vous va très bien. »

 

 

Du Roy riait :

 

 

« Mais, je vous en prie, madame, faites-le. » Elle avait baissé les yeux :

« Non. Nous ne sommes pas assez liés. »

 

 

Il murmura :

 

 

« Voulez-vous me laisser espérer que nous le deviendrons davantage ?

 

 

– Eh bien, nous verrons, alors », dit-elle.

 

 

Il s’effaça à l’entrée de la descente étroite qu’éclairait un bec de gaz ; et la brusque transition de la lumière du jour à cette clarté jaune avait quelque chose de lugubre. Une odeur de souterrain montait par cette échelle tournante, une senteur d’humidité chauffée, de murs moisis essuyés pour la circonstance, et aussi des souffles de benjoin qui rappelaient les offices sacrés, et des émanations féminines de Lubin, de verveine, d’iris, de violette.

 

 

On entendait dans ce trou un grand bruit de voix, un frémissement de foule agitée.

 

 

Toute la cave était illuminée avec des guirlandes de gaz et des lanternes vénitiennes cachées en des feuillages qui voilaient les murs de pierre salpêtrés. On ne voyait rien que des branchages.


Le plafond était garni de fougères, le sol couvert de feuilles et de fleurs.

 

 

On trouvait cela charmant, d’une imagination délicieuse. Dans le petit caveau du fond s’élevait une estrade pour les tireurs, entre deux rangs de chaises pour les juges.

 

 

Et dans toute la cave, les banquettes, alignées par dix, autant à droite qu’à gauche, pouvaient porter près de deux cents personnes. On en avait invité quatre cents.

 

 

Devant l’estrade, des jeunes gens en costumes d’assaut, minces, avec des membres longs, la taille cambrée, la moustache en croc, posaient déjà devant les spectateurs. On se les nommait, on désignait les maîtres et les amateurs, toutes les notabilités de l’escrime. Autour d’eux causaient des messieurs en redingote, jeunes et vieux, qui avaient un air de famille avec les tireurs en tenue de combat. Ils cherchaient aussi à être vus, reconnus et nommés, c’étaient des princes de l’épée en civil, les experts en coups de bouton.

 

 

Presque toutes les banquettes étaient couvertes de femmes, qui faisaient un grand froissement d’étoffes remuées et un grand murmure de voix. Elles s’éventaient comme au théâtre, car il faisait déjà une chaleur d’étuve dans cette grotte feuillue. Un farceur criait de temps en temps : « Orgeat ! limonade ! bière ! »

 

 

Mme Walter et ses filles gagnèrent leurs places réservées au premier rang. Du Roy les ayant installées allait partir, il murmura :

 

 

« Je suis obligé de vous quitter, les hommes ne peuvent accaparer les banquettes. »

 

 

Mais Mme Walter répondit en hésitant :


« J’ai bien envie de vous garder tout de même. Vous me nommerez les tireurs. Tenez, si vous restiez debout au coin de ce banc, vous ne gêneriez personne. »

 

 

Elle le regardait de ses grands yeux doux. Elle insista :

« Voyons, restez avec nous… monsieur… monsieur Bel-Ami. Nous avons besoin de vous.

 

 

Il répondit :

 

 

« J’obéirai… avec plaisir, madame. »

 

 

On entendait répéter de tous les côtés : « C’est très drôle, cette cave, c’est très gentil. »

 

 

Georges la connaissait bien. cette salle voûtée ! Il se rappelait le matin qu’il y avait passé, la veille de son duel, tout seul, en face d’un petit carton blanc qui le regardait du fond du second caveau comme un œil énorme et redoutable.

 

 

La voix de Jacques Rival résonna, venue de l’escalier : « On va commencer, mesdames. »

 

 

Et six messieurs, très serrés en leurs vêtements pour faire saillir davantage le thorax, montèrent sur l’estrade et s’assirent sur les chaises destinées au jury.

 

 

Leurs noms coururent : Le général de Raynaldi, président, un petit homme à grandes moustaches ; le peintre Joséphin Rouget, un grand homme chauve à longue barbe ; Matthéo de Ujar, Simon Ramoncel, Pierre de Carvin, trois jeunes hommes élégants, et Gaspard Merleron, un maître.

 

 

Deux pancartes furent accrochées aux deux côtés du caveau. Celle de droite portait : M. Crèvecœur, et celle de gauche : M. Plumeau.


 

C’étaient deux maîtres, deux bons maîtres de second ordre. Ils apparurent, secs tous deux, avec un air militaire. des gestes un peu raides. Ayant fait le salut d’armes avec des mouvements d’automates, ils commencèrent à s’attaquer, pareils, dans leur costume de toile et de peau blanche, à deux pierrots-soldats qui se seraient battus pour rire.

 

 

De temps en temps, on entendait ce mot : « Touché ! » Et les six messieurs du jury inclinaient la tête en avant d’un air connaisseur. Le public ne voyait rien que deux marionnettes vivantes qui s’agitaient en tendant le bras ; il ne comprenait rien, mais il était content. Ces deux bonshommes lui semblaient cependant peu gracieux et vaguement ridicules. On songeait aux lutteurs de bois qu’on vend, au jour de l’an, sur les boulevards.

 

 

Les deux premiers tireurs furent remplacés par MM. Planton et Carapin, un maître civil et un maître militaire. M. Planton était tout petit et M. Carapin très gros. On eût dit que le premier coup de fleuret dégonflerait ce ballon comme un éléphant de baudruche. On riait. M. Planton sautait comme un singe. M. Carapin ne remuait que son bras, le reste de son corps se trouvant immobilisé par l’embonpoint, et il se fendait toutes les cinq minutes avec une telle pesanteur et un tel effort en avant qu’il semblait prendre la résolution la plus énergique de sa vie. Il avait ensuite beaucoup de mal à se relever.

 

 

Les connaisseurs déclarèrent son jeu très ferme et très serré. Et le public, confiant, l’apprécia.

 

 

Puis vinrent MM. Porion et Lapalme, un maître et un amateur qui se livrèrent à une gymnastique effrénée, courant l’un sur l’autre avec furie, forçant les juges à fuir en emportant leurs chaises, traversant et retraversant l’estrade d’un bout à l’autre, l’un avançant et l’autre reculant par bonds vigoureux et comiques. Ils avaient de petits sauts en arrière qui faisaient rire les dames, et de grands élans en avant qui émotionnaient un peu cependant.


Cet assaut au pas gymnastique fut caractérisé par un titi inconnu qui cria : « Vous éreintez pas, c’est à l’heure ! » L’assistance, froissée par ce manque de goût, fit : « Chut ! » Le jugement des experts circula. Les tireurs avaient montré beaucoup de vigueur et manqué parfois d’à-propos.

 

 

La première partie fut clôturée par une fort belle passe d’armes entre Jacques Rival et le fameux professeur belge Lebègue. Rival fut fort goûté des femmes. Il était vraiment beau garçon, bien fait, souple, agile, et plus gracieux que tous ceux qui l’avaient précédé. Il apportait dans sa façon de se tenir en garde et de se fendre une certaine élégance mondaine qui plaisait et faisait contraste avec la manière énergique, mais commune de son adversaire. « On sent l’homme bien élevé », disait-on.

 

 

Il eut la belle. On l’applaudit.

 

 

Mais depuis quelques minutes, un bruit singulier, à l’étage au-dessus, inquiétait les spectateurs. C’était un grand piétinement accompagné de rires bruyants. Les deux cents invités qui n’avaient pu descendre dans la cave s’amusaient sans doute, à leur façon. Dans le petit escalier tournant une cinquantaine d’hommes étaient tassés. La chaleur devenait terrible en bas. On criait : « De l’air ! » « À boire ! » Le même farceur glapissait sur un ton aigu qui dominait le murmure des conversations :

 

 

« Orgeat ! limonade ! bière ! »

 

 

Rival apparut très rouge, ayant gardé son costume d’assaut.

« Je vais faire apporter des rafraîchissements », dit-il – et il courut dans l’escalier. Mais toute communication était coupée avec le rez-de-chaussée. Il eût été aussi facile de percer le plafond que de traverser la muraille humaine entassée sur les marches.

 

 

Rival criait : « Faites passer des glaces pour les dames ! »


Cinquante voix répétaient : « Des glaces ! » Un plateau apparut enfin. Mais il ne portait que des verres vides, les rafraîchissements ayant été cueillis en route.

 

 

Une forte voix hurla :

 

 

« On étouffe là-dedans, finissons vite et allons-nous-en. »

 

 

Une autre voix lança : « La quête ! » Et tout le public, haletant, mais gai tout de même, répéta : « La quête… la quête… »

 

 

Alors six dames se mirent à circuler entre les banquettes et on entendit un petit bruit d’argent tombant dans les bourses.

 

 

Du Roy nommait les hommes célèbres à Mme Walter. C’étaient des mondains, des journalistes, ceux des grands journaux, des vieux journaux, qui regardaient de haut La Vie Française, avec une certaine réserve née de leur expérience. Ils en avaient tant vu mourir de ces feuilles politico-financières, filles d’une combinaison louche, et écrasées par la chute d’un ministère. On apercevait aussi là des peintres et des sculpteurs, qui sont, en général, hommes de sport, un poète académicien qu’on montrait, deux musiciens et beaucoup de nobles étrangers dont Du Roy faisait suivre le nom de la syllabe Rast (ce qui signifiait Rastaquouère), pour imiter, disait-il, les Anglais qui mettent Esq. sur leurs cartes.

 

 

Quelqu’un lui cria : « Bonjour, cher ami. » C’était le comte de Vaudrec. S’étant excusé auprès des dames, Du Roy alla lui serrer la main.

 

 

Il déclara, en revenant : « Il est charmant, Vaudrec. Comme on sent la race, chez lui. »

 

 

Mme Walter ne répondit rien. Elle était un peu fatiguée et sa poitrine se soulevait avec effort à chaque souffle de ses poumons, ce qui attirait l’œil de Du Roy. Et de temps en temps, il


rencontrait le regard de « la Patronne » – un regard trouble, hésitant, qui se posait sur lui et fuyait tout de suite. Et il se disait :

« Tiens… tiens… tiens… Est-ce que je l’aurais levée aussi, celle- là ? »

 

 

Les quêteuses passèrent. Leurs bourses étaient pleines d’argent et d’or. Et une nouvelle pancarte fut accrochée sur l’estrade annonçant : « Grrrrande surprise. » Les membres du jury remontèrent à leurs places. On attendit.

 

 

Deux femmes parurent, un fleuret à la main, en costume de salle, vêtues d’un maillot sombre, d’un très court jupon tombant à la moitié des cuisses, et d’un plastron si gonflé sur la poitrine qu’il les forçait à porter haut la tête. Elles étaient jolies et jeunes. Elles souriaient en saluant l’assistance. On les acclama longtemps.

 

 

Et elles se mirent en garde au milieu d’une rumeur galante et de plaisanteries chuchotées.

 

 

Un sourire aimable s’était fixé sur les lèvres des juges, qui approuvaient les coups par un petit bravo.

 

 

Le public appréciait beaucoup cet assaut et le témoignait aux deux combattantes qui allumaient des désirs chez les hommes et réveillaient chez les femmes le goût naturel du public parisien pour les gentillesses un peu polissonnes, pour les élégances du genre canaille, pour le faux-joli et le faux-gracieux, les chanteuses de café-concert et les couplets d’opérette.

 

 

Chaque fois qu’une des tireuses se fendait, un frisson de joie courait dans le public. Celle qui tournait le dos à la salle, un dos bien replet, faisait s’ouvrir les bouches et s’arrondir les yeux ; et ce n’était pas le jeu de son poignet qu’on regardait le plus.

 

 

On les applaudit avec frénésie.


Un assaut de sabre suivit, mais personne ne le regarda, car toute l’attention fut captivée par ce qui se passait au-dessus. Pendant quelques minutes on avait écouté un grand bruit de meubles remués, traînés sur le parquet comme si on déménageait l’appartement. Puis tout à coup, le son du piano traversa le plafond ; et on entendit distinctement un bruit rythmé de pieds sautant en cadence. Les gens d’en haut s’offraient un bal, pour se dédommager de ne rien voir.

 

 

Un grand rire s’éleva d’abord dans le public de la salle d’armes, puis le désir de danser s’éveillant chez les femmes, elles cessèrent de s’occuper de ce qui se passait sur l’estrade et se mirent à parler tout haut.

 

 

On trouvait drôle cette idée de bal organisé par les retardataires. Ils ne devaient pas s’embêter ceux-là. On aurait bien voulu être au-dessus.

 

 

Mais deux nouveaux combattants s’étaient salués ; et ils tombèrent en garde avec tant d’autorité que tous les regards suivaient leurs mouvements.

 

 

Ils se fendaient et se relevaient avec une grâce élastique, avec une vigueur mesurée, avec une telle sûreté de force, une telle sobriété de gestes, une telle correction d’allure, une telle mesure dans le jeu que la foule ignorante fut surprise et charmée.

 

 

Leur promptitude calme, leur sage souplesse, leurs mouvements rapides, si calculés qu’ils semblaient lents, attiraient et captivaient l’œil par la seule puissance de la perfection. Le public sentit qu’il voyait là une chose belle et rare, que deux grands artistes dans leur métier lui montraient ce qu’on pouvait voir de mieux, tout ce qu’il était possible à deux maîtres de déployer d’habileté, de ruse, de science raisonnée et d’adresse physique.


Personne ne parlait plus, tant on les regardait. Puis, quand ils se furent serrés la main, après le dernier coup de bouton, des cris éclatèrent, des hourras. On trépignait, on hurlait. Tout le monde connaissait leurs noms : c’étaient Sergent et Ravignac.

 

 

Les esprits exaltés devenaient querelleurs. Les hommes regardaient leurs voisins avec des envies de dispute. On se serait provoqué pour un sourire. Ceux qui n’avaient jamais tenu un fleuret en leur main esquissaient avec leur canne des attaques et des parades.

 

 

Mais peu à peu la foule remontait par le petit escalier. On allait boire, enfin. Ce fut une indignation quand on constata que les gens du bal avaient dévalisé le buffet, puis s’en étaient allés en déclarant qu’il était malhonnête de déranger deux cents personnes pour ne leur rien montrer.

 

 

Il ne restait pas un gâteau, pas une goutte de champagne, de sirop ou de bière, pas un bonbon, pas un fruit, rien, rien de rien. Ils avaient saccagé, ravagé, nettoyé tout.

 

 

On se faisait raconter les détails par les servants qui prenaient des visages tristes en cachant leur envie de rire. « Les dames étaient plus enragées que les hommes, affirmaient-ils, et avaient mangé et bu à s’en rendre malades. » On aurait cru entendre le récit des survivants après le pillage et le sac d’une ville pendant l’invasion.

 

 

Il fallut donc s’en aller. Des messieurs regrettaient les vingt francs donnés à la quête ; ils s’indignaient que ceux d’en haut eussent ripaillé sans rien payer.

 

 

Les dames patronnesses avaient recueilli plus de trois mille francs. Il resta, tous frais payés, deux cent vingt francs pour les orphelins du sixième arrondissement.


Du Roy, escortant la famille Walter, attendait son landau. En reconduisant la Patronne, comme il se trouvait assis en face d’elle, il rencontra encore une fois son œil caressant et fuyant, qui semblait troublé. Il pensait : « Bigre, je crois qu’elle mord », et il souriait en reconnaissant qu’il avait vraiment de la chance auprès des femmes, car Mme de Marelle, depuis le recommencement de leur tendresse, paraissait l’aimer avec frénésie.

 

 

Il rentra chez lui d’un pied joyeux. Madeleine l’attendait dans le salon.

« J’ai des nouvelles, dit-elle. L’affaire du Maroc se complique. La France pourrait bien y envoyer une expédition d’ici quelques mois. Dans tous les cas on va se servir de ça pour renverser le ministère, et Laroche profitera de l’occasion pour attraper les Affaires étrangères. »

 

 

Du Roy, pour taquiner sa femme, feignit de n’en rien croire. On ne serait pas assez fou pour recommencer la bêtise de Tunis.

 

 

Mais elle haussait les épaules avec impatience. « Je te dis que si ! Je te dis que si ! Tu ne comprends donc pas que c’est une grosse question d’argent pour eux. Aujourd’hui, mon cher, dans les combinaisons politiques, il ne faut pas dire : « Cherchez la femme », mais : « Cherchez l’affaire. »

 

 

Il murmura : « Bah ! » avec un air de mépris, pour l’exciter. Elle s’irritait :

« Tiens, tu es aussi naïf que Forestier. »

 

 

Elle voulait le blesser et s’attendait à une colère. Mais il sourit et répondit :


« Que ce cocu de Forestier ? »

 

 

Elle demeura saisie, et murmura :

 

 

« Oh ! Georges ! »

 

 

Il avait l’air insolent et railleur, et il reprit :

 

 

« Eh bien, quoi ? Me l’as-tu pas avoué, l’autre soir, que

Forestier était cocu ? »

Et il ajouta : « Pauvre diable ! » sur un ton de pitié profonde. Madeleine lui tourna le dos, dédaignant de répondre ; puis

après une minute de silence, elle reprit :

 

 

« Nous aurons du monde mardi : Mme Laroche-Mathieu viendra dîner avec la comtesse de Percemur. Veux-tu inviter Rival et Norbert de Varenne ? J’irai demain chez Mmes Walter et de Marelle. Peut-être aussi aurons-nous Mme Rissolin. »

 

 

Depuis quelque temps, elle se faisait des relations, usant de l’influence politique de son mari, pour attirer chez elle, de gré ou de force, les femmes des sénateurs et des députés qui avaient besoin de l’appui de La Vie Française.

 

 

Du Roy répondit :

 

 

« Très bien. Je me charge de Rival et de Norbert. »

 

 

Il était content et il se frottait les mains, car il avait trouvé une bonne scie pour embêter sa femme et satisfaire l’obscure rancune, la confuse et mordante jalousie née en lui depuis leur promenade au Bois. Il ne parlerait plus de Forestier sans le qualifier de cocu. Il sentait bien que cela finirait par rendre Madeleine enragée. Et dix fois pendant la soirée il trouva moyen


de prononcer avec une bonhomie ironique le nom de ce « cocu de

Forestier ».

 

 

Il n’en voulait plus au mort ; il le vengeait.

 

 

Sa femme feignait de ne pas entendre et demeurait, en face de lui, souriante et indifférente.

 

 

Le lendemain, comme elle devait aller adresser son invitation à Mme Walter, il voulut la devancer, pour trouver seule la Patronne et voir si vraiment elle en tenait pour lui. Cela l’amusait et le flattait. Et puis… pourquoi pas… si c’était possible.

 

 

Il se présenta boulevard Malesherbes dès deux heures. On le fit entrer dans le salon. Il attendit.

 

 

Mme Walter parut, la main tendue avec un empressement heureux.

 

 

« Quel bon vent vous amène ?

 

 

– Aucun bon vent, mais un désir de vous voir. Une force m’a poussé chez vous, je ne sais pourquoi, je n’ai rien à vous dire. Je suis venu, me voilà ! me pardonnez-vous cette visite matinale et la franchise de l’explication ? »

 

 

Il disait cela d’un ton galant et badin, avec un sourire sur les lèvres et un accent sérieux dans la voix.

 

 

Elle restait étonnée, un peu rouge, balbutiant :

 

 

« Mais… vraiment… je ne comprends pas… vous me surprenez… »

 

 

Il ajouta :


« C’est une déclaration sur un air gai, pour ne pas vous effrayer. »

 

 

Ils s’étaient assis l’un près de l’autre. Elle prit la chose de façon plaisante.

 

 

« Alors, c’est une déclaration… sérieuse ?

 

 

– Mais oui ! Voici longtemps que je voulais vous la faire, très longtemps même. Et puis, je n’osais pas. On vous dit si sévère, si rigide… »

 

 

Elle avait retrouvé son assurance. Elle répondit :

 

 

« Pourquoi avez-vous choisi aujourd’hui ?

 

 

– Je ne sais pas. » Puis il baissa la voix : « Ou plutôt, c’est parce que je ne pense qu’à vous, depuis hier. »

 

 

Elle balbutia, pâlie tout à coup :

« Voyons, assez d’enfantillages, et parlons d’autre chose. » Mais il était tombé à ses genoux si brusquement qu’elle eut

peur. Elle voulut se lever ; il la tenait assise de force et ses deux bras enlacés à la taille et il répétait d’une voix passionnée :

 

 

« Oui, c’est vrai que je vous aime, follement, depuis longtemps. Ne me répondez pas. Que voulez-vous. je suis fou ! Je vous aime… Oh ! si vous saviez, comme je vous aime ! »

 

 

Elle suffoquait, haletait, essayait de parler et ne pouvait prononcer un mot. Elle le repoussait de ses deux mains, l’ayant saisi aux cheveux pour empêcher l’approche de cette bouche qu’elle sentait venir vers la sienne. Et elle tournait la tête de


Date: 2015-12-18; view: 742


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