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Deuxième Partie 4 page

Il répétait :

 

 

« Dis donc, Made, te rappelles-tu le jour où ce cornichon de Forestier a prétendu nous prouver que les gros hommes étaient plus vigoureux que les maigres ? »

 

 

Puis il voulut savoir sur le défunt un tas de détails intimes et secrets que la jeune femme, mal à l’aise, refusait de dire. Mais il insistait, s’obstinait.

 

 

« Allons, voyons, raconte-moi ça. Il devait être bien drôle dans ce moment-là ? »

 

 

Elle murmurait du bout des lèvres :

 

 

« Voyons, laisse-le tranquille, à la fin. » Il reprenait :

« Non, dis-moi ! c’est vrai qu’il devait être godiche au lit, cet

animal ! »

 

 

Et il finissait toujours par conclure :

 

 

« Quelle brute c’était ! »

 

 

Un soir, vers la fin de juin, comme il fumait une cigarette à sa fenêtre, la grande chaleur de la soirée lui donna l’envie de faire une promenade.


Il demanda :

 

 

Ma petite Made, veux-tu venir jusqu’au Bois ?

 

 

– Mais oui, certainement. »

 

 

Ils prirent un fiacre découvert, gagnèrent les Champs- Élysées, puis l’avenue du Bois-de-Boulogne. C’était une nuit sans vent, une de ces nuits d’étuve où l’air de Paris surchauffé entre dans la poitrine comme une vapeur de four. Une armée de fiacres menait sous les arbres tout un peuple d’amoureux. Ils allaient, ces fiacres, l’un derrière l’autre, sans cesse.

 

 

Georges et Madeleine s’amusaient à regarder tous ces couples enlacés, passant dans ces voitures, la femme en robe claire et l’homme sombre. C’était un immense fleuve d’amants qui coulait vers le Bois sous le ciel étoilé et brûlant. On n’entendait aucun bruit que le sourd roulement des roues sur la terre. Ils passaient, passaient, les deux êtres de chaque fiacre, allongés sur les coussins, muets, serrés l’un contre l’autre, perdus dans d’hallucination du désir, frémissant dans l’attente de l’étreinte prochaine. L’ombre chaude semblait pleine de baisers. Une sensation de tendresse flottante, d’amour bestial épandu alourdissait l’air, le rendait plus étouffant. Tous ces gens accouplés, grisés de la même pensée, de la même ardeur, faisaient courir une fièvre autour d’eux. Toutes ces voitures chargées d’amour, sur qui semblaient voltiger des caresses, jetaient sur leur passage une sorte de souffle sensuel, subtil et troublant.

 

 

Georges et Madeleine se sentirent eux-mêmes gagnés par la contagion de la tendresse. Ils se prirent doucement la main, sans dire un mot, un peu oppressés par la pesanteur de l’atmosphère et par l’émotion qui les envahissait.



 

 

Comme ils arrivaient au tournant qui suit les fortifications, ils s’embrassèrent, et elle balbutia un peu confuse :


« Nous sommes aussi gamins qu’en allant à Rouen. »

 

 

Le grand courant des voitures s’était séparé à l’entrée des taillis. Dans le chemin des Lacs que suivaient les jeunes gens, les fiacres s’espaçaient un peu, mais la nuit épaisse des arbres, l’air vivifié par les feuilles et par l’humidité des ruisselets qu’on entendait couler sous les branches, une sorte de fraîcheur du large espace nocturne tout paré d’astres, donnaient aux baisers des couples roulants un charme plus pénétrant et une ombre plus mystérieuse.

 

 

Georges murmura : « Oh ! ma petite Made », en la serrant contre lui.

 

 

Elle lui dit :

 

 

« Te rappelles-tu la forêt de chez toi, comme c’était sinistre. Il me semblait qu’elle était pleine de bêtes affreuses et qu’elle n’avait pas de bout. Tandis qu’ici, c’est charmant. On sent des caresses dans le vent, et je sais bien que Sèvres est de l’autre côté du Bois. »

 

 

Il répondit :

 

 

« Oh ! dans la forêt de chez moi, il n’y avait pas autre chose que des cerfs, des renards, des chevreuils et des sangliers, et, par- ci, par-là, une maison de forestier. »

 

 

Ce mot, ce nom du mort sorti de sa bouche, le surprit comme si quelqu’un le lui eût crié du fond d’un fourré, et il se tut brusquement, ressaisi par ce malaise étrange et persistant, par cette irritation jalouse, rongeuse, invincible qui lui gâtait la vie depuis quelque temps.

 

 

Au bout d’une minute, il demanda :


« Es-tu venue quelquefois ici comme ça, le soir, avec

Charles ? »

 

 

Elle répondit :

 

 

« Mais oui, souvent. »

 

 

Et, tout à coup, il eut envie de retourner chez eux, une envie nerveuse qui lui serrait le cœur. Mais l’image de Forestier était rentrée en son esprit, le possédait, l’étreignait. Il ne pouvait plus penser qu’à lui, parler que de lui.

 

 

Il demanda avec un accent méchant :

 

 

« Dis donc, Made ?

 

 

– Quoi, mon ami ?

 

 

– L’as-tu fait cocu, ce pauvre Charles’ ? » Elle murmura, dédaigneuse :

« Que tu deviens bête avec ta rengaine. » Mais il ne lâchait pas son idée.

« Voyons, ma petite Made, sois bien franche, avoue-le ? Tu

l’as fait cocu, dis ? Avoue que tu l’as fait cocu ? »

 

 

Elle se taisait, choquée comme toutes les femmes le sont par ce mot.

 

 

Il reprit, obstiné :


« Sacristi, si quelqu’un en avait la tête, c’est bien lui, par exemple. Oh ! oui, oh ! oui. C’est ça qui m’amuserait de savoir si Forestier était cocu. Hein ! quelle bonne binette de jobard ? »

 

 

Il sentit qu’elle souriait à quelque souvenir peut-être, et il insista :

 

 

« Voyons, dis-le. Qu’est-ce que ça fait ? Ce serait bien drôle, au contraire, de m’avouer que tu l’as trompé, de m’avouer ça, à moi. »

 

 

Il frémissait, en effet, de l’espoir et de l’envie que Charles, l’odieux Charles, le mort détesté, le mort exécré, eût porté ce ridicule honteux. Et pourtant… pourtant une autre émotion, plus confuse, aiguillonnait son désir de savoir.

 

 

Il répétait :

 

 

« Made, ma petite Made, je t’en prie, dis-le. En voilà un qui ne l’aurait pas volé. Tu aurais eu joliment tort de ne pas lui faire porter ça. Voyons, Made, avoue. »

 

 

Elle trouvait plaisante, maintenant, sans doute, cette insistance, car elle riait, par petits rires brefs, saccadés.

 

 

Il avait mis ses lèvres tout près de l’oreille de sa femme :

 

 

« Voyons… voyons… avoue-le. »

 

 

Elle s’éloigna d’un mouvement sec et déclara brusquement :

 

 

« Mais tu es stupide. Est-ce qu’on répond à des questions pareilles ? »


Elle avait dit cela d’un ton si singulier qu’un frisson de froid courut dans les veines de son mari et il demeura interdit, effaré, un peu essoufflé, comme s’il avait reçu une commotion morale.

 

 

Le fiacre maintenant longeait le lac, où le ciel semblait avoir égrené ses étoiles. Deux cygnes vagues nageaient très lentement, à peine visibles dans l’ombre.

 

 

Georges cria au cocher :

 

 

« Retournons, « Et la voiture s’en revint, croisant les autres, qui allaient au pas, et dont les grosses lanternes brillaient comme des yeux dans la nuit du Bois.

 

 

Comme elle avait dit cela d’une étrange façon ! Du Roy se demandait : « Est-ce un aveu ? » Et cette presque certitude qu’elle avait trompé son premier mari l’affolait de colère à présent. Il avait envie de la battre, de l’étrangler, de lui arracher les cheveux !

 

 

Oh ! si elle lui eût répondu : « Mais, mon chéri, si j’avais dû le tromper, c’est avec toi que je l’aurais fait. » Comme il l’aurait embrassée, étreinte, adorée !

 

 

Il demeurait immobile, les bras croisés, les yeux au ciel, l’esprit trop agité pour réfléchir encore. Il sentait seulement en lui fermenter cette rancune et grossir cette colère qui couvent au cœur de tous les mâles devant les caprices du désir féminin. Il sentait pour la première fois cette angoisse confuse de l’époux qui soupçonne ! Il était jaloux enfin, jaloux pour le mort, jaloux pour le compte de Forestier ! jaloux d’une étrange et poignante façon, où entrait subitement de la haine contre Madeleine. Puisqu’elle avait trompé l’autre, comment pourrait-il avoir confiance en elle, lui !


Puis, peu à peu, une espèce de calme se fit en son esprit, et se roidissant contre sa souffrance, il pensa : « Toutes les femmes sont des filles, il faut s’en servir et ne rien leur donner de soi. »

 

 

L’amertume de son cœur lui montait aux lèvres en paroles de mépris et de dégoût. Il ne les laissa point s’épandre cependant. Il se répétait : « Le monde est aux forts. Il faut être fort. Il faut être au-dessus de tout. »

 

 

La voiture allait plus vite. Elle repassa les fortifications. Du Roy regardait devant lui une clarté rougeâtre dans le ciel, pareille à une lueur de forge démesurée ; et il entendait une rumeur confuse, immense, continue, faite de bruits innombrables et différents, une rumeur sourde, proche, lointaine, une vague et énorme palpitation de vie, le souffle de Paris respirant, dans cette nuit d’été, comme un colosse épuisé de fatigue.

 

 

Georges songeait : « Je serais bien bête de me faire de la bile. Chacun pour soi. La victoire est aux audacieux. Tout n’est que de l’égoïsme. L’égoïsme pour l’ambition et la fortune vaut mieux que l’égoïsme pour la femme et pour l’amour. »

 

 

L’arc de triomphe de l’Étoile apparaissait debout à l’entrée de la ville sur ses deux jambes monstrueuses, sorte de géant informe qui semblait prêt à se mettre en marche pour descendre la large avenue ouverte devant lui.

 

 

Georges et Madeleine se retrouvaient là dans le défilé des voitures ramenant au logis, au lit désiré, l’éternel couple, silencieux et enlacé. Il semblait que l’humanité tout entière glissait à côté d’eux, grise de joie, de plaisir, de bonheur.

 

 

La jeune femme, qui avait bien pressenti quelque chose de ce qui se passait en son mari, demanda de sa voix douce :

 

 

« À quoi songes-tu, mon ami ? Depuis une demi-heure tu n’as point prononcé une parole. »


 

Il répondit en ricanant :

 

 

« Je songe à tous ces imbéciles qui s’embrassent, et je me dis que, vraiment, on a autre chose à faire dans l’existence. »

 

 

Elle murmura :

 

 

« Oui… mais c’est bon quelquefois.

 

 

– C’est bon… c’est bon… quand on n’a rien de mieux ! »

 

 

La pensée de Georges allait toujours, dévêtant la vie de sa robe de poésie, dans une sorte de rage méchante : « Je serais bien bête de me gêner, de me priver de quoi que ce soit, de me troubler, de me tracasser, de me ronger l’âme comme je le fais depuis quelque temps. » L’image de Forestier lui traversa l’esprit sans y faire naître aucune irritation. Il lui sembla qu’ils venaient de se réconcilier, qu’ils redevenaient amis. Il avait envie de lui crier : « Bonsoir, vieux. »

 

 

Madeleine, que ce silence gênait, demanda :

 

 

« Si nous allions prendre une glace chez Tortoni, avant de rentrer. »

 

 

Il la regarda de coin. Son fin profil blond lui apparut sous l’éclat vif d’une guirlande de gaz qui annonçait un café-chantant.

 

 

Il pensa : « Elle est jolie ! Eh ! tant mieux. À bon chat bon rat, ma camarade. Mais si on me reprend à me tourmenter pour toi, il fera chaud au pôle Nord. » Puis il répondit : « Mais certainement, ma chérie. » Et, pour qu’elle ne devinât rien, il l’embrassa.

 

 

Il sembla à la jeune femme que les lèvres de son mari étaient glacées.


 

Il souriait cependant de son sourire ordinaire en lui donnant la main pour descendre devant les marches du café.


– III –

 

En entrant au journal, le lendemain, Du Roy alla trouver

Boisrenard.

 

 

« Mon cher ami, dit-il, j’ai un service à te demander. On trouve drôle depuis quelque temps de m’appeler Forestier. Moi, je commence à trouver ça bête. Veux-tu avoir la complaisance de prévenir doucement les camarades que je giflerai le premier qui se permettra de nouveau cette plaisanterie.

 

 

« Ce sera à eux de réfléchir si cette blague-là vaut un coup d’épée. Je m’adresse à toi parce que tu es un homme calme qui peut empêcher des extrémités fâcheuses, et aussi parce que tu m’as servi de témoin dans notre affaire. »

 

 

Boisrenard se chargea de la commission.

 

 

Du Roy sortit pour faire des courses, puis revint une heure plus tard. Personne ne l’appela Forestier.

 

 

Comme il rentrait chez lui, il entendit des voix de femmes dans le salon. Il demanda : « Qui est là ? »

 

 

Le domestique répondit : « Mme Walter et

Mme de Marelle. »

 

 

Un petit battement lui secoua le cœur, puis il se dit :

 

 

« Tiens, voyons », et il ouvrit la porte.

 

 

Clotilde était au coin de la cheminée, dans un rayon de jour venu de la fenêtre. Il sembla à Georges qu’elle pâlissait un peu en l’apercevant. Ayant d’abord salué Mme Walter et ses deux filles assises, comme deux sentinelles aux côtés de leur mère, il se


tourna vers son ancienne maîtresse. Elle lui tendait la main ; il la prit et la serra avec intention comme pour dire : « Je vous aime toujours. » Elle répondit à cette pression.

 

 

Il demanda :

 

 

« Vous vous êtes bien portée pendant le siècle écoulé depuis notre dernière rencontre ? »

 

 

Elle répondit avec aisance :

 

 

« Mais, oui, et vous, Bel-Ami ? »

 

 

Puis, se tournant vers Madeleine, elle ajouta :

 

 

« Tu permets que je l’appelle toujours Bel-Ami ?

 

 

– Certainement, ma chère, je permets tout ce que tu voudras. »

 

 

Une nuance d’ironie semblait cachée dans cette parole.

 

 

Mme Walter parlait d’une fête qu’allait donner Jacques Rival dans son logis de garçon, un grand assaut d’armes où assisteraient des femmes du monde ; elle disait :

 

 

« Ce sera très intéressant. Mais je suis désolée, nous n’avons personne pour nous y conduire, mon mari devant s’absenter à ce moment-là. »

 

 

Du Roy s’offrit aussitôt. Elle accepta. » Nous vous en serons très reconnaissantes, mes filles et moi. »

 

 

Il regardait la plus jeune des demoiselles Walter, et pensait :

« Elle n’est pas mal du tout, cette petite Suzanne, mais pas du tout. » Elle avait l’air d’une frêle poupée blonde, trop petite, mais


fine, avec la taille mince, des hanches et de la poitrine, une figure de miniature, des yeux d’émail d’un bleu gris dessinés au pinceau, qui semblaient nuancés par un peintre minutieux et fantaisiste, de la chair trop blanche, trop lisse, polie, unie, sans grain, sans teinte, et des cheveux ébouriffés, frisés, une broussaille savante, légère, un nuage charmant, tout pareil en effet à la chevelure des jolies poupées de luxe qu’on voit passer dans les bras de gamines beaucoup moins hautes que leur joujou.

 

 

La sœur aînée, Rose, était laide, plate, insignifiante, une de ces filles qu’on ne voit pas, à qui on ne parle pas et dont on ne dit rien.

 

 

La mère se leva, et se tournant vers Georges :

 

 

« Ainsi je compte sur vous jeudi prochain, à deux heures. » Il répondit :

« Comptez sur moi, madame. »

 

 

Dès qu’elle fut partie, Mme de Marelle se leva à son tour.

 

 

« Au revoir, Bel-Ami. »

 

 

Ce fut elle alors qui lui serra la main très fort, très longtemps ; et il se sentit remué par cet aveu silencieux, repris d’un brusque béguin pour cette petite bourgeoise bohème et bon enfant, qui l’aimait vraiment, peut-être.

 

 

« J’irai la voir demain », pensa-t-il.

 

 

Dès qu’il fut seul en face de sa femme, Madeleine se mit à rire, d’un rire franc et gai, et le regardant bien en face :

 

 

« Tu sais que tu as inspiré une passion à Mme Walter ? »


 

Il répondit incrédule :

 

 

« Allons donc !

 

 

– Mais oui, je te l’affirme, elle m’a parlé de toi avec un enthousiasme fou. C’est si singulier de sa part ! Elle voudrait trouver deux maris comme toi pour ses filles !… Heureusement qu’avec elle ces choses-là sont sans importance. »

 

 

Il ne comprenait pas ce qu’elle voulait dire :

 

 

« Comment, sans importance ? »

 

 

Elle répondit, avec une conviction de femme sûre de son jugement :

 

 

« Oh ! Mme Walter est une de celles dont on n’a jamais rien murmuré, mais tu sais, là, jamais, jamais. Elle est inattaquable sous tous les rapports. Son mari, tu le connais comme moi. Mais elle, c’est autre chose. Elle a d’ailleurs assez souffert d’avoir épousé un juif, mais elle lui est restée fidèle. C’est une honnête femme. »

 

 

Du Roy fut surpris :

 

 

« Je la croyais juive aussi.

 

 

– Elle ? pas du tout. Elle est dame patronnesse de toutes les bonnes œuvres de la Madeleine. Elle est même mariée religieusement. Je ne sais plus s’il y a eu un simulacre de baptême du patron, ou bien si l’Église a fermé les yeux. »

 

 

Georges murmura :

 

 

Ah !… alors… elle… me gobe ?


 

– Positivement, et complètement. Si tu n’étais pas engagé, je te conseillerais de demander la main de… de Suzanne, n’est-ce pas, plutôt que celle de Rose ? »

 

 

Il répondit, en frisant sa moustache :

 

 

« Eh ! la mère n’est pas encore piquée des vers. » Mais Madeleine s’impatienta :

« Tu sais, mon petit, la mère, je te la souhaite. Mais je n’ai pas peur. Ce n’est point à son âge qu’on commet sa première faute. Il faut s’y prendre plus tôt. »

 

 

Georges songeait : « Si c’était vrai, pourtant, que j’eusse pu épouser Suzanne ?…. »

 

 

Puis il haussa les épaules : « Bah !… c’est fou !… Est-ce que le père m’aurait jamais accepté ? »

 

 

Il se promit toutefois d’observer désormais avec plus de soin les manières de Mme Walter à son égard, sans se demander d’ailleurs s’il en pourrait jamais tirer quelque avantage.

 

 

Tout le soir, il fut hanté par des souvenirs de son amour avec Clotilde, des souvenirs tendres et sensuels en même temps. Il se rappelait ses drôleries, ses gentillesses, leurs escapades. Il se répétait à lui-même : « Elle est vraiment bien gentille. Oui, j’irai la voir demain. »

 

 

Dès qu’il eut déjeuné, le lendemain, il se rendit en effet rue de Verneuil. La même bonne lui ouvrit la porte, et, familièrement à la façon des domestiques de petits bourgeois, elle demanda :

 

 

« Ça va bien, monsieur ? »


 

Il répondit :

 

 

« Mais oui, mon enfant. »

 

 

Et il entra dans le salon, où une main maladroite faisait des gammes sur le piano. C’était Laurine. Il crut qu’elle allait lui sauter au cou. Elle se leva gravement, salua avec cérémonie, ainsi qu’aurait fait une grande personne, et se retira d’une façon digne.

 

 

Elle avait une telle allure de femme outragée, qu’il demeura surpris. Sa mère entra. Il lui prit et lui baisa les mains.

 

 

« Combien j’ai pensé à vous, dit-il.

 

 

– Et moi », dit-elle.

 

 

Ils s’assirent. Ils se souriaient, les yeux dans les yeux avec une envie de s’embrasser sur les lèvres.

 

 

« Ma chère petite Clo, je vous aime.

 

 

– Et moi aussi.

 

 

– Alors… alors… tu ne m’en as pas trop voulu ?

 

 

– Oui et non… Ça m’a fait de la peine, et puis j’ai compris ta raison, et je me suis dit : « Bah ! il me reviendra un jour ou l’autre. »

 

 

– Je n’osais pas revenir ; je me demandais comment je serais reçu. Je n’osais pas, mais j’en avais rudement envie. À propos, dis-moi donc ce qu’a Laurine. Elle m’a à peine dit bonjour et elle est partie d’un air furieux.


– Je ne sais pas. Mais on ne peut plus lui parler de toi depuis ton mariage. Je crois vraiment qu’elle est jalouse.

 

 

– Allons donc !

 

 

– Mais oui, mon cher. Elle ne t’appelle plus Bel-Ami, elle te nomme M. Forestier. »

 

 

Du Roy rougit, puis, s’approchant de la jeune femme :

 

 

« Donne ta bouche. » Elle la donna.

« Où pourrons-nous nous revoir ? dit-il.

 

 

– Mais… rue de Constantinople.

 

 

– Ah !… L’appartement n’est donc pas loué ?

 

 

– Non, je l’ai gardé !

 

 

– Tu l’as gardé ?

 

 

– Oui, j’ai pensé que tu y reviendrais. »

 

 

Une bouffée de joie orgueilleuse lui gonfla la poitrine. Elle l’aimait donc, celle-là, d’un amour vrai, constant, profond.

 

 

Il murmura : « Je t’adore. » Puis il demanda : « Ton mari va bien ?

 

 

– Oui, très bien. Il vient de passer un mois ici ; il est parti d’avant-hier. »


Du Roy ne put s’empêcher de rire :

 

 

« Comme ça tombe ! » Elle répondit naïvement :

« Oh ! oui, ça tombe bien. »

 

 

« Mais il n’est pas gênant quand il est ici, tout de même. Tu le sais !

 

 

– Ça c’est vrai. C’est d’ailleurs un charmant homme.

 

 

– Et toi, dit-elle, comment prends-tu ta nouvelle vie ?

 

 

– Ni bien ni mal. Ma femme est une camarade, une associée.

 

 

– Rien de plus ?

 

 

– Rien de plus… Quant au cœur…

 

 

– Je comprends bien. Elle est gentille, pourtant.

 

 

– Oui, mais elle ne me trouble pas. »

 

 

Il se rapprocha de Clotilde, et murmura :

 

 

« Quand nous reverrons-nous ?

 

 

– Mais… demain… si tu veux ?

 

 

– Oui. Demain, deux heures ?

 

 

– Deux heures. »


Il se leva pour partir, puis il balbutia, un peu gêné :

 

 

« Tu sais, j’entends reprendre, seul, l’appartement de la rue de Constantinople. Je le veux. Il ne manquerait plus qu’il fût payé par toi. »

 

 

Ce fut elle qui baisa ses mains avec un mouvement d’adoration, en murmurant :

 

 

« Tu feras comme tu voudras. Il me suffit de l’avoir gardé pour nous y revoir. »

 

 

Et Du Roy s’en alla, l’âme pleine de satisfaction.

 

 

Comme il passait devant la vitrine d’un photographe, le portrait d’une grande femme aux larges yeux lui rappela Mme Walter : « C’est égal, se dit-il, elle ne doit pas être mal encore. Comment se fait-il que je ne l’aie jamais remarquée. J’ai envie de voir quelle tête elle me fera jeudi. »

 

 

Il se frottait les mains, tout en marchant avec une joie intime, la joie du succès sous toutes ses formes, la joie égoïste de l’homme adroit qui réussit, la joie subtile, faite de vanité flattée et de sensualité contente, que donne la tendresse des femmes.

 

 

Le jeudi venu, il dit à Madeleine :

 

 

Tu ne viens pas à cet assaut chez Rival ?

 

 

– Oh ! non. Cela ne m’amuse guère, moi ; j’irai à la Chambre des députés.

 

 

Et il alla chercher Mme Walter, en landau découvert, car il faisait un admirable temps.

 

 

Il eut une surprise en la voyant, tant il la trouva belle et jeune.


Date: 2015-12-18; view: 661


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