Home Random Page


CATEGORIES:

BiologyChemistryConstructionCultureEcologyEconomyElectronicsFinanceGeographyHistoryInformaticsLawMathematicsMechanicsMedicineOtherPedagogyPhilosophyPhysicsPolicyPsychologySociologySportTourism






Deuxième Partie 3 page

 

 

Dès que le dîner fut achevé, Madeleine entraîna son mari dehors pour ne point demeurer dans cette salle sombre où flottait toujours une odeur âcre de vieilles pipes et de boissons répandues.

 

 

Quand ils furent sortis :

 

 

« Tu t’ennuies déjà », dit-il.

 

 

Elle voulut protester. Il l’arrêta :

 

 

« Non. Je l’ai bien vu. Si tu le désires, nous partirons demain. »

 

 

Elle murmura :

 

 

« Oui. Je veux bien. »

 

 

Ils allaient devant eux doucement. C’était une nuit tiède dont l’ombre caressante et profonde semblait pleine de bruits légers, de frôlements, de souffles. Ils étaient entrés dans une allée étroite, sous des arbres très hauts, entre deux taillis d’un noir impénétrable.

 

 

Elle demanda :

 

 

« Où sommes-nous ? »


Il répondit :

 

 

« Dans la forêt.

 

 

– Elle est grande ?

 

 

– Très grande, une des plus grandes de la France. »

 

 

Une senteur de terre, d’arbres, de mousse, ce parfum frais et vieux des bois touffus, fait de la sève des bourgeons et de l’herbe morte et moisie des fourrés, semblait dormir dans cette allée. En levant la tête, Madeleine apercevait des étoiles entre les sommets des arbres, et bien qu’aucune brise ne remuât les branches, elle sentait autour d’elle la vague palpitation de cet océan de feuilles.

 

 

Un frisson singulier lui passa dans l’âme et lui courut sur la peau ; une angoisse confuse lui serra le cœur. Pourquoi ? Elle ne comprenait pas. Mais il lui semblait qu’elle était perdue, noyée, entourée de périls, abandonnée de tous, seule, seule au monde, sous cette voûte vivante qui frémissait là-haut.

 

 

Elle murmura :

 

 

« J’ai un peu peur. Je voudrais retourner.

 

 

– Eh bien, revenons.

 

 

– Et… nous repartirons pour Paris demain ?

 

 

– Oui, demain..

 

 

– Demain matin ?

 

 

– Demain matin, si tu veux. »


Ils rentrèrent. Les vieux étaient couchés. Elle dormit mal, réveillée sans cesse par tous les bruits nouveaux pour elle de la campagne, les cris des chouettes, le grognement d’un porc enfermé dans une hutte contre le mur, et le chant d’un coq qui claironna dès minuit.

 

 

Elle fut levée et prête à partir aux premières lueurs de l’aurore.

 

 

Quand Georges annonça aux parents qu’il allait s’en retourner, ils demeurèrent saisis tous deux, puis ils comprirent d’où venait cette volonté.

 

 

Le père demanda simplement :



 

 

« J ‘te r’verrons-ti bientôt ?

 

 

– Mais oui. Dans le courant de l’été.

 

 

– Allons, tant mieux. » La vieille grogna :

« J’ te souhaite de n’ point regretter c’que t’as fait. »

 

 

Il leur laissa deux cents francs en cadeau, pour calmer leur mécontentement ; et le fiacre, qu’un gamin était allé chercher, ayant paru vers dix heures, les nouveaux époux embrassèrent les vieux paysans et repartirent.

 

 

Comme ils descendaient la côte, Duroy se mit à rire :

 

 

« Voilà, dit-il, je t’avais prévenue. Je n’aurais pas dû te faire connaître M. et Mme du Roy de Cantel, père et mère. »

 

 

Elle se mit à rire aussi, et répliqua :


 

« Je suis enchantée maintenant. Ce sont de braves gens que je commence à aimer beaucoup. Je leur enverrai des gâteries de Paris. »

 

 

Puis elle murmura :

 

 

« Du Roy de Cantel… Tu verras que personne ne s’étonnera de nos lettres de faire-part. Nous raconterons que nous avons passé huit jours dans la propriété de tes parents. »

 

 

Et, se rapprochant de lui, elle effleura d’un baiser le bout de sa moustache : « Bonjour, Geo ! »

 

 

Il répondit : « Bonjour, Made », en passant une main derrière sa taille.

 

 

On apercevait au loin, dans le fond de la vallée, le grand fleuve déroulé comme un ruban d’argent sous le soleil du matin, et toutes les cheminées des usines qui soufflaient dans le ciel leurs nuages de charbon, et tous les clochers pointus dressés sur la vieille cité.


– II –

 

Les Du Roy étaient rentrés à Paris depuis deux jours et le journaliste avait repris son ancienne besogne en attendant qu’il quittât le service des échos pour s’emparer définitivement des fonctions de Forestier et se consacrer tout à fait à la politique.

 

 

Il remontait chez lui, ce soir-là, au logis de son prédécesseur, le cœur joyeux, pour dîner, avec le désir éveillé d’embrasser tout à l’heure sa femme dont il subissait vivement le charme physique et l’insensible domination. En passant devant un fleuriste, au bas de la rue Notre-Dame-de-Lorette, il eut l’idée d’acheter un bouquet pour Madeleine et il prit une grosse botte de roses à peine ouvertes, un paquet de boutons parfumés.

 

 

À chaque étage de son nouvel escalier il se regardait complaisamment dans cette glace dont la vue lui rappelait sans cesse sa première entrée dans la maison.

 

 

Il sonna, ayant oublié sa clef, et le même domestique, qu’il avait gardé aussi sur le conseil de sa femme, vint ouvrir.

 

 

Georges demanda :

 

 

« Madame est rentrée ?

 

 

– Oui, monsieur. »

 

 

Mais en traversant la salle à manger il demeura fort surpris d’apercevoir trois couverts ; et, la portière du salon étant soulevée, il vit Madeleine qui disposait dans un vase de la cheminée une botte de roses toute pareille à la sienne. Il fut contrarié, mécontent, comme si on lui eût volé son idée, son attention et tout le plaisir qu’il en attendait.


Il demanda en entrant :

 

 

« Tu as donc invité quelqu’un ? »

 

 

Elle répondit sans se retourner, en continuant à arranger ses fleurs : « Oui et non. C’est mon vieil ami le comte de Vaudrec qui a l’habitude de dîner ici tous les lundis, et qui vient comme autrefois. »

 

 

Georges murmura :

 

 

« Ah ! très bien. »

 

 

Il restait debout derrière elle, son bouquet à la main, avec une envie de le cacher, de le jeter. Il dit cependant :

 

 

« Tiens, je t’ai apporté des roses ! »

 

 

Elle se retourna brusquement, toute souriante, criant :

 

 

« Ah ! que tu es gentil d’avoir pensé à ça. »

 

 

Et elle lui tendit ses bras et ses lèvres avec un élan de plaisir si vrai qu’il se sentit consolé.

 

 

Elle prit les fleurs, les respira, et, avec une vivacité d’enfant ravie, les plaça dans le vase resté vide en face du premier. Puis elle murmura en regardant l’effet :

 

 

« Que je suis contente ! Voilà ma cheminée garnie maintenant. »

 

 

Elle ajouta, presque aussitôt, d’un air convaincu :


« Tu sais, il est charmant, Vaudrec, tu seras tout de suite intime avec lui. »

 

 

Un coup de timbre annonça le comte. Il entra, tranquille, très à l’aise, comme chez lui. Après avoir baisé galamment les doigts de la jeune femme il se tourna vers le mari et lui tendit la main avec cordialité en demandant :

 

 

« Ça va bien, mon cher Du Roy ? »

 

 

Il n’avait plus son air roide, son air gourmé de jadis, mais un air affable, révélant bien que la situation n’était plus la même. Le journaliste, surpris, tâcha de se montrer gentil pour répondre à ces avances. On eût cru, après cinq minutes, qu’ils se connaissaient et s’adoraient depuis dix ans.

 

 

Alors Madeleine, dont le visage était radieux, leur dit :

 

 

« Je vous laisse ensemble. J’ai besoin de jeter un coup d’œil à ma cuisine. » Et elle se sauva, suivie par le regard des deux hommes.

 

 

Quand elle revint, elle les trouva causant théâtre, à propos d’une pièce nouvelle, et si complètement du même avis qu’une sorte d’amitié rapide s’éveillait dans leurs yeux à la découverte de cette absolue parité d’idées.

 

 

Le dîner fut charmant, tout intime et cordial ; et le comte demeura fort tard dans la soirée, tant il se sentait bien dans cette maison, dans ce joli nouveau ménage.

 

 

Dès qu’il fut parti, Madeleine dit à son mari :

 

 

« N’est-ce pas qu’il est parfait ? Il gagne du tout au tout à être connu. En voilà un bon ami, sûr, dévoué, fidèle. Ah ! sans lui… »


Elle n’acheva point sa pensée, et Georges répondit :

 

 

« Oui, je le trouve fort agréable. Je crois que nous nous entendrons très bien. »

 

 

Mais elle reprit aussitôt :

 

 

« Tu ne sais pas, nous avons à travailler, ce soir, avant de nous coucher. Je n’ai pas eu le temps de te parler de ça avant le dîner, parce que Vaudrec est arrivé tout de suite. On m’a apporté des nouvelles graves, tantôt, des nouvelles du Maroc. C’est Laroche-Mathieu le député, le futur ministre, qui me les a données. Il faut que nous fassions un grand article, un article à sensation. J’ai des faits et des chiffres. Nous allons nous mettre à la besogne immédiatement. Tiens, prends la lampe. »

 

 

Il la prit et ils passèrent dans le cabinet de travail.

 

 

Les mêmes livres s’alignaient dans la bibliothèque qui portait maintenant sur son faîte les trois vases achetés au golfe Juan par Forestier, la veille de son dernier jour. Sous la table, la chancelière du mort attendait les pieds de Du Roy, qui s’empara, après s’être assis, du porte-plume d’ivoire, un peu mâché au bout par la dent de l’autre.

 

 

Madeleine s’appuya à la cheminée, et ayant allumé une cigarette, elle raconta ses nouvelles, puis exposa ses idées, et le plan de l’article qu’elle rêvait.

 

 

Il l’écoutait avec attention, tout en griffonnant des notes, et quand il eut fini il souleva des objections, reprit la question, l’agrandit, développa à son tour non plus un plan d’article, mais un plan de campagne contre le ministère actuel. Cette attaque serait le début. Sa femme avait cessé de fumer, tant son intérêt s’éveillait, tant elle voyait large et loin en suivant la pensée de Georges.


Elle murmurait de temps en temps :

 

 

« Oui… oui… C’est très bon… C’est excellent… C’est très fort… »

 

 

Et quand il eut achevé, à son tour, de parler :

 

 

« Maintenant écrivons », dit-elle.

 

 

Mais il avait toujours le début difficile et il cherchait ses mots avec peine. Alors elle vint doucement se pencher sur son épaule et elle se mit à lui souffler ses phrases tout bas, dans l’oreille.

 

 

De temps en temps elle hésitait et demandait :

 

 

« Est-ce bien ça que tu veux dire ? » Il répondait :

« Oui, parfaitement. »

 

 

Elle avait des traits piquants, des traits venimeux de femme pour blesser le chef du Conseil, et elle mêlait des railleries sur son visage à celles sur sa politique, d’une façon drôle qui faisait rire et saisissait en même temps par la justesse de l’observation.

 

 

Du Roy, parfois, ajoutait quelques lignes qui rendaient plus profonde et plus puissante la portée d’une attaque. Il savait, en outre, l’art des sous-entendus perfides, qu’il avait appris en aiguisant des échos, et quand un fait donné pour certain par Madeleine lui paraissait douteux ou compromettant, il excellait à le faire deviner et à l’imposer à l’esprit avec plus de force que s’il l’eût affirmé.

 

 

Quand leur article fut terminé, Georges le relut tout haut, en le déclamant. Ils le jugèrent admirable d’un commun accord et ils


se souriaient, enchantés et surpris, comme s’ils venaient de se révéler l’un à l’autre. Ils se regardaient au fond des yeux, émus d’admiration et d’attendrissement, et ils s’embrassèrent avec élan, avec une ardeur d’amour communiquée de leurs esprits à leurs corps.

 

 

Du Roy reprit la lampe : « Et maintenant, dodo », dit-il avec un regard allumé.

 

 

Elle répondit :

 

 

« Passez, mon maître, puisque vous éclairez la route. »

 

 

Il passa, et elle le suivit dans leur chambre en lui chatouillant le cou du bout du doigt, entre le col et les cheveux pour le faire aller plus vite, car il redoutait cette caresse.

 

 

L’article parut sous la signature de Georges Du Roy de Cantel, et fit grand bruit. On s’en émut à la Chambre. Le père Walter en félicita l’auteur et le chargea de la rédaction politique de La Vie Française. Les échos revinrent à Boisrenard.

 

 

Alors commença, dans le journal, une campagne habile et violente contre le ministère qui dirigeait les affaires. L’attaque, toujours adroite et nourrie de faits, tantôt ironique, tantôt sérieuse, parfois plaisante, parfois virulente, frappait avec une sûreté et une continuité dont tout le monde s’étonnait. Les autres feuilles citaient sans cesse La Vie Française, y coupaient des passages entiers, et les hommes du pouvoir s’informèrent si on ne pouvait pas bâillonner avec une préfecture cet ennemi inconnu et acharné.

 

 

Du Roy devenait célèbre dans les groupes politiques. Il sentait grandir son influence à la pression des poignées de main et à l’allure des coups de chapeau. Sa femme, d’ailleurs, l’emplissait de stupeur et d’admiration par l’ingéniosité de son


esprit, l’habileté de ses informations et le nombre de ses connaissances.

 

 

À tout moment, il trouvait dans son salon, en rentrant chez lui, un sénateur, un député, un magistrat, un général, qui traitaient Madeleine en vieille amie, avec une familiarité sérieuse. Où avait-elle connu tous ces gens ? Dans le monde, disait-elle. Mais comment avait-elle su capter leur confiance et leur affection ? Il ne le comprenait pas.

 

 

« Ça ferait une rude diplomate », pensait-il.

 

 

Elle rentrait souvent en retard aux heures des repas, essoufflée, rouge frémissante, et, avant même d’avoir ôté son voile, elle disait :

 

 

« J’en ai du nanan, aujourd’hui. Figure-toi que le ministre de la Justice vient de nommer deux magistrats qui ont fait partie des commissions mixtes. Nous allons lui flanquer un abattage dont il se souviendra. »

 

 

Et on flanquait un abattage au ministre, et on lui en reflanquait un autre le lendemain et un troisième le jour suivant. Le député Laroche-Mathieu qui dînait rue Fontaine tous les mardis, après le comte de Vaudrec qui commençait la semaine, serrait vigoureusement les mains de la femme et du mari avec des démonstrations de joie excessives. Il ne cessait de répéter :

« Cristi, quelle campagne. Si nous ne réussissons pas après ça ? »

 

 

Il espérait bien réussir en effet à décrocher le portefeuille des

Affaires étrangères qu’il visait depuis longtemps.

 

 

C’était un de ces hommes politiques à plusieurs faces, sans conviction, sans grands moyens, sans audace et sans connaissances sérieuses, avocat de province, joli homme de chef- lieu, gardant un équilibre de finaud entre tous les partis extrêmes, sorte de jésuite républicain et de champignon libéral de nature


douteuse, comme il en pousse par centaines sur le fumier populaire du suffrage universel.

 

 

Son machiavélisme de village le faisait passer pour fort parmi ses collègues, parmi tous les déclassés et les avortés dont on fait des députés. Il était assez soigné, assez correct, assez familier, assez aimable pour réussir. Il avait des succès dans le monde, dans la société mêlée, trouble et peu fine des hauts fonctionnaires du moment.

 

 

On disait partout de lui : « Laroche sera ministre », et il pensait aussi plus fermement que tous les autres que Laroche serait ministre.

 

 

Il était un des principaux actionnaires du journal du père Walter, son collègue et son associé en beaucoup d’affaires de finances.

 

 

Du Roy le soutenait avec confiance et avec des espérances confuses pour plus tard. Il ne faisait que continuer d’ailleurs l’œuvre commencée par Forestier, à qui Laroche-Mathieu avait promis la croix, quand serait venu le jour du triomphe. La décoration irait sur la poitrine du nouveau mari de Madeleine ; voilà tout. Rien n’était changé, en somme.

 

 

On sentait si bien que rien n’était changé, que les confrères de

Du Roy lui montaient une scie dont il commençait à se fâcher.

 

 

On ne l’appelait plus que Forestier.

 

 

Aussitôt qu’il arrivait au journal, quelqu’un criait : « Dis donc, Forestier. »

 

 

Il feignait de ne pas entendre et cherchait les lettres dans son casier. La voix reprenait, avec plus de force : « Hé ! Forestier. » Quelques rires étouffés couraient.


 

Comme Du Roy gagnait le bureau du directeur, celui qui l’avait appelé l’arrêtait :

 

 

« Oh ! pardon ; c’est à toi que je veux parler. C’est stupide, je te confonds toujours avec ce pauvre Charles. Cela tient à ce que tes articles ressemblent bigrement aux siens. Tout le monde s’y trompe. »

 

 

Du Roy ne répondait rien, mais il rageait ; et une colère sourde naissait en lui contre le mort.

 

 

Le père Walter lui-même avait déclaré, alors qu’on s’étonnait de similitudes flagrantes de tournures et d’inspiration entre les chroniques du nouveau rédacteur politique et celles de l’ancien :

« Oui, c’est du Forestier, mais du Forestier plus nourri, plus nerveux, plus viril. »

 

 

Une autre fois, Du Roy en ouvrant par hasard l’armoire aux bilboquets avait trouvé ceux de son prédécesseur avec un crêpe autour du manche, et le sien, celui dont il se servait quand il s’exerçait sous la direction de Saint-Potin, était orné d’une faveur rose. Tous avaient été rangés sur la même planche, par rang de taille ; et une pancarte, pareille à celle des musées, portait écrit :

« Ancienne collection Forestier et Cie, Forestier-Du Roy, successeur, breveté S.G.D.G. Articles inusables pouvant servir en toutes circonstances, même en voyage. »

 

 

Il referma l’armoire avec calme, en prononçant assez haut pour être entendu :

 

 

« Il y a des imbéciles et des envieux partout. »

 

 

Mais il était blessé dans son orgueil, blessé dans sa vanité, cette vanité et cet orgueil ombrageux d’écrivain, qui produisent cette susceptibilité nerveuse toujours en éveil, égale chez le reporter et chez le poète génial.


 

Ce mot : « Forestier » déchirait son oreille ; il avait peur de l’entendre, et se sentait rougir en l’entendant.

 

 

Il était pour lui, ce nom, une raillerie mordante, plus qu’une raillerie, presque une insulte. Il lui criait : « C’est ta femme qui fait ta besogne comme elle faisait celle de l’autre. Tu ne serais rien sans elle. »

 

 

Il admettait parfaitement que Forestier n’eût rien été sans

Madeleine ; mais quant à lui, allons donc !

 

 

Puis, rentré chez lui, l’obsession continuait. C’était la maison tout entière maintenant qui lui rappelait le mort, tout le mobilier, tous les bibelots, tout ce qu’il touchait. Il ne pensait guère à cela dans les premiers temps ; mais la scie montée par ses confrères avait fait en son esprit une sorte de plaie qu’un tas de riens inaperçus jusqu’ici envenimaient à présent.

 

 

Il ne pouvait plus prendre un objet sans qu’il crût voir aussitôt la main de Charles posée dessus. Il ne regardait et ne maniait que des choses lui ayant servi autrefois, des choses qu’il avait achetées, aimées et possédées. Et Georges commençait à s’irriter même à la pensée des relations anciennes de son ami et de sa femme.

 

 

Il s’étonnait parfois de cette révolte de son cœur, qu’il ne comprenait point, et se demandait : « Comment diable cela se fait-il ? Je ne suis pas jaloux des amis de Madeleine. Je ne m’inquiète jamais de ce qu’elle fait. Elle rentre et sort à son gré, et le souvenir de cette brute de Charles me met en rage ! »

 

 

Il ajoutait, mentalement : « Au fond, ce n’était qu’un crétin ; c’est sans doute ça qui me blesse. Je me fâche que Madeleine ait pu épouser un pareil sot. »


Et sans cesse il se répétait : « Comment se fait-il que cette femme-là ait gobé un seul instant un semblable animal ? »

 

 

Et sa rancune s’augmentait chaque jour par mille détails insignifiants qui le piquaient comme des coups d’aiguille, par le rappel incessant de l’autre, venu d’un mot de Madeleine, d’un mot du domestique ou d’un mot de la femme de chambre.

 

 

Un soir, Du Roy qui aimait les plats sucrés demanda :

 

 

« Pourquoi n’avons-nous pas d’entremets ? Tu n’en fais jamais servir. »

 

 

La jeune femme répondit gaiement :

 

 

« C’est vrai, je n’y pense pas. Cela tient à ce que Charles les avait en horreur… »

 

 

Il lui coupa la parole dans un mouvement d’impatience dont il ne fut pas maître.

 

 

« Ah ! tu sais, Charles commence à m’embêter. C’est toujours Charles par-ci, Charles par-là. Charles aimait ci, Charles aimait ça. Puisque Charles est crevé, qu’on le laisse tranquille. »

 

 

Madeleine regardait son mari avec stupeur, sans rien comprendre à cette colère subite. Puis, comme elle était fine, elle devina un peu ce qui se passait en lui, ce travail lent de jalousie posthume grandissant à chaque seconde par tout ce qui rappelait l’autre.

 

 

Elle jugea cela puéril, peut-être, mais elle fut flattée et ne répondit rien.

 

 

Il s’en voulut, lui, de cette irritation, qu’il n’avait pu cacher. Or, comme ils faisaient, ce soir-là, après dîner, un article pour le


lendemain, il s’embarrassa dans la chancelière. Ne parvenant point à la retourner, il la rejeta d’un coup de pied, et demanda en riant :

 

 

« Charles avait donc toujours froid aux pattes ? » Elle répondit, riant aussi :

« Oh ! il vivait dans la terreur des rhumes ; il n’avait pas la poitrine solide. »

 

 

Du Roy reprit avec férocité : « Il l’a bien prouvé, d’ailleurs. » Puis il ajouta avec galanterie : « Heureusement pour moi. » Et il baisa la main de sa femme.

 

 

Mais en se couchant, toujours hanté par la même pensée, il demanda encore :

 

 

« Est-ce que Charles portait des bonnets de coton pour éviter les courants d’air dans les oreilles ? »

 

 

Elle se prêta à la plaisanterie et répondit :

 

 

« Non, un madras noué sur le front. »

 

 

Georges haussa les épaules et prononça avec un mépris supérieur :

 

 

« Quel serin ! »

 

 

Dès lors, Charles devint pour lui un sujet d’entretien continuel. Il parlait de lui à tout propos, ne l’appelant plus que :

« ce pauvre Charles », d’un air de pitié infinie.

 

 

Et quand il revenait du journal, où il s’était entendu deux ou trois fois interpeller sous le nom de Forestier, il se vengeait en


poursuivant le mort de railleries haineuses au fond de son tombeau. Il rappelait ses défauts, ses ridicules, ses petitesses, les énumérait avec complaisance, les développant et les grossissant comme s’il eût voulu combattre, dans le cœur de sa femme, l’influence d’un rival redouté.

 

 


Date: 2015-12-18; view: 545


<== previous page | next page ==>
Deuxième Partie 2 page | Deuxième Partie 4 page
doclecture.net - lectures - 2014-2024 year. Copyright infringement or personal data (0.029 sec.)