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Première Partie 4 page

 

 

Duroy demeura quelques minutes à regarder la campagne lointaine, et il murmura : « Il ferait bougrement bon, là-bas, un jour comme ça. » Puis il songea qu’il lui fallait travailler, et tout de suite, et aussi envoyer, moyennant dix sous, le fils de sa concierge dire à son bureau qu’il était malade.

 

 

Il s’assit devant sa table, trempa sa plume dans l’encrier, prit son front dans sa main et chercha des idées. Ce fut en vain. Rien ne venait.

 

 

Il ne se découragea pas cependant. Il pensa : « Bah, je n’en ai pas l’habitude. C’est un métier à apprendre comme tous les métiers. Il faut qu’on m’aide les premières fois. Je vais trouver Forestier, qui me mettra mon article sur pied en dix minutes. »

 

 

Et il s’habilla. Quand il fut dans la rue, il jugea qu’il était encore trop tôt pour se présenter chez son ami qui devait dormir


tard. Il se promena donc, tout doucement, sous les arbres du boulevard extérieur.

 

 

Il n’était pas encore neuf heures, et il gagna le parc Monceau tout frais de l’humidité des arrosages.

 

 

S’étant assis sur un banc, il se remit à rêver. Un jeune homme allait et venait devant lui, très élégant, attendant une femme sans doute.

 

 

Elle parut, voilée, le pied rapide, et, ayant pris son bras, après une courte poignée de main, ils s’éloignèrent.

 

 

Un tumultueux besoin d’amour entra au cœur de Duroy, un besoin d’amours distinguées, parfumées, délicates. Il se leva et se remit en route en songeant à Forestier. Avait-il de la chance, celui-là !

 

 

Il arriva devant sa porte au moment où son ami sortait.

 

 

« Te voilà ! à cette heure-ci ! que me voulais-tu ? »

 

 

Duroy, troublé de le rencontrer ainsi comme il s’en allait, balbutia :

 

 

« C’est que… c’est que… je ne peux pas arriver à faire mon article, tu sais, l’article que M. Walter m’a demandé sur l’Algérie. Ça n’est pas bien étonnant, étant donné que je n’ai jamais écrit. Il faut de la pratique pour ça comme pour tout. Je m’y ferai bien vite, j’en suis sûr, mais, pour débuter, je ne sais pas comment m’y prendre. J’ai bien les idées, je les ai toutes, et je ne parviens pas à les exprimer, »

 

 

Il s’arrêta, hésitant un peu. Forestier souriait avec malice :

 

 

« Je connais ça. »


 

Duroy reprit :

 

 

« Oui, ça doit arriver à tout le monde en commençant. Eh bien, je venais… je venais te demander un coup de main… En dix minutes tu me mettrais ça sur pied, toi, tu me montrerais la tournure qu’il faut prendre. Tu me donnerais là une bonne leçon de style, et sans toi, je ne m’en tirerais pas. »



 

 

L’autre souriait toujours d’un air gai. Il tapa sur le bras de son ancien camarade et lui dit :

 

 

« Va-t’en trouver ma femme, elle t’arrangera ton affaire aussi bien que moi. Je l’ai dressée à cette besogne-là. Moi, je n’ai pas le temps ce matin, sans quoi je l’aurais fait bien volontiers. »

 

 

Duroy, intimidé soudain, hésitait, n’osait point :

 

 

« Mais à cette heure-ci, je ne peux pas me présenter devant elle ?…

 

 

Si, parfaitement. Elle est levée. Tu la trouveras dans mon cabinet de travail, en train de mettre en ordre des notes pour moi. »

 

 

L’autre refusait de monter.

 

 

« Non… ça n’est pas possible… »

 

 

Forestier le prit par les épaules, le fit pivoter sur ses talons, et le poussant vers l’escalier :

 

 

« Mais, va donc, grand serin, quand je te dis d’y aller. Tu ne vas pas me forcer à regrimper mes trois étages pour te présenter et expliquer ton cas. »


Alors Duroy se décida :

 

 

« Merci, j’y vais. Je lui dirai que tu m’as forcé, absolument forcé à venir la trouver.

 

 

– Oui. Elle ne te mangera pas, sois tranquille. Surtout, n’oublie pas tantôt trois heures.

 

 

– Oh ! ne crains rien. »

 

 

Et Forestier s’en alla de son air pressé, tandis que Duroy se mit à monter lentement, marche à marche, cherchant ce qu’il allait dire et inquiet de l’accueil qu’il recevrait.

 

 

Le domestique vint lui ouvrir. Il avait un tablier bleu et tenait un balai dans ses mains.

 

 

« Monsieur est sorti », dit-il, sans attendre la question. Duroy insista :

« Demandez à Mme Forestier si elle peut me recevoir, et prévenez-la que je viens de la part de son mari, que j’ai rencontré

dans la rue. »

 

 

Puis il attendit. L’homme revint, ouvrit une porte à droite, et annonça :

 

 

« Madame attend monsieur. »

 

 

Elle était assise sur un fauteuil de bureau, dans une petite pièce dont les murs se trouvaient entièrement cachés par des livres bien rangés sur des planches de bois noir. Les reliures de tons différents, rouges, jaunes, vertes, violettes, et bleues, mettaient de la couleur et de la gaieté dans cet alignement monotone de volumes.


 

Elle se retourna, souriant toujours, enveloppée d’un peignoir blanc garni de dentelle ; et elle tendit sa main, montrant son bras nu dans la manche largement ouverte.

 

 

« Déjà ? » dit-elle ; puis elle reprit : « Ce n’est point un reproche, c’est une simple question. »

 

 

Il balbutia :

 

 

« Oh ! madame, je ne voulais pas monter ; mais votre mari, que j’ai rencontré en bas, m’y a forcé. Je suis tellement confus que je n’ose pas dire ce qui m’amène. »

 

 

Elle montrait un siège :

 

 

« Asseyez-vous et parlez. »

 

 

Elle maniait entre deux doigts une plume d’oie en la tournant agilement ; et, devant elle, une grande page de papier demeurait écrite à moitié, interrompue à l’arrivée du jeune homme.

 

 

Elle avait l’air chez elle devant cette table de travail, à l’aise comme dans son salon, occupée à sa besogne ordinaire. Un parfum léger s’envolait du peignoir, le parfum frais de la toilette récente. Et Duroy cherchait à deviner, croyait voir le corps jeune et clair, gras et chaud, doucement enveloppé dans l’étoffe moelleuse.

 

 

Elle reprit, comme il ne parlait pas :

 

 

« Eh bien, dites, qu’est-ce que c’est ? » Il murmura, en hésitant :


« Voilà… mais vraiment… je n’ose pas… C’est que j’ai travaillé hier soir très tard… et ce matin… très tôt… pour faire cet article sur l’Algérie que M. Walter m’a demandé… et je n’arrive à rien de bon… j’ai déchiré tous mes essais… Je n’ai pas l’habitude de ce travail-là, moi ; et je venais demander à Forestier de m’aider… pour une fois… »

 

 

Elle l’interrompit, en riant de tout son cœur, heureuse, joyeuse et flattée :

 

 

« Et il vous a dit de venir me trouver ?… C’est gentil ça…

 

 

– Oui, madame. Il m’a dit que vous me tireriez d’embarras mieux que lui… Mais, moi, je n’osais pas, je, ne voulais pas. Vous comprenez ? »

 

 

Elle se leva :

 

 

« Ça va être charmant de collaborer comme ça. Je suis ravie de votre idée. Tenez, asseyez-vous à ma place, car on connaît mon écriture au journal. Et nous allons vous tourner un article, mais là, un article à succès. »

 

 

Il s’assit, prit une plume, étala devant lui une feuille de papier et attendit.

 

 

Mme Forestier, restée debout, le regardait faire ses préparatifs ; puis elle atteignit une cigarette sur la cheminée et l’alluma :

 

 

« Je ne puis pas travailler sans fumer, dit-elle. Voyons, qu’allez-vous raconter ? »

 

 

Il leva la tête vers elle avec étonnement.


« Mais je ne sais pas, moi, puisque je suis venu vous trouver pour ça. »

 

 

Elle reprit :

 

 

« Oui, je vous arrangerai la chose. Je ferai la sauce, mais il me faut le plat. »

 

 

Il demeurait embarrassé ; enfin il prononça avec hésitation :

 

 

« Je voudrais raconter mon voyage depuis le commencement… »

 

 

Alors elle s’assit, en face de lui, de l’autre côté de la grande table, et le regardant dans les yeux :

 

 

« Eh bien, racontez-le-moi d’abord, pour moi toute seule, vous entendez, bien doucement, sans rien oublier, et je choisirai ce qu’il faut prendre. »

 

 

Mais comme il ne savait par où commencer, elle se mit à l’interroger comme aurait fait un prêtre au confessionnal, posant des questions précises qui lui rappelaient des détails oubliés, des personnages rencontrés, des figures seulement aperçues.

 

 

Quand elle l’eut contraint à parler ainsi pendant un petit quart d’heure, elle l’interrompit tout à coup :

 

 

« Maintenant, nous allons commencer. D’abord, nous supposons que vous adressez à un ami vos impressions, ce qui vous permet de dire un tas de bêtises, de faire des remarques de toute espèce, d’être naturel et drôle, si nous pouvons. Commencez :

 

 

« Mon cher Henry, tu veux savoir ce que c’est que l’Algérie, tu le sauras. Je vais t’envoyer, n’ayant rien à faire dans la petite case


de boue sèche qui me sert d’habitation, une sorte de journal de ma vie, jour par jour, heure par heure. Ce sera un peu vif quelquefois, tant pis, tu n’es pas obligé de le montrer aux dames de ta connaissance… »

 

 

Elle s’interrompit pour rallumer sa cigarette éteinte, et, aussitôt, le petit grincement criard de la plume d’oie sur le papier s’arrêta.

 

 

« Nous continuons, dit-elle.

 

 

« L’Algérie est un grand pays français sur la frontière des grands pays inconnus qu’on appelle le désert, le Sahara, l’Afrique centrale, etc., etc.

 

 

« Alger est la porte, la porte blanche et charmante de cet étrange continent.

 

 

« Mais d’abord il faut y aller, ce qui n’est pas rose pour tout le monde. Je suis, tu le sais, un excellent écuyer, puisque je dresse les chevaux du colonel, mais on peut être bon cavalier et mauvais marin. C’est mon cas.

 

 

« Te rappelles-tu le major Simbretas, que nous appelions le docteur Ipéca ? Quand nous nous jugions mûrs pour vingt-quatre heures d’infirmerie, pays béni, nous passions à la visite.

 

 

« Il était assis sur sa chaise, avec ses grosses cuisses ouvertes dans son pantalon rouge, les mains sur ses genoux, les bras formant pont, le coude en l’air, et il roulait ses gros yeux de loto en mordillant sa moustache blanche.

 

 

« Tu te rappelles sa prescription :


« Ce soldat est atteint d’un dérangement d’estomac. Administrez-lui le vomitif ndeg.3 selon ma formule, puis douze heures de repos ; il ira bien. »

 

 

« Il était souverain, ce vomitif, souverain et irrésistible. On l’avalait donc, puisqu’il le fallait. Puis, quand on avait passé par la formule du docteur Ipéca, on jouissait de douze heures de repos bien gagné.

 

 

« Eh bien, mon cher, pour atteindre l’Afrique, il faut subir, pendant quarante heures, une autre sorte de vomitif irrésistible, selon la formule de la Compagnie Transatlantique. »

 

 

Elle se frottait les mains, tout à fait heureuse de son idée.

 

 

Elle se leva et se mit à marcher, après avoir allumé une autre cigarette, et elle dictait, en soufflant des filets de fumée qui sortaient d’abord tout droit d’un petit trou rond au milieu de ses lèvres serrées, puis s’élargissant, s’évaporaient en laissant par places, dans l’air, des lignes grises, une sorte de brume transparente, une buée pareille à des fils d’araignée. Parfois, d’un coup de sa main ouverte, elle effaçait ces traces légères et plus persistantes ; parfois aussi elle les coupait d’un mouvement tranchant de l’index et regardait ensuite, avec une attention grave, les deux tronçons d’imperceptible vapeur disparaître lentement.

 

 

Et Duroy, les yeux levés, suivait tous ses gestes, toutes ses attitudes, tous les mouvements de son corps et de son visage occupés à ce jeu vague qui ne prenait point sa pensée.

 

 

Elle imaginait maintenant les péripéties de la route, portraiturait des compagnons de voyage inventés par elle, et ébauchait une aventure d’amour avec la femme d’un capitaine d’infanterie qui allait rejoindre son mari.


Puis, s’étant assise, elle interrogea Duroy sur la topographie de l’Algérie, qu’elle ignorait absolument. En dix minutes, elle en sut autant que lui, et elle fit un petit chapitre de géographie politique et coloniale pour mettre le lecteur au courant et le bien préparer à comprendre les questions sérieuses qui seraient soulevées dans les articles suivants.

 

 

Puis elle continua par une excursion dans la province d’Oran, une excursion fantaisiste, où il était surtout question des femmes, des Mauresques, des Juives, des Espagnoles.

 

 

« Il n’y a que ça qui intéresse », disait-elle.

 

 

Elle termina par un séjour à Saïda, au pied des hauts plateaux, et par une jolie petite intrigue entre le sous-officier Georges Duroy et une ouvrière espagnole employée à la manufacture d’alfa de Aïn-el-Hadjar. Elle racontait les rendez- vous, la nuit, dans la montagne pierreuse et nue, alors que les chacals, les hyènes et les chiens arabes crient, aboient et hurlent au milieu des rocs.

 

 

Et elle prononça d’une voix joyeuse : « La suite à demain ! » Puis, se relevant : « C’est comme ça qu’on écrit un article, mon cher monsieur. Signez, s’il vous plaît. »

 

 

Il hésitait.

 

 

« Mais signez donc ! »

 

 

Alors, il se mit à rire, et écrivit au bas de la page :

 

 

« GEORGES DUROY. »

 

 

Elle continuait à fumer en marchant ; et il la regardait toujours, ne trouvant rien à dire pour la remercier, heureux d’être près d’elle, pénétré de reconnaissance et du bonheur sensuel de


cette intimité naissante. Il lui semblait que tout ce qui l’entourait faisait partie d’elle, tout, jusqu’aux murs couverts de livres. Les sièges, les meubles, l’air où flottait l’odeur du tabac avaient quelque chose de particulier, de bon, de doux, de charmant, qui venait d’elle.

 

 

Brusquement elle demanda :

 

 

« Qu’est-ce que vous pensez de mon amie Mme de Marelle ? » Il fut surpris :

« Mais… je la trouve… je la trouve très séduisante.

 

 

– N’est-ce pas ?

 

 

– Oui, certainement. »

 

 

Il avait envie d’ajouter : « Mais pas autant que vous. » Il n’osa point.

 

 

Elle reprit :

 

 

« Et si vous saviez comme elle est drôle, originale, intelligente ! C’est une bohème, par exemple, une vraie bohème. C’est pour cela que son mari ne l’aime guère. Il ne voit que le défaut et n’apprécie point les qualités. »

 

 

Duroy fut stupéfait d’apprendre que Mme de Marelle était mariée. C’était bien naturel, pourtant.

 

 

Il demanda.

 

 

« Tiens… elle est mariée ? Et qu’est-ce que fait son mari ? »


Mme Forestier haussa tout doucement les épaules et les sourcils, d’un seul mouvement plein de significations incompréhensibles.

 

 

« Oh ! il est inspecteur de la ligne du Nord. Il passe huit jours par mois à Paris. Ce que sa femme appelle « le service obligatoire », ou encore « la corvée de semaine », ou encore « la semaine sainte ». Quand vous la connaîtrez mieux, vous verrez comme elle est fine et gentille. Allez donc la voir un de ces jours. »

 

 

Duroy ne pensait plus à partir ; il lui semblait qu’il allait rester toujours, qu’il était chez lui.

 

 

Mais la porte s’ouvrit sans bruit, et un grand monsieur s’avança, qu’on n’avait point annoncé.

 

 

Il s’arrêta en voyant un homme. Mme Forestier parut gênée une seconde, puis elle dit, de sa voix naturelle, bien qu’un peu de rose lui fût monté des épaules au visage :

 

 

« Mais entrez donc, mon cher. Je vous présente un bon camarade de Charles, M. Georges Duroy, un futur journaliste. »

 

 

Puis, sur un ton différent, elle annonça :

 

 

« Le meilleur et le plus intime de nos amis, le comte de

Vaudrec. »

 

 

Les deux hommes se saluèrent en se regardant au fond des yeux, et Duroy tout aussitôt se retira.

 

 

On ne le retint pas. Il balbutia quelques remerciements, serra la main tendue de la jeune femme, s’inclina encore devant le nouveau venu, qui gardait un visage froid et sérieux d’homme du monde, et il sortit tout à fait troublé, comme s’il venait de commettre une sottise.


 

En se retrouvant dans la rue, il se sentit triste, mal à l’aise, obsédé par l’obscure sensation d’un chagrin voilé. Il allait devant lui, se demandant pourquoi cette mélancolie subite lui était venue ; il ne trouvait point, mais la figure sévère du comte de Vaudrec, un peu vieux déjà, avec des cheveux gris, l’air tranquille et insolent d’un particulier très riche et sûr de lui, revenait sans cesse dans son souvenir.

 

 

Et il s’aperçut que l’arrivée de cet inconnu, brisant un tête-à- tête charmant où son cœur s’accoutumait déjà, avait fait passer en lui cette impression de froid et de désespérance qu’une parole entendue, une misère entrevue, les moindres choses parfois suffisent à nous donner.

 

 

Et il lui semblait aussi que cet homme, sans qu’il devinât pourquoi, avait été mécontent de le trouver là.

 

 

Il n’avait plus rien à faire jusqu’à trois heures ; et il n’était pas encore midi. Il lui restait en poche six francs cinquante : il alla déjeuner au bouillon Duval. Puis il rôda sur le boulevard ; et comme trois heures sonnaient, il monta l’escalier-réclame de La Vie Française.

 

 

Les garçons de bureau, assis sur une banquette, les bras croisés, attendaient, tandis que, derrière une sorte de petite chaire de professeur, un huissier classait la correspondance qui venait d’arriver. La mise en scène était parfaite, pour en imposer aux visiteurs. Tout le monde avait de la tenue, de l’allure, de la dignité, du chic, comme il convenait dans l’antichambre d’un grand journal.

 

 

Duroy demanda :

« M. Walter, s’il vous plaît ? » L’huissier répondit :


 

« M. le directeur est en conférence. Si monsieur veut bien s’asseoir un peu. »

 

 

Et il indiqua le salon d’attente, déjà plein de monde.

 

 

On voyait là des hommes graves, décorés, importants, et des hommes négligés, au linge invisible, dont la redingote, fermée jusqu’au col, portait sur la poitrine des dessins de taches rappelant les découpures des continents et des mers sur les cartes de géographie. Trois femmes étaient mêlées à ces gens. Une d’elles était jolie, souriante, parée, et avait l’air d’une cocotte ; sa voisine, au masque tragique, ridée, parée aussi d’une façon sévère, portait ce quelque chose de fripé, d’artificiel qu’ont, en général, les anciennes actrices, une sorte de fausse jeunesse éventée, comme un parfum d’amour ranci.

 

 

La troisième femme, en deuil, se tenait dans un coin, avec une allure de veuve désolée. Duroy pensa qu’elle venait demander l’aumône.

 

 

Cependant on ne faisait entrer personne, et plus de vingt minutes s’étaient écoulées.

 

 

Alors Duroy eut une idée, et, retournant trouver l’huissier :

 

 

« M. Walter m’a donné rendez-vous à trois heures, dit-il. En tout cas, voyez si mon ami M. Forestier n’est pas ici. »

 

 

Alors on le fit passer par un long corridor qui l’amena dans une grande salle où quatre messieurs écrivaient autour d’une large table verte.

 

 

Forestier, debout devant la cheminée, fumait une cigarette en jouant au bilboquet. Il était très adroit à ce jeu et piquait à tous coups la bille énorme en buis jaune sur la petite pointe de bois. Il


comptait : « Vingt-deux, – vingt-trois, – vingt-quatre, – vingt- cinq. »

 

 

Duroy prononça : « Vingt-six. » Et son ami leva les yeux, sans arrêter le mouvement régulier de son bras.

 

 

« Tiens, te voilà ! – Hier, j’ai fait cinquante-sept coups de suite. Il n’y a que Saint-Potin qui soit plus fort que moi ici. As-tu vu le patron ? Il n’y a rien de plus drôle que de regarder cette vieille bedole de Norbert jouer au bilboquet. Il ouvre la bouche comme pour avaler la boule. »

 

 

Un des rédacteurs tourna la tête vers lui :

 

 

« Dis donc, Forestier, j’en connais un à vendre, un superbe, en bois des Îles. Il a appartenu à la reine d’Espagne, à ce qu’on dit. On en réclame soixante francs. Ça n’est pas cher. »

 

 

Forestier demanda : « Où loge-t-il ? » Et comme il avait manqué son trente-septième coup, il ouvrit une armoire où Duroy aperçut une vingtaine de bilboquets superbes, rangés et numérotés comme des bibelots dans une collection. Puis ayant posé son instrument à sa place ordinaire, il répéta :

 

 

« Où loge-t-il, ce joyau ? » Le journaliste répondit :

« Chez un marchand de billets du Vaudeville. Je t’apporterai

la chose demain, si tu veux.

 

 

– Oui, c’est entendu. S’il est vraiment beau, je le prends, on n’a jamais trop de bilboquets. »

 

 

Puis se tournant vers Duroy :


« Viens avec moi, je vais t’introduire chez le patron, sans quoi tu pourrais moisir jusqu’à sept heures du soir. »

 

 

Ils retraversèrent le salon d’attente, où les mêmes personnes demeuraient dans le même ordre. Dès que Forestier parut, la jeune femme et la vieille actrice, se levant vivement, vinrent à lui.

 

 

Il les emmena, l’une après l’autre, dans l’embrasure de la fenêtre, et, bien qu’ils prissent soin de causer à voix basse, Duroy remarqua qu’il les tutoyait l’une et l’autre.

 

 

Puis, ayant poussé deux portes capitonnées, ils pénétrèrent chez le directeur.

 

 

La conférence, qui durait depuis une heure, était une partie d’écarté avec quelques-uns de ces messieurs à chapeaux plats que Duroy avait remarqués la veille.

 

 

M. Walter tenait les cartes et jouait avec une attention concentrée et des mouvements cauteleux, tandis que son adversaire abattait, relevait, maniait les légers cartons coloriés avec une souplesse, une adresse et une grâce de joueur exercé. Norbert de Varenne écrivait un article, assis dans le fauteuil directorial, et Jacques Rival, étendu tout au long sur un divan, fumait un cigare, les yeux fermés.

 

 

On sentait là-dedans le renfermé, le cuir des meubles, le vieux tabac et l’imprimerie ; on sentait cette odeur particulière des salles de rédaction que connaissent tous les journalistes.

 

 

Sur la table en bois noir aux incrustations de cuivre, un incroyable amas de papier gisait : lettres, cartes, journaux, revues, notes de fournisseurs, imprimés de toute espèce.

 

 

Forestier serra les mains des parieurs debout derrière les joueurs, et sans dire un mot regarda la partie ; puis, dès que le père Walter eut gagné, il présenta :


 

« Voici mon ami Duroy. »

 

 

Le directeur considéra brusquement le jeune homme de son coup d’œil glissé par-dessus le verre des lunettes, puis il demanda :

 

 

« M’apportez-vous mon article ? Ça irait très bien aujourd’hui, en même temps que la discussion Morel. »

 

 

Duroy tira de sa poche les feuilles de papier pliées en quatre :

 

 

« Voici, monsieur. »

 

 

Le patron parut ravi, et, souriant :

 

 

« Très bien, très bien. Vous êtes de parole. Il faudra me revoir ça, Forestier ? »

 

 

Mais Forestier s’empressa de répondre :


Date: 2015-12-18; view: 555


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