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VERS LE NOUVEAU MONDE 23 page

Le marchand, un dénommé Buck, pesait dans les cent soixante kilos. Beaucoup de sabres de décoration, de reproductions d'armes médiévales et gothiques, mais aussi les meilleurs couteaux qui soient, et nombre de matraques également. En quelques secondes, le docteur Lecter repéra la plupart des articles qu'il recherchait, destinés à remplacer l'équipement qu'il avait dû laisser en Italie.

- J'peux vous aider ?

Buck avait un visage jovial et des yeux méchants.

- Oui. Je voudrais ce Harpie, s'il vous plait, et un Spyderco droit avec une lame crantée de dix centimètres. Et puis ce couteau de chasse avec la rainure, là, derrière.

Buck réunit la marchandise demandée.

- Il me faudrait aussi un bon saignoir. Non, pas celui-ci, un bon, j'ai dit. Passez-moi cette matraque en cuir, là, la noire, oui, que je l'essaie...

Il éprouva sa tenue en main.

- Je prends aussi.

- Ce s'ra tout ?

- Non. Il me fallait un Spyderco Civilian, mais je n'en vois pas.

- C'est que c'est pas très connu, ça. J'en garde qu'un en stock, d'habitude.

- Un seul me suffit.

- Deux cent vingt, il coûte. Mais j'peux vous l'faire à cent quatre-vingt-dix seulement, avec le boîtier.

- Parfait. Vous avez des couteaux de cuisine en acier trempé ?

Buck secoua sa tête massive.

- Faudra vous en chercher dans un marché aux puces. C'est là que j'me les trouve, moi. Vous pouvez les aiguiser avec le fond d'une soucoupe.

- Emballez-moi ça. Je reviens dans un instant.

On avait rarement demandé à Buck de préparer un paquet, mais il s'exécuta sans broncher, les sourcils levés.

Comme il fallait s'y attendre, cette foire-exposition était plus un bazar qu'autre chose. Quelques tables de pièces de la Seconde Guerre mondiale qui commençaient à atteindre le statut d'antiquités, des fusils M-1, des masques à gaz aux verres fendillés, des cantines de soldat, sans oublier les inévitables stands d'équipement des nazis où l'on pouvait acheter une véritable cartouche de gaz Zyklon B si l'on avait ce genre de goût. Presque rien datant des guerres du Vietnam et de Corée, par contre, et absolument rien de la récente guerre du Golfe.

Nombre de visiteurs étaient vêtus de treillis, comme s'ils avaient brièvement abandonné la ligne de front pour venir faire leurs emplettes. Les tenues de camouflage étaient aussi en vente un peu partout, y compris l'équipement du guide de chasse écossais qui permet de se fondre totalement dans le décor, idéal pour un sniper ou un chasseur à l'arc. Une grande partie de l'exposition était d'ailleurs consacrée à l'archerie.

Le docteur Lecter était en train d'examiner la tenue du ghillie écossais quand il sentit la présence de deux hommes en uniforme derrière lui. Il saisit un gant d'archet et, pivotant sur ses talons pour examiner la marque du fabricant à la lumière d'un spot, il constata qu'il s'agissait de deux gardes du Service virginien de contrôle de la chasse et de la pêche en rivière.



- C'est Donnie Barber, fit le plus âgé d'entre eux en désignant du menton un point dans la foule. Si jamais tu le coinces un jour devant un juge, préviens-moi, hein ? Je serais content qu'il remette jamais les pieds en forêt, ce sacré fils de pute.

Ils observaient un chaland d'une trentaine d'années qui se trouvait à l'autre bout des stands d'archerie. Il était face à eux, les yeux braqués sur un téléviseur où était projeté un film vidéo. En treillis, lui aussi, il avait passé sa veste autour de la taille en la nouant par les manches. Son tee-shirt kaki révélait les nombreux tatouages sur ses bras. Il portait sa casquette de base-ball avec la visière en arrière.

Le docteur Lecter s'éloigna lentement, en faisant mine de s'arrêter à plusieurs stands, remonta l'allée jusqu'à un étal de lunettes de pistolet à laser. Dissimulé derrière un filet de camouflage sur lequel des holsters étaient exposés, il regarda ce qui captivait tant Donnie Barber sur l'écran.

C'était le film d'une partie de chasse au chevreuil. A l'arc.

Un rabatteur hors champ devait avoir acculé la bête le long d'un grillage dans une parcelle reboisée tandis que le chasseur tendait sa corde. Il était muni d'un micro portatif, dans lequel sa respiration s'accéléra alors qu'il chuchotait : « Mieux que ça, j'l'aurai pas. »

Le chevreuil se tassa sur lui-même quand la flèche l'atteignit. Il se cogna deux fois à la barrière avant de sauter pardessus et de s'enfuir.

Au moment de l'impact, Donnie Barber sursauta en laissant échapper un grognement.

A la séquence suivante, le chasseur-acteur s'apprêtait à dépouiller l'animal tout en continuant à commenter ses moindres faits et gestes. Il commença l'entaille par ce qu'il appelait l'« an-nus ».

Barber arrêta la cassette et la rembobina jusqu'au gros plan de la flèche frappant le chevreuil. Il répéta l'opération jusqu'à ce que le responsable du stand lui adresse quelques mots.

- Va te faire enculer, débile ! l'entendit crier Lecter. Tu peux courir pour que j't'achète quoi que ce soit.

A l'étal suivant, il fit l'emplette de plusieurs flèches jaunes à large tête munie d'un aileron en croix effilé comme un rasoir. Avec son achat, il reçut un billet de participation à un tirage au sort dont le prix était deux jours de chasse au chevreuil dans une réserve. Il y écrivit ses coordonnées, glissa le carton dans l'urne prévue à cet effet, et garda le stylo que lui avait prêté le vendeur en se perdant dans la cohue de treillis, son long paquet à la main.

 

 

De même qu'un crapaud décèle le moindre mouvement autour de lui, le commerçant repérait parmi le flot des visiteurs ceux qui faisaient mine de s'arrêter à son stand. Celui qui était apparu devant lui se tenait maintenant complètement immobile.

- C'est la meilleure arbalète que vous ayez? lui demanda Hannibal Lecter.

- Non, répondit le responsable du stand en sortant une boîte de sous son comptoir. La meilleure, la voilà. Je les préfère avec l'arc recourbé simple, c'est plus facile à armer. Elle est équipée d'un cric qu'on peut utiliser soit électrique soit manuel. Euh, vous savez que vous n'avez pas le droit de chasser le chevreuil à l'arbalète dans l'État de Virginie, à moins que vous soyez un handicapé ?

- Mon frère a perdu un bras et il rêve de tuer quelque chose avec celui qui lui reste.

- Ah, pigé.

En moins de cinq minutes, le docteur avait conclu l'achat d'une excellente arbalète et de deux douzaines de viretons, les grosses flèches que l'on utilise avec cette arme.

- Vous me l'emballez.

- Tenez, remplissez ça, vous pouvez gagner deux jours de chasse dans une bonne réserve.

Il obéit, jeta le bulletin dans la boîte et s'en alla. A peine le marchand était-il occupé avec un nouveau client qu'il revint sur ses pas.

- Flûte! J'ai oublié de mettre mon numéro de téléphone. Je peux ?

- Bien sûr, allez-y.

Le docteur Lecter ouvrit l'urne et en retira les deux cartons sur le haut de la pile. Puis il ajouta un faux numéro au sien tout en fixant l'autre bulletin, d'un seul long regard interrompu par un clignement des yeux, comme le déclic d'un appareil photo.


 

 

Toute de high-tech noir et chrome, la salle de gymnastique de Muskrat Farm disposait de l'équipement dernier cri en musculation et en aérobic, ainsi que d'un bar à jus de fruits.

Barney était sur le point d'achever ses exercices en détendant ses muscles sur un vélo d'appartement lorsqu'il se rendit compte qu'il n'était plus seul dans la pièce : dans le coin du banc de musculation, Margot Verger retirait déjà son survêtement pour apparaître dans un short en lycra et un débardeur enfilé par-dessus un soutien-gorge de sport, tenue qu'elle compléta par une ceinture d'haltérophile avant de s'étendre sur la banquette. Barney entendit le bruit de la barre et des disques d'acier, ainsi que la respiration un peu accélérée par son échauffement.

Il pédalait à vide en se frottant la tête avec une serviette quand elle s'approcha pendant une pause entre deux séries de tractions.

Elle regarda les biceps de l'homme, puis les siens : ils étaient pratiquement de la même taille.

- Vous pouvez monter combien, au banc de muscu ?

- J'en sais rien.

- Ça m'étonnerait.

- Dans les cent soixante-quinze, à peu près.

- Cent soixante-quinze ? Oh, je ne pense pas, mon grand. Je ne pense vraiment pas.

- Peut-être que vous avez raison.

- J'ai un billet de cent dollars quelque part qui me jure que vous ne pouvez pas monter un poids pareil.

- Cent contre ?

- Contre cent, qu'est-ce que vous croyez ! Et je chronomètre.

- D'accord.

Ils enfilèrent les disques chacun d'un côté de la barre. Margot recompta ceux que Barney avait installés comme si elle le soupçonnait de tricherie. Pour lui rendre la pareille, il vérifia les siens avec insistance.

Il s'allongea sur le banc. Margot vint se placer debout près de sa tête. Sous son short moulant, son bas-ventre se dessinait, bosselé comme un cadre baroque entre l'abdomen et le haut des cuisses. Vu d'en bas, son torse massif paraissait s'élever presque jusqu'au plafond.

Barney chercha sa position, le dos plaqué sur la banquette. Les jambes de la femme sentaient le liniment frais. Elle gardait les mains à peine posées sur la barre, avec ses ongles laqués couleur corail. Elles étaient fines, malgré leur force.

- Prêt?

- Oui.

Il poussa les poids vers le visage de Margot, toujours penchée au-dessus de lui. Sans effort apparent, il reposa la barre sur ses montants avant que le temps fixé ne se soit écoulé. Elle alla chercher le billet dans son sac de sport.

- Merci, dit Barney.

- Mais je suis capable de faire plus de flexions que vous, déclara-t-elle pour toute réponse.

- Je sais.

- Comment, vous savez ?

- Mais moi, je peux pisser debout.

Le cou musclé de Margot s'empourpra.

- Moi aussi.

- Cent dollars ?

- Préparez-moi un cocktail de fruits, commanda-telle.

Pendant que Barney mettait en marche le mixer, Margot prit deux noix dans la coupe qui se trouvait sur le bar et les explosa dans son poing.

- Et avec une seule, vous pouvez ? demanda-t-il.

Il cassa deux œufs sur le bord du récipient et les ajouta à la pulpe.

- Et vous ? fit-elle en lui tendant une noix par-dessus le comptoir.

Il la prit dans sa main ouverte.

- Je ne sais pas.

D'un revers, il poussa de côté les fruits entiers posés devant lui et une orange roula aux pieds de Margot.

- Oh, pardon !

Sans un mot, elle la ramassa et la plaça dans la coupe.

Barney serra son gros poing. Les yeux de Margot ne cessaient d'aller de ses jointures à son visage tandis que les veines de son cou se gonflaient sous l'effort et que le sang affluait à ses joues. Son bras commença à trembler et soudain un faible craquement se fit entendre dans sa main crispée. La mine de Margot s'allongea. Barney porta son poing secoué de frissons au-dessus du bol du mixer. Le craquement s'intensifia. Il ouvrit lentement les doigts. Un jaune et un blanc d'œuf tombèrent dans le cocktail avec un léger plouf. Barney ralluma la machine tout en se léchant les phalanges. Margot ne put réprimer un rire.

Barney remplit deux verres. A distance, on aurait pu les prendre pour deux lutteurs ou deux haltérophiles appartenant à des catégories de poids légèrement différentes.

- Vous croyez que vous êtes obligée de tout faire comme un mec?

- Pas les conneries, non.

- Copain-copain, vous voulez essayer ?

Le sourire de Margot s'effaça.

- Si c'est pour me proposer la botte, Barney, laissez tomber.

Il secoua son énorme tête en signe de dénégation.

- On parie ?


 

 

Dans l'« Antre d'Hannibal », les découvertes s'accumulaient jour après jour sur le chemin que Clarice Starling empruntait à tâtons dans le dédale des goûts personnels du docteur Lecter. Ainsi, Rachel DuBerry.

Au temps où elle était une active bienfaitrice de l'Orchestre symphonique de Baltimore, elle était un peu plus âgée que lui mais aussi très belle, ainsi que Starling avait pu le vérifier sur les photos du carnet mondain de Vogue à l'époque. C'était deux riches maris plus tôt. Désormais, elle était Mrs Franz Rosencranz, des textiles Rosencranz. Starling parla d'abord à son assistante avant de l'avoir en ligne.

- Maintenant, je me contente d'envoyer de l'argent à l'orchestre, très chère. Nous sommes bien trop souvent en voyage pour que je puisse continuer à m'impliquer personnellement. Mais si c'est une sorte d'enquête fiscale que vous menez là, je peux vous mettre en rapport avec notre comptabilité.

- A l'époque où vous siégiez aux conseils d'administration du Philharmonique et de la Westover School, vous avez connu le docteur Hannibal Lecter, n'est-ce pas, Mrs Rosencranz ?

Long, très long silence.

- Vous êtes toujours là, Mrs Rosencranz ?

- Je crois que je ferais mieux de prendre votre numéro de poste et de vous rappeler par le standard du FBI.

- Mais certainement.

Quelques minutes plus tard, Rachel Rosencranz, née DuBerry, répondait à la question.

- Oui, j'ai rencontré Hannibal Lecter à des soirées, il y a des années de cela, et depuis les journalistes montent la garde devant mon perron. C'était quelqu'un d'ab-so-lu-ment charmant, et de très, très exceptionnel. Une présence électrisante, de quoi vous faire frissonner dans votre manteau de fourrure, si vous voyez ce que je veux dire... Il m'a fallu un temps fou pour accepter son autre côté...

- Est-ce qu'il vous a déjà fait des cadeaux, Mrs Rosencranz ?

- Presque toujours un petit mot pour mon anniversaire, même quand il a été arrêté. Parfois un cadeau, oui, jusqu'à ce qu'il soit placé dans cet asile. Des présents d'un goût exquis.

- Et puis, il y a eu ce fameux dîner d'anniversaire qu'il a organisé en votre honneur. Où il n'a servi que des crus de votre année de naissance.

- En effet. Mon amie Suzy disait que cela avait été la réception la plus remarquable depuis le Bal en blanc et noir de Truman Capote.

- S'il entre en contact avec vous, Mrs Rosencranz, pourriez-vous prévenir le FBI au numéro que je vais vous donner, s'il vous plaît ? Et puis, j'avais encore une question à vous poser, si vous me permettez : est-ce que vous avez des dates particulières à célébrer avec le docteur Lecter, des événements qui vous concernent tous les deux ? De plus, puis-je vous demander votre date de naissance ?

Ce dernier point avait jeté un froid très palpable à l'autre bout de la ligne.

- Mais... je pensais que vous n'aviez aucun mal à obtenir ce genre d'informations.

- Certainement, Mrs Rosencranz, seulement nous avons constaté certaines... contradictions entre les dates figurant sur votre carte d'assurée sociale, sur votre acte de naissance et sur votre permis de conduire. En fait, ce n'est jamais la même. Je suis désolée d'insister, mais nous surveillons actuellement les achats d'articles de luxe coïncidant avec l'anniversaire des personnes qui sont des connaissances avérées du docteur Lecter.

- « Connaissances avérées » ? Alors, c'est ça que je suis, maintenant? Quelle horrible expression !

Elle eut un petit rire. Comme elle appartenait à une génération de femmes qui ne refusaient pas un verre ni une cigarette, elle avait une voix un peu rocailleuse.

- Quel âge avez-vous, miss Starling ?

- Trente-deux ans, Mrs Rosencranz. Trente-trois l'avant-veille de Noël.

- Eh bien, je vous dirai juste ceci, sans acrimonie aucune : j'espère que vous en aurez quelques-unes dans votre vie, de « connaissances avérées ». Ça vous aide à passer le temps.

- Oui, Mrs Rosencranz. Et votre date de naissance ?

Elle finit par consentir à donner la bonne, qu'elle appela « celle que le docteur Lecter connait ».

- Pardonnez-moi, Mrs Rosencranz : l'année, je peux comprendre, mais pourquoi avoir changé aussi le jour et le mois ?

- Je voulais être Vierge. Cela s'harmonisait mieux avec Mr Rosencranz. C'était peu après notre rencontre.

 

 

Les personnes qui avaient connu le docteur Lecter au temps où il vivait en cage avaient une vision de lui assez différente, évidemment.

Starling avait sauvé Catherine, la fille de l'ancienne sénatrice Ruth Martin, de la cave infernale où la retenait le criminel en série Jame Gumb. Si elle n'avait pas été battue aux élections suivantes, Ruth Martin aurait sans doute tenu à l'en récompenser par de multiples faveurs. Au téléphone, elle se montra très chaleureuse avec elle, lui donna des nouvelles de Catherine et s'enquit de sa situation.

- Vous ne m'avez jamais rien demandé, Starling. Si vous cherchez un autre job, je...

- Merci, sénateur Martin.

- En ce qui concerne ce salaud de Lecter, je n'ai rien de nouveau, non. J'aurais bien entendu immédiatement prévenu le FBI si j'avais appris quoi que ce soit. Enfin, je laisse ce numéro direct près de mon téléphone, au cas... Et Charlsie sait comment s'y prendre avec les lettres suspectes. Mais je ne pense pas qu'il cherche à me contacter. La dernière chose qu'il m'ait dite à Memphis, ce connard, c'était « J'a-dore votre tailleur. » En cruauté, personne ne peut rivaliser avec lui, j'en suis convaincue. Vous savez ce qu'il m'a fait, à ce moment-là ?

- Je sais qu'il vous a narguée.

- Catherine avait disparu, nous étions tous au désespoir et lui, il affirmait avoir des infos au sujet de Gumb, alors je l'ai supplié, supplié de m'aider... Et lui, il me regarde avec ces yeux de serpent qu'il a et il me demande si j'ai allaité ma fille. Si je lui ai donné le sein quand elle était bébé. Et quand je lui réponds oui, il me dit : « Ça donne soif, non ? » Et ça m'a tout rappelé d'un coup, la petite dans mes bras qui tétait, moi qui attendais qu'elle soit rassasiée, j'ai eu le cœur brisé comme jamais encore auparavant, et lui, il était là à me regarder et il buvait ma peine, littéralement...

- Quel genre était-ce, sénateur Martin ?

- Quel genre... Pardon, quoi ?

- Quel genre de tailleur portiez-vous ce jour-là ? Celui qui a tellement plu au docteur Lecter.

- Attendez, que je me souvienne... Oui, un ensemble Givenchy bleu marine, très habillé, répondit Ruth Martin, un peu froissée par ce que semblaient être les priorités de Starling. Eh bien, lorsque vous l'aurez refourré au trou, venez me voir, Starling. On fera du cheval.

- Merci, sénateur. Je m'en souviendrai.

 

 

Deux conversations téléphoniques, deux facettes du docteur Lecter. Le charme dans l'une, les écailles dans l'autre.

Elle prit des notes. « Crus de l'année de naissance » : cette donnée était déjà traitée dans le petit programme qu'elle avait mis au point. « Givenchy », à ajouter à sa liste d'articles de luxe sous surveillance. Après un instant de réflexion, elle écrivit aussi « allaitement », sans déceler aucune raison précise à son geste dans l'immédiat. Mais elle n'eut pas le temps d'y réfléchir car le téléphone s'était mis à sonner sur sa ligne rouge.

- Science du comportement? J'essaie de joindre Jack Crawford. Ici le shérif Dumas, comté de Clarendon, Virginie.

- Je suis l'assistante de Jack Crawford, shérif. Il est au tribunal, aujourd'hui. Je suis l'agent spécial Clarice Starling, que puis je pour vous ?

- Fallait que je parle à Jack Crawford. On a un type à la morgue qui a été dépecé. Dépecé pour sa viande, quoi ! C'est bien votre service qui se charge de ce genre de trucs ?

- Oui, shérif, nous sommes spécialisés en bouch... Euh, oui, vous avez frappé à la bonne porte. Dites-moi exactement où vous vous trouvez et j'arrive à l'instant. Mr Crawford sera prévenu dès qu'il aura terminé sa déposition.

En passant le portail de Quantico, les pneus de la Mustang hurlèrent assez pour que le Marine en faction fasse les gros yeux à Starling et brandisse un doigt menaçant dans sa direction. Il réussit à ne pas sourire.


 

 

La morgue du comté de Clarendon, au nord de la Virginie, est reliée à l'hôpital régional par un court sas équipé d'une ventilation haute et de doubles portes rabattables à chaque extrémité afin de faciliter l'accès aux morts. Un shérif adjoint se tenait devant l'entrée du sas, faisant face aux cinq journalistes et cameramen qui se massaient autour de lui.

Derrière eux, Starling se mit sur la pointe des pieds et brandit son insigne en l'air. Le représentant de l'ordre finit par la remarquer et lui adressa un hochement de tête. Aussitôt, elle plongea à travers la barrière humaine, sentant les flashs crépiter dans son dos.

La salle d'autopsie était plongée au contraire dans un silence quasi total, seulement rompu par le tintement des instruments sur les plateaux en métal.

Il y avait quatre tables en acier inoxydable, chacune équipée de ses instruments de mesure et d'un évier. Deux d'entre elles étaient couvertes d'un drap étrangement distendu par les restes qu'il dissimulait. A celle qui se trouvait le plus près de la fenêtre, une analyse post mortem de routine sur un malade décédé à l'hôpital était menée par le médecin légiste et une interne, qui devaient être accaparés par une phase délicate car ils ne relevèrent pas la tête quand Starling entra.

La plainte aiguë d'une scie électrique emplit la salle. Un instant plus tard, le médecin retirait la calotte crânienne et prenait dans sa main le cerveau, qu'il déposa sur la balance. Après avoir chuchoté son poids dans le micro épinglé à sa blouse, il examina l'organe sur le plateau, le tâtant de son doigt ganté. Lorsqu'il s'aperçut de la présence de Starling par-dessus l'épaule de son assistante, il jeta négligemment le cerveau dans le torse ouvert du cadavre, éjecta ses gants de chirurgien dans la poubelle comme un gamin s'amusant à tirer des élastiques et contourna la table pour aller vers elle.

Serrer cette main, après ce qu'elle venait de voir, donna un petit frisson à Starling.

- Clarice Starling, agent spécial du FBI.

- Docteur Hollingsworth, chirurgien des hôpitaux, médecin légiste, chef cuisinier et picoleur patenté.

Il avait des yeux d'un bleu très clair, luisants comme des œufs durs fraîchement écalés. Sans les détourner de Starling, il s'adressa à son assistante

- Appelez le shérif aux réanimations cardiologiques, Margot. Et découvrez-moi ces tables, s'il vous plait, miss.

Starling savait d'expérience que les médecins légistes sont souvent brillants mais loufoques, enclins à la dérision permanente et à la frime. Hollingsworth suivit son regard.

- C'est ce cerveau qui vous étonne ?

Elle hocha la tête. Il écarta les bras, narquois.

- Nous ne sabotons pas le boulot, ici, agent spécial Starling. C'est un petit service que je rends au type des pompes funèbres, de ne pas remettre le cerveau dans la boîte crânienne. Pourquoi ? Parce qu'on a prévu un cercueil ouvert avec une veillée interminable pour ce monsieur et que dans ce cas il est impossible d'empêcher le cadavre de commencer à fuir sur l'oreiller. Alors on bourre le crâne avec ce qu'on a sous la main, des couches-culottes par exemple, on referme et je fais une encoche pour que la calotte s'emboîte bien. Résultat, la famille a un corps intact et tout le monde est content.

- Je comprends.

- Ah ! Eh bien, dites-moi si vous comprenez ça, aussi.

Derrière Starling, l'assistante avait enlevé les draps qui masquaient les deux tables. L'image qu'elle eut d'un coup en se retournant allait rester gravée en elle toute sa vie.

Côte à côte, sur chacune des plaques en acier inoxydable, reposaient un chevreuil et un homme. C'était la flèche jaune encore plantée dans le corps de la bête et ses cornes qui avaient tendu le drap comme des piquets de tente.

Une flèche plus courte et plus épaisse transperçait la tête de l'homme de part en part au-dessus des oreilles. Il était nu, à part la casquette de base-ball portée à l'envers et que la flèche clouait à son crâne.

A ce spectacle, un absurde accès de rire assaillit Starling, si vite réprimé qu'il sembla un petit cri étranglé. Les deux dépouilles étaient allongées de la même manière, sur le flanc et non dans la position de l'examen anatomique, ce qui permettait de constater qu'elles avaient été dépecées d'une façon presque identique, la longe et l'aloyau soigneusement levés, en même temps que les petits filets situés en bas de la colonne vertébrale.

Un pelage de chevreuil sur une table d'autopsie. Les bois coincés en dessous surélevaient la tête et la bloquaient vers l'arrière, son œil blanc écarquillé comme s'il cherchait à voir le trait qui l'avait tué. Sur le flanc, son image reflétée par l'inox, la créature paraissait encore plus animale dans la netteté maniaque de cette salle, plus éloignée de l'homme qu'aucun chevreuil ne pouvait le sembler dans la forêt.


Date: 2015-12-18; view: 878


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