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VERS LE NOUVEAU MONDE 22 page

- Si, si, avec des si... (pour une fois, Mason ne s'en était pas trop mal tiré avec les sifflantes). Hé, Margot, regarde voir ce journal milanais, le Corriere della Sera, l'édition du dimanche qui a suivi la mort de Pazzi. Dans le carnet, la rubrique des messages personnels. Lis-nous le premier de la colonne.

Margot leva la page saturée d'encre dans la lumière.

- C'est en anglais, destiné à un A.A. Aaron. Voilà : « Livrez-vous aux autorités, où que vous soyez. Vos ennemis sont tout près. » C'est signé « Hannah ». Qui est-ce, celle-là ?

- C'est le nom de la jument qu'avait Starling quand elle était gosse, expliqua Mason. Nous avons là un avertissement adressé à Lecter par Starling. C'est lui qui lui a demandé de signer comme ça, dans sa dernière lettre.

Krendler bondit sur ses pieds.

- Bon Dieu ! Elle n'était quand même pas au courant, pour l'opération à Florence ! Si elle l'est, elle sait forcément que c'est moi qui vous ai mis sur la piste.

Mason poussa un soupir. Il se demandait si Krendler était assez malin pour devenir un homme politique qui servirait ses intérêts.

- Mais non, elle ne sait rien, elle. C'est moi qui ai fait passer ce message dans La Nazione, le Corriere della Sera et le Herald Tribune. Pour publication le lendemain de notre intervention contre Lecter. De cette manière, en cas d'échec de notre part, il croirait que Starling essayait de l'aider. Comme ça, on gardait un lien avec lui par l'intermédiaire de la fille.

- Personne ne l'a remarqué, ce message.

- Non. A part Hannibal Lecter, peut-être. Il voudra la remercier pour le tuyau, par lettre ou en personne, qui sait ? Bon, maintenant écoutez-moi : vous avez toujours son courrier sous surveillance ?

- Absolument. S'il lui envoie quoi que ce soit, nous l'aurons en mains avant elle.

- Alors, ouvrez bien vos oreilles, Krendler : étant donné la façon dont cette petite annonce a été commandée et payée, Clarice Starling n'arrivera jamais à prouver que ce n'est pas elle qui l'a fait publier. Et ça, c'est un délit sérieux. C'est avoir profité de sa position pour tourner la loi. Avec ça, vous pouvez la démolir, Krendler. Vous savez pertinemment que le FBI se contrefout de ses agents quand ils sont dans la merde. Ils la laisseront aux clebs sans le moindre état d'âme. Elle ne sera même pas fichue d'avoir un port d'armes officieux. Et plus personne ne veillera sur elle, à part moi. Et Lecter apprendra très vite qu'elle est à poil, toute seule. Mais avant d'en arriver là, on va essayer d'autres moyens.

Il s'interrompit pour respirer.

- S'ils ne marchent pas, on fera comme Doemling a dit : on la mettra « en situation de détresse » avec cette petite annonce. Détresse, tu parles ! Il y a de quoi la casser en deux, oui ! Et gardez la moitié avec la foune, si vous voulez mon avis ; l'autre est bien trop rasoir, avec ses nom de Dieu de scrupules... Oups, pardon, je ne voulais pas blasphémer !




 

 

Clarice Starling court parmi les feuilles mortes d'une réserve naturelle de Virginie, à une heure de route de chez elle, un endroit où elle aime venir. Personne aux alentours en ce week-end d'automne, en ce jour de repos qu'elle a bien mérité. Elle suit sa piste favorite sur les collines boisées qui bordent la Shenandoah River. Dans les hauteurs, le soleil du matin a réchauffé l'atmosphère mais, lorsqu'elle redescend, elle retrouve brusquement un air vif. Parfois, elle a encore chaud au visage quand ses jambes sont déjà dans le froid.

A cette époque, la terre n'avait pas retrouvé sa stabilité sous ses pieds quand elle marchait. C'est seulement en courant que le sol lui paraissait plus solide.

Et donc elle court dans la belle lumière mouchetée par les branches, la piste parfois striée par l'ombre des troncs dans le soleil bas. Devant elle, trois chevreuils détalent, deux femelles et un brocard se dégageant d'un bond à couper le souffle. Leur queue blanche fuse dans la pénombre du sous-bois tandis qu'ils s'éloignent à toute allure. Mise en joie par ce spectacle, Starling accélère, elle aussi.

Aussi immobile qu'un personnage de tapisserie médiévale, Hannibal Lecter était assis dans les feuilles fanées sur le versant qui dominait la rivière. La piste lui était visible sur une portion d'environ cent cinquante mètres grâce à ses jumelles protégées des reflets du soleil par une visière en carton qu'il avait lui-même fabriquée. Ce fut d'abord les chevreuils en fuite qu'il eut dans son champ de vision, qui remontaient la colline de son côté. Et puis, pour la première fois depuis sept ans, Clarice Starling surgit en chair et en os à son regard.

Ses traits demeurèrent impassibles derrière les jumelles. Seules ses narines palpitèrent en inhalant longuement, comme si malgré la distance elles avaient détecté le parfum de la jeune femme.

Il perçut nettement l'odeur des feuilles en décomposition, rehaussée d'un soupçon de cannelle, et celle des glands pourrissant doucement sur le sol, et celle à peine marquée de crottes de lièvre à quelques mètres, et dans le sous-bois les effluves musqués d'une dépouille d'écureuil. Mais la fragrance de Starling, qu'il aurait reconnue entre mille, ne flottait pas jusqu'à lui. Il avait vu les chevreuils détaler devant elle et ils avaient depuis longtemps échappé au regard de Starling qu'il les suivait encore des yeux.

Moins d'une minute après, elle apparaissait dans ses jumelles. Elle avançait avec aisance, elle n'avait pas besoin de lutter contre la gravité. Dans son dos, haut sur les épaules, un petit sac d'où dépassait une bouteille d'eau minérale. La lumière rasante du matin l'éclairait par-derrière, donnant à son corps un reflet trouble qui pouvait faire croire que sa peau était couverte de pollen. En suivant son avance, les objectifs du docteur Lecter attrapèrent un reflet sur la rivière qui lui laissa des taches lumineuses dans les yeux pendant un bon moment. Puis elle s'engagea dans la pente et commença à disparaître. Sa nuque fut la dernière partie visible de la jeune femme, avec sa queue de cheval qui se balançait comme le panache blanc d'un chevreuil. Il resta figé sur place, sans faire mine de chercher à la suivre. L'image continuait à courir dans sa tête, très nette, et il en serait ainsi tant qu'il voudrait la revoir en train de dévaler la piste. C'était sa première apparition depuis sept ans, sans compter les photos des tabloïds ni la vision fugitive de ses cheveux à travers les vitres d'une voiture. Mains croisées sous son crâne, il s'étendit sur le lit de feuilles, observant au-dessus de lui le feuillage automnal d'un érable qui tremblait sur le ciel d'un bleu soutenu tirant sur le violet. Violettes aussi, les grappes de raisin sauvage qu'il avait cueillies pendant son ascension jusqu'à son poste d'observation, violets, les grains qui venaient de dépasser leur maturité et dont il savourait maintenant la chair dense, qu'il pressait dans sa paume et dont il léchait le jus comme un enfant le ferait de sa langue tendue. Violette, elle encore.

 

 

Et violettes, les aubergines dans le potager.

En milieu de journée, il n y avait pas d'eau chaude au relais de chasse. Alors, la nounou de Mischa traînait dans le jardin la baignoire en cuivre pleine de bosses et laissait le soleil réchauffer le bain de la petite. Mischa, qui avait deux ans, s'asseyait ensuite dans l'eau étincelante, au milieu des légumes, sous les vifs rayons, des papillons blancs voletant autour d'elle. Seul le fond de la baignoire était rempli, l'eau couvrait à peine ses jambes potelées, et cependant la nounou recommandait expressément à son frère et au grand chien qui l'accompagnait toujours de la surveiller pendant qu'elle retournait à la maison chercher une serviette.

Hannibal Lecter était un enfant qui inspirait la crainte à plusieurs des domestiques, avec sa gravité intimidante, la rare précocité de son intelligence. Mais il n'effrayait pas la vieille gouvernante, qui connaissait parfaitement son affaire, et il n'intimidait pas Mischa, dont les petites mains en forme d'étoile venaient se poser sur ses joues quand elle lui riait au visage.

De la baignoire, sa sœur tendit les bras par-dessus Hannibal pour attirer à elle une aubergine. Elle adorait contempler leur peau lui sante dans le soleil. Ses yeux n'étaient pas noisette comme ceux de son frère, ils étaient bleus, et tandis qu'elle les fixait sur le légume, ils semblaient en prendre peu à peu la nuance, s'assombrir, tirer sur le violet. Hannibal savait qu'elle vouait une passion à cette couleur. Lorsqu'elle repartit à la maison dans les bras de sa nounou, il attendit que l'aide-cuisinier ait terminé de vider la baignoire dans la platebande et soit reparti en maugréant pour s'agenouiller entre les rangées de plants. Les bulles de savon du bain renversé se gonflaient de reflets irisés, verts et violets, avant d'éclater sur le sol en brique. Alors, il sortit son petit canif, coupa la tige d'une aubergine, la fit reluire avec son mouchoir et la prit dans ses bras, encore gorgée de soleil, chaude comme un animal, pour la porter à la chambre de Mischa et la déposer à un endroit où elle la verrait tout de suite. Le violet foncé, la couleur aubergine, fut sa préférée jusqu'à la fin de sa courte vie.

 

 

Hannibal Lecter ferma les yeux pour revoir le chevreuil bondissant devant Starling, pour la revoir bondir à son tour sur la piste, le corps enluminé d'or par le soleil oblique. Ce fut un autre chevreuil qui surgit alors, pas celui qu'il attendait, mais le brocard avec sa flèche encore fichée dans le flanc qui se débattait sous le filin passé autour de son cou tandis qu'ils le traînaient vers le billot, le petit chevreuil qu'ils avaient dévoré avant de manger Mischa, et, comme il ne pouvait plus conserver son immobilité, il dut se lever, les mains et les lèvres tachées de jus de raisin, les coins de la bouche tombants comme ceux d'un masque grec. Il jeta un regard en direction de Starling au loin, aspira profondément par le nez et se laissa pénétrer par les senteurs purifiantes de la forêt. Il contempla l'endroit où elle avait disparu de sa vue; la trajectoire qu'elle avait suivie lui sembla plus claire que le sous-bois avoisinant, comme si elle avait laissé une trace lumineuse derrière elle.

Il monta rapidement jusqu'à la crête et redescendit l'autre versant pour rejoindre le parking d'une aire de camping déserte où il avait laissé son pick-up. Il voulait avoir quitté le parc quand Starling reviendrait à son auto, qu'elle avait garée à trois kilomètres de là, près de la guérite des gardiens fermée pour la saison.

Il restait un bon quart d'heure avant qu'elle puisse y parvenir en courant.

Le docteur Lecter s'arrêta près de la Mustang en laissant son moteur allumé. Il avait déjà eu plusieurs fois l'occasion d'inspecter le véhicule sur la zone de stationnement d'un supermarché près de chez elle. C'était l'autocollant de son abonnement annuel au parc national, sur le pare-brise de la vieille Mustang, qui lui avait permis de découvrir qu'elle avait l'habitude de venir y faire son footing. Aussitôt, il avait acheté une carte de la réserve forestière et l'avait explorée à loisir.

La voiture était fermée à clé. Ramassée sur ses larges pneus, elle semblait assoupie. Elle amusait Lecter, cette Mustang à la fois incongrue et terriblement efficace. Même penché tout contre la poignée chromée de la portière, il ne distinguait aucune odeur. Il sortit une mince lame en acier de sa poche, la déplia et l'enfonça dans l'interstice entre la portière et le montant, au-dessus de la serrure. Avait-elle une alarme? Oui? Non? Clic. Non.

Le docteur Lecter se glissa dans l'habitacle, dans un espace intensément habité par la présence de Clarice Starling. L'épais volant était gainé de cuir, avec quatre lettres au centre de l'axe : Momo. Il contempla un instant cette formule, la tête penchée de côté comme le ferait un perroquet, ses lèvres la prononçant en silence : « Momo. » Il se laissa aller contre le dossier, paupières closes, respiration régulière, sourcils levés. La même attitude que s'il avait été en train d'assister à un concert.

Puis, comme dotée d'une volonté autonome, la pointe effilée de sa langue apparut, tel un minuscule serpent rosé qui aurait cherché à s'extraire de son visage. Sans changer d'expression, les yeux toujours fermés, comme en transe, il se pencha lentement en avant, trouva le volant en se laissant guider par son seul odorat. Sa langue s'enroula autour, parcourant les bosses en cuir qui marquaient l'emplacement des doigts sur la face inférieure du rond. Sa bouche goûta la zone où les paumes de Starling reposaient le plus souvent, à deux heures sur le cercle. Il se redressa, sa langue regagna ses quartiers. Ses lèvres remuaient doucement, comme s'il avait été en train de savourer une gorgée de vin. Il prit une longue bouffée d'air, s'interdisant de la rejeter pendant qu'il sortait de la Mustang et refermait la portière, la gardant en lui. Quand il quitta le parc, il avait encore Clarice Starling contre son palais et dans ses poumons.


 

 

Un des axiomes de la science du comportement veut que les vampires soient des êtres attachés à un territoire, alors que les cannibales, au contraire, parcourent le pays de long en large.

Le docteur Lecter, en tout cas, n'était guère attiré par la vie de nomade. S'il avait réussi à échapper aux autorités, il le devait avant tout à la solidité de ses identités d'emprunt, au soin qu'il mettait à les entretenir et à des moyens financiers toujours aisément accessibles. La fréquence et l'imprévisibilité de ses déplacements ne jouaient aucun rôle particulier dans son succès.

Comme il passait depuis longtemps d'un nom à l'autre, tous deux jouissant d'un excellent crédit, et qu'il en conservait un troisième pour gérer son parc automobile, il n'hésita pas un instant à se préparer un nid douillet aux États-Unis alors qu'une semaine ne s'était pas écoulée depuis son retour.

Il avait jeté son dévolu sur le Maryland, qui avait le double avantage de se trouver à environ une heure de route au sud de la résidence de Mason Verger et à une distance raisonnable de la vie musicale et théâtrale de Washington ou de New York.

En surface, rien dans son existence n'était censé attirer l'attention sur lui et chacune de ses deux principales identités aurait pu résister aisément à une enquête de routine. Après avoir rendu visite à l'une de ses réserves de numéraire à Miami, il loua donc pour un an à un lobbyiste allemand une agréable villa sise dans un endroit retiré de la baie de Chesapeake.

Grâce aux deux lignes téléphoniques qui répercutaient ses appels depuis le modeste appartement qu'il conservait à Philadelphie, il était en mesure de se constituer d'impeccables références quand il en avait besoin sans avoir à quitter le confort de sa nouvelle maison.

Ne payant qu'en liquide, il obtint rapidement auprès des revendeurs spécialisés des places de choix aux concerts symphoniques, aux ballets et aux représentations d'opéra qui l'intéressaient durant la saison à venir.

Parmi les multiples commodités de son logis, il y avait un garage deux-places complété d'un atelier, le tout muni de portes basculantes. C'est là qu'il gardait ses deux véhicules, un vieux pick-up Chevrolet à plate-forme à arceaux pourvus de fixations amovibles qui avait appartenu à un plombier et peintre en bâtiment, et une Jaguar « supercharge » prise en leasing par l'intermédiaire d'une société de courtage du Delaware. Sa camionnette pouvait changer d'apparence de jour en jour, selon qu'il installait dessus une échelle double d'entrepreneur, ou des barres de PVC, ou des tuyaux de cuivre, ou encore un barbecue avec une bonbonne de propane.

Son installation terminée, il s'offrit une semaine de musique et de musées à New York, non sans envoyer les catalogues des meilleures expositions à son cousin qui vivait en France, le célèbre peintre Balthus.

A Sotheby's New York, il fit l'acquisition de deux pièces dont la sonorité était aussi exceptionnelle que l'intérêt historique : une épinette flamande presque identique au modèle Dulkin de 1745 exposé à la Smithsonian Institution, équipée d'un clavier modifié pour les transcriptions de Bach, digne successeur du gravicembalo sur lequel il jouait à Florence, et l'un des tout premiers instruments électroacoustiques, un thérémin fabriqué dans les années 30 par le professeur russe Leo Theremin en personne, invention qui avait toujours fasciné le docteur Lecter, à telle enseigne qu'il en avait improvisé un dans son enfance. Le thérémin s'utilise en bougeant ses mains nues près de ses deux antennes : il suffit d'un geste pour réveiller sa voix.

Et désormais qu'il était équipé de pied en cap, désormais qu'il pouvait se distraire à son goût...

Après sa matinée dans la forêt, le docteur Lecter regagna son havre de paix sur la côte du Maryland. L'image de Clarice Starling courant sur la piste jonchée de feuilles mortes était maintenant gravée en bonne place dans son palais de la mémoire, une source de plaisir inépuisable qu'il pouvait atteindre en moins d'une seconde sitôt franchie l'entrée de l'édifice. Revoir les foulées souples de Starling et même, grâce à sa mémoire visuelle hors du commun, trouver à chaque fois de nouveaux détails dans la scène, les cals sur les articulations des chevreuils vigoureux qui remontent le versant de la colline, ou une trace d'herbe fraîche sur le pelage ventral du plus proche, et leurs bonds puissants... Il a remisé ce souvenir dans une pièce bien ensoleillée du palais, aussi loin que possible du petit brocard blessé.

A la maison, donc. Chez soi, enfin, tandis que la porte du garage se rabat doucement derrière le pick-up.

Quand elle se releva à midi, ce fut pour laisser sortir la Jaguar noire et, au volant, Hannibal Lecter en tenue de ville.

Il aimait courir les magasins, le docteur Lecter. Il se rendit tout droit chez Hammacher Schlemmer, spécialiste des accessoires de décoration et des ustensiles de cuisine. Là, il prit tout son temps. La tête encore pleine de l'odeur et du calme de la forêt, il mesura avec son mètre de poche trois paniers à pique-nique de bonne taille, tous en rotin verni avec des courroies en cuir et de solides attaches en laiton. Il se décida finalement pour le moins imposant, puisqu'il s'agissait de pique-niquer en solitaire. Le panier était équipé d'une thermos, de gobelets, d'assiettes en porcelaine résistante et de couverts en acier inoxydable. Il fallait acheter l'ensemble.

En s'arrêtant ensuite chez Tiffany puis à la boutique Christofle, il remplaça les lourdes assiettes par un service de Gien à décor dit « de chasse », avec feuilles ciselées et oiseaux en vol. Chez Christofle, il se procura un service pour une personne en argenterie française du XIXe siècle, sa préférée, à motif Cardinal, avec la marque du fabricant dans le creux des cuillères et le poinçon de la ville de Paris garantissant le titre du métal au dos des manches. Les fourchettes, très incurvées, avaient des dents largement écartées. Les couteaux étaient lestés pour peser agréablement dans la paume et d'ailleurs toutes les pièces, une fois en main, donnaient l'impression de tenir un bon pistolet de duel. En matière de cristal, il hésita longtemps sur la taille des verres à dégustation avant d'élire un ballon à cognac élancé. Pour les verres à vin, par contre, la cause était entendue: il acheta des Riedel en deux tailles, chaque modèle laissant toute la place nécessaire au nez.

C'est aussi chez Christofle qu'il trouva des napperons en lin d'un blanc crémeux, ainsi que de superbes serviettes damassées, ornées dans un coin d'une minuscule rose de Damas, comme une goutte de sang brodée. Amusé par le jeu de mots que suggérait cette décoration, il en prit six, afin de ne jamais en manquer quand certaines seraient à la blanchisserie.

Il fit ensuite l'acquisition de deux réchauds à alcool très puissants, du même modèle que ceux utilisés sur les dessertes de restaurant, d'une ravissante sauteuse en cuivre et d'un fait-tout, également en cuivre, qu'il réservait aux sauces, ces deux ustensiles en provenance du fabricant parisien Dehillerin, ainsi que de deux fouets de cuisine. Il ne réussit cependant pas à trouver des couteaux en acier trempé, qu'il préférait de loin à l'inoxydable, pas plus que certains des outils à découper destinés à un usage particulier qu'il avait été obligé de laisser en Italie.

Sa dernière étape fut un magasin de matériel médical non loin du principal hôpital de la ville, où il trouva une excellente affaire en l'espèce, une scie d'autopsie Stryker pratiquement neuve. L'instrument n'avait pas seulement l'avantage de s'emboîter exactement à la place originellement prévue pour la thermos dans son panier, il était encore sous garantie et équipé de plusieurs lames interchangeables, dont une pour la boîte crânienne. Ainsi, sa « batterie de cuisine », comme disent les Français, était presque complète.

 

 

Chez le docteur Lecter, les portes-fenêtres sont maintenant ouvertes à la fraîcheur de la nuit. Sous la lune et les ombres mouvantes des nuages, la baie est tantôt d'argent, tantôt de suie. Un de ses nouveaux verres en cristal est posé sur un chandelier à pied près de l'épinette. Le bouquet du vin se mêle à l'air marin et le docteur Lecter peut le humer sans même avoir à retirer ses mains du clavier.

Dans sa vie, il a eu des clavicordes, un virginal et encore d'autres instruments anciens, mais il aime par-dessus tout le son et le toucher de l'épinette, car il est impossible de modifier la résonance des cordes griffées par les becs de plume et la musique survient donc comme un événement soudain, sans rémanence.

Le docteur Lecter observe le clavier en faisant jouer ses doigts dans l'air. Il approche sa nouvelle acquisition de la même manière qu'il pourrait aborder une séduisante inconnue, par une remarque à la fois badine et perspicace : il interprète une pièce écrite par Henry VIII, Le Très-Saint verdit la terre.

Encouragé par la réaction de l'instrument, il s'essaie à la Sonate en si bémol majeur de Mozart. L'épinette et lui ne sont pas encore des intimes et cependant la manière dont elle répond sous ses mains lui suggère qu'ils atteindront bientôt une grande complicité. La brise se lève, les bougies tremblotent, mais les yeux du docteur Lecter sont fermés à la lumière, son visage plongé dans la musique, et il joue. Des bulles de savon s'échappent des petites mains en forme d'étoile de Mischa quand elle les secoue au-dessus du bain. A l'entrée du troisième mouvement, c'est une apparition qui fuse à travers la forêt, Clarice Starling court, vole, les feuilles bruissent sous ses pieds, et le vent dans les arbres, et les chevreuils détalent devant elle, deux femelles et un brocard, ils bondissent par-dessus la piste comme le cœur peut bondir dans la poitrine. Et puis il fait soudain plus froid et des hommes hirsutes traînent le maigre brocard hors du bois, une flèche encore fichée dans son flanc, ils le tirent derrière eux pour ne pas avoir à le porter jusqu'au billot, et la musique s'arrête net au-dessus de la neige tachée de sang. Le docteur Lecter s'est accroché des deux mains au tabouret. Il respire profondément, plusieurs fois, repose les doigts sur le clavier, s'oblige à former une phrase, une deuxième, coupée par le silence.

Nous entendons monter de lui l'ébauche d'un cri perçant qui s'interrompt aussi brutalement que la musique. Il reste assis un long moment, tête baissée sur le clavier. Enfin, il se lève sans bruit et quitte la pièce. Impossible de dire où il se trouve maintenant dans la villa obscure. Le vent venu de l'océan a forci, il fouette les chandelles jusqu'à ce qu'elles se meurent en fondant, il chante à peine dans les cordes de l'épinette abandonnée, un air au hasard ou bien un cri flûté venu d'un lointain passé.


 

 

Dans la grande salle du Mémorial de la Guerre se tient la foire aux armes de la région Atlantique-Centre. Ce sont des hectares d'étals, une plaine d'instruments de mort, en majorité des revolvers et des fusils d'assaut. Les rayons rouges des lunettes à laser raient le plafond.

Peu de vrais chasseurs se rendent à ce genre de manifestations, désormais. Ils évitent. De nos jours, les armes sont mal vues et ces foires sont aussi mornes, ternes et lugubres que le paysage intérieur de la majorité de leurs adeptes.

Observez ces gens : débraillés, fuyants, hargneux, constipés, nourrissant des flammes dans leur « cœur résineux », comme l'a écrit Yeats. Ce sont eux la principale menace contre le droit des citoyens à posséder une arme personnelle.

Leur article préféré ? Le fusil d'assaut de mauvaise qualité, fabriqué à la va-vite pour donner une puissance de feu démesurée à des troupes aussi ignorantes que mal entraînées.

Parmi les panses remplies de bière et les bajoues blafardes des habitués des salles de tir confinées, le docteur Hannibal Lecter promenait son impériale sveltesse. Aucunement intéressé par les pétoires, il alla directement au stand du principal coutelier représenté à l'exposition.


Date: 2015-12-18; view: 956


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