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VERS LE NOUVEAU MONDE 21 page

- C'est comme ça qu'elle a décortiqué sa vie. Elle sait pratiquement tout de Lecter. Probable qu'elle vous dirait même s'il range sa queue à droite ou à gauche.

- A ce propos, Margot, fais entrer le docteur Doemling, commanda Mason.

Le médecin patientait depuis un moment dans la salle de jeux, en compagnie des animaux en peluche. Sur sa vidéo, Verger le voyait examiner d'un œil intéressé l'entrejambe cotonneux de la girafe, d'une manière qui lui rappela beaucoup la famille Viggert en train de lorgner le David de Michel-Ange. Il paraissait bien plus petit que les peluches sur l'écran, comme s'il avait rétréci, peut-être pour mieux revenir à une enfance qui ne serait pas la sienne.

Lorsqu'il fut sous les spots de la réception, le psychologue apparut comme un homme sec et froid, d'une propreté extrême malgré les pellicules qui tombaient de ses maigres mèches plaquées sur sa calvitie naissante. Un insigne de la société académique Phi Bêta Kappa était attaché à sa montre de gousset. Quand il prit place à l'autre bout de la table basse, son attitude suggérait qu'il connaissait déjà bien les lieux.

Dans la coupe de fruits en face de lui, il y avait une pomme attaquée par un ver qu'il retourna posément. Derrière ses lunettes, ses yeux suivirent Margot avec un intérêt plus que scientifique lorsqu'elle s'approcha pour prendre encore deux noix dans la coupe avant de retrouver sa position devant l'aquarium.

- Le docteur Doemling est le chef du département de psychologie à l'université Baylor, expliqua Mason à Krendler. Il est le titulaire de la chaire Verger. Je lui ai demandé quel type de relations pouvait exister entre le docteur Lecter et l'agent FBI Clarice Starling. Docteur...

Aussi raide sur le canapé que s'il était à la barre d'un tribunal, Doemling tourna la tête vers Krendler, qui eut l'impression d'être un membre du jury et qui reconnut aussitôt les manières posées, la subtile mauvaise foi de l'expert à deux mille dollars la journée.

- Mr Verger connaît évidemment mes références, commença-t-il. Désirez-vous que je les rappelle pour vous ?

- Non, fit Krendler.

- J'ai examiné les notes prises par la dénommée Starling après ses entretiens avec Hannibal Lecter, les lettres que ce dernier lui a adressées et toute la documentation que vous m'avez fournie sur leur passé respectif, Mr Verger.

Krendler ne put réprimer un froncement de sourcils.

- Le docteur Doemling s'est engagé par écrit à respecter la confidentialité de ce dossier, intervint Mason.

- Cordell envoie vos diapos sur le projecteur dès que vous voulez, docteur, le prévint Margot.



- Quelques petites précisions d'abord. Donc, nous savons que Lecter est né en Lituanie. Son père était comte, vieille noblesse remontant au Xe siècle. Sa mère venait aussi d'une excellente famille italienne, c'était une Visconti. Au cours de la retraite allemande de Russie, des panzers nazis qui passaient par là ont pilonné leur domaine, près de Vilnius, depuis la route. Ses parents et la plupart des gens de maison ont été tués. Après cela, les enfants ont disparu. Ils étaient deux, Hannibal Lecter et sa sœur. Nous ignorons ce que cette dernière est devenue, mais ce que je voulais souligner déjà, c'est ceci : Lecter est un orphelin, tout comme Clarice Starling.

- Ce que je vous avais déjà dit, coupa Mason, excédé.

- Mais qu'en avez-vous conclu ? objecta Doemling. Je ne suis pas en train de suggérer une sorte de sympathie spontanée entre deux orphelins, Mr Verger. Il n'est pas question de sympathie, là. C'est un affect qui n'entre pas en ligne de compte. Quant à la compassion, elle est allègrement foulée aux pieds. Non, écoutez-moi bien : ce que cette expérience commune donne au docteur Lecter, c'est simplement le moyen de mieux la comprendre et, en dernier recours, de prendre le contrôle sur elle. Tout est affaire de contrôle, ici. Quant à la dénommée Starling, nous savons qu'elle a passé la majeure partie de son enfance dans des établissements religieux. D'après ce que vous m'avez indiqué, nous ne lui connaissons aucune relation durable avec un homme. Elle habite avec une ancienne camarade d'études, une jeune Afro-Américaine.

- Ça pourrait très bien être un machin sexuel, ça, lança Krendler.

Le psychologue ne daigna même pas lui adresser un regard. Objection rejetée.

- On ne peut jamais affirmer avec certitude pourquoi quelqu'un vit avec quelqu'un, certes, concéda-t-il dédaigneusement.

- Cela fait partie des choses qui restent cachées, comme dit la Bible, compléta Mason.

- Elle a l'air plutôt appétissante, si on aime les filles de la campagne, remarqua Margot.

- Je crois que l'attirance physique est du côté de Lecter, pas du sien, déclara Krendler. Vous l'avez vue : elle est jolie, mais elle est coincée.

- Ah, vraiment, Mr Krendler ?

Il y avait une nuance amusée dans la voix de Margot.

- Toi, Margot, tu penses que c'est une lesbo ?

- Et comment je le saurais, bon sang ? Qu'elle soit ci ou ça, elle tient vachement à le garder pour elle, c'est en tout cas l'impression que j'ai eue. Je crois qu'elle n'est pas commode ; quand je l'ai vue, elle n'était pas plus lisible qu'un joueur de poker mais je ne dirais pas qu'elle est coincée. On n'a pas beaucoup parlé, toutes les deux, mais c'est ce que j'en ai retiré. C'était avant que tu aies « tellement » besoin de mon aide, Mason : tu m'as jetée de la pièce au bout de trente secondes, tu te rappelles ? Non, coincée, je ne pense pas. Simplement, une fille qui a une allure pareille doit toujours garder un air assez distant, parce que des connards viennent lui casser les pieds tout le temps...

Même s'il ne discernait que sa silhouette, Krendler eut la nette sensation qu'elle le regardait avec insistance en formulant cette dernière remarque.

Ces voix dans la pièce à la fois sombre et violemment éclairée formaient un étrange concert: il y avait Krendler et son élocution péremptoire de vrai bureaucrate, le ton pédant de Doemling, la sonorité métallique de Mason Verger avec ses consonnes explosives écorchées et ses sifflantes interminables, et il y avait Margot, sa voix mâle et brusque sortant de ses mâchoires serrées comme celles d'un poney de louage qui ne supporte plus le mors. Et en bruit de fond, la machinerie haletante qui cherchait sans cesse de l'oxygène pour l'invalide.

- J'ai quant à moi certaines idées concernant sa vie privée qui découlent de l'apparente fixation qu'elle fait sur son père, reprit Doemling. Je vais y venir dans quelques instants. Bien. Donc, nous disposons de trois documents du docteur Lecter qui concernent directement Clarice Starling. Deux lettres et un dessin. Celui-ci représente la « Montre-Crucifix »qu'il a conçue du temps où il était à l'asile.

Il leva les yeux vers le moniteur suspendu.

- Projection, s'il vous plaît.

D'une autre partie des appartements, Cordell envoya l'extraordinaire croquis sur l'écran. L'original en avait été réalisé au fusain sur papier-boucherie. Sur la copie dont disposait Mason, les traits étaient du même bleu sombre que des marques de coups.

- Il a essayé de déposer un brevet pour ceci, expliqua Doemling. Comme vous le voyez, le Christ est crucifié sur le cadran et Ses bras font office d'aiguilles, exactement comme pour une montre Mickey. Ce qui est intéressant pour nous, c'est que Son visage, tête penchée, est celui de Clarice Starling. Il l'a dessiné à l'époque de leurs entretiens. Vous avez maintenant une photographie de la susdite, vous pouvez comparer. Euh... Cordell, c'est exact ? Envoyez-nous la photo, s'il vous plaît, Cordell.

C'était indéniable : la tête de Jésus était celle de Starling.

- L'autre singularité, c'est que le corps est cloué à la croix par les poignets et non par les paumes.

- Ce qui est correct, répliqua Mason. On est obligé de les clouer par les poignets en passant les clous dans de grandes rondelles en bois, autrement ils tiennent mal. Idi Amin et moi avons vérifié concrètement ce point quand nous avons remis en scène tout le truc pour Pâques, en Ouganda. Oui, Notre Sauveur a été crucifié par les poignets, c'est un fait, et toutes les représentations picturales sont erronées. Tout ça à cause d'une mauvaise traduction de l'hébreu par les rédacteurs de la Bible en latin...

- Merci, Mr Verger, fit Doemling sans conviction. Enfin, cette représentation de la Crucifixion est clairement un détournement de l'objet sacré. Notez que le bras servant à indiquer les minutes est placé sur le six, ce qui permet de couvrir pudiquement les parties honteuses. Notez également que l'aiguille des heures est sur le neuf, ou à peine plus, ce qui est une référence évidente à la tradition selon laquelle Jésus a été crucifié à cette heure-là.

- Et notez également que six accolé à neuf donne soixante-neuf, un chiffre qui a d'évidentes connotations sexuelles, ne put s'empêcher de glisser Margot.

En réponse au regard glacial que le psychologue lui lançait, elle brisa les noix dans sa paume et laissa tomber les coquilles par terre.

- Maintenant, passons aux lettres du docteur Lecter. Quand vous voudrez, Cordell...

Doemling sortit un pointeur laser de sa poche.

- Vous pouvez constater que l'écriture manuscrite, une ronde fluide exécutée au stylo à encre à plume carrée, est d'une régularité remarquable, presque mécanique. On retrouve ce type de calligraphie dans les bulles papales du Moyen Age. Elle est assez belle, mais d'une perfection effrayante. Il n'y a rien de spontané, ici. Il calcule, il calcule sans cesse. La première a été rédigée juste après son évasion, alors qu'il venait de tuer cinq personnes. Reprenons le texte :

 

Alors, Clarice, est-ce que les agneaux ont cessé de pleurer?

Vous me devez une réponse, vous savez, et cela me ferait plaisir.

Une petite annonce dans l'édition nationale du Times et dans l'International Herald Tribune, le premier jour de n'importe quel mois, ce serait parfait. Faites-la aussi passer dans le China Mail.

Je ne serais nullement surpris si la réponse était oui et non. Les agneaux vont se taire, pour le moment. Mais, Clarice, vous vous jugez avec la bienveillance des pires cachots du donjon de l'île de Threave ; et il vous faudra constamment le mériter, ce silence béni. Parce que ce sont les situations désespérées qui vous poussent à agir, et il y aura toujours des situations désespérées.

Je n'ai pas l'intention de vous rendre visite, Clarice ; sans vous, le monde serait bien moins intéressant. Veillez à me rendre la politesse...

 

Doemling repoussa ses lunettes sur son nez, se racla la gorge.

- C'est un exemple typique de ce que j'ai désigné dans certaines de mes publications sous le néologisme d'« avunculisme » et que nombre de mes confrères, dans leurs écrits, ont pris l'habitude d'appeler « avunculisme de Doemling ». Il est possible que cela devienne une nouvelle entrée dans la prochaine édition du Manuel de diagnostic et de statistiques. La définition grand public de ce concept serait la tendance à se faire passer pour un protecteur avisé et attentionné tout en poursuivant ses propres desseins... D'après les notes de l'intéressée, je déduis que l'allusion aux bêlements des agneaux se réfère à un souvenir d'enfance, l'abattage de ces animaux dans le ranch du Montana où elle avait été recueillie.

- Elle négociait des informations avec Lecter, expliqua Krendler. Il savait des choses sur le compte de Buffalo Bill, le serial killer.

- La deuxième lettre, sept ans plus tard, est en apparence un message de condoléances et de consolation. En réalité, il l'attaque perfidement sur ses parents, auxquels elle semble vouer une véritable adoration. Il traite son père de « vulgaire veilleur de nuit », sa mère de « bonniche ». Puis, aussitôt après, il leur accorde des qualités exceptionnelles, ce qu'elle ne demande qu'à croire, et invoque ces mêmes points positifs à la suite afin d'expliquer les revers professionnels de Starling. Nous avons là ni plus ni moins que de la subornation. Prise de contrôle, disais- je tout à l'heure. Ma théorie est que cette femme entretient un attachement durable à l'image de son père, une forme de sublimation qui l'empêche de vivre des relations sexuelles épanouies et qui pourrait la conduire à être attirée par le docteur Lecter dans une sorte de transfert affectif sur lequel, en grand pervers qu'il est, il est prêt à spéculer sans scrupule. Dans ce deuxième courrier, il l'encourage à nouveau à le contacter par voie de petite annonce et il offre un nom de code qui...

« Seigneur Jésus, quel baratin ! » L'impatience et l'agacement étaient une torture pour Mason Verger puisqu'il n'était pas en mesure de trépigner.

- OK, très bien, docteur, coupa-t-il. Margot, ouvre un peu la fenêtre. J'ai trouvé une nouvelle source sur Lecter, docteur. Quelqu'un qui les a connus, lui et Starling, et qui les a vus ensemble. Quelqu'un qui a passé plus de temps avec lui que n'importe qui. Je veux que vous lui parliez, maintenant.

Krendler s'agita sur le canapé. Son estomac commençait à se serrer. Il avait compris ce qui allait suivre.


 

 

Après un ordre bref à l'interphone, la porte s'ouvrit sur une imposante silhouette. Le nouveau venu était aussi musclé que Margot, vêtu d'une blouse et d'un pantalon blancs.

- Voici Barney, annonça Mason. Il s'est occupé du quartier de haute sécurité de l'hôpital de Baltimore pendant six ans, au temps où Lecter y était enfermé. Il travaille pour moi, maintenant.

Barney aurait préféré rester debout près de l'aquarium, aux côtés de Margot, mais comme le docteur Doemling voulait le voir dans la lumière, il vint s'asseoir près de Krendler.

- Barney, c'est cela ? Eh bien, Barney, quelle est votre qualification ?

- Je suis IDE.

- Vous voulez dire infirmier diplômé d'État? Excellent. Et quoi encore ?

- J'ai une licence de lettres de l'Université par correspondance des USA, poursuivit Barney, le visage impassible. Et un certificat de l'École Cummins de thanatologie. Je suis qualifié pour ça aussi. Je le faisais la nuit pendant mes études d'infirmier.

- Vous étiez employé à la morgue tout en suivant vos études ?

- Oui. Aller chercher les corps sur les lieux du crime, aider à l'autopsie, tout ça.

- Et avant ?

- Les Marines.

- Je vois... Et donc, à l'époque où vous travailliez à l'hôpital de Baltimore, vous avez vu Clarice Starling et Hannibal Lecter en interaction... Je veux dire, vous les avez vus parler ensemble ?

- Il m'a semblé qu'ils...

- Commençons par ce dont vous avez réellement été témoin, non ce qu'il vous a semblé avoir vu. C'est faisable ?

Mason s'en mêla :

- Il a assez de jugeote pour donner son avis, docteur. Vous connaissez Clarice Starling, Barney ?

- Oui.

- Et vous avez fréquenté Hannibal Lecter pendant six ans ?

- Oui.

- Qu'est-ce qu'il y avait, entre eux ?

Au début, Krendler avait eu du mal à comprendre la voix aiguë, éraillée de Barney, mais c'est lui qui posa la bonne question :

- Est-ce que Lecter se comportait différemment quand Starling venait l'interviewer, Barney ?

- Oui. La plupart des fois, il ignorait complètement les visiteurs. Ou d'autres, il ouvrait les yeux juste le temps d'injurier les spécialistes qui venaient essayer de lui piquer ses idées. J'ai même vu un de ces professeurs se mettre à pleurer, un jour. Avec Starling, il était très dur, mais il lui parlait plus qu'à tout autre. Il avait de l'intérêt pour elle. Parce qu'elle l'intriguait.

- Comment?

Barney haussa les épaules.

- Il avait pas trop d'occasions de voir des femmes, vous comprenez. C'est vraiment une jolie fille, Starling, et...

- Je n'ai pas besoin de votre opinion à ce sujet, l'interrompit Krendler. Bien, c'est tout ce que vous savez ?

Sans répondre, Barney le regarda comme si les deux hémisphères du cerveau de son interlocuteur étaient deux chiens en train de s'accoupler.

Margot fit craquer encore une noix.

- Allez-y, Barney, commanda Mason.

- Ils étaient très francs l'un envers l'autre. C'est un des côtés désarmants qu'il a. On a l'impression qu'il ne condescendrait pas à mentir.

- Qu'il ne quoi pas ?

- Condescendrait.

- Avec s-c, Mr Krendler, intervint Mason Verger dans le noir. Daigner. Ou s'abaisser, si vous voyez ce que je veux dire.

- Le docteur Lecter lui a dit des choses peu agréables sur elle, poursuivit Barney, et d'autres très plaisantes à entendre. Elle a supporté le mauvais côté et du coup les bonnes paroles lui ont fait encore plus plaisir, parce qu'elle savait que ce n'était pas en l'air. Lui, il la trouvait charmante, amusante.

- Vous, vous êtes capable de savoir ce que le docteur Lecter trouvait « amusant » ? s'étonna Doemling. Et comment vous y preniez-vous, monsieur l'infirmier ?

- Rien qu'en l'écoutant rire, « docteur ». On nous a appris ça à l'école des assistants médicaux. « Bonne humeur et guérison », il s'appelait, le cours.

Ou Margot avait pouffé, ou bien c'était l'aquarium derrière elle qui avait émis ce gargouillis étouffé.

- Du calme, Barney, le raisonna Mason. Allez, racontez le reste.

- Certainement. Parfois, tard dans la nuit, on parlait, le docteur Lecter et moi. Quand il était assez calme pour ça. On discutait des cours par correspondance que je prenais, et de plein d'autres...

- Ce n'est pas des cours de psychologie que vous suiviez, par hasard ? glissa Doemling.

- Non, m'sieur. Je ne considère pas que la psychologie soit une science. Le docteur Lecter non plus, d'ailleurs. - Il poursuivit rapidement, avant que le poumon artificiel de Mason ne lui permette de lancer un rappel à l'ordre. - Je peux simplement répéter ce qu'il m'a dit, d'accord ? Il la voyait telle qu'elle était en train de se transformer. Il la trouvait charmante comme peut l'être un bébé animal, un louveteau, ce que vous voudrez, avant qu'il ne grandisse et devienne... comme les grands. Avant qu'on ne puisse plus jouer avec lui. Elle avait la sincérité d'un louveteau, il disait. Elle avait toutes les armes qu'il fallait, taille miniature mais en train de se développer, et tout ce qu'elle savait faire, jusque-là, c'était de se battre avec les autres louveteaux. C'est ça qui l'amusait, lui. Tenez, la manière dont les choses ont commencé entre eux est assez révélatrice, je pense. A leur première rencontre, il a été poli mais il l'a pas mal rembarrée. Et puis, au moment où elle allait partir, un autre détenu lui a lancé du sperme à la figure. Le docteur Lecter en a été très, très contrarié. C'est la seule fois où je l'ai vu vraiment fâché. Elle aussi, elle l'a remarqué et elle a essayé de s'en servir avec lui. Je crois qu'il a eu de l'admiration pour ce côté fine mouche, débrouillard, qu'elle avait.

- Et quelle a été sa réaction vis-à-vis de ce codétenu qui a... fait ce que vous racontiez ? Ils entretenaient des rapports quelconques, tous les deux ?

- Pas vraiment, non. Le docteur Lecter l'a tué le soir même.

- Comment ça, tué ? Ils étaient dans la même cellule ? Comment s'y est-il pris ?

- A trois cellules de distance, ils étaient, avec le couloir entre eux. En pleine nuit, le docteur Lecter lui a parlé un moment et il lui a dit d'avaler sa langue.

- Donc, Starling et Lecter ont fini par devenir... proches? demanda Mason.

- Dans des limites bien précises, répondit Barney. Ils s'échangeaient des informations. Le docteur Lecter lui a donné ce qu'il savait sur l'assassin qu'elle était en train de chercher et elle, elle l'a payé en retour en acceptant de parler d'elle. Il m'a dit que d'après lui elle avait sans doute trop de cran, que ça risquait de lui porter tort. « Excès de zèle », il appelait ça. Il pensait qu'elle était prête à aller trop loin si elle jugeait que sa mission le nécessitait. Et une fois, il m'a confié qu'elle avait « le malheur d'avoir du goût ». Je n'ai toujours pas compris ce qu'il entendait par là.

- Alors, docteur, est-ce qu'il veut la baiser, la tuer, ou la bouffer ? interrogea Mason en épuisant toutes les hypothèses qu'il pouvait concevoir.

- Les trois, probablement, rétorqua Doemling, mais je ne me risquerais pas à pronostiquer dans quel ordre il entend assouvir ces envies. Et c'est pourquoi je n'ai pas la tâche facile en vous disant ce que je suis prêt à certifier : quand bien même la presse à scandale et ceux qui s'en repaissent feraient tout pour tirer un roman à l'eau de rose de leur relation, pour réécrire La Belle et la Bête à leur sujet, l'objectif primordial de Lecter est d'humilier cette femme, de lui infliger les pires souffrances et de la tuer. Il est allé vers elle à deux reprises, quand elle a été insultée sous ses yeux puis quand elle a été clouée au pilori par les journaux après cette histoire de fusillade. Il se déguise en mentor paternel mais rien ne l'excite autant que de la voir déstabilisée. Quand on écrira l'histoire d'Hannibal Lecter, ce qui ne manquera pas d'arriver, on le citera comme un cas typique d'« avunculisme de Doemling ». Pour qu'elle l'attire, il faut qu'elle soit dans la détresse.

Un sillon était apparu entre les yeux largement écartés de Barney.

- Est-ce que je peux donner mon avis là-dessus, puisque vous me l'avez demandé, Mr Verger ?

Il n'attendit pas son assentiment :

- A l'asile, le docteur Lecter a décidé de dialoguer avec elle quand il a vu qu'elle tenait le coup, qu'elle s'essuyait le sperme sur la figure sans un mot et qu'elle continuait à faire son travail. Dans ses lettres, il dit que c'est une guerrière et il souligne qu'elle a sauvé la vie à ce gosse pendant la bagarre. Il a de l'admiration et du respect pour son courage, pour sa discipline. Il dit lui-même qu'il n'a pas l'intention de venir la chercher. Et s'il y a au moins une chose qu'il n'a jamais faite, c'est bien de mentir.

- Exactement la mentalité sensationnaliste que j'évoquais à l'instant! s'exclama Doemling. Non, Hannibal Lecter est étranger à des sentiments tels que l'admiration ou le respect. De même qu'il est incapable de chaleur, d'affection. Prétendre le contraire, c'est du romantisme aveugle qui prouve, soit dit en passant, le danger d'une éducation à la va-vite.

- Dites, docteur Doemling, vous ne vous souvenez pas de moi, n'est-ce pas ? Mais c'était moi qui m'occupais de son quartier quand vous êtes venu lui parler. Oh, plein de gens ont essayé, mais c'est vous, et personne d'autre à ma connaissance, qui êtes reparti en larmes. Et par la suite, il a fait la critique de votre livre pour la Revue américaine de psychiatrie. Franchement, je ne pourrais pas vous jeter la pierre si vous avez encore pleuré en la lisant.

- Suffit, Barney ! Allez voir où en est mon déjeuner, plutôt.

- Un autodidacte mal dégrossi, siffla Doemling, lorsque Barney eut quitté la pièce. Il n'y a rien de pire.

- Vous ne m'aviez pas raconté que vous étiez allé voir Lecter, docteur, remarqua Mason.

 

- Il était en pleine catatonie, à l'époque. Impossible de lui tirer quoi que ce soit.

- Et c'est ce qui vous a fait pleurer ?

- Racontars !

- Et vous n'accordez aucun crédit à ce que dit Barney.

- Il est aussi manipulé que cette fille.

- Et il en pince certainement pour Starling, lui aussi, ajouta Krendler.

Margot laissa échapper un rire sous cape, assez sonore néanmoins pour que l'intéressé l'entende.

- Si vous voulez que Clarice Starling exerce une attirance sur le docteur Lecter, il faut qu'il la sache dans une mauvaise passe. Il faut que les blessures qu'il pourra voir soient un avant-goût de celles qu'il pourra lui faire. Blessures symboliques, évidemment, mais observer son désarroi et son abattement serait pour lui un stimulant aussi efficace que s'il l'espionnait pendant qu'elle se caresse. Quand le renard entend un lapin brailler de douleur, il arrive en courant. Et ce n'est pas pour lui venir en aide.


 

 

- Je ne peux pas vous donner Clarice Starling comme ça, déclara Krendler après le départ de Doemling. Vous dire où elle est et ce qu'elle est en train de faire, c'est dans mes cordes, mais je n'ai pas droit de regard sur les opérations du FBI. Et s'ils décident de l'exposer, de se servir d'elle comme appât, croyez-moi qu'ils ne la quitteront pas des yeux.

Il pointa un doigt vers les ténèbres de Mason pour souligner ses mots

- Vous n'arriverez pas à vous immiscer dans leur plan. Inutile d'espérer guetter autour d'elle et intercepter Lecter avant eux : leur dispositif aura repéré vos gars avant qu'ils aient dit ouf. Par ailleurs, le Bureau ne prendra aucune initiative tant qu'il ne l'aura pas recontactée ou qu'ils n'auront pas la preuve qu'il est dans le coin. Il lui a déjà envoyé des lettres mais il ne s'est jamais approché d'elle, après tout. Pour une surveillance rapprochée de Starling, il leur faut au minimum douze agents en permanence. C'est beaucoup d'argent. Non, vous auriez été mieux placé maintenant si vous l'aviez laissée se griller après la fusillade. Ça aurait l'air de quoi, de retourner sa veste et d'essayer de la coincer à nouveau à cause de cette histoire ?


Date: 2015-12-18; view: 1047


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