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VERS LE NOUVEAU MONDE 20 page

Alors, empreints d'une crainte émerveillée, nous le suivons tandis qu'il parcourt d'un pas vif et léger le corridor des souvenirs où flotte la senteur des gardénias, dans la présence intimidante des grandes sculptures et la lumière des tableaux.

Il oblique à droite devant un buste de Pline l'Ancien et monte l'escalier qui conduit à la galerie des Discours, une salle tapissée de statues et de peintures disposées dans un ordre précis, bien séparées les unes des autres et éclairées avec soin, suivant les recommandations de Cicéron.

Ah... La troisième niche à droite en partant de la porte est entièrement occupée par un portrait de Saint François offrant un lépidoptère à un étourneau. Par terre, devant le tableau, une composition grandeur nature en incrustations de marbre. Approchons. C'est une parade militaire au cimetière d'Arlington. Elle est ouverte par Jésus, trente-trois ans, au volant d'un camion Ford Model-T de 1927. A l'arrière de ce vieux tacot, J. Edgar Hoover, le fameux directeur du FBI de 1924 à 1972, se tient debout, en tutu de danseuse, saluant de la main la foule qu'on imagine au fond. Derrière eux marche Clarice Starling, un fusil Enfield 308 à l'épaule.

Le docteur Lecter semble content de la revoir. Starling : « étourneau », en anglais. Il y a déjà longtemps qu'il s'est procuré son adresse personnelle en contactant l'association des anciens élèves de l'université de Virginie. C'est dans cette scène qu'il la conserve et maintenant, pour son seul plaisir, il se remémore les coordonnées de son appartement : 3327 Tindal Street, Arlington, VA 22308.

Il se déplace dans les immenses étendues de son palais de la mémoire. Avec ses réflexes, sa force, la sûreté et la rapidité de son esprit, il est bien armé contre les dangers du monde physique, mais il est des recoins de lui-même où il ne serait sans doute pas prudent pour lui de se risquer, où les principes cicéroniens de logique, d'espace ordonné et de lumière ne peuvent s'appliquer.

Il a résolu d'aller voir sa collection de tissus anciens. En vue d'une lettre qu'il est en train d'écrire à Mason Verger, il veut revoir un texte d'Ovide à propos des huiles faciales aromatisées, qu'il conserve parmi les tissages.

Il poursuit son chemin sur un long kilim, une pièce très originale, en direction de la galerie des Métiers à tisser et des Textiles.

 

 

Dans l'univers du 747, la tête du docteur Lecter est appuyée contre le dossier, les yeux fermés. Elle oscille légèrement quand l'avion traverse des turbulences.



Au bout de la rangée, le bébé a terminé son biberon, mais il ne s'est pas encore rendormi. Soudain, il s'empourpre. La mère sent le petit corps se tendre dans la couverture, puis se relâcher. Ce qui vient de se passer ne fait aucun doute, elle n'a même pas besoin de replonger un doigt dans la couche-culotte. Quelqu'un devant soupire « Booooon Dieu ! ».

A l'odeur de gymnase mal ventilé vient s'ajouter une nouvelle couche de pestilence. Habitué aux mœurs de son tout jeune frère, le garçon assis à côté du docteur Lecter continue à dévorer le dîner de chez Fauchon.

Et dans le sous-sol du palais de la mémoire les trappes s'ouvrent d'un coup, les oubliettes exhalent leur haleine puante...

 

 

Quelques bêtes avaient réussi à survivre au pilonnage d'artillerie et aux tirs de mitrailleuse qui laissèrent Hannibal Lecter orphelin et la grande forêt de leur domaine déchirée de blessures béantes.

La bande hétéroclite de déserteurs qui s'étaient réfugiés dans le relais de chasse parmi les bois se nourrissaient comme ils pouvaient. Une fois, ils avaient débusqué un malheureux petit chevreuil tout efflanqué, une flèche encore plantée dans le corps, mais qui avait réussi à trouver un peu d'herbe sous la neige et à survivre. Ils l'entraînèrent jusqu'à leur camp pour s'épargner de le porter.

Lecter, qui avait alors six ans, les observa à travers une fente de la grange tandis qu'ils le tiraient et le poussaient avec le filin qu'ils avaient entortillé autour de son cou. Comme ils ne voulaient pas gaspiller une balle, ils s'escrimèrent à briser ses pattes toute maigres et à lui ouvrir la gorge à coups de hache, s'injuriant réciproquement dans plusieurs langues différentes pour que l'un d'eux aille chercher un seau avant que tout le sang ne soit perdu.

L'avorton n'avait guère de viande sur les os. Au bout de deux jours, trois peut-être, les déserteurs franchirent l'étendue neigeuse qui les séparait de la grange et déverrouillèrent la porte. Dans leurs longs manteaux, des panaches de condensation nauséabonde flottant devant leur bouche, ils étaient venus choisir à nouveau parmi les enfants blottis dans la paille. Comme aucun d'entre eux n'avait péri gelé, ils en prirent un vivant.

Après avoir tâté les cuisses, les bras et la poitrine d’Hannibal Lecter, ils le délaissèrent pour porter leur choix sur sa sœur, Mischa, qu'ils emmenèrent avec eux. Jouer, disaient-ils. Aucun de ceux qui étaient partis jouer en leur compagnie n'était jamais revenu.

Hannibal s'accrocha si fort à sa sœur, la retint de tous ses membres nerveux avec un tel acharnement qu’ils finirent par claquer la lourde porte sur lui. Il resta à moitié assommé, l'épaule fêlée.

Ils entraînèrent la fillette dans la neige où les taches sanguinolentes laissées par le chevreuil se voyaient encore.

Il pria aussi très fort pour revoir Mischa. La prière épuisa son cerveau d'enfant mais n'étouffa pas le bruit de la hache au loin. Son vœu, pourtant, ne resta pas entièrement ignoré : il devait revoir les dents de lait de sa sœur dans la fosse d'aisance puante que ses ravisseurs utilisaient, à mi-chemin du relais de chasse et de la grange où ils gardaient prisonniers les petits, leurs seules réserves en ce mois de 1944 où le front oriental avait fini par être enfoncé.

Depuis cette réponse partielle à ses prières, Hannibal Lecter ne s'était plus jamais embarrassé de la moindre référence à un quelconque principe, sinon pour admettre que ses modestes actes de prédation étaient bien dérisoires devant ceux commis par Dieu, dont l'ironie est sans égale et la cruauté gratuite, incommensurable.

 

 

Dans l'appareil lancé comme un caillou à travers le ciel, tandis qu'il dodeline un peu de la tête contre son dossier, le docteur Lecter flotte entre sa dernière vision de Mischa traversant la neige ensanglantée et le bruit de la hache. Une force le retient là et c'est insupportable. Alors, l'univers de l'avion est percé par un cri bref sorti de son visage noyé de sueur, un cri aigu, fluet mais sonore.

Les passagers assis devant lui se retournent, ou se frottent les yeux, réveillés en sursaut. L'un d'eux s'exclame d'une voix mauvaise :

- Bon Dieu, mais qu'est-ce qui t'arrive, petit?

Les yeux du docteur Lecter s'ouvrent, fixés droit en face de lui. Il sent une main sur la sienne. Celle du garçon.

- Z'avez eu un cauchemar, hein ?

Il n'est pas effrayé, ni intimidé par les protestations venues des rangées devant eux.

- Oui.

- J'en fais des tas et des tas, moi aussi. Je me moque pas de vous.

Le docteur Lecter reprend son souffle, la tête toujours un peu rejetée en arrière. Puis il retrouve son flegme comme si un rideau de calme descendait du haut de son front pour recouvrir ses traits. Il se penche légèrement vers l'enfant et lui dit sur le ton de la confidence :

- Tu as eu raison de ne pas manger ces saletés, tu sais. N'y touche jamais.

Il y a longtemps que les compagnies aériennes ne proposent plus de papier à lettres. Parfaitement maître de lui, le docteur Lecter extrait de la poche de sa veste quelques feuilles à en-tête d'un hôtel et entreprend d'écrire à Clarice Starling. Mais d'abord il exécute un rapide portrait d'elle. Le croquis se trouve désormais dans un fonds privé à l'université de Chicago, accessible aux chercheurs habilités. Sur ce dessin, elle ressemble à une petite fille et ses cheveux, comme ceux de Mischa, sont collés à ses joues par les larmes...

 

 

Nous pouvons l'apercevoir à travers notre haleine qui se condense dans l'air glacé, une petite mais vive lumière dans le ciel dégagé de la nuit. L'avion croise l'étoile polaire, bien au-delà du point de non-retour, astreint maintenant au grand arc descendant qui le conduit vers le lendemain et le Nouveau Monde.


 

 

Dans le réduit qui servait de bureau à Clarice Starling, les piles de papiers, de dossiers et de disquettes atteignaient la masse critique. Quand elle réclama plus d'espace, sa requête resta ignorée. « Marre ! » Avec l'audace des désespérés, elle réquisitionna un espace conséquent au sous-sol de Quantico, destiné à devenir le laboratoire de développement photographique réservé à la section Science du comportement, dès que le Congrès approuverait quelque rallonge budgétaire au FBI. La pièce était dépourvue de fenêtres mais elle était tapissée de rayonnages. Aménagée pour servir de chambre noire, elle avait de lourds rideaux noirs en guise de porte, sur lesquels un collègue anonyme s'amusa à épingler un écriteau soigneusement calligraphié en caractères gothiques : « L'Antre d'Hannibal ». Craignant d'attirer l'attention sur elle, Starling ne le jeta pas, mais le mit à l'intérieur.

C'est pratiquement à ce moment-là qu'elle découvrit une mine d'informations personnelles concernant le docteur Lecter à la faculté de criminologie de l'université de Columbia, qui conservait dans un dépôt spécial des originaux datant de son activité médicale et psychiatrique, ainsi que les minutes de son procès et les plaintes déposées contre lui.

La première fois qu'elle se présenta à la bibliothèque, elle attendit trois quarts d'heure que les responsables retrouvent la clé du dépôt, sans succès. A sa seconde visite, le stagiaire étudiant de service ce jour-là consentit d'un air blasé à lui donner accès aux archives, qu'elle trouva dans un complet désordre.

La trentaine passée, Starling n'était pas devenue plus patiente. Grâce à l'intervention du chef de sa section, Jack Crawford, auprès du procureur fédéral, elle obtint par décision de justice le transfert de toute la collection à ses modestes locaux à Quantico. Les marshals n'eurent besoin que d'un fourgon pour réaliser le déménagement. Mais, ainsi qu'elle l'avait craint, l'arrêté du tribunal souleva des vagues dans le cénacle des initiés. Et c'est sur l'une d'elles que finit par arriver, sans crier gare, l'inspecteur général adjoint de la justice, Paul Krendler.

C'était un vendredi, tard dans l'après-midi. Après y avoir travaillé deux longues semaines, Clarice Starling était sur le point d'achever l'identification et le classement de la plupart des archives dans son « Centre d'études lectériennes » improvisé. Elle venait de se laver les mains et la figure pour se débarrasser de la poussière des dossiers. Toutes lampes éteintes, elle s'était assise par terre dans un coin de la pièce, laissant son regard errer sur les mètres d'étagères encombrées de livres et de chemises. Il est possible qu'elle se soit assoupie quelques secondes quand...

Ce fut une odeur qui la réveilla. Instantanément, elle comprit qu'elle n'était pas seule. Cela sentait... le cirage.

Dans la pénombre, Paul Krendler approchait à petits pas le long des rayonnages, sans cesser de scruter les ouvrages et les photographies qui se succédaient sur les murs. Il n'avait pas pris la peine de frapper avant d'entrer: on ne frappe pas sur des rideaux, de toute façon, et puis il n'était pas du genre à s'embarrasser de telles formalités, surtout dans les locaux d'un service qui dépendait directement de son département. Venir ici, dans les sous-sols de Quantico, n'était pour lui qu'un simple tour du propriétaire.

Une paroi entière du bureau était consacrée aux œuvres du docteur Lecter en Italie. En bonne place, un agrandissement de Rinaldo Pazzi suspendu au balcon du palazzo Vecchio, les entrailles à l'air. Le mur d'en face, réservé à ses crimes aux États-Unis, était dominé par un cliché du chasseur à l'arbalète que le docteur avait tué des années plus tôt. Sur ce document de la police américaine, le corps était pendu à un crochet d'un tableau à outils et présentait toutes les blessures caractéristiques des représentations médiévales de « l'Homme blessé ». Un alignement de boîtiers en carton sur les étagères contenaient les multiples plaintes en justice déposées par les familles des victimes du docteur Lecter. Quant à la bibliothèque professionnelle qu'il avait réunie dans son cabinet de psychiatre au temps où il exerçait encore, Starling l'avait rangée selon son agencement originel après avoir étudié à la loupe les photos de son ancien lieu de travail prises par les enquêteurs.

Les seules lumières à lutter contre le soir tombant provenaient d'une radiographie de la tête et du cou d'Hannibal Lecter éclairée par une visionneuse sur le mur et d'un moniteur informatique dans un coin. Le thème de l'écran de veille était « Dangerous Creatures ». De temps à autre, l'ordinateur rappelait son existence par un grognement menaçant.

Empilé à côté du clavier, tout ce que Starling avait réussi à glaner péniblement au cours de ces derniers mois : bouts de papier, reçus, factures qui racontaient en pointillés la vie qu'il avait menée en Italie, et en Amérique avant son internement. Un catalogue tâtonnant des goûts et des passions du docteur Lecter.

Sur le capot d'un scanner à plat, elle avait également dressé la table pour une personne avec ce qui restait du service qu'il avait jadis utilisé à Baltimore : assiette en porcelaine, argenterie, cristal, serviette d'un blanc aveuglant, chandelier. Un mètre carré de raffinement sous les grotesques contorsions des pendus.

Krendler s'empara du verre à vin pour le faire tinter d'une pichenette.

Il n'avait jamais combattu un criminel au corps à corps, senti sa chair contre la sienne. Pour lui, le docteur Lecter était une sorte de vampire médiatique, et une occasion à ne pas rater: il voyait déjà sa propre photo dans une exposition de ce style au musée du FBI une fois que le monstre serait mort, il mesurait l'énorme gain politique que constituerait sa prise. Il était penché si près de la radiographie de l'imposante boîte crânienne du docteur que son nez laissa une traînée de sueur graisseuse sur l'écran lorsqu'il sursauta en entendant la voix de Starling :

- Vous cherchez quelque chose, Mr Krendler ?

- Pourquoi vous restez dans le noir, comme ça ?

- J'étais en train de réfléchir, Mr Krendler.

- Oui ? Au Capitole, ils aimeraient bien savoir ce que nous faisons au sujet de Lecter.

- Voilà. C'est ça que nous faisons.

- Expliquez-moi, Starling. Mettez-moi un peu dans le coup.

- Vous ne préféreriez pas que Mr Crawford vous...

- Et d'abord, où il est, Crawford ?

- Au tribunal.

- J'ai l'impression qu'il est dépassé. Vous ne sentez jamais ça, vous ?

- Non, pas du tout.

- Mais qu'est-ce que vous fabriquez, ici ? Les gars de Columbia ont fait un raffut du diable quand vous avez dévalisé leur bibliothèque. On aurait pu s'y prendre autrement, autrement mieux.

- Nous avons réuni dans ce local tout ce que nous pouvions trouver à propos du docteur Lecter, affaires personnelles, dossiers, tout. Ses armes à feu sont conservées par le service concerné, mais nous avons leurs copies. Ainsi que ce qui reste de ses archives privées.

- Et vous allez où, comme ça? Vous voulez coincer ce salaud ou vous écrivez un livre sur lui ?

Il s'interrompit, savourant l'ironie cinglante qu'il trouvait dans la formule.

- Admettons qu'un de ces aboyeurs de républicains à la commission juridique du Sénat me demande ce que vous, agent spécial Starling, comptez faire pour neutraliser Lecter, je lui dis quoi ?

Elle alluma toutes les lumières du bureau, ce qui lui permit de constater aussitôt que Krendler continuait à s'acheter des costumes coûteux tout en économisant sur ses chemises et ses cravates. Les os de ses poignets velus saillaient de ses manchettes.

Elle laissa son regard errer un moment à travers le mur, loin, très loin, à jamais hors de ce temps et de ces lieux, puis elle se ressaisit, s'obligeant à lui parler comme si elle donnait un cours à l'école de Quantico :

- Nous savons que le docteur Lecter a d'excellents papiers. Il peut compter sur au moins une identité d'emprunt au-dessus de tout soupçon, sinon plus. Il est paré, et il est prudent. Inutile d'espérer qu'il commette une erreur bête.

- Oui, et alors ?

- C'est quelqu'un qui a des goûts très recherchés, parfois très peu courants, en matière de vin, de cuisine, de musique... S'il revient aux États-Unis, il continuera à rechercher les mêmes choses. Il devra se les procurer. Il restera cohérent avec lui-même. Mr Crawford et moi, nous avons étudié tous les reçus et les documents datant de sa vie à Baltimore avant sa première arrestation, et les actions en justice de ses créanciers, et ce que la police italienne a été en mesure de nous transmettre. Sur cette base, nous avons établi une liste de ses préférences. Voyez par exemple, là : le mois où le docteur Lecter a servi à dîner les ris du flûtiste Benjamin Raspail à ses confrères de l'Orchestre philharmonique de Baltimore, il a acheté deux caisses de Château-Pétrus, trois mille six cent dollars chacune, ainsi que cinq caisses de Bâtard-Montrachet à onze cent l'une, ainsi que d'autres crus plus accessibles. C'est ce même vin, du Bâtard-Montrachet, qu'il a commandé à l'hôtel de Saint Louis après son évasion et qu'il s'est fait livrer par l'épicerie Vera dal 1926 à Florence. C'est un produit plutôt rare, donc nous sommes en train de recenser tous les importateurs et revendeurs.

» Quoi d'autre ? A l'Iron Gate, à New York, il a commandé du foie gras de qualité supérieure à deux cents dollars le kilo. A l'Oyster Bar de Grand Central, il a pris des huîtres de Gironde. Ce sont ces crustacés qu'il a servis en entrée aux musiciens du Philharmonique, avant les fameux ris, puis un sorbet, puis... Tenez, vous pouvez retrouver dans Town Country ce qu'il y avait ensuite. - Elle lut à voix haute, d'un trait : - "Un ragoût d'une texture remarquablement riche et sombre, dont les ingrédients n'ont jamais pu être déterminés, servi sur un lit de riz au safran. La saveur en était surprenante, avec ces notes soutenues que seule une réduction minutieuse de la sauce permet d'obtenir." S'il y avait bel et bien une de ses victimes dedans, on n'a jamais pu l'établir. Enfin, bla-bla, bla, l'article continue et continue, avec ici une description détaillée de son service de table et de ses ustensiles de cuisine. Nous avons d'ailleurs vérifié tous les achats en cartes de crédit chez les fournisseurs de porcelaine et de cristal à Baltimore.

Krendler souffla dans ses narines, impatienté.

- Tenez, regardez ici, une plainte pour facture impayée d'un chandelier de chez Steuben. Et le garage Galeazzo de Baltimore a porté plainte pour récupérer la Bentley qu'il y avait achetée. Nous vérifions toutes les ventes de Bentley, neuves ou d'occasion. Il n'y en a pas tant que ça. Et des Jaguar « supercharge », également. Nous avons faxé à tous les fournisseurs de gibier au sujet des achats de sanglier et nous allons les relancer une semaine avant l'arrivée des premières perdrix rouges d'Écosse.

Un œil sur la liste qu'elle tenait en main, elle s'écarta un peu en sentant l'haleine de Krendler trop près dans son cou.

- J'ai demandé des fonds pour acheter la coopération de plusieurs revendeurs de tickets de spectacles à New York et San Francisco : il y a quelques orchestres et quatuors à cordes qu'il aime particulièrement, il a l'habitude de demander des sièges au sixième ou septième rang, toujours sur le côté. J'ai donné son signalement le plus probable au Lincoln et au Kennedy Center ainsi qu'à la plupart des grandes salles de concert. Vous pourriez nous aider sur le budget de votre département, Mr Krendler ?

Comme il ne répondait pas, elle poursuivit :

- Nous surveillons aussi les abonnements aux revues culturelles qu'il recevait dans le temps, des publications en anthropologie, linguistique, médecine, mathématiques, musique...

- Est-ce qu'il loue les services de call-girls SM, ce genre de trucs ? Ou de garçons prostitués ?

Il se délectait de la question, c'était visible.

- Pas à notre connaissance, Mr Krendler. Il y a des années, à Baltimore, il a souvent été vu à des concerts en compagnie de femmes séduisantes, dont plusieurs très actives dans les œuvres de bienfaisance, ce genre de trucs... Nous avons leur date d'anniversaire à toutes, pour le cas où il leur enverrait des cadeaux. D'après ce que nous savons, nulle n'a eu à pâtir de le fréquenter. Aucune d'entre elles n'a voulu faire la moindre déclaration à son sujet. En ce qui concerne sa vie sexuelle, nous sommes dans le noir.

- Moi, je me suis toujours dit qu'il était homo.

- Et pourquoi donc, Mr Krendler ?

- A cause de tout ce tralala, musique de chambre, petits canapés et ainsi de suite... Ne le prenez pas mal, hein, si vous avez plein de sympathie pour ce genre de gus ou des amis qui en sont ? Enfin, le principal, Starling, ce que je voudrais que vous enregistriez bien, c'est que j'aimerais voir que ça coopère sur ce dossier, que ça coopère « vraiment ». Pas de chasse gardée, ici, pas de petits secrets. Je veux être tenu au jus du moindre rapport, du moindre relevé, de la moindre piste. Vous me suivez, Starling ?

- Oui, monsieur.

Sur le seuil, il se retourna.

- Vous avez intérêt, en effet. Comme ça, vous pourriez avoir une chance d'améliorer un peu votre situation ici. Vu où elle en est, votre soi-disant carrière en aurait le plus grand besoin.

La future chambre noire était déjà équipée d'un système de ventilation. Ostensiblement, sans le quitter des yeux, Starling l'alluma pour se débarrasser de son odeur d'after-shave et de cirage. Sans dire au revoir, Krendler écarta brutalement les rideaux et disparut.

Devant elle, l'air dansait comme la vibration de la chaleur sur le terrain de tir.

Dans le couloir, Krendler l'entendit le héler :

- Mr Krendler ? Je pars avec vous.

Il avait une voiture avec chauffeur qui l'attendait. A son niveau hiérarchique, il devait encore se contenter d'une berline Mercury, une Grand Marquis. Avant qu'il ait atteint la portière, elle l'interpella :

- Une minute, Mr Krendler.

Il se retourna, dans l'expectative : c'était peut-être le début de quelque chose, d'une capitulation à contrecœur ? Ses antennes étaient dressées.

- On est dehors, là, sous le ciel, fit Starling. Pas de micros ni rien, à moins que vous n'en ayez un sur vous.

Soudain, elle fut prise d'une impulsion irrésistible. Pour travailler parmi ses dossiers poussiéreux, elle portait habituellement une chemise en jean sur un débardeur moulant.

« Je devrais pas. Oh, et merde ! »

Elle fit sauter les pressions de la chemise et l'ouvrit largement.

- Vous voyez, je ne porte pas de magnétophone, moi.

Elle n'avait pas de soutien-gorge non plus.

- Puisque c'est peut-être la seule occasion que nous aurons de parler entre quat'z' yeux, je voudrais vous poser une question : depuis des années, je fais mon job, mais à chaque fois que vous avez pu, vous m'avez planté un couteau dans le dos. Quel est votre problème, exactement, Mr Krendler ?

- Je vous recevrai volontiers à ce sujet, si vous le désirez. Je trouverai bien un moment pour que nous en...

- On en parle maintenant, là.

- A vous de trouver la réponse, Starling.

- C'est parce que je n'ai pas voulu sortir avec vous ? Ça remonte à la fois où je vous ai dit de rentrer vous coucher avec votre femme ?

Il la regarda encore. Non, elle n'avait pas de fil électrique sur elle, ni grand-chose, d'ailleurs.

- Ne vous haussez pas tant du col, Starling. Cette ville abonde de petites provinciales qui ne demandent qu'à se faire sauter.

Il s'installa derrière le chauffeur, tapa sur la vitre de séparation et la grosse berline s'éloigna. Ses lèvres remuèrent, esquissant la formule qu'il aurait voulu avoir prononcée : « De petites connasses provinciales comme vous. »

Le sens de la répartie occupait une grande place dans l'avenir politique qu'il se voyait. Il devait encore parfaire son karaté verbal, arriver à maîtriser parfaitement la technique des mots qui tuent.


 

 

- Ça peut marcher, je vous assure, affirma Krendler aux ténèbres chuintantes dans lesquelles Mason Verger était étendu. Il y a encore dix ans, ç'aurait été impossible, mais maintenant elle peut obtenir toutes les listes qu'elle veut sur son putain d'ordinateur.

Il changea de position sur le canapé, sous la chaude lumière des spots. La silhouette de Margot se découpait sur la lueur verdâtre de l'aquarium. Krendler n'avait plus de scrupules à proférer des vulgarités devant elle, désormais. Il trouvait cela agréable, même. Il aurait parié gros que la sœur de Verger rêvait d'avoir une queue et soudain il eut envie de prononcer ce mot devant elle, il réfléchit rapidement à un moyen de le caser.


Date: 2015-12-18; view: 892


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