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VERS LE NOUVEAU MONDE 19 page

- L'inspection fédérale, c'est trop haut pour mes potes.

- Ce n'est pas à cause d'Evelda, j'en suis sûre. S'ils surveillent mes lettres, ça ne peut être qu'en rapport avec le docteur Lecter.

- Mais tu leur as toujours donné ce qu'il t'envoyait, bon sang ! Là-dessus, tu es totalement en règle avec Crawford.

- Et comment ! Si c'est la CDP de chez nous qui m'a à l'œil, je pourrai le savoir. Si c'est celle du Département, c'est beaucoup moins simple.

Le département de la Justice et le FBI, qui est placé sous son autorité, disposent de deux commissions de déontologie professionnelle distinctes, censées coopérer entre elles mais parfois opposées par des conflits d'intérêts. Dans le jargon du milieu, on dit que les deux organismes se livrent alors un concours à qui pissera le plus loin et que les agents qui se font attraper dedans risquent fort de prendre une douche. Par ailleurs, l'inspecteur général de la Justice, une fonction éminemment politique, peut à tout moment apparaître et reprendre sous son aile une affaire jugée trop délicate.

- S'ils sont au courant que Lecter prépare quelque chose, s'ils pensent qu'il n'est pas loin, ils doivent te le dire, ils doivent te permettre de te protéger. Dis-moi, Starling, ça t'arrive de... de le sentir pas loin de toi ?

- Non. Il ne m'inquiète pas vraiment. Enfin, ce n'est pas de l'inquiétude, à proprement parler. Il m'est arrivé de rester très longtemps sans penser à lui. Tu vois cette sensation de poids qu'on a quand on redoute quelque chose, comme du plomb, toute grise ? Eh bien, je n'ai jamais eu ça, même pas. Je me dis simplement que s'il y avait un problème je le saurais.

- Mais qu'est-ce que tu « ferais », Starling ? Qu'est-ce que tu ferais si tu te retrouvais en face de lui ? Comme ça, tout d'un coup ? Tu t'y es préparée, dans ta tête ? Tu dégainerais ?

- Aussi vite que je peux me le sortir du falze, je lui dégaine dans le cul, oui.

Ardelia éclata de rire.

- Oui, et après ?

Le sourire de Starling s'effaça.

- Ça dépendrait de lui.

- Tu pourrais le flinguer?

- Si c'est pour garder mes abattis à leur place, tu crois quoi ? Bon Dieu, j'espère bien que ça n'arrivera jamais, Ardelia. En fait, je serais contente qu'il retourne en taule sans que personne d'autre ne trinque... Lui y compris. Quoique, je vais te confier quelque chose: des fois, je me dis que si jamais je le coince je voudrai lui donner sa chance.

- Tu rigoles ou quoi ?

- Avec moi, il pourrait s'en sortir vivant. Je ne lui tirerais pas dessus parce que j'aurais peur de lui, moi. Ce n'est pas un loup-garou. Donc, ça ne dépendrait que de lui.

- Comment, tu n'as pas peur? Tu aurais intérêt à avoir un peu la trouille, ma vieille !



- Tu sais ce qui flanque la trouille, Ardelia ? C'est quand quelqu'un te dit la vérité. J'aimerais qu'il arrive à éviter la peine de mort. S'il s'en tire et qu'il est placé dans un établissement spécialisé, il présentera assez d'intérêt scientifique pour qu'on le traite correctement. Et il n'y a aucun risque qu'on lui impose d'autres types dans sa cellule... S'il était en taule, là, maintenant, j'irais le remercier pour sa lettre. On ne peut pas liquider un gus assez dingue pour dire la vérité.

- Ouais. En tout cas, il y a bien une raison qui leur fait éplucher ton courrier. Ils ont un mandat et il est sous scellés quelque part. Bon, on n'est pas encore sous surveillance, ici. On s'en serait rendu compte. Mais ces enculés, savoir qu'il est dans le coin et ne pas te le dire, je ne leur pardonnerais jamais... Tu te rancardes demain.

- Mr Crawford nous aurait prévenues, lui. Ils ne peuvent pas monter grand-chose contre Lecter sans le mettre dans le coup.

- Jack Crawford, c'est du passé, Starling ! Sur ce point, tu te fais vraiment des illusions. Et s'ils étaient en train de monter quelque chose contre toi? Parce que tu as une grande gueule, parce que tu n'as pas laissé Krendler te sauter ? Si quelqu'un cherchait à t'éliminer? Hé, je suis encore plus sérieuse, maintenant, pour ce qui est de couvrir ma source à la poste !

- On peut faire quoi, pour ton petit copain ? Est-ce qu'on doit faire quoi que ce soit, d'ailleurs ?

- Ah, et qui vient dîner tout à l'heure, d'après toi ?

- Oh, pigé, Ardelia, pigé! Mais attends une seconde, je croyais que c'était moi, l'invitée.

- Tu peux prendre une assiette et l'emporter chez toi.

- Trop gentil.

- Pas de quoi, ma doudou. Ça me fait plaisir, franchement...


 

 

Quand elle était petite, Starling avait quitté une cahute dont les bardeaux grinçaient sous le vent pour les solides murs de briques de l'orphelinat luthérien.

Le logis le plus délabré de sa prime enfance avait tout de même une cuisine bien chauffée où elle pouvait partager une orange avec son père. Mais la Mort sait où se trouvent les humbles maisons, où habitent les gens qui risquent leur vie pour un maigre salaire. C'est d'une semblable demeure que son père partit au volant de son vieux pick-up pour effectuer la patrouille de nuit qui lui fut fatale.

Starling s'était enfuie de chez ses tuteurs sur une jument promise à l'abattoir, pendant qu'ils étaient occupés à tuer des agneaux. L'orphelinat avait été une sorte de refuge et depuis lors elle s'était sentie en sécurité au sein de structures institutionnelles, logiques, inébranlables. Les luthériens connaissaient mieux Jésus-Christ que la chaleur ou les oranges, certes, mais chez eux le règlement était le règlement, et il suffisait de s'y plier pour avoir la paix.

Tant qu'elle n'avait eu qu'à s'affirmer dans des concours anonymes ou dans le travail sur le terrain, Starling avait su qu'elle pourrait occuper sa place sans problème. Mais elle n'était pas douée pour les intrigues de bureau et en ce matin où elle sortit de sa Mustang d'occasion à Quantico, la haute façade du siège du FBI n'était plus l'enceinte rassurante derrière laquelle elle avait cru trouver son havre. Dans l'air trouble qui flottait sur le parking, même les portes d'entrée paraissaient distordues, peu fiables.

Elle voulait parler à Jack Crawford, mais elle n'avait pas le temps : la reconstitution à Hogan's Alley allait commencer dès que le soleil serait assez haut.

L'enquête sur le « massacre du marché aux poissons » exigeait en effet une répétition des faits sur la piste de tir de Quantico, filmée de bout en bout, chaque coup de feu et chaque trajectoire de balle soigneusement décortiqués. Starling devait tenir son rôle dans cette mise en scène.

La camionnette banalisée qu'ils avaient utilisée ce jour-là était en place, les impacts rebouchés grossièrement au mastic sur la carrosserie. Une fois, dix fois, ils sautèrent du véhicule. Une fois, dix fois, l'agent qui incarnait John Brigham s'effondra face contre terre tandis que celui qui jouait Burke se tordait sur le sol. Accompagnée des bruyantes détonations des balles à blanc, la fastidieuse pantomime laissa Starling épuisée quand elle s'acheva vers midi.

Après avoir rangé son équipement SWAT, elle alla trouver Jack Crawford dans son bureau.

Elle n'était plus prête à l'appeler Jack, désormais. Quant à lui, il paraissait de plus en plus distant et taciturne avec tout le monde.

- Vous voulez un Alka-Seltzer, Starling ? fit-il, lorsqu'il la vit sur le seuil.

Crawford était un adepte assidu des placebos les plus divers, ainsi que des comprimés de ginkgo biloba, des pastilles digestives et de l'aspirine pour nourrissons. Il avalait les cachets réunis en combinaisons immuables dans sa paume en rejetant la tête en arrière comme s'il buvait un verre cul sec.

Au cours des dernières semaines, il avait pris une autre habitude : retirer sa veste en arrivant au bureau pour enfiler un cardigan que Bella, sa femme défunte, lui avait jadis tricoté. Il paraissait beaucoup plus âgé que les souvenirs que Starling avait de son père.

- Quelqu'un ouvre une partie de mon courrier, Mr Crawford. Il s'y prend comme un pied, d'ailleurs. On croirait qu'il décolle les enveloppes au-dessus d'une bouilloire.

- Votre courrier est sous surveillance depuis que Lecter vous a écrit.

- Ils passent les paquets aux rayons, oui. Ça, d'accord, mais je peux lire mon courrier personnel toute seule. Et personne ne m'a prévenue.

- Ce n'est pas notre CDP qui fait ça.

- Ni le receveur de la poste, Mr Crawford. C'est quelqu'un d'assez haut placé pour avoir un mandat d'interception article 3 sous le coude.

- Et pourtant on dirait du travail d'amateur.

Elle resta silencieuse assez longtemps pour qu'il ajoute :

- C'est mieux que vous vous en soyez rendu compte de cette manière, hein, Starling ?

- Oui, Mr Crawford.

Il hocha la tête avec un petite grimace.

- Bon, je vais voir.

Il prit le temps de réaligner ses flacons de comprimés dans le tiroir de sa table.

- Je vais en parler à Carl Schirmer, au département de la justice. On va tirer ça au clair.

Schirmer était sur un siège éjectable : d'après ce qui se disait, il prendrait sa retraite avant la fin de l'année. Tous les vieux amis de Crawford étaient sur le départ.

- Merci, Mr Crawford.

- Alors, il y a des éléments prometteurs, dans vos élèves flics ? Quelqu'un à qui le service de recrutement devrait parler ?

- Chez les médecins légistes, je ne peux pas encore dire. Dès que c'est un crime sexuel, ils font les timides avec moi. Mais il y en a qui sont de sacrément bonnes gâchettes.

- On en a déjà bien assez, de ça...

Il lui lança un rapide regard.

- Euh, je ne disais pas ça pour vous.

 

 

Après une journée passée à reconstituer la mort de John Grisham, Starling alla rendre visite à sa dernière demeure au cimetière d'Arlington.

Elle posa une main sur la pierre encore rugueuse et soudain elle eut sur ses lèvres la sensation très nette du contact de son front glacé comme le marbre et auquel la poudre donnait la même texture râpeuse quand elle l'avait embrassé dans son cercueil en glissant dans sa paume, sous son gant blanc, la dernière médaille qu'elle avait obtenue au championnat de tir de combat.

A présent les feuilles tombaient, jonchant le sol peuplé de morts. La main toujours plaquée sur la pierre, Starling parcourut des yeux ces hectares de tombes en se demandant combien d'êtres tels que Grisham avaient été gaspillés par l'aveuglement, l'égoïsme et la perfidie de vieux hommes fatigués.

Que vous croyiez en Dieu ou non, Arlington est un lieu sacré si vous savez que la vie est un combat. Et ce n'est pas mourir qui est tragique, c'est d'avoir été sacrifié en vain.

Les liens qui l'unissaient à Brigham n'étaient pas moins forts parce qu'ils n'avaient jamais été amants. Un genou à terre près de sa dernière demeure, elle se rappela qu'il lui avait demandé quelque chose, et qu'elle avait dit non, puis qu'il lui avait proposé qu'ils soient amis, en toute sincérité, et que cette fois elle avait répondu oui, de tout son cœur.

Agenouillée dans le cimetière d'Arlington, elle pensa à la tombe de son père, très loin. Elle ne s'y était pas recueillie depuis le jour où elle était allée lui annoncer qu'elle avait obtenu son diplôme. Elle se demanda si le moment était venu d'y retourner.

Derrière les branches noires d'Arlington, le crépuscule était de la même couleur que l'orange qu'elle avait partagée avec son père. Une lointaine sonnerie de clairon la fit frissonner. Le marbre était froid sous sa main.


 

 

Nous pouvons l'apercevoir à travers notre haleine qui se condense dans l'air glacé, dans la nuit claire au-dessus de Terre-Neuve. Un point lumineux qui s'accroche à la constellation d'Orion puis s'éloigne lentement. Un Boeing 747 cingle face au vent, en route vers l'ouest.

Au dernier pont à l'arrière, là où sont parqués les groupes de touristes, les cinquante-deux participants au voyage « Magie du Vieux Monde », un circuit de onze pays effectué en dix-sept jours, rentrent les uns à Detroit, les autres à Windsor, au Canada. Cinquante centimètres pour les épaules, autant pour les hanches entre les accoudoirs: deux de plus que n'en avaient jadis les esclaves pendant la traversée vers l'Amérique.

Gavés de sandwichs gelés au jambon gluant et au fromage en tube, les passagers respirent les vents de leurs voisins dans l'air parcimonieusement brassé, variation moderne sur le principe du recyclage des eaux usées mis au point par les gros éleveurs de bétail et de porcs dans les années 50.

Au centre de la cabine arrière, avec des enfants de chaque côté de lui et une femme tenant un bébé dans son giron au bout de la rangée du milieu, le docteur Hannibal Lecter endure en silence. Après tant d'années de barreaux et de camisoles de force, il n'aime rien moins que le confinement. Sur les genoux de son petit voisin, une console de jeux informatiques émet des bips incessants.

Comme beaucoup d'autres voyageurs éparpillés à travers la cabine, il porte un badge jaune vif, une face de lune souriante avec la mention CAN-AM Tours en lettres rouges. A l'instar du touriste moyen, il est vêtu d'un faux survêtement de sportif connu, celui-ci orné du sigle des « Feuilles d'érable », l'équipe de hockey sur glace de Toronto. Sous cet accoutrement, une quantité respectable de billets de banque est scotchée à son corps.

Il a participé aux trois derniers jours du voyage organisé après avoir acheté sa place à une agence parisienne spécialisée dans la revente de billets annulés à la dernière minute : l'homme qui devait occuper son siège est reparti pour le Canada entre quatre planches, son cœur ayant flanché pendant l'ascension des escaliers du dôme de la basilique Saint Pierre.

En arrivant à Detroit, il va devoir affronter le contrôle des passeports et le passage de la douane. Il est certain que les agents de tous les grands aéroports du monde occidental ont été mis en garde à son sujet, que sa photographie est accrochée au mur de tous les box, ou qu'elle attend d'être affichée par une simple commande sur tous les écrans d'ordinateur des services de douanes et d'immigration. Et, malgré tout, il estime avoir une chance raisonnable de passer : il est très possible que la photo dont les autorités disposent soit celle de son ancien visage. Le passeport qu'il a utilisé pour entrer en Italie n'a pas de dossier correspondant, puisque c'était un faux. Là-bas, Rinaldo Pazzi avait essayé de se simplifier la vie et de complaire à Mason Verger en s'emparant du dossier du « docteur Fell » chez les Carabinieri, avec les photos et les négatifs nécessaires à l'établissement de ses permis de séjour et de travail. Après les avoir retrouvés dans la mallette de Pazzi, Lecter les a détruits, bien entendu.

A moins que l'inspecteur italien n'ait photographié le soi-disant Fell à son insu, il n'y a donc guère de probabilités que la nouvelle apparence de Lecter soit reproduite quelque part sur la planète. Non pas que son visage ait tant changé, en fait : un peu de collagène injecté autour du nez et dans les joues, une coupe de cheveux différente, des lunettes. Mais la différence est suffisante si rien n'attire l'attention sur lui. Quant à la cicatrice à la main gauche, il a appliqué un fond de teint résistant et une crème de bronzage teintée dessus.

Il s'attend à ce que les passagers soient répartis en deux files à l'arrivée, titulaires d'un passeport américain et « autres ». Il a choisi Detroit parce que la file des « autres » sera importante, puisqu'il s'agit d'une ville frontalière. Les Canadiens pullulent dans son avion, d'ailleurs. Le docteur pense qu'il pourra passer inaperçu au milieu du troupeau tant que celui-ci voudra bien de lui. Il s'est plié à la visite de quelques sites historiques et musées avec eux, il a toléré la promiscuité dans la cabine bondée, mais il y a tout de même des limites : partager le brouet infâme qu'offre cette compagnie aérienne lui est impossible.

Les yeux rouges et les pieds douloureux, fatigués de leurs vêtements sales et de leurs compagnons d'infortune, les touristes piochent dans leur sachet repas, ouvrant leur sandwich pour en retirer la feuille de salade noircie par le froid.

Soucieux de se fondre dans l'anonymat, il attend que les autres aient achevé leur désolant souper, se soient bousculés devant les toilettes et, pour la majeure partie d'entre eux, aient sombré dans un sommeil hagard. Loin à l'avant, un film usé rampe sur l'écran. Immobile, le docteur Lecter patiente avec le flegme d'un python. A côté de lui, le garçon s'est endormi sur son appareil. D'un bout à l'autre du gros avion, les lampes de lecture se meurent une à une.

C'est seulement maintenant, après un coup d'œil furtif à la ronde, qu'il tire de sous le siège devant lui un élégant carton jaune à filets marron de chez Fauchon, fermé par deux rubans soyeux aux couleurs assorties. Pour son dîner, le docteur Lecter a prévu un pâté de foie gras truffé au délectable parfum et des figues d'Anatolie dont la tige sectionnée pleure encore des larmes sucrées, ainsi qu'une demi-bouteille d'un Saint-Estèphe qu'il apprécie depuis longtemps. Le nœud souple cède dans un chuchotement de soie.

Il s'apprête à savourer d'abord une figue. Il la porte à la bouche, les narines palpitant de son arôme, il se demande s'il va l'engloutir d'une seule et délicieuse bouchée ou en prendre une moitié, quand la console de jeux émet son couinement, une fois, deux fois. Sans tourner la tête, il dissimule la figue dans sa paume et baisse son regard sur le petit. Des effluves de truffe, de foie gras et de cognac s'échappent de la boîte.

Le gamin renifle, museau levé. Ses yeux étroits, brillants comme ceux d'un rongeur, se braquent sur la collation du docteur Lecter. Quand il rompt le silence, c'est avec la voix perçante d'un enfant habitué à revendiquer contre ses frères

- Hé, m'sieur! Hé, m'sieur!

Il est prêt à continuer autant qu'il faudra.

- Oui, quoi ?

- C'est ça qu'ils appellent un repas spécial ?

- En aucun cas.

- Alors c'est quoi que vous avez, là-dedans ? - Il regarde maintenant son voisin d'un cri enjôleur. - Vous m'en donnez un bout, hein ?

- Ce serait avec plaisir, rétorque le docteur Lecter tout en notant que sous la grosse tête de l'enfant son cou n'est pas plus épais qu'un filet de porc, mais tu n'aimerais pas. C'est du... foie.

- De la saucisse de foie, génial! Maman dira rien. Hé, Mmmaaaan !

L'insupportable mioche. Ça aime la saucisse de foie et ça ne sait que geindre ou hurler.

La femme chargée de son bébé au bout de la rangée se réveille en sursaut. Les passagers du rang précédent, qui avaient incliné leur dossier jusqu'à ce que leur cuir chevelu soit à portée d'odorat du docteur Lecter, jettent un regard excédé dans l'infime espace laissé entre les sièges.

- On voudrait bien dormir un peu, ici !

- Mmmaaaan, j'peux avoir un peu de son sandwich?

Le nourrisson, lui aussi tiré du sommeil, se met à pleurnicher. La mère glisse un doigt dans le fond de sa couche et, constatant que le test est négatif, lui fourre une tétine entre les lèvres.

- C'est quoi que vous pensiez lui donner, vous là-bas ?

- Du foie, madame, répond-il aussi bas que possible. Et je ne lui ai rien donné du...

- La saucisse de foie, j'adore, j'en veux ! Il a dit que j'pouvais en prendre !

Le dernier mot s'éternise en plainte lancinante.

- Si vous donnez quelque chose à mon garçon, m'sieur, je peux voir ce que c'est ?

Une hôtesse aux traits engourdis par un somme interrompu se campe devant la femme, dans les piaillements continus du bébé.

- Tout se passe bien, ici ? Vous désirez une boisson ? Il y a un biberon à réchauffer ?

La mère en sort un de son sac, le tend à l'hôtesse de l'air, puis elle allume sa lampe individuelle et, tout en tâtonnant à la recherche d'un téton sous ses habits, elle apostrophe le docteur Lecter :

- Vous voulez me passer ça par là ? Si vous proposez quelque chose à mon garçon, je veux le voir d'abord. Vous vexez pas, hein, mais il a un ventre qui lui joue des tours.

Nous n'avons pas de scrupules à confier notre progéniture à de complets étrangers quand nous les envoyons à la garderie, mais dans le même temps notre culpabilité nous conduit à manifester une agressivité paranoïaque à l'encontre d'inconnus et à cultiver la peur chez nos petits. A une époque comme la nôtre, un monstre authentique doit prendre des précautions à cet égard, même s'il s'agit d'un monstre aussi indifférent aux enfants que le docteur Lecter.

Sans un mot, il fait passer le carton de chez Fauchon à la mère.

- Hé, il est joli, ce pain ! remarque-t-elle en le tâtant avec le doigt qui venait d'inspecter la couche.

- Je vous en prie, madame, servez-vous.

- J'veux pas l'alcool, en tout cas ! s'exclame-t-elle en guettant les rires chez ses voisins. Je savais pas qu'ils vous laissaient en emporter avec vous dans l'avion. C'est quoi, du whisky? Et vous avez le droit de le boire comme ça, ici ? Par contre, j'garderais bien le ruban, si vous le voulez pas.

- Vous ne pouvez pas ouvrir une bouteille de boisson alcoolisée à bord, monsieur, intervient l'hôtesse. Je vais la garder pour vous, vous la demanderez en débarquant.

- Bien sûr, bien sûr. Merci.

Le docteur Lecter était en mesure de s'abstraire de son environnement. Tout glissait sur lui. Les bips de la console de jeux, les ronflements et les pets n'étaient rien en comparaison des hurlements infernaux qu'il avait connus dans les quartiers de haute sécurité. Et son siège n'était pas plus inconfortable qu'une camisole de force. Alors, comme tant de fois dans sa cellule, il rejeta la tête en arrière, ferma les yeux et se retira dans le calme apaisant de son palais de la mémoire, un édifice qui recèle plus de beauté que de laideur.

 

Pendant un court instant, le cylindre de métal qui lutte contre le vent accueille entre ses flancs un palais de mille pièces. Et de même que nous lui avions rendu visite au palazzo des Capponi un soir, nous le suivrons maintenant dans son château mental...

L'entrée principale est constituée par la chapelle normande de Palerme, à la beauté sévère, hors du temps, où le seul rappel de la fragilité de l'homme est le crâne gravé dans le sol. Sauf lorsqu'il est très pressé de puiser des informations dans son palais de la mémoire, le docteur Lecter aime s'arrêter là et admirer cette splendide architecture. Au-delà, profonde et complexe, sombre ou lumineuse, s'étend la vaste construction de son être, passé et à venir.

Le palais de la mémoire, procédé mnémotechnique bien connu des savants antiques, a permis de préserver de multiples connaissances tout au long de l'ère de déclin où les Vandales brûlaient les livres. Comme les érudits qui l'ont précédé, le docteur Lecter conserve une énorme quantité d'informations liées à chaque ornement, chaque ouverture et chacune des mille pièces de son édifice, mais contrairement à eux il lui réserve encore une autre fonction : il part y vivre de temps à autre. Il a passé des années parmi ses collections d'art raffinées, alors que son corps restait attaché dans la cellule dont les barreaux d'acier vibraient telles les cordes d'une harpe infernale sous les cris des prisonniers.

Même selon les critères médiévaux, le palais d'Hannibal Lecter est immense. Dans l'univers tangible, il rivaliserait en taille et en complexité avec le Topkapi d'Istanbul.

Nous le rejoignons quand les souples mules de sa pensée glissent dans la galerie des Saisons. L'édifice est construit selon les principes découverts par Simonide et développés quatre siècles plus tard par Cicéron : l'air y circule librement sous ses hauts plafonds, il est peuplé d'objets et de tableaux intenses, étonnants, choquants et même absurdes parfois, souvent d'une grande beauté, exposés et éclairés avec le soin qu'y mettrait le conservateur de musée le plus exigeant. Toutefois, les murs n'ont pas les couleurs neutres d'une salle d'exposition : comme Giotto, le docteur Lecter a décoré de fresques les parois de son esprit.

Il a décidé de prendre l'adresse personnelle de Clarice Starling en passant, mais il a le temps, alors il marque une pause au pied d'un monumental escalier où s'élèvent les bronzes de Riace, ces grands guerriers attribués au ciseau de Phidias et exhumés des fonds marins au large de la Calabre à notre époque, pièces maîtresses d'un espace couvert de peintures murales qui pourraient raconter tout Homère et tout Sophocle.

Quant au docteur Lecter, il serait capable de faire parler la langue de l'Étolie aux lèvres de bronze s'il en avait envie, mais aujourd'hui il a seulement le désir de les contempler.

Mille pièces, des kilomètres de couloirs, des centaines de faits attachés à chaque objet, c'est un agréable répit qui l'attend à chaque fois qu'il décide d'effectuer une retraite ici.

Mais il y a au moins un point sur lequel nous nous retrouvons avec lui : sous les voûtes de notre cœur et de notre cerveau, le danger guette. Toutes les alcôves ne sont pas accueillantes, baignées de lumière et d'air frais. Comme celui d'un donjon médiéval, le sol de notre esprit est parsemé de trous béants, oubliettes fétides qui sont des puits d'oubli, justement, geôles taillées dans le roc en forme de bouteille renversée, avec la trappe au fond. Rien ne s'échappe d'eux pour nous soulager discrètement. Il suffit d'un mouvement de terrain ou de quelque trahison de nos gardiens pour que des étincelles de mémoire enflamment les gaz toxiques et que ce qui était jeté là depuis des années s'envole en tous sens, prêt à détoner dans des explosions de douleur et à nous pousser à de dangereuses extrémités...


Date: 2015-12-18; view: 850


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