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VERS LE NOUVEAU MONDE 18 page

Avant d'être démasqué, le docteur Lecter avait eu une Bentley « supercharge ». Avec un compresseur volumétrique et non un turbocompresseur : un équipement réalisé à la demande, muni d'un groupe motopropulseur à déplacement positif de type Rootes qui n'avait pas le temps de latence et les à-coups d'un turbo. Mais le marché des Bentley sur mesure était si étroit qu'il prendrait un risque certain s'il y revenait, conclut-elle rapidement.

Alors, quel modèle achèterait-il, maintenant? Elle comprenait, elle « éprouvait » la sensation qu'il recherchait au volant. La puissance d'un moteur V8 encore augmentée, le couple maintenu bas et constant, la compression linéaire... Que choisirait-elle elle-même sur le marché actuel ?

Sans hésitation aucune, une Jaguar XJR « supercharge ». Par télécopie, elle demanda aux concessionnaires de la marque sur les deux côtes du continent de lui adresser un relevé hebdomadaire de ventes.

Et puis, quoi d'autre ? Qu'est-ce que le docteur Lecter aimait et que Starling connaissait bien, très bien ?

« Il m'apprécie, moi... »

Avec quel empressement il avait réagi au malheur qui s'était abattu sur elle, même compte tenu du délai imposé par le transit de sa lettre par un service de postage. Dommage que la piste de la machine à affranchissement ait tourné court : elle était tellement facile d'accès que n'importe quel escroc aurait pu s'en servir.

En combien de temps le National Tattler parvenait-il en Italie ? C'était par cette gazette qu'il avait appris ses ennuis. Un numéro avait été retrouvé au palais Capponi. Est-ce que la feuille à scandale avait un site Web ? Mais en admettant que le docteur Lecter ait eu un ordinateur en Italie, il aurait pu également lire le compte rendu de la fusillade sur le site public du FBI. Que pourrait révéler un portable utilisé par Lecter ?

Aucun appareil informatique n'était indiqué dans la liste des affaires personnelles saisies par la police italienne à Florence. Et pourtant, elle se souvenait d'avoir vu quelque chose. Elle ressortit les photos de la bibliothèque où il avait travaillé à Florence. Là, c'était le magnifique bureau sur lequel il lui avait écrit sa lettre. Et dessus, il y avait bien un ordinateur portable. Un Philips. Sur les images suivantes, il avait disparu.

Armée de son petit dictionnaire, elle peina à préparer une télécopie à l'intention de la Questura de Florence

Fra le cose personali del dottor Lecter, c'è un computer portàbile ?

Et ainsi, à petits pas, Clarice Starling commença à poursuivre Hannibal Lecter dans le labyrinthe de ses goûts. A petits pas, mais avec plus d'assurance dans sa démarche qu'elle n'était tout à fait en droit d'en éprouver.




 

 

Cordell, l'assistant de Mason Verger, reconnut immédiatement l'écriture sur l'enveloppe à en-tête de l'hôtel Excelsior, Florence, Italie. Elle ressemblait en tout point à l'échantillon qu'il gardait dans un cadre sur son bureau.

A l'instar d'un nombre grandissant d'Américains fortunés à l'ère de l'Unabomber et de ses lettres piégées, Verger disposait d'un écran de contrôle fluorescent similaire à ceux dont les bureaux de poste US sont équipés.

Après avoir enfilé des gants, Cordell entreprit l'examen. Les rayons ne détectèrent ni fils, ni batteries. Conformément aux instructions très précises de Mason, il photocopia la lettre et l'enveloppe en manipulant l'original avec des pincettes, puis changea de gants avant de prendre la copie et de l'apporter à son employeur.

La missive était rédigée dans la ronde inimitable du docteur Lecter

 

Cher Mason,

 

Je vous remercie d'avoir placé une prime aussi énorme sur ma tête. Je serais ravi que vous l'augmentiez encore : en matière de dispositif de première alerte, c'est encore mieux qu'un radar. De telles sommes poussent les représentants de la loi de tous les pays à oublier leur devoir et à s'agiter derrière moi pour leur propre compte, avec les résultats que vous savez.

En fait, je vous écrivais surtout pour vous rafraîchir la mémoire sur un sujet qui doit vous être cher: votre ancien nez.

Dans l'interview si touchante que vous avez accordée l'autre jour au Ladies' Home Journal, votre contribution à la lutte contre la drogue, vous soutenez que vous avez donné, en même temps que le reste de votre visage, cet appendice en pâture à Skippy et Spot, les deux clébards qui frétillaient à vos pieds. Inexact : vous l'avez mangé vous-même, en guise d'en-cas. A en juger par le bruit que vous avez alors produit en le mastiquant, j'oserais avancer qu'il devait avoir la consistance croustillante du gésier, et d'ailleurs, vous vous êtes exclamé à ce moment-là : « Ça a exactement le goût du poulet ! » Pour ma part, j'ai déjà entendu ce son dans des bistros parisiens, lorsqu'un convive français attaque une salade de gésiers confits.

Vous ne vous en souvenez pas, Mason ?

A propos de poulet, vous m'avez raconté au cours de votre thérapie qu'au temps où vous pervertissiez les enfants défavorisés durant vos camps d'été, vous avez découvert que le contact du chocolat vous donnait des irritations à l'urètre. Vous avez oublié ce détail aussi, n'est-ce pas ?

Ne croyez-vous pas probable que vous m'ayez alors fait toutes sortes de confidences que vous ne vous rappelez plus ?

Il y a une similitude frappante entre Jézabel et vous, Mason. Fervent lecteur de la Bible que vous êtes, vous savez bien sûr qu'elle eut la face puis le reste du corps dévorés par les chiens après que les eunuques l'eurent jetée par la fenêtre.

Vos gens auraient très bien pu m'assassiner en pleine rue. Mais vous me vouliez vivant, exact ? Au parfum que dégageaient vos sbires, il est facile de deviner quelle petite sauterie vous me réserviez. Ah, Mason, Mason... Puisque vous semblez tant tenir à me voir, laissez-moi vous offrir une promesse réconfortante. Et vous savez que je tiens toujours parole.

Donc : avant que vous ne mouriez, vous me verrez en face de vous.

Sincères salutations,

Dr Hannibal Lecter.

 

 

P-S. : Je me demande seulement si vous vivrez assez longtemps pour cela, Mason. C'est inquiétant. Vous devez absolument éviter les nouvelles formes de pneumonie qui se développent en ce moment. Prostré comme vous l'êtes - et comme vous allez le rester -, vous êtes un sujet à risque. Je recommanderais une vaccination immédiate, complétée d'une immunisation contre les hépatites A et B. Je n'ai pas du tout envie de vous perdre prématurément.

 

Mason Verger paraissait quelque peu suffoqué à la fin de sa lecture. Il attendit, attendit, et, quand il s'en sentit capable, il parla à Cordell, sans que celui-ci distingue un seul mot.

En se penchant sur le malade, l'assistant-infirmier fut récompensé par une salve de postillons lorsque Verger répéta son ordre :

- Trouvez-moi Paul Krendler au téléphone. Et appelez aussi le maître-porc.


 

 

L'assistant de l'inspecteur général de la Justice américaine, Paul Krendler, arriva à Muskrat Farm à bord de l'hélicoptère qui livrait quotidiennement la presse étrangère à Mason Verger.

Si la présence inquiétante de cet homme et l'antre obscur habité par sa respiration mécanique et sa murène sans cesse en mouvement avaient déjà de quoi le mettre mal à l'aise, Krendler dut aussi supporter ad nauseam la vidéo de la mort de Pazzi.

A sept reprises, d'affilée, il lui fallut regarder la famille Viggert en contemplation devant le David de Michel-Ange, puis le policier plonger dans le vide et ses entrailles jaillir de son ventre. A la septième fois, il s'attendait presque à voir David perdre les siennes aussi.

Enfin, la vive lumière de la réception s'alluma au seuil de la chambre de Mason. La chaleur du spot faisait déjà luire le crâne de Krendler sous sa maigre chevelure coupée en brosse.

Comme il était un Verger, et donc un expert hors pair en tours de cochon, Mason aborda directement ce que son visiteur attendait de lui. Avec un débit haché par le poumon artificiel, il commença dans l'obscurité totale qui entourait son lit :

- Je n'ai pas besoin d'entendre... tout un boniment... Combien d'argent il faut?

Krendler aurait voulu s'entretenir en tête à tête avec Mason, mais ils n'étaient pas seuls dans la pièce : une silhouette aux larges épaules, terriblement musclée, se découpait en noir sur les lueurs verdâtres de l'aquarium. La perspective de mener une telle conversation devant un garde du corps le rendait nerveux.

- J'aurais préféré que, euh, nous ne soyons que tous les deux. Ça vous dérangerait de demander à ce monsieur de sortir ?

- C'est ma sœur, Margot. Elle peut rester.

Elle sortit de l'ombre. Les jambes de sa culotte de cycliste bruissaient à chaque pas.

- Oh, je suis désolé! bredouilla Krendler, à moitié levé de sa chaise.

- 'Jour.

Au lieu de serrer la main que lui tendait Krendler, cependant, elle prit deux noix dans le bol qui était posé sur la table et les serra dans son poing jusqu'à ce que les coquilles cèdent avec un craquement sec. Puis elle reprit sa place dans le clair-obscur devant l'aquarium et se mit probablement à manger les noix. Krendler entendit les débris tomber sur le sol.

- Ooookay, fit Mason Verger. On vous écoute.

- Pour éjecter Lowenstein de la vingt-septième circonscription, dix millions de dollars sont un minimum, d'après moi. - Krendler croisa les jambes, les yeux fixés quelque part dans le noir sans savoir si son interlocuteur pouvait le voir, lui. - J'ai besoin de cette somme rien que pour les médias. Mais je vous garantis qu'il a son point faible, et comment ! Je suis bien placé pour le savoir.

- Et c'est quoi ?

- Disons simplement que sa conduite n'est...

- C'est quoi ? Le fric ou le cul ?

Krendler ne se sentait pas à l'aise de prononcer un mot pareil en présence de Margot, même si son frère, apparemment, trouvait cela très normal.

- Euh, c'est qu'il est marié et qu'il entretient depuis longtemps une relation avec un juge de la cour d'appel de son État. Qui a prononcé plusieurs verdicts favorables à certains de ses sponsors. Simple coïncidence, probablement, mais si les télés décident de le coincer là-dessus, il ne me faudra rien de plus.

- Ce juge, c'est une femme ? interrogea Margot.

Krendler fit oui de la tête puis, se rappelant que Mason ne le voyait peut-être pas, il répondit :

- Une femme, oui.

- Dommage! Ç'aurait été encore mieux s'il avait été une « tante »... Pas vrai, Margot? En tout cas, vous ne pouvez pas balancer la merde vous-même. Il est exclu que ça vienne de vous.

- On a concocté un plan qui permet aux électeurs de...

- Vous ne pouvez pas balancer la merde vous-même, répéta Verger.

- Je peux juste me débrouiller pour que l'inspection judiciaire s'intéresse à lui. Une fois que ça atteindra Lowenstein, ça lui restera collé dessus. Vous voulez dire que vous êtes prêt à m'aider?

- Avec la moitié, c'est possible.

- Cinq ?

- N'expédions pas une somme pareille avec ce « cinq » désinvolte. Disons plutôt, avec tout le respect que ça mérite, cinq... millions... de dollars. Le Seigneur m'a béni avec cet argent et avec cet argent j'accomplirai Sa volonté. Vous ne palperez que si Hannibal Lecter me tombe entre les mains, clair et net.

Il attendit le temps de quelques bouffées artificielles.

- Si c'est le cas, vous deviendrez Monsieur le député Krendler de la vingt-septième circonscription électorale du Congrès, net et clair. Et je ne vous demanderai jamais rien de plus que de vous opposer à leur législation pleurnicharde sur l'abattage des animaux. Mais, si le FBI repère Lecter, si les flics l'attrapent et s'il s'en tire avec la mort par injection, vous pouvez m'oublier tout de suite.

- Je ne peux rien faire s'il se fait inculper au niveau local. Ou en admettant que la bande de Crawford ait un peu plus de chance et le coince, c'est au-delà de mon influence, ça.

- Dans combien d'États qui appliquent la peine de mort le docteur Lecter pourrait-il être inculpé ?

La voix de Margot était pointue et cependant aussi grave que celle de son frère, avec toutes les hormones qu'elle avait prises pendant des années.

- Trois. La peine capitale pour homicides multiples, à chaque fois.

- S'il est arrêté, je veux qu'il soit jugé au niveau d'un État, prononça Mason. Pas d'histoires de kidnapping, ni de violation des droits civiques, ni de polémiques entre juridictions, rien du tintouin habituel. Je veux qu'il s'en sorte avec la perpétuité dans une prison d'État, pas dans un QHS fédéral.

- Je dois vous demander pourquoi ?

- Non, à moins que vous ne vouliez que je vous le dise. Ça ne tombe pas sous le coup de la loi sur l'abattage sans douleur, ça!

Après un bref gloussement, Mason se tut. Épuisé d'avoir tant parlé, il adressa un signe de tête à Margot qui s'avança dans la lumière, un porte-notes à la main, les yeux braqués sur le papier qu'elle avait devant elle.

- Nous voulons tout ce que vous obtiendrez dans cette affaire, et nous voulons voir ces informations avant qu'elles ne soient transmises à la division Science du comportement. Nous voulons voir tous les rapports qu'ils produisent, eux, ainsi que les codes d'accès au VICAP et au Centre d'information nationale sur la criminalité.

- Vous devrez téléphoner d'une cabine publique à chaque fois que vous accéderez au VICAP, remarqua Krendler en continuant à s'adresser aux ténèbres, comme si cette femme à la carrure d'athlète était transparente. Comment est-ce possible, pour vous ?

- C'est possible pour moi, intervint Margot.

- Elle le peut, oui, chuchota la créature dans le noir. Elle écrit des programmes d'exercices pour les machines de salles de gym informatisées. C'est son petit business à elle, qui lui permet de ne pas vivre aux crochets de son « frère chéri »...

- Le FBI a un système Intranet, en partie codé. Il faudra vous connecter par un serveur hôte, je vous préciserai lequel, et télécharger sur un portable préprogrammé au département de la justice. Si le VICAP vous balance un cookie à votre insu et vous repère avec, ils penseront que c'est normal. Conclusion, achetez-vous un bon portable avec un modem ultra-rapide, en cash, dans une grande surface, et sans renvoyer la garantie, bien entendu. Prenez un lecteur zip, également. N'allez pas sur Internet avec cet appareil. Je vous le prendrai un soir jusqu'au lendemain pour la programmation, et quand vous aurez fini il faudra que vous me le donniez. Je vous recontacte. Bon, voilà, on a tout vu.

- Non, mon cher, on n'a pas vraiment « tout » vu. Lecter n'est pas forcé de réapparaître. Il a assez d'argent pour rester caché toute sa vie.

- Comment il a fait? s'étonna Margot.

- Il avait des gens très riches dans sa clientèle, quand il exerçait la psychiatrie, lui expliqua Krendler. Il les a persuadés de le couvrir d'espèces ou d'actions et il a tellement bien caché tout ça que les impôts n'ont jamais pu retrouver quoi que ce soit. On a exhumé le corps de quelques-uns de ses mécènes, pour voir s'il les avait tués. Rien de probant. Pas de traces d'empoisonnement, rien.

- Donc il ne va pas se faire coincer en dévalisant une banque, résuma Mason. Il a du cash à foison. Ce qu'il faut, c'est l'attirer hors de sa cachette. Réfléchissez aux moyens possibles.

- Il va découvrir qui a essayé de l'avoir à Florence, remarqua Krendler.

- Évidemment.

- Conclusion : il va vouloir se venger de vous.

- Je ne sais pas. Il m'aime bien comme je suis. Réfléchissez, Krendler.

Mason Verger ne parla plus. Il fredonnait tout bas un air, sans prendre congé de son visiteur, lorsque celui-ci s'en alla. C'était une de ses habitudes, chantonner des hymnes religieuses pendant qu'il concevait un plan.

« Tu te crois déjà riche, Krendler, tu es ferré, mais on en reparlera quand tu te seras compromis en déposant une grosse somme à la banque. Quand tu m'appartiendras. »


 

 

C'est maintenant une réunion de famille dans la chambre de Mason Verger. Frère et sœur en tête à tête.

Lumière tamisée, musique. Rythmes d'Afrique du Nord, oud et percussions. Margot est installée sur le canapé, assise tête baissée, les coudes sur les genoux. Elle pourrait très bien être une lanceuse de marteau après l'effort ou une haltérophile marquant une pause pendant son entraînement au gymnase. Sa respiration est à peine plus rapide que le poumon artificiel de Mason.

Quand la mélopée s'achève, elle se lève et va à son chevet. La murène glisse sa tête hors du trou dans la roche reconstituée pour voir si ce soir des carpes vont encore pleuvoir de son ciel argenté et mouvant. La voix rêche de Margot a toute la douceur dont elle est capable :

- Tu es réveillé ?

En une seconde, il est là, attentif derrière son œil qui ne se ferme jamais.

- Alors, c'est le moment de parler... - un souffle mécanique - ... de ce qu'elle voudrait, Margot? Viens, viens t'asseoir sur les genoux de Papa Noël.

- Tu sais parfaitement ce que je veux.

- Dis-le.

- On veut avoir un enfant, Judy et moi. On veut que ce soit un Verger, notre vrai enfant.

- Pourquoi ne pas t'acheter un petit Chinois ? Ils sont encore moins chers que les porcelets.

- Oui, c'est une bonne action. On pourrait faire ça, aussi.

- Ce que dit le testament de Papa, c'est quoi, déjà ? « En cas d'héritier vivant, dont la filiation avec moi sera attestée par le laboratoire de marquage cellulaire ou un test d'ADN équivalent, celui-ci recevra l'entièreté de mes biens après le décès de mon fils tant aimé, Mason. » Mon fils tant aimé, Mason : c'est moi, ça. Et ensuite ? « En l'absence d'une telle descendance, le seul et unique bénéficiaire sera la Convention baptiste du Sud, avec des dispositions spécifiques pour l'université Baylor de Waco, Texas. » A force de bouffer de la chatte, tu l'avais vraiment mis en colère, Papa.

- Tu ne vas peut-être pas me croire, Mason, mais ce n'est pas pour l'argent... Enfin, si, un peu, mais enfin, tu ne voudrais pas avoir un héritier? Ce serait aussi le tien, tu sais ?

- Pourquoi ne pas te trouver un gentil garçon et lui ouvrir tes jambes, Margot? Ce n'est pas que tu ignores comment on fait, quand même...

La musique marocaine reprend, l'insistance obsédante de l'oud accompagnant la frustration montante chez la sœur.

- Je me suis esquintée, Mason. Avec tous ces machins que j'ai pris, je me suis bousillé les ovaires. Et puis, je veux que Judy participe à ça. Elle a envie d'être la mère porteuse. Mason, tu avais dit que si je t'aidais... Tu m'avais promis ton sperme !

Les doigts arachnéens de Mason tâtonnent sur le drap.

- Eh bien, vas-y, sers-toi. S'il y en a encore, évidemment.

- Écoute, Mason, il y a toutes les chances pour que ta vitalité spermatique soit encore suffisante, on pourrait se débrouiller pour prélever sans douleur et...

- « Prélever » ma « vitalité spermatique » ? Hé, on dirait que tu as déjà parlé à quelqu'un du métier, toi.

- J'ai pris l'avis d'un spécialiste, oui, et ça reste totalement confidentiel. - Même dans la lumière froide de l'aquarium, les traits de Margot s'adoucirent. - On pourrait vraiment très bien s'occuper de cet enfant, Mason. On a suivi des cours d'éducation parentale, toutes les deux. Et Judy vient d'une famille nombreuse très tolérante. Et il y a une association qui aide les couples de femmes avec enfants. Et...

- Tu savais me faire jouir, du temps où on était gosses. Tu me faisais cracher comme un lance-roquettes, même. Et sacrément vite, aussi.

- Du temps où on était gosses, toi, tu me brutalisais, Mason. Tu me faisais mal sans cesse, tu m'as démis le coude pour m'obliger à... Maintenant encore, je ne peux pas dépasser les quarante kilos avec le bras gauche, dans mes exercices.

- Eh bien, tu n'avais qu'à l'accepter, ce chocolat. J'ai dit qu'on allait parler de ça, petite sœur. Dès que cette affaire sera réglée, pas avant.

- Accepte au moins un test, là. Le médecin peut prélever sans douleur un échantillon de...

- Pourquoi « sans douleur » ? Je ne sens plus rien, de toute façon. Tu pourrais me le sucer jusqu'à en perdre le souffle, ce serait égal. Et ça ne se passerait pas comme la première fois. Non, j'ai déjà demandé à des gens de me le faire et le résultat, c'est zéro.

- Le médecin peut faire un prélèvement sans douleur, juste pour voir si la mobilité des spermatozoïdes est suffisante. Judy a déjà commencé à prendre des œstrogènes, on surveille ses cycles, il y a un tas de préparatifs à respecter...

- En toutes ces années, je n'ai pas encore eu le plaisir de faire sa connaissance, à Judy. D'après Cordell, elle a les jambes arquées. Depuis combien de temps vous êtes en... « couple », toutes les deux ?

- Cinq ans.

- Pourquoi tu ne l'amènes pas un peu ici ? On pourrait peut-être... trouver un moyen ensemble, disons.

L'ultime claquement de la derbouka laisse un silence vibrant dans les tympans de Margot. Elle se penche sur son frère.

- Pourquoi tu ne ferais pas tout seul ta petite connexion avec le département de la justice ? lui demande-telle tout bas. Pourquoi tu n'essayerais pas d'aller dans une cabine publique avec ton portable de merde ? Pourquoi tu n'embaucherais pas encore d'autres Ritals à la con pour attraper enfin le type qui t'a transformé la tronche en pâtée pour chiens ? Tu avais dit que tu m'aiderais, Mason !

- Et je le ferai. Quand, c'est à ça que je dois réfléchir.

Elle brise deux noix dans sa paume et fait tomber les coquilles sur le drap.

- OK, mais ne réfléchis pas trop longtemps, Monsieur Beau Sourire.

Quand elle sortit en trombe, sa culotte de cycliste chuinta comme de l'eau sur le point de bouillir.


 

 

Ardelia Mapp se mettait aux fourneaux quand l'envie lui en prenait et le résultat était toujours remarquable. Appartenant à une tradition culinaire à la fois jamaïcaine et gullah, elle avait décidé ce jour-là de préparer un poulet à la créole, et elle était en train d'épépiner un gros poivron qu'elle tenait délicatement par la tige. Comme elle refusait par principe de payer plus cher pour des volailles prédécoupées, elle avait chargé Starling de se mettre à la planche avec un hachoir.

- Si tu laisses les morceaux entiers, ils ne s'imprégneront pas des épices aussi bien... - Ce n'était pas la première fois qu'elle lui faisait la remarque. - Tiens, regarde.

Elle lui prit le couperet des mains et fendit un bout de carcasse avec une telle énergie que des éclats d'os volèrent sur son tablier.

- Comme ça... Et ces cous, là, tu ne pensais quand même pas les jeter, j'espère ? Remets-moi ce délice par ici, toi.

Elles s'activèrent une minute en silence, puis Mapp reprit la parole :

- Je suis allée à la poste, aujourd'hui. Envoyer des chaussures à Maman.

- J'ai dû y passer, moi aussi, j'aurais pu m'en charger.

- Et tu n'as rien entendu de spécial, là-bas ?

- Hein? Non.

Son amie hocha la tête. Elle n'était pas surprise.

- On me raconte que ton courrier est surveillé.

- Par qui?

- Instruction confidentielle de l'inspection fédérale. Tu n'étais pas au courant, si ?

- Non.

- Alors débrouille-toi pour l'apprendre d'une autre façon. Inutile de créer des ennuis à mon petit copain postier...

- D'ac.

Elle posa le hachoir, les sourcils froncés.

- Ça alors, Ardelia...

Quand elle avait fait la queue au comptoir pour acheter des timbres, elle n'avait rien remarqué de spécial dans l'expression des employés, des Noirs en majorité, qu'elle connaissait déjà pour la plupart. A l'évidence, quelqu'un avait voulu l'aider, mais le risque de poursuites judiciaires et de perdre sa retraite était très réel. Et il était aussi clair que ce quelqu'un avait préféré confier le secret à Ardelia plutôt qu'à elle. Au milieu de son inquiétude, elle ressentit un pincement de joie à constater que la communauté afro-américaine venait de lui faire une fleur. C'était peut-être un verdict de légitime défense dans la fusillade avec Evelda Drumgo qui avait ainsi été tacitement rendu...

- Maintenant, tu prends ces oignons verts, tu les écrases avec le manche de ton couteau et tu me les donnes. Tu me réduis bien tout en purée, hein ?

Sa tâche achevée, Starling se lava les mains et alla s'asseoir dans le salon d'Ardelia, où régnait comme toujours un ordre impeccable. Sa colocataire surgit quelques instants plus tard en s'essuyant les doigts dans un torchon.

- Alors c'est quoi, ce bordel ? lança Ardelia.

Elles avaient l'habitude de jurer copieusement avant d'aborder un sujet particulièrement déplaisant, une manière postmoderne de se donner du courage.

- Comme si je savais... Qui c'est, le fils de pute qui ouvre mon courrier ? C'est ça, la question.


Date: 2015-12-18; view: 828


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