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VERS LE NOUVEAU MONDE 17 page

Alors que le cadavre frôlait les mains tendues de ceux qui l'attendaient à terre, le photographe de La Nazione réalisa un très bon cliché, qui rappela à nombre de lecteurs les variations picturales les plus classiques sur le thème de la Déposition de Croix.

Les enquêteurs laissèrent le cordon électrique autour du cou de la victime jusqu'à ce que d'éventuelles empreintes y soient relevées, puis le coupèrent dans la boucle afin de conserver le nœud élaboré qui avait été utilisé.

Beaucoup de Florentins, convaincus qu'il s'agissait d'un suicide spectaculaire, soutenaient que Rinaldo Pazzi s'était lié les mains comme le font les prisonniers avant de se pendre, mais ils préféraient ignorer que ses pieds avaient été également attachés. La première heure qui suivit le drame, une radio locale affirma même que Pazzi s'était fait hara-kiri avec un couteau en plus de la pendaison.

La police, elle, avait immédiatement compris. Le chariot et les liens sectionnés sur le balcon, le fait que le revolver de Pazzi avait disparu, les témoins décrivant Carlo se précipitant dans le palazzo et la forme drapée s'affolant dans la ruelle, tout lui parlait de meurtre.

A ce stade, le public italien décida que l'assassin de Pazzi n'était autre qu'Il Mostro.

La Questura commença très fort en allant rechercher chez lui Girolamo Tocca, que sa condamnation précédente et sa réhabilitation tardive avaient définitivement transformé en épave. A nouveau, ils l'emmenèrent en fourgon au milieu des glapissements de son épouse, mais cette fois Tocca avait un alibi sérieux : à l'heure du meurtre, il était en train de boire un Ramazzotti dans un café, sous les yeux d'un curé. Relâché à Florence, il dut payer son ticket d'autobus pour rentrer à San Casciano.

Parallèlement, les employés du palazzo Vecchio avaient été interrogés et l'enquête s'étendit aux membres du Studiolo.

Le docteur Fell, lui, était introuvable. Le samedi midi, l'attention générale s'était reportée sur lui, la Questura s'étant rappelé que Pazzi avait été chargé d'éclaircir la disparition de son prédécesseur.

Puis une secrétaire des Carabinieri signala que Pazzi avait récemment consulté les pièces relatives à un permis de séjour. Le dossier de Fell, avec ses photographies d'identité, les négatifs et les empreintes digitales, avait été sorti sous un faux nom, inscrit au sommier de la main de Pazzi sans aucun doute. L'Italie n'avait en effet pas encore informatisé ses archives de police et les demandes de permis de séjour continuaient à être conservées localement.



Au service de l'immigration, on retrouva le numéro de passeport de Fell. Alertées, les autorités brésiliennes crièrent à la supercherie.

La police italienne, pourtant, ne soupçonnait toujours rien quant à la véritable identité de Fell. Des empreintes furent relevées sur le nœud coulant du pendu, sur le pupitre, sur le chariot et dans la cuisine du palazzo Capponi. Comme les artistes-peintres ne manquaient pas à Florence, le portrait-robot du docteur fut prêt en quelques minutes.

Le dimanche matin, heure italienne, un expert en dactyloscopie rendit son verdict dûment argumenté et circonstancié : les empreintes trouvées sur les lieux du crime correspondaient à celles qui se trouvaient sur les ustensiles de cuisine au palais Capponi. Personne ne songea cependant à les comparer à celles reproduites sur l'avis de recherche du docteur Hannibal Lecter, affiché en bonne place au siège central de la Questura.

Le dimanche soir, les empreintes avaient été communiquées à Interpol et parvenaient évidemment au QG du FBI à Washington parmi sept mille autres recueillies à l'occasion de divers crimes à travers le monde. En passant par le système de classification automatique, celles de Florence déclenchèrent une réaction si intense qu'une alarme se déclencha dans le bureau du vice-directeur du service d'anthropométrie. Le responsable de garde vit le visage et les doigts du docteur Hannibal Lecter glisser hors de l'imprimante. Il appela son supérieur chez lui, qui téléphona à son tour au directeur, puis à Krendler.

Chez Mason Verger, le téléphone sonna à une heure et demie. L'infirme feignit un étonnement enthousiaste.

Cinq minutes plus tard, réveillé en sursaut, Jack Crawford émit quelques grognements dans le combiné avant de rouler sur le côté désert, hanté, du lit conjugal, celui que sa femme Bella avait eu l'habitude d'occuper avant sa mort. Les draps étaient plus frais, là, et il eut l'impression qu'il pouvait mieux réfléchir.

Clarice Starling fut la dernière à apprendre que le docteur Lecter avait commis un nouveau meurtre. Après avoir raccroché, elle resta un long moment étendue dans l'obscurité, immobile, avec un picotement aux yeux qu'elle ne comprenait pas et qui n'était pas des larmes. Au-dessus d'elle, parmi les ombres mouvantes, elle distinguait les traits du docteur. C'était son ancien visage, bien entendu.


 

 

Comme le pilote de l'avion médical ne voulait pas risquer un atterrissage de nuit sur la petite piste d'Arbatax, dépourvue de tour de contrôle, ils se posèrent à Cagliari, refirent le plein de carburant et attendirent le jour pour redécoller, remontant la côte dans un magnifique lever de soleil qui rosissait de manière trompeuse la face cadavérique de Matteo.

A l'aérodrome d'Arbatax, un pick-up chargé d'un cercueil les attendait. Le pilote contesta son salaire et Tommaso dut s'interposer pour empêcher Carlo de le gifler. Au bout de trois heures de route dans les montagnes, ils étaient de retour chez eux.

Carlo alla seul à l'abri en rondins qu'il avait construit avec son frère. Tout était en place, les caméras prêtes à filmer la mort de Lecter. Sous la charpente sortie des mains de Matteo, il se regarda dans le grand miroir rococo suspendu au-dessus de l'enclos. Il contempla les poutres qu'ils avaient sciées ensemble, revit les doigts robustes de son frère sur la scie et un cri s'échappa de lui, un cri monté de son cœur en deuil avec une telle force qu'il se répercuta dans les bois. En bas de la pâture, des têtes armées de défenses se montrèrent à travers les buissons.

Eux-mêmes frères, Piero et Tommaso le laissèrent à sa peine.

Des oiseaux chantaient dans la prairie.

Oreste Pini surgit de la maison, reboutonnant sa braguette d'une main, brandissant son téléphone cellulaire de l'autre.

- Alors vous avez raté Lecter ! Pas de veine, ça.

Carlo paraissait ne pas entendre.

- Écoute, mec, tout n'est pas perdu. J'ai Mason en ligne, là. Il raconte qu'il est preneur d'une simulation. Quelque chose qu'il pourra montrer à Lecter quand il va le choper pour de bon. Puisqu'on a déjà tout prêt... Et on a un cadavre, aussi. Mason dit que c'est juste un voyou que tu avais embauché. Il dit qu'on n'a qu'à, euh... qu'on n'a qu'à le balancer sous la clôture quand les cochons arrivent, en leur passant une cassette. Tiens, parle-lui, toi.

Carlo se retourna. Il dévisageait Oreste comme si celui-ci était tombé de la lune. Il finit par prendre le portable. Pendant qu'il s'entretenait avec Mason Verger, ses traits s'éclairèrent progressivement, une sorte d'apaisement sembla l'envahir. Puis il éteignit le téléphone d'un geste décidé.

- Allons-y. Préparez-vous.

Il adressa quelques mots à Piero et Tommaso, qui se chargèrent d'apporter le cercueil sous l'abri avec l'aide du caméraman.

- Faudrait pas qu'on ait ce machin dans le champ, intervint Oreste. Bon, on filme un peu les bestioles quand elles rappliquent et on continue.

Alertés par les mouvements autour de l'enclos, les porcs commençaient à sortir à couvert.

- Giriamo ! cria le réalisateur.

Ils arrivaient au galop, les cochons sauvages, pelage brun et argent, hauts sur pattes, le poitrail large, les soies pendantes, se déplaçant avec une agilité de loups sur leurs sabots étroits, leurs petits yeux intelligents brillant dans leur face satanique, les muscles noueux de leur cou sous les soies hérissées de l'échine capables de soulever un homme pour que leurs défenses acérées le déchirent.

- Pronti ! répondit le caméraman.

A jeun depuis trois jours, ils avançaient en lignes d'attaque successives, aucunement intimidés par les humains regroupés derrière la clôture.

- Motore ! fit Oreste.

- Partito ! hurla son assistant.

A dix mètres de l'abri, les bêtes firent halte, une masse hostile, un taillis de sabots et de défenses, la truie pleine au centre, les mâles chargeant et revenant en arrière comme la ligne d'attaque d'une équipe de football américain. Oreste calcula le cadrage idéal avec ses deux mains levées devant les yeux.

- Azione ! cria-t-il à l'intention des Sardes.

Et Carlo arriva derrière lui et le poignarda entre les fesses, en montant, et Pini beugla de douleur, et le Sarde l'agrippa par les hanches et le précipita dans l'enclos la tête la première, et les porcs déboulèrent.

Il essayait de se relever, il était sur un genou quand la truie le frappa dans les côtes et l'envoya rouler à terre, et ils furent tous sur lui, piaillant et grondant, deux sangliers accrochés à son crâne jusqu'à ce qu'ils lui arrachent la mâchoire et se la partagent en deux comme l'on fait d'un os de poulet avant de formuler un vœu. Et pourtant il tentait encore de se remettre sur ses pieds mais il retomba sur le dos, le ventre exposé et ouvert, battant des bras et des jambes au-dessus des échines frénétiques, hurlant avec ce qui lui restait de bouche, d'où aucun mot ne pouvait plus sortir.

Une détonation obligea Carlo à se détourner du spectacle. Le caméraman avait déserté sa caméra qui tournait toujours et il courait comme un damné, pas assez vite pour échapper à la carabine de Piero.

Tous les cochons travaillaient maintenant du groin, déchirant et tirant des morceaux à eux.

- Azione mon cul, siffla Carlo.

Et il cracha par terre.


 

III

 

VERS LE NOUVEAU MONDE


 

Un silence craintif entourait Mason Verger. Ses subordonnés ne lui auraient pas manifesté plus d'égards s'il avait perdu un nouveau-né. A l'un d'eux qui lui demandait comment il se sentait, il répondit : « Comme quelqu'un qui vient de dépenser une masse d'argent pour un Rital refroidi. »

Après quelques heures de sommeil, il réclama qu'on amène des enfants dans la salle de jeux jouxtant ses appartements, et exprima le désir de s'entretenir avec les plus instables d'entre eux. Mais aucun enfant perturbé n'était immédiatement disponible, et son fournisseur habituel dans les bas quartiers de Baltimore n'avait pas le temps d'en déstabiliser quelques-uns à son usage.

Cette nouvelle déception digérée, il ordonna à Cordell, son assistant et infirmier personnel, de blesser des carpes d'ornement et de les jeter dans l'aquarium jusqu'à ce que la murène repue se retire dans les rochers, des débris dorés irisant l'eau teintée de rose et de gris.

Puis il tenta de chercher noise à sa sœur Margot, mais elle alla s'enfermer dans la salle de gymnastique et ignora ses appels sur le pager des heures durant. A Muskrat Farm, elle était la seule à oser le traiter de haut.

Un court extrait, soigneusement expurgé, d'une vidéo amateur montrant la mort de Rinaldo Pazzi fut diffusé aux informations télévisées du soir, le samedi, avant que le docteur Lecter n'ait été formellement identifié comme son meurtrier. Les détails anatomiques les plus saisissants étaient épargnés aux spectateurs par des mires de brouillage.

Le secrétaire de Mason appela immédiatement la chaîne pour obtenir la bande originale. Elle arriva par hélicoptère quatre heures plus tard. Sa provenance ne manquait pas de sel.

Pris de panique, l'un des deux touristes qui avaient leur caméra braquée sur la façade du palais Vecchio au moment de l'exécution de Rinaldo Pazzi n'avait pas été en mesure de filmer la chute. Le deuxième, un Suisse, était par contre resté de bois et avait enregistré toute la scène en allant même jusqu'à zoomer sur les balancements de la corde depuis le balcon.

Craignant que la police ne saisisse son document et que la RAI l'obtienne ainsi gratuitement, le caméraman amateur, un certain Viggert, fonctionnaire du bureau helvétique des brevets et licences, avait aussitôt téléphoné à son avocat à Lausanne pour établir avec lui ses droits sur la cassette. Après une batailles d'enchères, c'était ABC Television qui les avait acquis, Viggert conservant un pourcentage sur chaque diffusion. Les droits de publication pour la presse nord-américaine allèrent au New York Post, suivi de près par le National Tattler.

La bande avait immédiatement rejoint les grands classiques du voyeurisme macabre, aux côtés de la mort en direct de JFK sous l'objectif d'Abraham Zapruder, de l'assassinat de Lee Harvey Oswald et du suicide d'Edgar Bolger. Mais Viggert allait se reprocher amèrement sa précipitation lorsqu'il apprendrait que le docteur Lecter était accusé du crime...

La cassette était complète, non expurgée. Au début, on voyait la famille suisse en vacances, les enfants lorgnant avec discipline les parties viriles du David de l'Accademia quelques heures avant le drame.

Derrière son monocle électrique, Mason Verger considéra sans grand intérêt cette coûteuse pièce de boucherie pendue à un fil électrique. La petite leçon d'histoire servie par La Nazione et le Corriere della Sera à propos des deux Pazzi défenestrés au même endroit à cinq cent vingt ans de distance le laissa également froid. Mais ce qui le mit dans tous ses états, ce qu'il repassa encore et encore sur son magnétoscope, c'était le moment où l'objectif remontait le long du cordon jusqu'au balcon où une mince silhouette, à peine distincte dans la faible lumière venue de l'intérieur, faisait... faisait un salut. Un salut à Mason Verger. Oui, le docteur Lecter agitait négligemment la main comme lorsqu'on adresse un au revoir à un petit enfant.

- Bye-bye, répondit Mason de ses ténèbres. Bye-bye.

La voix amplifiée tremblait de rage.


 

 

L'implication formelle du docteur Hannibal Lecter dans l'assassinat de Rinaldo Pazzi donna à Clarice Starling l'occasion de se remettre enfin sérieusement au travail, Dieu merci. De facto, et à son modeste échelon, elle devint l'agent de liaison entre le FBI et les autorités italiennes. S'absorber à nouveau dans une tâche de longue haleine était un vrai soulagement.

Depuis la fusillade du marché aux poissons, le monde n'avait plus été le même pour Starling. Avec les autres survivants du raid, elle avait été maintenue dans une sorte de purgatoire administratif, en attente des conclusions que le département de la justice devrait remettre à la vague sous-commission parlementaire chargée de l'enquête.

Après avoir retrouvé la radiographie du bras de Lecter, elle avait fait office de remplaçante hautement qualifiée à l'École nationale de police de Quantico, suppléant des instructeurs tombés malades ou partis en vacances.

Pendant tout l'automne et l'hiver, Washington avait été hanté par un scandale survenu à la Maison-Blanche. Les censeurs écumants dépensèrent bien plus de salive qu'il n'en avait coulé pour ce triste petit péché et le président des États Unis dut avaler publiquement plus que sa part de couleuvres pour tenter d'échapper à la destitution.

Au milieu de tout ce cirque, l'affaire du massacre du marché de Feliciana prit vite les proportions d'une broutille à oublier au plus vite. Chaque jour, cependant, un constat accablant s'imposait un peu plus à Starling : elle n'accomplirait plus jamais son travail comme avant. Elle était marquée. Ses collègues prenaient un air méfiant dès qu'ils devaient traiter avec elle, comme si elle était affligée de quelque maladie contagieuse. Et elle était assez jeune pour se laisser surprendre et décevoir par ces réactions.

Donc, un peu d'activité était bienvenue. Les demandes d'informations sur Hannibal Lecter en provenance d'Italie affluaient à la division Science du comportement, généralement en double exemplaire; une des copies devant être transmise au département d'État. Starling y répondait avec diligence. Elle enfournait les documents concernant Lecter sur les télécopieurs ou dans des e-mails envoyés à la chaîne, non sans s'étonner de la dispersion subie par le matériel annexé pendant les sept années qui avaient suivi l'évasion du docteur.

Son petit bureau en sous-sol était envahi de papiers, de fax italiens sur lesquels l'encre bavait, de coupures de presse. En contrepartie, qu'avait-elle à offrir à ses homologues européens ? L'élément qui les emballa le plus fut la consultation du dossier Lecter sur le VICAP effectuée depuis l'unique ordinateur de la Questura quelques jours avant la mort de Pazzi. Cela permit aux journaux italiens de ressusciter la réputation de l'inspecteur en soutenant qu'il avait œuvré en secret à la capture du meurtrier afin de restaurer son honneur.

A l'inverse, se demandait-elle, quelle donnée relative au meurtre de Pazzi pourrait être utile ici, au cas où le docteur reviendrait aux États-Unis ?

Jack Crawford n'était guère présent pour la conseiller. Il passait beaucoup de temps au tribunal et, comme la date de sa retraite approchait, on lui retira nombre de dossiers encore ouverts, de sorte qu'il prenait toujours plus de congés-maladie et qu'il se montrait de plus en plus inaccessible quand il était au bureau.

L'idée qu'elle devrait bientôt se passer de son expérience lui donnait des accès de panique.

Au fil de sa carrière au FBI, Clarice Starling avait vu beaucoup de choses. Elle savait que si le docteur Lecter frappait à nouveau en Amérique du Nord, les trompettes boursouflées du pathos se mettraient à sonner sur la colline du Capitole, qu'un bruyant concert de je-vous-l'avais-bien-dit monterait du département de la justice et que le débinage réciproque se déchaînerait, les douanes et la police des frontières étant les premières à déguster pour l'avoir laissé rentrer dans le pays.

Les autorités du comté où le crime aurait lieu exigeraient tout ce qui concernait Lecter de près ou de loin, l'antenne locale du FBI accaparerait toutes les ressources du service. Puis le docteur passerait à l'acte ailleurs et le scénario se déplacerait avec lui...

Et s'il finissait par être arrêté, les responsables s'en disputeraient la gloire tels des grizzlis autour d'une proie en sang.

La responsabilité de Starling, cependant, était de préparer l'éventualité de son retour sans se demander si ce serait le cas ou non et sans se laisser envahir par le découragement à la perspective des intrigues qui ne manqueraient pas d'entourer l'enquête.

Elle se posait une question toute simple qui aurait paru d'une confondante naïveté à tous les carriéristes qui grouillaient à Washington : comment pouvait-elle accomplir ce pour quoi elle avait précisément prêté serment? Comment pourrait-elle protéger ses concitoyens et neutraliser le meurtrier s'il revenait ici ?

A l'évidence, le docteur Lecter disposait d'excellents papiers d'identité et de solides ressources financières. Il savait se dissimuler avec une rare intelligence. Il n'était qu'à considérer l'élégante simplicité de la cachette qu'il avait choisie sitôt après son évasion à Memphis : un hôtel quatre étoiles tout près d'une grande clinique de chirurgie esthétique de Saint Louis, dont la moitié des clients avaient les traits dissimulés sous des bandages. Eh bien, il s'était affublé de pansements, lui aussi, et il avait mené la grande vie avec l'argent d'un mort.

Quelque part dans son tas de paperasses, Starling avait encore tous ses reçus de service d'étage à Saint Louis. Des sommes astronomiques. Une bouteille de Bâtard-Montrachet à cent vingt-cinq dollars, par exemple. Quel goût tous ces mets raffinés avaient-ils dû avoir, après des années de tambouille carcérale...

Elle avait demandé aux Italiens une copie de tout ce qu'ils avaient trouvé à Florence. Ils avaient répondu avec empressement mais, en voyant la piètre qualité de l'impression, elle s'était dit que leur photocopieuse marchait sans doute à la suie.

Tout était dans le plus grand désordre. Dans une épaisse chemise, ses papiers personnels saisis au palais Capponi : quelques notes sur Dante, de son écriture qui était désormais si familière à Starling, un mot à l'intention de la femme de ménage, une facture de l'épicerie fine Vera dal 1926 pour deux bouteilles de Bâtard-Montrachet et quelques tartufi bianchi. Toujours le même cru, mais quelle était cette autre emplette ?

Le dictionnaire scolaire d'italien dont elle se servait lui apprit qu'il s'agissait de truffes blanches, dites du Piémont. Elle appela le chef d'un bon restaurant italien de Washington, lui demanda de lui décrire la chose et dut trouver un prétexte pour raccrocher alors qu'il s'extasiait déjà depuis cinq bonnes minutes sur leur goût incomparable.

Affaire de goût, encore. Le vin, les truffes. C'était une constante entre l'existence de Lecter aux États-Unis et sa nouvelle vie en Europe, entre son ancien personnage d'expert médical réputé et le monstre en fuite. Il avait pu changer de visage, mais non de goût. Il n'était pas le genre d'homme à se renier.

Elle abordait là un terrain sensible car c'était à propos de goût que le docteur Lecter l'avait pour la première fois piquée au vif en la complimentant sur son sac à main, mais aussi en moquant ses chaussures de grand magasin. Comment l'avait-il appelée, déjà? Une petite pécore proprette, aguicheuse, et avec très, très peu de goût...

C'était bien là l'épine qui l'irritait toujours dans la routine quotidienne de sa vie de fonctionnaire, au milieu d'objets purement utilitaires, dans un environnement sans âme.

Parallèlement, sa foi aveugle dans la technique était en train de mourir, laissant la place à autre chose. Oui, elle s'était lassée de cette religion commune aux professionnels du danger. Affronter revolver au poing un délinquant armé ou se battre au corps à corps avec lui suppose la conviction qu'une technique parfaite, un entraînement constant vous garantiront l'invincibilité. C'est une erreur, notamment quand les armes à feu commencent à parler : vous pouvez mettre plus de chances de votre côté, certes, mais si vous vous retrouvez souvent sous les balles, l'une d'elles finira par vous tuer, tôt ou tard.

Starling l'avait vérifié de ses propres yeux.

Ainsi donc, sur le point de renier la religion de la technique, vers quoi pouvait-elle se tourner ?

Dans les épreuves et dans la répétition usante des jours, elle avait commencé à regarder la forme des choses, à se fier aux réactions viscérales qu'elles provoquaient en elle sans chercher à les évaluer ou à les limiter par des mots. C'est à peu près à ce stade qu'elle remarqua qu'elle ne lisait plus les journaux de la même façon. Auparavant, elle aurait lu la légende avant de regarder une photo. Plus maintenant. Parfois, il lui arrivait de ne plus prêter la moindre attention à la légende.

Pendant des années, elle avait feuilleté les magazines de mode en se cachant presque, avec la même culpabilité que s'il s'était agi de matériel pornographique. Désormais, elle était prête à admettre que ces images stimulaient en elle un appétit de vivre, une soif de sensations. Dans sa structure mentale galvanisée par les luthériens contre la rouille corruptrice, elle avait l'impression d'être en train de s'abandonner à une délicieuse perversion.

Avec le temps, elle aurait fini par concevoir la même stratégie, mais la vague qui montait en elle l'aida à y parvenir plus vite, la poussa vers l'idée que le goût de Lecter pour ce qui était rare, réservé à un marché limité, pourrait bien être la nageoire dorsale du monstre, celle qui coupait la surface des flots et le rendrait repérable.

En comparant des listes de clients sur son ordinateur, elle était susceptible de tomber sur l'une ou l'autre de ses identités d'emprunt. Pour cela, elle avait besoin de connaître avec précision ses préférences. Ses goûts. Elle devait arriver à mieux le connaître que quiconque au monde ne l'avait jamais connu.

« Qu'est-ce qu'il apprécie, d'après ce que je sais de lui ? La musique, le vin, les livres, la bonne cuisine. Et il m'apprécie, moi... »

Le premier pas dans la formation du goût consiste à accepter de se fier à sa propre opinion. En matière de gastronomie, de musique ou de vin, Starling ne pouvait se référer qu'aux habitudes déjà avérées du docteur, à ce qu'il avait consommé dans le passé, mais il y avait un terrain sur lequel elle était au moins son égale : les voitures. C'était une passion, chez elle. Il suffisait de voir sa Mustang pour le comprendre.


Date: 2015-12-18; view: 833


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