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VERS LE NOUVEAU MONDE 15 page

 

 

A quinze kilomètres de là, leur voiture discrètement garée derrière un haut mur de pierres à Impruneta, Carlo Deogracias vérifiait son équipement pendant que son frère Matteo répétait des enchaînements de judo sur l'herbe moelleuse en compagnie des inséparables Sardes, Piero et Tommaso Falcione. Ces deux-là étaient rapides, et musclés. Piero avait effectué un bref passage dans l'équipe de football professionnel de Cagliari; Tommaso, lui, avait failli être prêtre et parlait assez bien anglais. Il lui arrivait de prier avec leurs victimes.

La camionnette Fiat blanche immatriculée à Rome avait été louée très normalement. Deux panneaux avec l'inscription « Ospedale della Misericordia » attendaient d'être fixés sur ses flancs. Les parois et le plafond de la cabine arrière avaient été doublés d'épaisses couvertures de déménagement pour le cas où leur proie chercherait à se débattre.

Carlo avait la ferme intention de mener le projet exactement comme Mason le souhaitait, mais, même en admettant que l'opération tourne mal, qu'il soit contraint d'éliminer Lecter en Italie et de renoncer au tournage en Sardaigne, tout ne serait pas perdu : il se savait capable d'égorger le docteur et de lui trancher les mains et la tête en moins d'une minute. Et s'il n'en avait pas le temps, il pourrait toujours lui couper le pénis et un doigt, ce qui suffirait amplement pour un test d'ADN. Expédiés dans une poche de neige carbonique, ils parviendraient à Verger en vingt-quatre heures à peine, ce qui vaudrait à Carlo une récompense en plus de ses honoraires.

Bien rangés sous les sièges, il y avait une petite tronçonneuse, des cisailles à longs manches, une scie de chirurgien, des sacs en plastique zippés, un « Work Buddy » Black&Decker pour bloquer les bras du docteur et un colis aérien DHL prépayé, Carlo ayant estimé le poids de la tête à six kilos et celui des mains à un kilo pièce.

S'il arrivait à filmer en vidéo une exécution d'urgence, il était certain que Mason paierait une rallonge pour voir Lecter se faire égorger, et ce, même après avoir déboursé un million de dollars en échange de la tête et des mains. Dans cette hypothèse, Carlo avait fait l'acquisition d'une bonne caméra, d'un projecteur portable, d'un trépied, et avait enseigné les rudiments de leur utilisation à Matteo.

Il portait une attention aussi professionnelle à l'équipement destiné à la capture proprement dite. Piero et Tommaso étaient des experts du lancer de filet, lequel avait été plié avec le même soin qu'un parachute. Carlo avait préparé une seringue hypodermique et un pistolet paralysant chargés de doses assez massives de tranquillisant vétérinaire à l'acépromazine pour neutraliser un animal de la taille du docteur en quelques secondes. Il avait expliqué à Rinaldo Pazzi qu'il commencerait avec le pistolet, mais s'il avait l'occasion de le piquer quelque part aux fesses ou aux jambes, il n'aurait pas besoin de l'arme.



Une fois leur captif maîtrisé, ils n'auraient à rester sur le continent que quarante minutes à peine, le temps de rejoindre l'aérodrome de Pise où un avion d'urgences médicales les attendrait. La piste de Florence était plus proche, certes, mais le trafic aérien y était plus dense et un vol privé y passerait moins inaperçu.

En moins d'une heure et demie, ils seraient arrivés en Sardaigne, où le comité d'accueil du docteur était à chaque instant plus affamé.

Carlo avait tout soupesé dans sa tête aussi bien organisée que malodorante. Mason Verger n'était pas fou : les paiements avaient été prévus de telle sorte que Rinaldo Pazzi soit protégé. En fait, tuer Pazzi puis essayer de réclamer la totalité de la récompense aurait fini par coûter de l'argent à Carlo. L'Américain ne voulait surtout pas de l'agitation qu'aurait provoquée la mort d'un policier, mieux valait donc se plier à sa volonté. Il n'empêche que le Sarde sentait ses poils se hérisser quand il pensait aux résultats qu'il aurait pu obtenir avec quelques passages judicieux de sa tronçonneuse si ç'avait été lui, et non Pazzi, qui avait retrouvé le docteur Lecter.

Il essaya la machine, qui démarra du premier coup.

Après un rapide récapitulatif avec ses acolytes, Carlo sauta sur un petit motorino et partit vers la ville, seulement armé d'un couteau, d'un pistolet à aiguilles et d'une seringue.

 

 

Il était encore tôt quand le docteur Hannibal Lecter quitta la pestilence des rues encombrées de voitures pour entrer dans la Farmacia di Santa Maria Novella, l'un des paradis de l'odorat sur cette terre. Il resta quelques minutes la tête rejetée en arrière, les yeux clos, à s'imprégner des arômes distillés par les fabuleux produits, savons, lotions, crèmes, ainsi que par les matières premières stockées dans les salles de préparation. Le portier le reconnaissait à chaque fois, les vendeurs lui témoignaient le plus grand respect malgré les manières distantes qui les caractérisaient d'habitude. Car, si les achats du docteur Lecter n'avaient pas dû excéder la centaine de milliers de lires depuis les quelques mois où il séjournait à Florence, la sûreté du choix des essences, le raffinement des mariages qu'il avait demandés avaient comblé d'aise et d'admiration ces marchands de senteurs pour qui le nez est la vie.

C'était d'ailleurs pour garder intact ce plaisir que Lecter n'avait eu recours à d'autre rhinoplastie que des injections de collagène. Devant lui, l'air était peint d'odeurs aussi distinctes et vivaces que des couleurs, et il était capable de les superposer ou de les nuancer de la même façon que s'il avait mêlé plusieurs coloris sur un tableau.

Ici, rien ne rappelait la prison. Ici, l'atmosphère était musique. Ici, les larmes pâles de l'oliban attendaient de couler à l'unisson de la bergamote, du bois de santal, de la cannelle et du mimosa, tandis que l'ample basse continue était assurée par l'authentique ambre gris, la civette, l'huile de castor et l'essence de musc.

Pour des raisons purement anatomiques, le sens olfactif réveille la mémoire plus que tout autre.

Ici, à la Farmacia, sous la douce lumière des lustres Art déco, le docteur Lecter humait, humait de tout son nez, et il était assailli d'échos ou de bribes de souvenirs. Ici, rien ne restait de la prison. Rien, à part... Quoi ? Clarice Starling. Pourquoi elle ? Pas à cause du soupçon d' « Air du Temps » qu'il avait capté lorsqu'elle avait ouvert son sac devant les barreaux de sa cage à l'hôpital. Non, impossible. La Farmacia ne proposait pas de tels parfums. Ce n'était pas le lait corporel qu'elle utilisait, non plus. Ah... « Sapone di mandorle ». Le très réputé savon aux amandes de la Farmacia. Où avait-il déjà senti ce subtil arôme ? A Memphis, oui, quand elle était venue à l'entrée de sa cellule et qu'il avait effleuré le doigt de la jeune femme peu avant son évasion. Starling, alors... Un parfum dépouillé mais d'une riche texture. Coton séché au soleil puis repassé au fer. Starling, donc. Séduisante, appétissante, même. Sincère jusqu'à en devenir agaçante, morale jusqu'à l'absurde. Fine, alerte dans les limites du bon sens que lui avait légué sa mère. Mmmm...

Logiquement, les mauvais souvenirs étaient toujours liés à des odeurs déplaisantes, chez lui. Et ici, à la Farmacia, il se retrouvait sans doute aussi loin qu'il avait jamais pu s'éloigner des oubliettes nauséabondes qui béaient dans le noir sous son palais de la mémoire.

Alors, contrairement à ses habitudes, en ce vendredi maussade, le docteur Lecter fit l'emplette d'une quantité de savons, de lotions et d'huiles de bain. Il garda quelques articles avec lui et chargea la digne maison d'expédier le reste, prenant le soin de remplir lui-même les formulaires de sa ronde très particulière.

- Le Dottore aimerait-il ajouter un mot? s'enquit la vendeuse.

- Pourquoi pas ?

Et le docteur Lecter joignit une feuille pliée au colis. C'était le dessin du griffon.

 

 

La Farmacia di Santa Maria Novella jouxte un couvent sur la via della Scala. Toujours respectueux des usages, Carlo retira son chapeau avant de se planter sous une statue de la Vierge près de l'entrée. Il avait remarqué que la pression de l'air entre les doubles portes de la Farmacia faisait s'écarter légèrement les battants extérieurs quelques secondes avant que quelqu'un ne sorte. Cet avertissement lui donnait le temps de se cacher pour surveiller la sortie de chaque client.

Quand le docteur Lecter émergea avec son mince porte-documents et un petit sac en papier, Carlo était dissimulé derrière un kiosque à cartes postales. Le docteur partit d'un bon pas mais, en passant devant la statue de la Vierge, il leva la tête, ses narines palpitèrent et il se raidit un peu.

Carlo se dit que sa réaction était peut-être une marque de dévotion. Il se demanda si Lecter était croyant, comme les aliénés le sont souvent. Qui sait, et s'il arrivait à lui faire maudire le Créateur quand il approcherait de sa fin ? Ce serait une note qui ne manquerait pas de plaire à Mason Verger. Évidemment, il faudrait épargner l'épreuve aux pieuses oreilles de Tommaso...

 

 

En fin d'après-midi, Rinaldo Pazzi écrivit une lettre à sa femme qui comportait une tentative de sonnet laborieusement composé aux premiers temps de leur liaison mais que la timidité l'avait empêché de lui offrir alors. Il y indiqua aussi les codes indispensables pour revendiquer l'argent bloqué en Suisse et ajouta dans l'enveloppe une missive qu'elle devrait adresser à Mason Verger s'il tentait de revenir sur ses engagements. Il plaça le tout à un endroit où elle ne pourrait le trouver que dans le cas où elle aurait à trier ses affaires après sa mort.

A six heures, il partit sur son motorino au musée Bardini, et cadenassa le scooter à la rambarde en fer où les derniers lycéens de la journée reprenaient leur bicyclette. En apercevant la fourgonnette-ambulance garée non loin, il déduisit qu'elle appartenait probablement au dispositif de Carlo. Deux hommes étaient assis à l'avant. Quand Pazzi se retourna, il sentit leurs regards dans son dos.

Il était très en avance. Les réverbères étaient déjà allumés. Il se dirigea lentement vers le fleuve, sous l'ombre propice que dispensaient les arbres du musée. Engagé sur le Ponte alle Grazie, il s'arrêta un moment pour contempler les flots paresseux de l'Arno et s'accorder une dernière occasion de penser à loisir avant d'être précipité dans l'action. La nuit allait être sombre. Tant mieux. Des nuages bas s'étiraient vers l'est, frôlant presque la pointe agressive sur le palazzo Vecchio. Une brise naissante balayait des volutes de poussière et de fiente de pigeon desséchée sur l'esplanade devant Santa Croce, où Pazzi s'apprêtait maintenant à entrer, les poches alourdies d'un Beretta 380, d'une courte matraque en cuir et d'un couteau destiné à transpercer le docteur Lecter s'il devenait indispensable de l'abattre sur-le-champ.

L'heure de fermeture publique de l'église était dépassée, mais un bedeau le laissa entrer par une petite porte latérale. Ne voulant pas lui demander si le soi-disant docteur Fell était encore au travail, il se rapprocha avec précaution pour constater de ses propres yeux. Les cierges sur les autels le long du transept lui procuraient un éclairage suffisant. Il traversa l'édifice en forme de croix jusqu'à être en mesure d'inspecter sa branche droite. Par-dessus les chandelles votives, il n'était pas facile de voir si le docteur était dans la chapelle des Capponi. Il avança encore sur la pointe des pieds, les pupilles aux aguets. Une grande ombre s'étalait dans le fond de la chapelle, qui lui coupa le souffle l'espace d'une seconde. C'était lui, penché sur sa lampe posée au sol, encore occupé à relever ses inscriptions. Soudain, il se redressa et sa tête pivota comme celle d'une effraie pour scruter la pénombre, son corps immobile éclairé d'en bas, son ombre démesurée derrière lui, puis il reprit sa taille initiale quand il se courba et se remit à sa tâche.

Pazzi sentait la sueur perler dans son dos sous sa chemise, mais la chaleur ne lui monta pas au visage.

Il restait encore une heure avant la réunion au palazzo Vecchio. Et il ne voulait pas arriver parmi les premiers à la conférence.

La sévère beauté de la chapelle que Brunelleschi a créée pour la famille Pazzi à Santa Croce en fait l'un des fleurons de l'architecture Renaissance, un espace d'exception où l'arrondi et le carré sont réconciliés. C'est une construction séparée, en dehors du sanctuaire de l'église, que l'on rejoint par un cloître voûté.

A genoux sur la pierre, sous les yeux de son sosie parmi les hauts-reliefs de Della Robbia, Pazzi pria. Il eut l'impression que le cercle des apôtres autour du plafond enserrait ses prières, les comprimait, peut-être jusqu'à ce qu'elles s'échappent dans le cloître obscur derrière lui pour monter dans le ciel ouvert et vers Dieu.

Il se força à imaginer de bonnes actions que l'argent obtenu en échange du docteur Lecter lui permettrait d'accomplir. Il se vit avec son épouse tendre quelques pièces à des mendiants, offrir quelque appareil médical complexe à un hôpital. Il vit les vagues du lac de Tibériade, qui à ses yeux ressemblaient beaucoup à celles de la baie de Chesapeake. Il vit la main rosée de sa femme autour de sa queue, la serrant avec décision pour gonfler encore le gland.

Puis il regarda autour de lui et, comme il n'apercevait personne, il s'adressa tout haut à Dieu :

- Merci, mon Père, de me permettre de retirer ce monstre, ce monstre d'entre les monstres, de la surface de Votre terre. Merci, au nom des âmes auxquelles Nous épargnerons ainsi tant de souffrance.

S'agissait-il là d'un « nous » emphatique ou bien d'une référence à un pacte conclu entre Pazzi et le Seigneur ? La question est délicate, et il y a peut-être plus d'une réponse.

Une partie de lui-même qui ne l'aimait pas lui souffla qu'il avait tué avec Lecter, que Gnocco était leur victime commune puisqu'il n'avait rien tenté pour le sauver, puisqu'il n'avait éprouvé que du soulagement quand la mort avait scellé ses lèvres.

En quittant la chapelle, pourtant, il se disait que la prière apporte un certain réconfort. Et, certes, tandis qu'il repartait sous les arches muettes, il avait la nette sensation de ne pas être seul.

 

 

Carlo, qui l'attendait sous le portique du palais Piccolomini, lui emboîta aussitôt le pas. Ils n'échangèrent que les mots indispensables.

Ils contournèrent le palazzo Vecchio pour s'assurer que l'issue sur la via dei Leoni était verrouillée, et les volets fermés aux fenêtres qui la surplombaient.

Le seul passage encore ouvert était l'entrée principale du palazzo.

- On va sortir par là, sur le perron, et ensuite on prendra via de' Neri, indiqua Pazzi.

- On sera côté Loggia, sur la place, mon frère et moi. On vous suivra à bonne distance. Les autres attendent devant le musée Bardini.

- Oui, je les ai vus.

- Eux aussi, ils vous ont vu.

- Est-ce qu'il est très bruyant, votre pistolet ?

- Pas vraiment. Pas comme un vrai. Mais vous l'entendrez quand même et l'autre va se retrouver par terre en moins de deux.

Carlo s'abstint de lui expliquer que Piero allait faire feu caché dans l'ombre des arbres, pendant que Lecter et lui seraient encore sous la lumière des réverbères. Il ne voulait pas que Pazzi trahisse une appréhension qui éveillerait la méfiance de leur proie avant même le début de l'intervention.

- Vous devez confirmer à Mason que vous l'avez eu. Ce soir même.

- Vous inquiétez pas. Cet enculé va passer la nuit à supplier qu'on le laisse lui téléphoner, à Mason !

Il observa Pazzi à la dérobée, espérant détecter de la gêne ou du dégoût.

- Au début, il va prier pour que Mason l'épargne mais, après un moment, son seul souhait, ce sera de mourir.


 

 

La nuit était tombée. Au palazzo Vecchio, on mettait dehors les derniers touristes attardés. En se dispersant sur la piazza, plusieurs d'entre eux, sentant encore le poids de la forteresse médiévale sur leurs épaules, ne purent s'empêcher de se retourner pour lever les yeux sur ses créneaux qui se découpaient dans le ciel comme les dents d'une lanterne d'Halloween.

Les projecteurs s'allumèrent. Ils blanchissaient la pierre brute des murs, creusaient les encoignures des fenêtres sous les hautes corniches. Alors que les hirondelles regagnaient leurs nids, les premières chauves-souris firent leur apparition, dérangées dans leur chasse par les hautes fréquences qu'émettaient les stridents outils de l'entreprise de rénovation plus encore que par la lumière.

A l'intérieur du palais, le travail de Sisyphe des restaurateurs allait se poursuivre une heure encore dans la plupart des salles, à l'exception de la salle des Lys où le docteur Lecter était en grande conversation avec le chef de chantier.

Habitué à l'impécuniosité et aux manières abruptes de la commission des Beaux-Arts, le contremaître trouva son interlocuteur à la fois très courtois et remarquablement généreux.

En quelques minutes, ses ouvriers avaient commencé à ranger leur matériel, poussant contre les murs compresseurs et ponceuses à bande afin de dégager l'accès, enroulant leurs câbles électriques et leurs filins. Bientôt, ils apportaient et installaient les chaises pliantes nécessaires à la réunion, pas plus d'une douzaine, puis ils ouvrirent en grand les portes-fenêtres pour que les odeurs de peinture et de vernis se dissipent.

Le docteur ayant réclamé un pupitre digne de ce nom, on en trouva un dans l'ancien cabinet de travail de Niccolo Machiavelli, une pièce contiguë à la salle des Lys. Il fut apporté sur un grand chariot, en même temps que le projecteur de diapositives du palazzo.

L'écran qui allait avec l'appareil, jugé trop petit par le docteur Lecter, fut renvoyé au placard. Comme il voulait projeter ses illustrations en grandeur nature, il fit un essai sur l'une des housses qui protégeaient un mur de fresques fraichement restaurées. Une fois les fixations ajustées et les plis supprimés, il trouva le support très convenable.

Après avoir délimité son territoire en empilant plusieurs gros volumes sur le pupitre, il se planta devant la fenêtre et demeura dans cette position, dos tourné à la salle, lorsque les membres du Studiolo commencèrent à arriver dans leur complet poussiéreux et à prendre place, exprimant tacitement leur scepticisme d'experts quand ils réorganisèrent les chaises en demi-cercle, une disposition plus appropriée à un jury d'examen.

Par les vantaux altiers, le docteur apercevait le Duomo et le campanile de Giotto, noirs sur le couchant, mais non le Baptistère que Dante aimait tant à leur pied. Les spots éclairant la façade l'empêchaient de distinguer la piazza en contrebas, où ses assassins guettaient.

Pendant que les médiévistes et spécialistes du Rinascimento les plus respectés au monde s'installaient, le docteur Lecter composait dans sa tête le plan de sa communication. Il lui fallut à peine plus de trois minutes pour se préparer. Le sujet de sa conférence était « L'Enfer de Dante et Judas l'Iscariote ».

 

 

Tout à fait selon le goût du Studiolo pour la pré-Renaissance, il débuta par l'exemple de Pietro Della Vigna, ce Capouan logothète de la cour de Sicile à qui sa cupidité avait valu une place dans les espaces infernaux de Dante. Pendant la première demi-heure, le docteur fascina son auditoire en évoquant les intrigues bien réelles qui avaient précipité la chute du chancelier.

- Della Vigna a été emprisonné et a eu les yeux crevés pour avoir trahi la confiance de l'empereur par appât du gain, résuma-t-il, afin d'en venir au thème principal de son exposé. Dans sa descente, Dante le découvre au septième cercle de l'Enfer, celui réservé aux suicidés. De même que Judas l'Iscariote, il est mort pendu. Or Judas, Pietro Della Vigna et Ahithophel, l'ambitieux conseiller du roi Absalon, sont tous trois liés dans l'esprit de Dante par leur cupidité et par la punition qu'elle leur attira, la pendaison. Cupidité et pendaison sont un couple bien connu de la pensée antique et médiévale. Saint Jérôme, ainsi, écrit que le patronyme de Judas, Iscariote, signifie « argent » ou « prix », alors qu'Origène arme qu'il dérive de « par étouffement » en hébreu et que son nom doit donc se lire « Judas le Suffoqué ».

De son pupitre, le docteur Lecter jeta un coup d'œil à l'entrée du salon par-dessus ses lunettes de lecture.

- Ah, commendatore Pazzi! Bienvenue. Puisque vous êtes si près de la porte, auriez-vous l'obligeance d'éteindre les lumières ? Vous allez être intéressé, commendatore, car il se trouve déjà deux Pazzi dans L’Enfer de Dante... - Les doctes professeurs se laissèrent aller à quelques gloussements sans joie. - Nous avons en effet Camicion de' Pazzi, qui assassina un de ses parents et qui attendait d'être rejoint par un autre Pazzi... Non, pas vous, commendatore, mais Carlin, lequel devait être placé encore plus bas dans le Royaume du châtiment pour sa malhonnêteté et sa trahison des Guelfes blancs, le parti de Dante lui-même.

Une petite chauve-souris qui s'était engouffrée par une fenêtre ouverte décrivit plusieurs cercles affolés au-dessus des têtes chenues des professeurs. Typique des nuits toscanes, son intrusion resta ignorée par toute l'assemblée.

- Cupidité et pendaison, disais-je... - Le docteur Lecter avait repris sa voix de conférencier. - Associées l'une à l'autre depuis l'Antiquité, c'est ainsi qu'elles apparaissent dans maints exemples artistiques.

Il prit en main le déclencheur électrique et le projecteur s'anima, commençant à envoyer une succession rapide d'images sur le drap tendu au mur.

- Voici la première représentation connue de la Crucifixion, gravée sur une boîte en ivoire qui remonte à la Gaule du Ve siècle. Vous y voyez également la mort par pendaison de Judas, dont le visage est levé vers la branche qui le soutient. Et ici encore, sur ce reliquaire milanais du IVe siècle, ou là, un diptyque en ivoire datant du IXe siècle, Judas est pendu et il continue à regarder vers le haut !

La chauve-souris voletait contre l'écran improvisé, à la recherche d'insectes.

- Sur ce panneau des portes de la cathédrale de Benevento, Judas est représenté avec les intestins jaillissant de son corps éventré, ainsi que saint Luc, le médecin, l'a décrit dans les Actes des Apôtres. Ici, il meurt assailli par les Harpies, avec au-dessus de lui la face de Caïn dans la lune, et là il est peint par votre cher Giotto, à nouveau avec les viscères pendants. Et enfin, dans cette édition de L'Infemo datée du XVe, voici le corps de Pietro Della Vigna pendu à un arbre sanguinolent. Je n'ai pas besoin de souligner l'évidente similitude avec Judas l'Iscariote.

» Mais dans son génie Dante se passait aisément de toute illustration : il est capable de faire parler Della Vigna voué aux Enfers avec le rythme heurté, les consonnes sifflantes péniblement prononcées, la voix étranglée de quelqu'un dont le cou serait encore pris dans la corde. Écoutez-le se décrire quand, avec d'autres damnés, il doit traîner sa propre dépouille pour la pendre à un buisson de ronces :

 

» Surge in vermena, ed in pianta silvestra :

l’Arpie, pascendo poi delle sue foglie,

fanno dolore, ed al dolor finestra.

 

Les traits habituellement pâles du docteur s'empourprent quand il recrée pour le Studiolo les râles étouffés du torturé. Sur l'écran, l'image de Della Vigna et celle de Judas éventré se succèdent en alternance.

 

Come l'altre verrem per nostre spoglie,

ma non però ch'alcuna sen rivesta :

chè non è giusto aver ciò ch'uom si toglie.

» Qui le strascineremo, e per la mesta

selva saranno i nostri corpi appesi,

ciascuno al prun de l'ombra sua molesta.

 

» Ainsi, Dante donne un écho sonore à la mort de Judas dans celle de Pietro Della Vigna, tous deux punis des mêmes crimes de cupidité et de trahison.

» Ahithophel, Judas, votre Pietro Della Vigna... Cupidité, pendaison, autodestruction, l'appât du gain aussi destructeur que le nœud coulant. Et que dit le suicidé florentin anonyme pleurant des larmes de sang sur son sort à la fin du canto?

 

» Io fei giubbetto a me delle mie case.

» Je me fis un gibet de ma propre demeure...

 

» Une prochaine fois, vous aimerez peut-être évoquer le fils de Dante, Pietro. Très étonnamment, il est le seul auteur ancien à avoir établi le lien entre Pietro Della Vigna et Judas à propos du Chant XIII de L'Infemo. Je pense qu'il serait aussi intéressant d'explorer le thème de la morsure dans l’œuvre dantesque. Ainsi du comte Ugolin enfonçant ses dents dans la tête de l'archevêque, « là où le cerveau se relie à la nuque », et du Satan aux trois gueules broyant dans chaque paire de mâchoires Judas, Brutus et Cassius, tous traîtres, à l'instar de Pietro Della Vigna.


Date: 2015-12-18; view: 935


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