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VERS LE NOUVEAU MONDE 14 page

Deux enceintes d'extérieur étaient fixées en hauteur sur les piliers de l'auvent. Le soleil brillait joyeusement sur la belle prairie qui descendait jusqu'à la forêt. Dans la quiétude de la mi journée, Oreste entendait un capricorne bourdonner sous le toit.

- Ça y est, toi ? lui lança Carlo.

Le cinéaste alluma la caméra fixée à son tripode.

- Giriamo ! cria-t-il à son assistant.

- Pronti !

- Motore !

La bobine tournait.

- Partito !

La bande-son était lancée.

- Azione !

Oreste donna un coup de coude à Carlo.

Le Sarde mit en marche son magnétophone. L'abri fut plongé dans un concert infernal de cris, de gémissements, de suppliques bredouillées. Le caméraman sursauta, puis se concentra sur son travail. C'était un accompagnement sonore qui glaçait le sang mais convenait parfaitement aux créatures en train de surgir du sous-bois, attirées par ces hurlements sonnant l'heure de leur déjeuner.


 

 

Un aller-retour à Genève dans la journée, pour voir l'argent.

L'avion pour Milan, un jet de l'Aérospatiale à la climatisation bruyante, entraîna sa cargaison d'hommes d'affaires dans le petit jour en train de se lever sur Florence et vira au-dessus des vignobles aux rangées bien espacées, qui offraient de la Toscane une image facile, digne d'une brochure d'agent immobilier. Il y avait quelque chose de choquant dans les couleurs du paysage, se dit Pazzi : les piscines neuves au pied des villas achetées par de riches étrangers n'étaient pas du bleu qui convenait. Pour l'inspecteur penché sur son hublot, c'était le bleu laiteux des yeux d'une vieille Anglaise, tout à fait déplacé dans le vert sombre des cyprès et l'éclat argenté des oliviers.

Le moral de Rinaldo Pazzi s'élevait en même temps que l'avion. Dans son cœur, il savait qu'il n'allait pas vieillir ici, à la merci des caprices de ses supérieurs, luttant pour durer jusqu'à la retraite.

Il avait eu terriblement peur que le docteur Lecter ne disparaisse après avoir tué Gnocco. Quand il avait à nouveau aperçu sa lampe de travail allumée dans la chapelle de Santa Croce, il avait ressenti comme une rédemption. Son ennemi était toujours là, et il se croyait en sécurité.

Le meurtre du Gitan n'avait produit aucun remous dans les eaux calmes de la Questura. On avait conclu à un règlement de comptes entre drogués d'autant que, très opportunément, le sol était parsemé de seringues usagées près de son cadavre. Dans une ville où les seringues sont en vente libre, cela n'avait rien d'exceptionnel.

Il allait voir l'argent, donc. Il avait réclamé ce droit.



Sa mémoire, avant tout visuelle, gardait des images complètes, inaltérables : la première fois où il avait vu son sexe érigé, ou son sang couler, la première femme qui avait été nue devant lui, la masse confuse du premier poing qui l'avait atteint en pleine face. Ou encore ce jour où il était entré au hasard dans une chapelle latérale d'une église siennoise pour se retrouvez nez à nez avec sainte Catherine de Sienne, ou plutôt avec sa tête momifiée, couverte d'une guimpe blanche immaculée, qui reposait dans une châsse en forme de cathédrale.

La vue de trois millions de dollars américains produisit un effet aussi marquant sur lui.

Trois cents liasses de billets de cent, dont les numéros ne se suivaient pas.

Cela se passa dans une petite pièce austère comme une chapelle, au siège genevois du Crédit suisse, avec l'avocat de Mason Verger dans le rôle de l'officiant. L'argent apparut dans quatre caisses verrouillées et munies de plaques numérotées en cuivre, apportées sur un chariot roulant. La banque avait aussi fourni une machine à compter les billets, une balance et un employé chargé de les faire fonctionner. Pazzi le congédia. Il posa les deux mains sur l'argent, une seule fois.

C'était un enquêteur très compétent, qui avait retrouvé et arrêté des faussaires pendant vingt ans. Resté debout devant cette fortune, il écoutait les clauses que l'avocat lui récapitulait et il ne décelait aucune fausse note : s'il lui donnait Hannibal Lecter, Mason Verger lui donnerait l'argent.

Une douce chaleur l'envahit tandis qu'il parvenait à ce fantastique constat : ces gens-là ne cherchaient pas à jouer au plus fin ; Mason Verger allait vraiment le payer. Quant au sort réservé au docteur Lecter, Pazzi ne se faisait aucune illusion. La torture et une mort atroce attendaient celui qu'il s'apprêtait à vendre. Il avait au moins le mérite de la lucidité.

« Notre liberté vaut plus que la vie du monstre. Notre bonheur est plus important que son tourment. » Il formulait en lui-même ces pensées avec l'égoïsme froid des maudits. S'agissait-il là d'un « nous » emphatique, ou bien incluait-il sa femme dans sa décision ? La question est délicate, et il y a peut-être plus d'une réponse.

Dans cette pièce au dépouillement tout helvétique, immaculée comme la guimpe d'une sainte, Pazzi prononça en silence l'ultime serment, puis il tourna le dos à l'argent et fit un signe de tête à l'avocat, Mr Konie. Celui-ci compta cent mille dollars dans la première caisse et les remit à l'inspecteur.

Il parla brièvement au téléphone avant de tendre le combiné à Pazzi.

- C'est une transmission par câble, cryptée.

La voix, américaine de toute évidence, avait un rythme étrange, enchaînant les mots dans un souffle pour marquer ensuite une pause. Les consonnes explosives étaient gommées. A l'entendre, Pazzi éprouvait une sorte de vertige, comme s'il respirait avec la même difficulté que son interlocuteur.

Aucun préambule :

- Où est le docteur Lecter ?

Une liasse dans une main, le combiné dans l'autre, Pazzi ne marqua aucune hésitation :

- C'est celui qui travaille au palais Capponi, à Florence. Il est le... conservateur.

- Vous voudrez bien montrer une pièce d'identité à Mr Konie et lui repasser le téléphone. Il ne dira pas votre nom sur cette ligne, bien entendu.

Consultant une liste qu'il avait sortie de sa poche, l'avocat récita une formule codée, incompréhensible à tout autre que Mason et lui, puis rendit le combiné à Pazzi.

- Vous aurez le reste quand nous le tiendrons, vivant, annonça Verger. Vous n'aurez pas à vous emparer de lui vous-même, mais vous devrez nous indiquer sous quelle identité il se cache et nous conduire à lui. Je veux aussi toutes les informations que vous avez réunies à son sujet, sans exception. Vous retournez à Florence ce soir, n'est-ce pas ? On vous y communiquera tout à l'heure les détails d'un rendez-vous qui se tiendra dans les environs, avant demain soir. Lors de ce contact, vous recevrez des instructions de la personne qui va se charger du docteur Lecter. Cette personne vous abordera en vous demandant si vous connaissez un fleuriste. Vous répondrez que tous les fleuristes sont des escrocs. Vous m'avez bien compris ? je vous demande de lui garantir votre pleine et entière coopération.

- Je ne veux pas de Lecter dans ma... Euh, je ne veux pas qu'il soit près de Florence quand vous...

- Je comprends votre préoccupation. Ce ne sera pas le cas, soyez sans inquiétude.

La ligne fut coupée.

En quelques minutes de paperasseries diverses, deux millions de dollars furent transférés sur un compte bloqué. Mason Verger n'avait pas pouvoir de récupérer les fonds, mais c'était lui qui pourrait les libérer au bénéfice exclusif de Pazzi lorsque celui-ci les réclamerait. Un cadre du Crédit suisse vint l'informer que son établissement lui offrirait la commission de change s'il les déposait chez eux en francs suisses par la suite, et que les intérêts cumulés à trois pour cent ne seraient perçus que sur les premiers cent mille francs. Il lui remit ensuite une photocopie de l'article 47 du Bundesgesetz über Banken und Sparkassen, consacré à la législation du secret bancaire. Il s'engagea à effectuer un virement immédiat à la Banque royale de Nouvelle-Écosse ou aux îles Caïmans dès que les fonds seraient débloqués, si tel était le souhait de Pazzi.

En présence d'un notaire, l'inspecteur accorda pouvoir de signature à sa femme au cas où il décéderait. Les dernières formalités accomplies, seul le cadre de la banque tendit sa main à serrer. Pazzi et l'avocat ne s'étaient pas regardés une seule fois dans les yeux, mais Mr Konie consentit à lancer un bref au revoir en quittant la pièce.

Dernière étape du voyage, l'avion de Milan à Florence se faufilant dans un orage avec la même clientèle d'hommes d'affaires à son bord, le réacteur sous le hublot de Pazzi, un rond obscur sur le ciel assombri. Tonnerre et éclairs tandis qu'ils étaient secoués au-dessus de la vieille ville, le campanile et le dôme de la cathédrale bien visibles maintenant, les lumières de la cité s'allumant dans le crépuscule hâté par la tourmente, le fracas de la foudre rappelant à Pazzi son enfance, quand les Allemands avaient fait sauter tous les ponts sur l'Arno, n'épargnant que le Ponte Vecchio. Et une image aussi soudaine et brève qu'un éclair, revue avec ses yeux de petit garçon, celle d'un sniper capturé et conduit enchaîné devant la Madone des chaînes pour prier avant d'être passé par les armes.

Descendant dans l'odeur d'ozone de la foudre, au milieu des déflagrations du tonnerre qu'il sentait se répercuter à travers la structure de l'avion, Rinaldo Pazzi, rejeton de la très ancienne famille des Pazzi, regagna sa cité ancestrale chargé de desseins vieux comme le monde.


 

 

Il aurait préféré maintenir sa proie du palazzo Capponi sous une surveillance de tous les instants, mais c'était impossible.

A peine rentré chez lui, encore envoûté par la vue de l'argent, Rinaldo Pazzi dut au contraire sauter dans son smoking pour aller rejoindre son épouse à un concert de l'Orchestre de chambre de Florence qu'elle attendait depuis longtemps.

Le Teatro Piccolomini, une copie réduite de la célèbre Fenice de Venise édifiée au XIXe siècle, est un coffret à bijoux tout en dorures et en luxe baroque, ses chérubins défiant allègrement les lois de l'aérodynamique sur son splendide plafond.

La beauté du cadre est également un point positif pour les musiciens, qui ont souvent besoin de toute l'aide dont ils peuvent disposer.

Il est injuste, mais inévitable, que la musique doive être jugée ici selon les critères extrêmement exigeants d'une ville qui est aussi un monument artistique. Comme la plupart de leurs compatriotes, les Florentins sont en général des mélomanes avertis et ils ont parfois l'impression de manquer d'interprètes de valeur.

Au milieu des applaudissements saluant l'ouverture, Pazzi se glissa dans le fauteuil qui jouxtait celui de sa femme.

Elle lui tendit sa joue délicieusement parfumée. Il sentit son cœur se gonfler en la contemplant dans sa robe du soir assez décolletée pour libérer l'arôme enivrant qui montait de sa poitrine, avec sur ses genoux l'élégant porte-partitions de chez Gucci qu'il lui avait offert.

- Ils sont cent fois mieux maintenant qu'ils ont ce nouveau joueur de viole, souffla-t-elle dans l'oreille de son mari.

Le virtuose de la viola da gamba, en effet remarquable, venait d'être engagé en remplacement de son prédécesseur, exécrable instrumentiste et par ailleurs cousin du signore Sogliato qui avait mystérieusement disparu depuis quelques semaines.

Seul dans une loge au troisième balcon, impeccablement sanglé dans sa tenue de soirée, le docteur Hannibal Lecter regardait la salle à ses pieds. Son visage et le triangle de sa chemise semblaient flotter dans la pénombre encadrée de moulures dorées.

Pazzi l'aperçut quand les lumières se rallumèrent un bref instant à la fin du premier mouvement. Avant qu'il n'ait eu le temps de détourner les yeux, la tête du docteur pivota comme celle d'une effraie et leurs regards se croisèrent. Instinctivement, l'inspecteur pressa la main de son épouse avec une telle force qu'elle se tourna pour l'observer, interloquée. Dès lors, il se força à ne considérer que la scène, laissant sa paume s'imprégner de la chaleur qui émanait de la cuisse de sa femme.

A l'entracte, quand il revint vers elle après être allé lui chercher une boisson au bar, le docteur Lecter se tenait à ses côtés.

- Bonsoir, docteur Fell.

- Bonsoir, commendatore...

La tête à peine inclinée de côté, il attendit jusqu'au moment où Pazzi fut forcé de se soumettre aux présentations.

- Laura, permets-moi de te présenter le docteur Fell. Docteur, la signora Pazzi, mon épouse.

Habituée comme elle l'était à recevoir force compliments sur sa beauté, elle trouva un charme peu commun à ce qui suivit. Son mari, lui, ne partageait pas son enthousiasme.

- Merci de m'accorder cet honneur, commendatore.

Sa langue rouge, effilée, apparut en un éclair avant qu'il ne se penche sur la main de la dame, ses lèvres peut-être un peu plus proches de l'épiderme que ne le veut l'étiquette florentine, assez proches en tout cas pour qu'elle sente son souffle sur sa peau.

Il leva les yeux vers elle avant de redresser souplement sa tête.

- Je crois que vous appréciez particulièrement Scarlatti, signora.

- Oui, c'est vrai.

- Vous voir suivre la partition était très plaisant. Presque plus personne ne fait cela, de nos jours. J'espère que celle-ci pourra vous intéresser.

Du petit carton à dessin qu'il avait sous le bras, il sortit quelques feuillets parcheminés couverts de notes de musique calligraphiées.

- Elle provient du Teatro Capranica à Rome et date de 1688, l'année de composition de l'œuvre.

- Meraviglioso ! Regarde, Rinaldo !

- Pendant le premier mouvement, j'ai noté au crayon certains passages où elle différait de la version moderne. Vous trouverez peut-être amusant de poursuivre après l'entracte ? Je vous en prie, gardez-la. Je pourrai toujours la récupérer auprès de signor Pazzi. Vous n'y voyez pas d'inconvénient, commendatore ?

Il ne quitta pas l'inspecteur du regard pendant que celui-ci formulait sa réponse

- Si cela te dit, Laura...

Pazzi réfléchit une seconde.

- Alors, allez-vous prendre la parole devant le Studiolo, docteur ?

- Oui. Vendredi soir prochain, en fait. Sogliato est trop impatient d'assister à ma déroute.

- Je dois bientôt passer dans la vieille ville, j'en profiterai pour vous rendre la partition. Que je t'explique, Laura : le docteur Fell est obligé de donner l'aubade aux harpies du Studiolo pour qu'elles le laissent en paix.

- Je suis certaine que vous chantez très, très bien, docteur, affirma-t-elle en le couvant de ses grands yeux noirs, dans la limite de la décence, mais guère plus.

Hannibal Lecter découvrit ses petites dents blanches dans un sourire.

- Si j'avais été l'inventeur de « Fleur du Ciel », signora Pazzi, je vous aurais offert le Diamant du Cap pour le porter avec. Eh bien, à vendredi, donc, commendatore.

Pazzi s'assura que le docteur retournait à sa loge et ne le surveillait plus du regard, jusqu'au moment où ils échangèrent un lointain salut de la main sur les marches alors qu'ils quittaient le Teatro.

- Ce parfum, « Fleur du Ciel », dit-il alors à sa femme. Je te l'ai acheté pour ton anniversaire.

- Oui, et je l'adore, Rinaldo, répondit la signora Pazzi. Tu as toujours eu un goût exquis.


 

 

Impruneta est une très ancienne agglomération toscane où les tuiles du Duomo furent jadis fabriquées. La nuit, son cimetière est visible à des kilomètres à la ronde depuis les résidences bâties sur les hauteurs grâce aux lampes à huile qui brûlent éternellement sur les tombes. Si la faible lumière qu'elles produisent permet aux visiteurs de trouver leur chemin parmi les morts, une torche électrique est indispensable quand on veut lire les épitaphes.

Rinaldo Pazzi arriva à neuf heures moins cinq. Chargé d'un petit bouquet qu'il prévoyait de déposer sur une stèle quelconque, il avançait sans hâte dans une allée en gravier au milieu des tombes.

Il renifla la présence de Carlo avant de le voir.

La voix s'était élevée derrière un mausolée à hauteur d'homme, voire plus.

- Vous connaissez un bon fleuriste, par ici ?

« On dirait que c'est un Sarde, analysa aussitôt Pazzi. Très bien. Il connaîtra peut-être son affaire, comme ça... »

- Tous les fleuristes sont des escrocs.

Carlo surgit brusquement sur un côté du monument en marbre, sans prendre la peine d'inspecter les alentours. Il fit à Pazzi l'effet d'un animal sauvage, petit, ramassé, plein d'énergie, les membres agiles. Il avait un gilet en cuir et une soie de sanglier ornait le ruban de son chapeau. Le policier estima qu'il avait sept bons centimètres d'avantage sur le Sarde en portée de bras, et dix en taille. Ils devaient faire à peu près le même poids. Il lui manquait un pouce, remarqua-t-il aussi. Retrouver son dossier à la Questura ne lui demanderait pas plus de cinq minutes.

Les deux hommes étaient éclairés du sol par les reflets changeants des lampes mortuaires.

- Sa maison est bien protégée, commença Pazzi.

- Je suis allé voir, oui. Il faut que vous me le montriez, lui.

- Il doit prendre la parole à une réunion demain soir, vendredi. Ça ne fait pas trop court pour vous ?

- C'est parfait. - Carlo avait envie de le bousculer un peu, d'établir son autorité. - Vous serez avec lui, ou bien vous avez la trouille ? En tout cas, vous devez au moins être à la hauteur de ce pour quoi on vous a payé. Vous allez me le montrer.

- Surveille ta langue, toi. Je ne volerai pas mon argent et toi non plus. A moins que tu préfères passer ta retraite à te faire tringler par les caïds à Volterra. C'est à toi de voir.

Au travail, Carlo était insensible aux insultes tout comme aux cris de douleur. Il comprit qu'il avait sous-estimé le policier et écarta les bras en un geste d'apaisement.

- Racontez-moi ce que je dois savoir.

Il se rapprocha de Pazzi. Côte à côte, ils avaient l'air de se recueillir ensemble devant le mausolée. Un couple passa derrière eux, main dans la main. Carlo retira son chapeau, ils baissèrent la tête tous les deux, puis Pazzi déposa le bouquet à l'entrée du monument. Une odeur rance montait du couvre-chef que son crâne avait chauffé. Cela sentait la saucisse préparée avec la viande d'un animal qui n'aurait pas été correctement équarri. Pazzi détourna son visage.

- Il est rapide du couteau. Il est prêt à s'en servir sous la ceinture.

- Il a un revolver?

- Je ne sais pas. A ma connaissance, il ne s'est jamais servi d'une arme à feu.

- Je ne veux pas avoir à le sortir d'une voiture. Il me le faut dans la rue, avec pas trop de monde autour.

- Comment vous allez vous y prendre ?

- Ça, c'est mon boulot.

Carlo glissa une dent de verrat dans sa bouche et entreprit d'en mastiquer le cartilage. De temps en temps, l'incisive apparaissait entre ses lèvres.

- C'est aussi le mien. Comment vous allez faire ?

- Le sonner avec un pistolet paralysant, l'emballer dans un filet et ensuite une injection. Il faut que je me débrouille pour vérifier ses mâchoires le plus vite possible, au cas où il aurait une capsule de poison dans une couronne.

- Il doit donner une conférence à une réunion qui commence à sept heures, au palazzo Vecchio. S'il travaille demain dans la chapelle des Capponi, à Santa Croce, il partira directement de là-bas. Vous connaissez Florence ?

- Je connais, oui, et bien. Vous pouvez m'avoir un permis de circuler dans la vieille ville ?

- Oui.

- Je vais pas le choper à la sortie de l'église.

Pazzi approuva d'un hochement de tête.

- Non, il vaut mieux qu'il soit à cette réunion. Ensuite, il se passera bien quinze jours avant qu'on remarque sa disparition. J'ai une raison de retourner avec lui au palais Capponi après la conférence, donc je...

- Je vais pas le choper chez lui non plus. Il sera sur son terrain, il connaît la maison, moi pas. Il va se méfier, regarder autour de lui avant d'ouvrir sa porte. Non, il me le faut sur le trottoir, à découvert.

- Alors, écoutez un peu ! Bon, on va quitter le palazzo Vecchio par l'entrée principale, celle de la via dei Leoni sera fermée à cette heure-là. Puis on descendra via de Neri pour traverser le fleuve au Ponte alle Grazie. Sur l'autre rive, en face du musée Bardini, les arbres cachent assez les lampadaires. En soirée, c'est très calme, l'école est déserte depuis longtemps.

- D'accord, on dit en face du musée Bardini, alors. Mais si je vois une possibilité, je pourrais bien intervenir avant, plus près du palazzo Vecchio. Ou même plus tôt dans la journée si jamais il panique et cherche à s'enfuir. On sera peut-être dans une ambulance, quelque part... Vous, vous restez avec lui jusqu'à ce qu'on le sonne au pistolet, ensuite vous dégagez vite fait.

- Je veux qu'il soit loin de la Toscane avant qu'il lui arrive quoi que ce soit.

-Croyez-moi, il sera parti loin de tout. Les pieds devant...

Quand Carlo sourit à cette plaisanterie destinée à son seul usage, la dent de verrat brilla dans son rictus sardonique.


 

 

Vendredi matin. Une petite pièce au dernier étage du palais Capponi. Trois des murs blanchis à la chaux sont nus, le quatrième est occupé par une grande Madone de l'école de Cimabue datant du XIIIe siècle, qui paraît encore plus gigantesque dans la chambre exiguë. La tête penchée, comme un oiseau intrigué, vers l'angle inférieur occupé par la signature, la Vierge ne quitte pas de ses yeux en amande la forme endormie sous le tableau.

Le docteur Hannibal Lecter, vétéran des couchettes de prison et d'asile, est immobile sur le lit étroit, mains croisées sur la poitrine.

Ses paupières s'ouvrent et soudain il est éveillé, parfaitement lucide, alors que le rêve où lui est apparue sa sœur Mischa, depuis longtemps morte et digérée, se poursuit en continu. Danger alors, danger maintenant.

La perception du danger n'a pas plus troublé son sommeil que le meurtre du pickpocket.

Après s'être habillé, impeccable dans son costume sombre, il éteint les détecteurs de mouvement qui surveillent l'accès à l'étage des domestiques et descend dans les nobles espaces du palazzo.

Le vaste silence de ces salles en enfilade lui appartient et il doit encore se faire à cette liberté après être resté tant d'années confiné dans un sous-sol.

De même que les murs peints de fresques de Santa Croce ou du palazzo Vecchio ont une âme, l'atmosphère de la bibliothèque Capponi palpite de présences tangibles pour le docteur Lecter tandis qu'il étudie les rayonnages de manuscrits. Il choisit plusieurs rouleaux de parchemin, souffle dessus. Les particules de poussière vibrent dans un rayon de soleil comme si les morts, qui ne sont désormais que poussière, se pressaient pour lui raconter leur destin et le sien. Il s'active avec efficacité mais sans hâte inutile, rangeant quelques feuillets dans son porte-documents, regroupant des livres et des illustrations destinés à son intervention devant le Studiolo, dans quelques heures. Il y a tant de textes qu'il aurait voulu leur lire à voix haute...

Puis il allume son ordinateur portable, se connecte au serveur du département de criminologie de l'université de Milan et appelle la page d'accès au site Web du FBI, à www.fbi.com, comme n'importe quel particulier est en droit de le faire.

Les travaux de la commission d'enquête du département de la Justice sur le pitoyable raid antidrogue de Clarice Starling n'ont pas encore commencé et aucune date en ce sens n'a été fixée, apprend-il. Il n'a pas les codes d'accès qui lui permettraient de consulter son propre dossier au FBI mais, sur la page des « Personnes les plus recherchées », son ancien visage le fixe dans les yeux, flanqué d'un poseur de bombes et d'un incendiaire.

D'une pile de parchemins sur la table, le docteur Lecter extrait le tabloïd aux couleurs criardes. Il contemple la photo de Clarice Starling sur la première page, parcourt les traits de la jeune femme de ses doigts. La lame luisante surgit dans sa main comme si elle venait d'y pousser pour remplacer son sixième doigt. Elle porte le nom de « Harpie », elle est crantée et a la forme d'une griffe. Elle taille dans le National Tattler avec la même aisance que dans l'artère fémorale du Gitan. En fait, elle était rentrée et sortie si vite de la cuisse du pickpocket que le docteur Lecter n'avait même pas eu besoin de l'essuyer, ensuite.

Avec le mortel couteau, il découpe l'image de Clarice Starling qu'il colle ensuite sur un morceau de parchemin vierge.

Puis il prend un crayon et dessine avec dextérité le corps d'une lionne ailée sous la photo. Un griffon avec le visage de Starling. En bas, il écrit quelques mots de sa ronde déliée, très reconnaissable : « Pourquoi les Philistins ne vous comprennent-ils pas, Clarice, y avez vous jamais pensé ? C'est parce que vous êtes la réponse à l'énigme de Samson : vous êtes le miel dans la lionne. »


Date: 2015-12-18; view: 899


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