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VERS LE NOUVEAU MONDE 4 page

- Il se trouve que Brigham est mort, constata Krendler, et Burke aussi. De sacrés bons éléments, ces deux-là. Mais enfin, ils ne sont plus en mesure de confirmer ou d'infirmer quoi que ce soit...

D'entendre Krendler prononcer le nom de Brigham lui donnait envie de vomir.

- Je ne suis pas prête à oublier que John Brigham est mort, Mr Krendler. Et c'était un excellent élément, oui, et un grand ami. Mais le fait est qu'il m'a demandé de me charger d'Evelda.

- Il vous a confié cette mission alors qu'il savait que vous aviez déjà eu une confrontation avec elle ?

- Allons, Paul ! protesta Pearsall.

- Quelle confrontation ? protesta Starling. Une arrestation sans aucun problème. Elle avait résisté à l'intervention d'autres représentants de l'ordre, dans le passé. Mais avec moi elle n'a pas fait d'histoires, nous avons parlé un moment, sans aucune animosité de part et d'autre. Elle avait été raisonnable, cette fois-là, donc j'espérais qu'elle le serait encore.

- Avez-vous clairement explicité que vous alliez vous charger d'elle ?

- J'ai accepté verbalement les instructions qui m'étaient données.

Sneed et Holcomb, le fonctionnaire du bureau du maire, se consultèrent à voix basse. Puis Sneed se redressa, solennel.

- Miss Starling, nous disposons du témoignage de l'officier de police Bolton selon lequel vous avez tenu des propos incendiaires au sujet d'Evelda Drumgo dans la fourgonnette qui vous conduisait sur les lieux de l'attaque. Vous avez un commentaire à ce sujet?

- A la demande de l'agent Brigham, j'ai expliqué aux autres participants à l'intervention qu'Evelda avait eu recours à la violence dans le passé, qu'elle était habituellement armée et qu'elle était séropositive. J'ai dit que nous lui donnerions la chance de se rendre pacifiquement. Je leur ai demandé leur soutien au cas où il faudrait la maîtriser physiquement. Ils n'étaient pas très partants, je dois dire...

Clint Pearsall se lança :

- Après que le véhicule des Crip s'est arrêté et qu'un des criminels a pris la fuite, vous avez bien vu du mouvement dans la voiture et vous avez entendu l'enfant pleurer ?

- Hurler, oui. J'ai levé la main pour demander à tous de cesser le feu et je me suis avancée à découvert.

- C'est contraire à la procédure normale, ça, intervint Eldredge.

Starling ignora l'interruption.

- Je me suis approchée du véhicule en position parée, arme prête. Sur le sol entre nous, Marquez Burke agonisait. Quelqu'un s'est risqué à son aide. Evelda est sortie avec le bébé. Je lui ai demandé de me montrer ses mains, j'ai dit : « Ne faites pas ça, Evelda », ou quelque chose d'approchant.



- Et elle a tiré, et vous avez répliqué. Est-ce qu'elle est tombée d'un coup?

- Oui. Ses jambes se sont dérobées sous elle et elle s'est affaissée par terre en position assise, inclinée sur l'enfant. Morte.

- Puis vous avez pris le gosse et vous avez couru le laver, compléta Pearsall. Vous étiez inquiète, manifestement.

- Je ne sais pas ce que j'étais, « manifestement ». Il était couvert de sang. Je ne savais pas s'il était séropositif lui aussi, mais je savais qu'elle l'était, elle.

- Et vous avez pensé que votre balle avait pu atteindre l'enfant également, glissa Krendler.

- Non. Je savais exactement où ma balle était allée... Est-ce que je peux parler franchement, Mr Pearsall ?

Comme il détournait le regard, elle poursuivit de son propre chef

- Ce raid a tourné à la boucherie, une horrible boucherie. Qui m'a réduite à un seul choix : mourir ou tirer sur une femme qui portait un enfant. J'ai choisi, et ce que j'ai été contrainte de faire me torture. J'ai tué une mère avec son nourrisson dans les bras. Même les pires animaux ne commettent pas une chose pareille. Vous devriez vérifier encore votre compteur, Mr Sneed, vous retrouverez plus facilement l'endroit de la bande où je reconnais ça. J'en ai gros sur le cœur d'avoir été placée devant une telle alternative. Et de ressentir ce que je ressens maintenant.

L'image de Brigham effondré sur la chaussée lui revint en un éclair et elle ne put s'empêcher d'ajouter une phrase de trop.

- Et quand je vous vois tous essayer de vous en laver les mains, ça me dégoûte.

- Starling...

Épouvanté, Pearsall la regardait pour la première fois dans les yeux. Larkin Wainwright prit la parole :

- Je comprends que vous n'ayez pas encore eu le temps de rédiger votre 302, mais quand nous reprenons...

- Si, monsieur, je l'ai fait. Une copie est déjà partie pour la commission de déontologie, j'en ai une autre ici si vous la voulez tout de suite. Tout ce que j'ai fait et dit ce jour-là s'y trouve. D'ailleurs, vous l'avez depuis longtemps, Mr Sneed, n'est-ce pas ?

La clarté de sa vision s'était encore intensifiée, un signe dangereux chez elle, et qu'elle connaissait bien. Elle se força à baisser un peu le ton.

- Ce raid a mal tourné pour deux raisons essentielles. La balance du BATF a menti en racontant que l'enfant n'était pas sur les lieux, parce qu'il voulait absolument que l'intervention se produise avant la date de son procès dans l'Illinois. Et Evelda Drumgo était au courant de notre arrivée. Elle est sortie avec son argent dans un sac, la drogue dans l'autre. Il y avait encore le numéro de WFUL-TV sur son biper. Elle a reçu l'appel cinq minutes avant que nous débarquions. Et l'hélicoptère de la télé s'est pointé en même temps que nous. Demandez un mandat pour vérifier l'enregistrement des communications téléphoniques de la chaîne et vous verrez qui est l'auteur de la fuite. C'est quelqu'un qui a des intérêts ici, messieurs. Si la fuite était venue du BATF, comme ça s'est passé à Waco, ou du DRD, ils auraient contacté une télévision nationale, pas la télé locale.

Benny Holcomb voulut prendre la défense de sa ville :

- Nous n'avons pas la moindre preuve que quiconque à la mairie ou à la police de Washington ait pu commettre une chose pareille.

- Demandez un mandat et vous verrez, répéta Starling.

- Le biper de Drumgo, vous l'avez? demanda Pearsall.

- Il est sous scellés à Quantico.

A cet instant précis, celui de Noonan se déclencha. Il consulta le numéro sur l'écran, fronça les sourcils, s'excusa et quitta rapidement le bureau. Quelques secondes plus tard, il demandait à Pearsall de le rejoindre dehors.

Wainwright, Eldredge et Holcomb se tenaient devant la fenêtre, les yeux fixés sur Fort McNair, les mains dans les poches. On aurait pu croire qu'ils attendaient à l'entrée d'une salle d'opération. D'un signe, Krendler ordonna à Sneed de reprendre l'interrogatoire. Une main posée sur le dossier de son fauteuil, il se pencha au-dessus de Starling.

- Si vous témoignez à l'instruction que votre arme a causé la mort d'Evelda Drumgo au cours d'une mission spéciale du FBI, le BATF est prêt à confirmer dans une déclaration officielle que Brigham vous avait demandé de... veiller spécialement à ce qu'Evelda soit appréhendée. C'est votre arme qui l'a tuée, d'accord, et ce sera le seul point sur lequel le Bureau aura à porter le chapeau. Mais il n'y aura pas de polémiques débiles entre services à propos des procédures, et nous n'aurons pas à soulever la question de vos remarques plus ou moins désobligeantes sur le genre de personne qu'elle était, dans la camionnette.

Starling revit Evelda sortir du laboratoire, puis de la voiture. Elle revit le port de tête qu'elle avait à ce moment-là et elle fut convaincue que, malgré toutes ses folies passées, la jeune femme avait alors pris la décision de garder son enfant avec elle, d'affronter ses ennemis et de ne pas céder un pouce de terrain.

Approchant son visage de la cravate de Sneed, là où était dissimulé le micro, elle prononça délibérément :

- Je suis tout à fait prête à reconnaître quel genre de personne elle était, Mr Sneed : quelqu'un de bien mieux que vous.

Pearsall fit irruption dans la pièce, sans Noonan, et referma la porte derrière lui.

- Le sous-directeur a été rappelé d'urgence à son bureau. Je vais devoir suspendre cet entretien, messieurs. Je reprendrai contact avec chacun d'entre vous par téléphone très prochainement.

Krendler leva le nez en l'air. Il avait soudain reniflé l'odeur des intrigues politiques. Sneed tenta de protester :

- Mais nous devons décider au moins...

- Non.

- Mais...

- Croyez-moi, Bob : nous n'avons rien à décider du tout. Je vous recontacte bientôt. Ah, et puis, Bob ?

- Oui?

Pearsall avait attrapé le fil qui courait derrière la cravate de Sneed. Il tira dessus d'un geste sec, arrachant plusieurs boutons de sa chemise et les bouts de sparadrap qui l'avaient maintenu sur sa peau.

- Vous revenez me voir équipé comme ça et je vous sors à coups de pied au cul.

Aucun d'eux n'accorda un regard à Starling en quittant les lieux. Sauf Krendler. En gagnant la porte d'un pas traînant, il se servit de toute la flexibilité de son cou démesuré pour garder les yeux sur elle, telle une hyène inspectant un troupeau pour choisir sa victime. Des appétits contradictoires se lisaient sur ses traits : il était dans sa nature de lorgner avec envie les jambes de la jeune femme, mais il cherchait en même temps l'endroit où il lui couperait les jarrets.


 

 

Au FBI, la division Science du comportement est celle qui s'occupe des meurtriers en série. Dans ses locaux en sous-sol, l'air est froid, immobile. Au cours des dernières années, des décorateurs sont venus ici avec leurs palettes de couleurs dans l'espoir d'égayer un peu cet espace souterrain. Le résultat n'est pas plus probant qu'une intervention cosmétique dans un salon funéraire.

Le bureau du chef de la division, lui, est resté dans les tons brun et cuir d'origine, ses hautes fenêtres dissimulées par des rideaux à carreaux café au lait. C'est là que Jack Crawford, au milieu de ses monstrueux dossiers, était assis à sa table, en train d'écrire.

On frappa à la porte. Crawford leva les yeux et ce qu'il vit lui fit comme toujours plaisir : Clarice Starling se tenait sur le seuil. Il se leva avec un sourire. Ils avaient pris l'habitude de rester debout quand ils se parlaient. C'était l'une des formalités tacites qu'ils en étaient venus à imposer à leurs relations. Ils n'éprouvaient pas le besoin de se serrer la main, non plus.

- On m'a dit que vous étiez passé à l'hôpital, commença Starling. Désolée de vous avoir raté.

- J'ai été bien content qu'ils vous laissent sortir aussi vite. Alors, cette oreille, comment ça va ?

- Très bien, si vous aimez le chou-fleur. Ils m'ont dit qu'elle allait désenfler, petit à petit.

Ses cheveux la dissimulaient. Elle ne proposa pas de la lui montrer. Il y eut un court silence.

- Ils ont cherché à me faire porter le chapeau du raid, Mr Crawford. Pour la mort d'Evelda Drumgo et pour tout le reste. Ils étaient autour de moi comme des chacals, et puis ça s'est arrêté d'un coup et ils se sont défilés. Quelque chose les a obligés à me lâcher.

- C'est peut-être que vous avez un ange gardien, Starling.

- Peut-être, oui. Qu'est-ce que ça vous a coûté, Mr Crawford ?

- Vous voulez bien fermer la porte, Starling ?

Il sortit un kleenex de sa poche et entreprit de nettoyer ses verres de lunettes.

- Écoutez, si j'avais pu, je l'aurais fait. Mais à moi seul, je ne m'en sentais pas capable. Si au moins Martin avait été encore sénatrice, vous auriez pu avoir un certain soutien... Ils ont envoyé John Brigham à la boucherie, avec cette opération. Ce sont eux qui sont responsables de ce gâchis. S'ils vous avaient bousillée comme ils ont bousillé John, ç'aurait été une honte. J'aurais... Ç'aurait été comme si je devais vous ramasser et vous emporter sur le capot d'une jeep, John et vous.

Ses joues s'étaient colorées. Elle se souvint de l'expression de son visage, dans le vent âpre, à l'enterrement de Brigham. Crawford ne lui avait jamais parlé de sa guerre.

- Vous avez quand même fait quelque chose, Mr Crawford.

Il hocha la tête.

- C'est exact, oui. Et je ne suis pas certain que ça va vous plaire. Voilà, c'est un job.

Un job. Dans le lexique personnel de Starling, c'était un mot qui sonnait agréablement. Qui signifiait un objectif concret, immédiat. De quoi renouveler l'air autour d'elle. Avec Crawford, ils s'abstenaient généralement d'évoquer les « affaires » qui agitaient la bureaucratie du FBI. Ils étaient comme les missionnaires médecins qui se préoccupent peu de théologie mais se dépensent sans compter pour sauver l'enfant couché devant eux, conscients, même s'ils ne le disent pas, que Dieu ne lèvera pas le petit doigt pour les aider. Sachant que même pour la vie de cinquante mille petits Ibos, le Seigneur ne se souciera pas d'envoyer la pluie.

- En fait, Starling, c'est votre récent correspondant qui vous a protégée dans cette histoire. Indirectement, du moins.

- Le docteur Lecter ?

Elle avait remarqué depuis longtemps que Crawford répugnait à prononcer ce nom.

- Oui, lui-même. Toutes ces années à nous esquiver, tranquillement dans son coin, et soudain il vous envoie une lettre. Pourquoi ?

Sept ans s'étaient en effet écoulés depuis que le Dr Hannibal Lecter, convaincu du meurtre d'au moins dix personnes, avait échappé à ses gardiens à Memphis en emportant cinq autres vies dans sa fuite. Puis il avait disparu, il s'était évaporé dans les airs, aurait-on dit. Au FBI, son dossier restait ouvert et le demeurerait à jamais, ou jusqu'au moment où il serait à nouveau appréhendé. C'était également le cas dans le Tennessee et d'autres juridictions du continent. Mais il n'y avait plus d'équipe spéciale chargée de sa recherche, même si les parents de ses victimes avaient versé des larmes amères en réclamant des mesures énergiques aux autorités de cet État.

Des volumes entiers avaient été consacrés à des conjectures sur son profil psychologique, la plupart rédigés par des spécialistes qui ne l'avaient jamais croisé une seule fois. Des psychiatres, qu'il avait jadis éreintés dans des revues scientifiques, avaient commis aussi quelques ouvrages, estimant sans doute qu'ils ne risquaient plus rien à rompre le silence. Certains soutenaient que ses aberrations le pousseraient inévitablement au suicide et qu'il était probablement mort, déjà.

Dans le cyberespace, en tout cas, le docteur Lecter était resté très vivant. Sur l'humus de l'Internet, les théories à son sujet jaillissaient comme des champignons empoisonnés; on prétendait l'avoir vu partout, presque plus qu'Elvis Presley; les imposteurs se faisant passer pour lui pullulaient dans les forums de discussion et, dans les marécages phosphorescents du Web, les clichés de police des scènes de ses crimes s'échangeaient à prix d'or entre collectionneurs de turpitudes, seules les photos de l'exécution de Fou-Tchou-Li s'avérant plus cotées.

Et là, après sept longues années, le docteur laissait une trace : sa lettre à Clarice Starling, arrivée alors que la jeune femme était crucifiée par la presse à sensation.

On n'avait trouvé aucune empreinte digitale sur la missive, mais le FBI estimait son authenticité probable. Starling, elle, en était persuadée.

- Pourquoi a-t-il fait ça, dites ? - Crawford paraissait presque fâché contre elle. - Moi, je n'ai jamais prétendu le comprendre mieux que tous ces psychiatres à la noix. Alors dites, vous !

- Il a pensé que ce qui m'est arrivé allait... détruire, non, me faire perdre mes illusions à propos du Bureau. Et il n'y a rien qu'il aime plus voir que la destruction de la confiance, de la foi. C'est comme ces histoires d'églises qui s'écroulent, ça le ravissait. L'amas de ruines en Italie quand une église est tombée sur toutes les mamies réunies pour la messe, et après quelqu'un a planté un arbre de Noël dessus: il adorait ça. Je l'amuse, il joue avec moi. Pendant nos entretiens, il prenait toujours plaisir à me faire remarquer mes lacunes, mon manque de culture. Il me juge plutôt cruche, en fait.

Ce fut avec le recul de son âge et de sa solitude que Crawford risqua la question après un moment :

- Vous n'avez jamais pensé qu'il pourrait avoir un faible pour vous, Starling ?

- Je pense que je l'amuse. Ou bien quelque chose l'amuse, ou bien non. Et si c'est non...

- Ou alors senti qu'il vous aimait bien ?

Crawford soulignait la différence entre analyse et sensation, de même qu'un baptiste insiste sur la nécessité de l'immersion totale.

- Alors qu'il a eu vraiment très peu de temps pour me connaître, il a fait plusieurs réflexions à mon sujet qui tombaient juste. Je crois qu'on arrive facilement à confondre la compréhension et la sympathie. On en a tellement besoin, de la sympathie! Apprendre à faire cette distinction, c'est cela, entre autres, devenir adulte. C'est dur de savoir que quelqu'un peut vous comprendre sans même avoir la moindre affection pour vous. C'est dur, et c'est affreux. Et quand la compréhension est utilisée comme une arme de prédateur, c'est le pire. Moi, je... j'ignore totalement les sentiments que le docteur Lecter pourrait avoir envers moi.

- Ces réflexions sur vous, c'était quoi, si je ne suis pas indiscret ?

- Il m'a dit que j'étais une petite pécore aguicheuse et proprette, que mes yeux brillaient comme des billes de troisième qualité... Il m'a dit que je portais des chaussures bon marché mais que j'avais quand même du goût. Un peu.

- Et... et vous avez trouvé ça vrai ?

- Eh oui! Peut-être que ça l'est encore. Quoique, question chaussures, j'aie fait des progrès...

- Vous ne pensez pas qu'il voulait voir si vous alliez le dénoncer quand il vous a envoyé cette lettre d'encouragement ?

- Il savait que je le dénoncerais. Il avait intérêt à en être sûr, même.

- Après son incarcération, il a encore tué six personnes, Starling. Il a liquidé Miggs à l'asile parce qu'il vous avait balancé son sperme à la figure, puis cinq autres pendant son évasion. Dans le contexte politique actuel, s'il se fait prendre, il est bon pour la seringue.

Cette idée lui fit venir un sourire aux lèvres. Il avait été un pionnier dans l'étude des meurtriers en série, il approchait désormais de la retraite obligatoire et le monstre qui avait été le cas le plus éprouvant de sa carrière courait toujours. La perspective de voir le docteur Lecter exécuté lui procurait une incommensurable satisfaction.

Starling savait que Crawford n'avait mentionné l'incident avec Miggs que pour mieux piquer son attention, pour la ramener à cette période terrible où elle essayait d'interroger « Hannibal le Cannibale » dans sa cellule de haute sécurité à l'hôpital de Baltimore, où Lecter avait joué au chat et à la souris avec elle, tandis qu'une fille prise au piège dans les oubliettes de Jame Gumb attendait la mort. C'était bien son style, de forcer son interlocuteur à la plus grande concentration avant d'en arriver à ce qu'il voulait dire, comme c'était le cas maintenant.

- Starling ? Vous saviez qu'une de ses premières victimes est toujours en vie ?

- Le richard, oui. La famille a offert une grosse récompense.

- Exact. Mason Verger. Il vit dans le Maryland, avec un poumon artificiel. Son père est mort cette année en lui laissant la fortune qu'il avait accumulée dans la viande de boucherie. Il lui a aussi légué un membre du Congrès et un type de la commission juridique de la Chambre des représentants qui n'auraient tout simplement jamais pu boucler leurs fins de mois sans lui. Mason raconte qu'il est tombé sur quelque chose qui pourrait nous aider à trouver le docteur. Il veut vous parler.

- A moi?

- A vous, oui. C'est ça qu'il veut, et d'un coup tout le monde s'accorde à trouver que c'est une excellente idée.

- Ou c'est ce que veut Mason depuis que vous le lui avez suggéré ?

- Ils étaient prêts à vous jeter, Starling. A se servir de vous comme d'une vulgaire serpillière pour nettoyer derrière eux. Un gâchis de plus, comme Brigham. Juste pour sauver la peau de quelques bureaucrates du BATF. La peur, la pression, il n'y a plus que ça qu'ils comprennent. Je me suis arrangé pour faire passer le message à Verger que les chances de mettre la main sur son bourreau seraient sacrément compromises si jamais vous étiez saquée. Ce qui s'est passé ensuite, qui Mason a pu appeler, je ne veux pas le savoir. Le député Vollmore, probablement.

Encore un an plus tôt, Crawford n'aurait jamais joué ce genre de jeu. Starling le dévisagea, à la recherche d'un signe de cette démence passagère qui s'empare parfois de ceux qui vont bientôt partir à la retraite. Elle n'en trouva pas, mais il paraissait épuisé.

- Mason n'est pas joli à voir, Starling. Et je ne parle pas seulement de sa figure. Découvrez ce qu'il a trouvé, rapportez-le ici et on se débrouillera avec. Ce ne sera pas trop tôt...

Elle savait que depuis des années, depuis le jour où elle avait quitté l'École du FBI pratiquement, Crawford avait tenté en vain de la faire nommer dans sa division. Avec l'expérience qu'elle avait accumulée, avec sa carrière mouvementée, elle comprenait désormais que son coup de maître, la neutralisation du serial killer Jame Gumb, était venu trop tôt et expliquait en grande partie son échec au sein du Bureau. Elle avait été une étoile montante dont l'ascension avait été bloquée. En attrapant Gumb, elle s'était fait au moins un ennemi puissant et elle s'était attiré la jalousie d'une bonne partie de ses collègues masculins. C'était cela, ajouté à un caractère parfois difficile, qui l'avait conduite à des années de missions ingrates, d'interventions sur des holdup, d'arrestations mouvementées, à une existence de porteuse de flingue. Et puis, jugée trop irascible pour travailler en équipe, elle avait été affectée à la section technique, plaçant sur écoute les téléphones et les voitures des mafieux ou des trafiquants de pornographie infantile, montant une garde solitaire devant ses appareils d'espionnage. Et elle était toujours disponible lorsqu'une agence associée avait besoin d'une fine gâchette pour une opération. Elle avait une force féline, elle était rapide et elle utilisait toujours son arme à bon escient.

Crawford avait vu là une chance pour elle. Il présumait qu'elle avait toujours voulu reprendre la chasse au docteur Lecter. La réalité était bien plus compliquée que cela.

Il l'observa un instant.

- Cette trace de poudre sur la joue, vous ne vous l'êtes jamais fait enlever...

C'était une petite tache noire qu'un tir du revolver de Jame Gumb lui avait laissée.

- Jamais eu le temps, répondit-elle.

- Vous savez comment les Français appellent un grain de beauté quand il est placé comme ça, en haut de la joue ? La signification qu'ils donnent à une mouche de ce genre ?

Il possédait une solide bibliothèque d'ouvrages consacrés aux tatouages, à la symbolique corporelle, aux mutilations rituelles.

Elle fit non de la tête.

- Ils appellent ça courage. Vous la méritez bien. Si j'étais vous, je la garderais.


 

 

Muskrat Farm, le domaine familial des Verger en bordure de la Susquehanna River, au nord du Maryland, possède une beauté un peu inquiétante. Cette dynastie qui a amassé sa fortune dans la viande de boucherie avait fait l'acquisition de cette « Ferme de l'Ondatra » dans les années 30, lorsqu'elle avait quitté Chicago pour se rapprocher de Washington. Pour les Verger, la dépense avait été dérisoire : grâce à leur sens des affaires et à leur entregent, ils étaient les fournisseurs en viande de l'armée américaine depuis la guerre civile. Le scandale dit du « bœuf embaumé » au cours du conflit entre Espagnols et Américains les effleura à peine. Quand l'écrivain réformateur Upton Sinclair et d'autres fouineurs menèrent leur enquête sur les accidents du travail dans les usines de conditionnement de Chicago, ils découvrirent que plusieurs employés des Verger s'étaient fait happer par le laminoir, transformer en bacon, mettre en boîte et vendre comme lard de qualité supérieure sous la marque Durham's, très employée par les traiteurs et pâtissiers de la ville. Là encore, les Verger furent épargnés par l'indignation publique et ces révélations ne leur coûtèrent pas un seul contrat officiel. Dans ce cas, et dans bien d'autres encore, il leur suffit d'arroser la classe politique. Leur unique revers fut l'adoption de la loi sur le contrôle sanitaire de la boucherie en 1906.

De nos jours, les Verger abattent quatre-vingt-six mille bovins par jour et, avec quelques légères variations selon la saison, environ trente-six mille porcs. Pourtant, les pelouses manucurées de Muskrat Farm et ses bosquets de lilas balancés par la brise sont loin de sentir l'étable, et les seuls animaux en vue sont des poneys destinés aux enfants en visite ou des troupeaux d'oies que l'on voit se dandiner dans l'herbe, bec à l'affût, le derrière comiquement levé. Aucun chien, par contre. La demeure, sa grange et son parc trônent presque au centre d'un millier d'hectares de forêt classée domaine national, un rare privilège accordé à perpétuité par dérogation du département de l'Intérieur.


Date: 2015-12-18; view: 787


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