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VERS LE NOUVEAU MONDE 3 page

Comment est-on équipé pour la vie lorsqu'on vient d'une bourgade de petits Blancs où les effets de la Dépression se faisaient encore sentir jusque dans les années 50 ? Lorsque, arrivé au campus, on est rapidement catalogué parmi les « pedzouilles », les « pouilleux » ou, avec condescendance, les « prolos » ? Lorsque même le gratin social du Sud, qui dans son système de valeurs réactionnaires se pique de mépriser le travail physique, traite vos semblables de « ploucs » ? Dans quelle tradition trouver un exemple ? En se vantant de la raclée reçue par les troupes du Nord à cette fameuse bataille de Manassas ? En proclamant que son arrière-arrière-grand-père avait été du bon côté de la barricade à Vicksburg ? En jurant que Shiloh, dans le Tennessee, restera malgré tout Yazoo City à jamais ?

Non, il est bien plus honorable et raisonnable d'avoir réussi à s'en tirer après, dans les décombres de la guerre de Sécession, en s'échinant sur vingt malheureux hectares avec une vieille mule. Mais cela, il faut être capable de s'en rendre compte par soi-même, car personne ne vous le dira.

Starling avait réussi son entrée au FBI parce qu'elle était le dos au mur, de toute façon. Elle avait passé la majeure partie de sa vie dans des institutions, en respectant leurs règles du jeu et en se battant pour y survivre. Elle était toujours allée de l'avant, obtenant des bourses, s'intégrant aux équipes. L'impasse dans laquelle elle se retrouvait après un si brillant début au FBI était pour elle une expérience aussi inédite que douloureuse. Elle s'y débattait comme une abeille prise dans une bouteille.

Elle avait quatre jours pour pleurer John Brigham, tué sous ses yeux. Longtemps auparavant, Brigham lui avait demandé quelque chose qu'elle avait refusé. Puis il lui avait proposé qu'ils soient amis, en toute sincérité, et cette fois elle avait dit oui, de tout son cœur.

Elle devait aussi arriver à admettre qu'elle avait elle-même abattu cinq personnes au marché Feliciana, ce jour funeste. L'image du petit voyou au torse comprimé entre deux voitures continuait à la harceler.

Une fois, pour soulager sa conscience, elle était allée voir le bébé d'Evelda à l'hôpital. Sa grand-mère était là, elle s'apprêtait à le ramener chez elle. Elle avait aussitôt reconnu Starling, dont la photo venait d'occuper tant de place dans les journaux. Sans un mot, elle avait confié l'enfant à une infirmière et, avant même que Starling ne comprenne ce qui arrivait, elle l'avait giflée violemment sur sa joue blessée. Starling n'avait pas répliqué, mais elle l'avait immobilisée en la plaquant sans ménagement contre la vitre de la clinique jusqu'à ce qu'elle cesse de lutter, le visage pressé contre le carreau couvert de buée et de salive. Le sang coulait dans le cou de Starling, la douleur l'étourdissait. Elle s'était fait à nouveau suturer l'oreille aux urgences et s'était abstenue de porter plainte, mais un employé de l'hôpital avait vendu l'histoire au Tattler pour trois cents dollars.



Elle avait dû s'exposer aux regards à deux reprises encore, la première fois pour organiser les obsèques de John, la seconde pour assister à sa mise en terre au cimetière national d'Arlington. Brigham n'ayant pratiquement gardé aucun contact avec sa famille, peu nombreuse et dispersée, il avait désigné Starling pour cette tâche dans ses dernières volontés.

Son visage avait été tellement abîmé qu'il avait fallu l'inhumer dans un cercueil fermé, mais Starling avait veillé à son apparence : pour le dernier hommage, sa dépouille était sanglée dans l'uniforme bleu des Marines avec sa Silver Star et ses autres décorations. Après la cérémonie, le supérieur de Brigham avait remis à la jeune femme une boîte qui contenait ses armes personnelles, ses insignes et certains objets qui avaient jadis trôné sur son bureau en désordre, parmi lesquels un absurde coq de girouette buvant dans un verre.

Elle se trouvait désormais à cinq jours d'une confrontation officielle qui risquait de marquer la fin ignominieuse de sa carrière. A l'exception d'un message laissé par Jack Crawford, sort téléphone professionnel restait silencieux. Et Brigham n'était plus là pour parler un peu...

Elle consulta son délégué du personnel au FBI. Tout ce qu'il trouva à lui conseiller fut d'éviter de porter des boucles d'oreilles trop voyantes ou des chaussures trop ouvertes lors de sa comparution.

Tous les jours, la presse et les télévisions revenaient sur la mort d'Evelda Drumgo et retournaient cette histoire dans tous les sens, comme un chat s'acharne sur une souris. Et dans l'appartement immaculé d'Ardelia, Starling essayait de réfléchir.

La tentation de tomber d'accord avec ceux qui vous attaquent, de quémander leur approbation, est un ver qui peut vous ronger jusqu'à vous détruire.

Un bruit insolite vint troubler sa concentration.

Elle cherchait à se rappeler mot pour mot ce qu'elle avait dit dans la fourgonnette. Avait-elle trop parlé ?

Ce bruit, encore.

Brigham lui avait demandé de briefer les autres à propos d'Evelda. Avait-elle exprimé sans le vouloir une certaine hostilité à son encontre, induit un jugement qui...

Ce bruit. Soudain, elle se rendit compte qu'on sonnait à sa porte. Un journaliste, sans doute. Mais elle attendait aussi une assignation administrative. Écartant à peine les rideaux de chez Ardelia, elle aperçut le postier qui regagnait déjà son camion. En hâte, elle alla lui ouvrir et lui fit remonter le perron, prenant soin de tourner le dos à la voiture de presse qui la guettait de tous ses objectifs de l'autre côté de la rue lorsqu'elle signa le reçu. Une enveloppe mauve, d'un beau papier de lin à reflets soyeux. Aussi préoccupée qu'elle ait été, la texture éveilla un vague souvenir en elle. Une fois à l'abri derrière la porte, elle examina son adresse. Une ronde impeccable. Au milieu de l'inquiétude constante qu'elle éprouvait ces derniers temps, un signal d'alarme retentit en elle. Elle sentit son ventre se contracter comme si des gouttes d'eau froide étaient tombées dessus.

Tenant l'enveloppe par un coin entre ses doigts, elle alla à la cuisine, sortit de son sac une paire de gants en latex réglementaires qu'elle gardait toujours avec elle, déposa la lettre sur la table et entreprit de la palper prudemment. Malgré l'épaisseur du papier, elle aurait été en mesure de détecter un détonateur à retardement miniature relié à une feuille d'explosif C4. Selon les règles, elle aurait dû la confier aux services compétents pour qu'elle soit passée aux rayons. En l'ouvrant tout de suite, là, elle risquait des ennuis. Oui. Et alors ?

Elle ouvrit l'enveloppe avec un couteau de cuisine, en retira un seul feuillet d'une riche texture. Sans même regarder la signature, elle sut immédiatement qui était l'expéditeur.

 

Chère Clarice,

 

J'ai suivi avec le plus grand intérêt les péripéties de votre disgrâce publique. La mienne ne m'a jamais préoccupé le moins du monde, n'était l'inconvénient de la vie carcérale, mais vous n'avez sans doute pas le même recul...

Au cours de nos discussions dans mon cachot, il m'est clairement apparu que votre père, le veilleur de nuit défunt, occupait une place prépondérante dans votre système de valeurs. Je pense que le fait d'avoir mis fin à la carrière de couturier de Jame Gumb vous a surtout comblée parce que vous pouviez imaginer votre géniteur réalisant cela à votre place.

Mais voici que vous n'êtes plus en odeur de sainteté au FBI. Y avez-vous toujours fantasmé la présence de votre père au-dessus de vous, chef de département ou - mieux encore que Jack Crawford - sous-directeur observant vos progrès avec fierté ? Et maintenant, l'imaginez-vous empli de honte et de désarroi par l'opprobre qui vous écrase ? Par la piteuse conclusion d'une carrière qui s'annonçait pourtant si prometteuse ? Envisagez-vous d'en être réduite à l'abjecte servilité dans laquelle votre mère est tombée après que des drogués eurent réglé son compte à votre « petit papa » ? Alors ? Votre échec va-t-il rejaillir sur eux ? Les gens resteront-ils à jamais abusés par l'idée que vos parents n'ont jamais été rien d'autre que des petits Blancs pouilleux? Dites-moi ce que vous en pensez sincèrement, agent Starling.

Méditez un instant avant que nous ne poursuivions..

Et maintenant, je vais vous révéler une qualité qui peut vous aider dans l'avenir : vous n'êtes pas aveuglée par les larmes, vous pouvez lire dans les oignons.

Voici un petit exercice que vous trouverez sans doute plein d'utilité. Je veux que vous l'accomplissiez avec moi, immédiatement. Disposez-vous d'un poêlon en fonte à portée ? Vous, une rustique fille du Sud, le contraire me semblerait inconcevable. Alors, placez-le sur la table de la cuisine et allumez le plafonnier.

 

Ardelia, qui avait hérité du poêlon traditionnel de sa grand-mère, s'en servait très souvent. Le fond noir, lustré, n'avait jamais eu besoin d'être effleuré par un quelconque détergent. Starling le posa devant elle sur la table.

 

Regardez dedans, Clarice. Penchez-vous et observez. S'il s'agit de celui de votre mère, ce qui me paraît très possible, ses molécules contiennent encore l'écho de toutes les conversations qui se sont déroulées autour de lui. Tout, les confidences, les mesquines disputes, les révélations assassines, l'annonce brutale de la catastrophe, les grognements et la poésie de l'amour.

Regardez, Clarice. Regardez dans le poêlon. S'il est convenablement récuré, il doit être comme un sombre étang, n'est-ce pas ? La même impression que de se pencher sur un puits: vous ne trouvez pas votre reflet exact au fond, non, mais vous vous y distinguez tout de même, pas vrai ? Avec la lumière derrière, on vous croirait grimée en Noire, la couronne électrique de votre chevelure embrasée.

Nous ne sommes tous que du carbone dérivé, Clarice. Vous, et le poêlon, et votre cher papa dans sa tombe, aussi raide et froid que cet ustensile de cuisine. Tout est encore là, il suffit d'écouter. Que disaient-ils vraiment, vos si méritants géniteurs, qui étaient-ils en réalité, dans la réalité de souvenirs concrets, non dans les illusions qui oppressent votre cœur ?

Pourquoi votre père n'était-il pas shérif adjoint, bien vu des magistrats et de leurs laquais ? Pourquoi votre mère a-t-elle dû nettoyer des chambres de motel afin d'assurer votre subsistance, même si elle n'a pas été capable de s'occuper de vous jusqu'à ce que vous voliez de vos propres ailes ?

Quel est le souvenir le plus vivace que vous gardiez de leur cuisine ? Pas de l'hôpital, non. De la cuisine.

 

Ma mère essuyant le sang sur le chapeau de mon père.

 

Quel est votre meilleur souvenir de la cuisine ?

 

Mon père pelant des oranges avec son vieux couteau au bout cassé et partageant les quartiers avec moi.

 

Votre père était un vulgaire veilleur de nuit, Clarice. Et votre mère une bonniche.

Une belle carrière au service de l'État, était-ce votre ambition, ou la leur ? Jusqu'où votre père aurait-il eu à courber l'échine pour se plier aux diktats d'une bureaucratie rancie ? Combien de fessiers aurait-il dû lécher ? L'avez-vous jamais vu ramper, flagorner?

Vos supérieurs, Clarice, ont-ils déjà fait preuve d'un quelconque sens moral ? Et vos parents ? Et si c'est le cas, partageaient-ils les mêmes valeurs, les uns et les autres ?

Regardez dans le poêlon et racontez-moi. Regardez dans la fonte, elle est intègre, elle. Avez-vous déçu vos parents disparus ? Auraient-ils voulu que vous léchiez des bottes ? Quelle était leur conception de la force de caractère ?

Vous pouvez être aussi forte que vous le souhaitez, Clarice. Vous êtes une lutteuse. L'ennemi est mort, l'enfant épargné. Vous êtes une guerrière.

Les éléments chimiques les plus stables, Clarice, se trouvent au milieu du tableau périodique des éléments. Entre le fer et l'argent, en gros.

Entre le fer et l'argent. Je crois que cela vous convient bien.

 

Hannibal Lecter.

 

P-S. : Vous me devez encore des informations à votre sujet, savez-vous ? Dites-moi si vous vous réveillez toujours la nuit en entendant les agneaux pleurer. Un dimanche quelconque, publiez une annonce dans les messages personnels de l'édition nationale du Times, de l'International Herald Tribune et du China Mail. Adressez-la à A.A. Aaron, de sorte qu'elle figure en tête de liste, et signez Hannah.

 

Tout en lisant ces mots, Starling les entendait prononcés par cette même voix qui l'avait jadis raillée, agressée, poussée dans ses derniers retranchements, qui lui avait ouvert l'esprit au sein des ténèbres du quartier de haute sécurité, à l'asile de fous, quand elle avait dû troquer son intégrité contre des renseignements cruciaux que Lecter détenait sur le compte de « Buffalo Bill ». L'âpreté métallique de cette voix qui avait perdu l'habitude de s'élever résonnait encore dans ses rêves. Dans un coin du plafond, une araignée avait tissé une toile toute fraîche. Starling la contempla, tandis que ses pensées oscillaient entre soulagement et tristesse, tristesse et soulagement. Soulagée par l'aide apportée, l'espoir d'une guérison. Soulagée et triste de voir que l'agence de réexpédition postale utilisée par le Dr Lecter à Los Angeles devait compter un employé peu scrupuleux parmi son personnel : il y avait une étiquette d'affranchissement, cette fois. Jack Crawford allait être ravi par cette lettre, tout comme la direction des postes et le laboratoire d'analyses.


 

 

La chambre dans laquelle Mason passe sa vie est silencieuse, et cependant animée de sa propre respiration : le chuintement rythmé du poumon artificiel qui lui donne son souffle. Tout est obscur à l'exception du grand aquarium faiblement éclairé où une anguille exotique s'enroule et se déroule en un huit interminable dont l'ombre se déplace comme un ruban énigmatique sur les murs.

Les cheveux de Mason sont ramassés en une natte épaisse qui repose sur le couvercle du poumon artificiel dans lequel son torse est emprisonné. Un assemblage de tuyaux est accroché devant lui, suggérant quelque étrange flûte de Pan.

Sa langue acérée jaillit d'entre ses mâchoires et s'entortille autour de l'extrémité d'un tube tandis qu'il aspire une nouvelle bouffée d'oxygène. Aussitôt, une voix s'élève du hautparleur fixé à côté de son lit surélevé :

- Oui, monsieur?

- Le Tattler.

Les consonnes initiales sont gommées, mais la voix est puissante, profonde. Une voix de présentateur de radio.

- Eh bien, en première page, il y a...

- Pas besoin de me le lire. Envoyez-moi ça sur l'écran.

Son élocution n'est qu'un amas de voyelles.

Un énorme moniteur suspendu au mur se met à grésiller. Ses reflets d'un bleu-vert tournent au rose quand le gros titre rouge du Tattler s'affiche : « L'Ange de la mort : Clarice Starling, la machine à tuer du FBI. » Le temps de trois lentes respirations du poumon d'acier, Mason visionne l'ensemble de l'article.

Il peut agrandir les photographies sur l'écran, en cliquant avec l'unique main qui émerge des couvertures, une araignée de mer blafarde qui se meut plus sous l'action pénible des doigts que par la volonté de son bras atrophié, l'index et le majeur palpitant telles des antennes pour suppléer sa vision déficiente, pendant que le pouce, l'annulaire et l'auriculaire font office de pattes tâtonnant après la télécommande.

Mason a du mal à lire. Collé à son unique œil, un monocle électrique émet un bref sifflement toutes les trente secondes lorsqu'il vaporise de sérum son globe oculaire privé de paupière, opération qui brouille souvent le verre grossisseur. Il lui faut une bonne vingtaine de minutes pour parvenir au bout du reportage et de l'encadré.

- Envoyez la radio, commande-t-il, quand il a terminé.

Après un blanc, un cliché aux rayons X apparaît sur l'écran. C'est une main, visiblement endommagée. Un autre plan lui succède, avec tout le bras cette fois. Une flèche collée sur le tirage pointe une ancienne fracture à l'humérus, à mi-chemin entre le coude et l'épaule.

Mason le contemple longuement avant de croasser :

- La lettre, maintenant.

Une écriture cursive envahit le moniteur, amplifiée jusqu'à l'absurde.

« Chère Clarice, j'ai suivi avec le plus grand intérêt les péripéties de votre disgrâce publique... » Sous le seul rythme des mots, de vieux souvenirs remontent en lui et tout se met à tourner, le lit, la chambre. Ils arrachent la croûte de ses rêves innommables, précipitent les battements son cœur jusqu'à le faire manquer d'air. Percevant son excitation, l'appareil respiratoire accélère ses pulsations.

Par-dessus le poumon d'acier, il déchiffre péniblement, comme s'il lisait un livre sur un cheval au trot. A la fin, il ne peut pas fermer son œil de cyclope, mais son esprit abandonne l'effort de la vision pour réfléchir. La machine se calme peu à peu. Il souffle à nouveau dans son tuyau.

- Monsieur ?

- Passez-moi Vellmore, sur le casque. Et coupez le hautparleur.

- Clarice Starling, ahane-t-il dans la bouffée d'air que lui procure l'appareil.

Le nom ne comporte pas de consonne explosive, il l'a très bien prononcé. Tous les sons y étaient. En attendant la communication téléphonique, il s'assoupit un instant, alors que l'ombre de l'anguille rampe sur ses draps, son visage, ses cheveux nattés.


 

 

Buzzard's Point, la Pointe du Busard, le siège du FBI pour le district de Columbia et Washington, tire son nom des charognards qui venaient s'assembler près de l'hôpital édifié sur ce site au temps de la guerre civile.

Ce jour-là, c'était une théorie de hauts fonctionnaires appartenant aux trois services officiels concernés qui s'y était donné rendez-vous pour décider du sort de Clarice Starling.

Elle était assise sur l'épaisse moquette du bureau de son chef, seule, le sang qui pulsait sous son pansement bourdonnant dans sa tête. Au-dessus de ce battement sourd, elle percevait les voix des hommes réunis dans la salle de conférences adjacente, étouffées par la porte en verre dépoli.

Le fier emblème du FBI et sa devise, « Fidélité, Courage, Intégrité », se détachaient joliment en incrustations dorées sur la porte. Derrière, une conversation animée se poursuivait, dans laquelle Starling distinguait parfois son nom, mais rien de plus.

Du bureau, on avait une belle vue sur le port de plaisance et, plus loin encore, sur Fort McNair, la forteresse où les suspects, après l'assassinat de Lincoln, avaient été pendus. Une image traversa l'esprit de Starling : celle de Mary Surratt passant devant le cercueil qui l'attendait pour monter sur le gibet, puis se tenant au-dessus de la trappe, ses jupes attachées autour de ses chevilles, afin de prévenir toute indécence lorsqu'elle tomberait dans le fracas et l'obscurité finale.

Elle entendit les chaises racler le sol tandis que les participants à la réunion se levaient. Peu à peu, ils apparurent dans la pièce où elle se trouvait. Elle reconnut certains visages. Grand Dieu, il y avait Noonan, le grand manitou régnant sur tout les services opérationnels du FBI ! Et là, c'était son mauvais génie: Paul Krendler, du département de la Justice, avec son long cou et ses oreilles plantées haut sur son crâne, telles celles d'une hyène. Un arriviste, l'éminence grise agissant dans l'ombre de l'inspecteur général. Depuis qu'elle l'avait devancé en mettant la main sur le serial killer surnommé Buffalo Bill lors d'une affaire très fameuse sept ans plus tôt, Krendler s'était ingénié à lui empoisonner sa vie professionnelle par tous les moyens, et à distiller son venin contre elle auprès du service des carrières.

Pas un d'entre eux ne s'était retrouvé sur le terrain avec elle, n'avait procédé à une arrestation, essuyé le feu ou cherché les éclats de verre dans ses cheveux après une intervention à ses côtés.

Aucun d'eux ne croisa son regard jusqu'au moment où ils la regardèrent tous d'un seul bloc, comme un troupeau qui porte soudain son attention sur la brebis galeuse en son sein.

- Prenez place, agent Starling.

Son chef, l'agent spécial Clint Pearsall, frottait son poignet massif avec une telle insistance qu'on aurait pu croire que le bracelet de sa montre le blessait. Les yeux baissés, il lui désigna du menton un fauteuil installé face aux fenêtres. Dans un interrogatoire, se voir offrir un siège n'est pas une marque d'honneur.

Les sept hommes restèrent debout, sombres silhouettes découpées par la vive lumière du jour venue du dehors. Elle ne distinguait plus leurs traits maintenant, seulement leurs jambes et leurs pieds. Cinq d'entre eux portaient les mocassins à semelles épaisses qu'affectionnent les provinciaux débrouillards qui ont fait leur chemin à Washington. Une paire de lourdes Thom McAn et une de chaussures de ville Florsheim complétaient l'ensemble. Une odeur de cirage échauffé par des pieds trop engoncés flottait dans l'air.

- Au cas où vous ne connaîtriez pas tout le monde, agent Starling, voici le sous-directeur Noonan... Je présume que vous savez de qui je parle, évidemment. Et voici John Eldredge, du DRD ; Bob Sneed, du BATF ; Benny Holcomb, du cabinet du maire, et Larkin Wainwright, ici présent, représente notre commission de déontologie. Quant à Paul Krendler, du bureau de l'inspecteur général au département de la justice... Vous connaissez Paul, bien entendu. Eh bien, il est avec nous aujourd'hui de manière officieuse. Je veux dire qu'il est là et qu'il n'est pas là. C'est un service qu'il nous rend en venant simplement nous aider à prévenir les ennuis, si vous voyez ce que je veux dire...

Starling connaissait bien la définition ironique d'un enquêteur fédéral : quelqu'un qui arrive sur le champ de bataille quand tout est fini et qui s'empresse d'achever les blessés à la baïonnette.

Quelques-unes des silhouettes saluèrent d'un bref signe de tête. Le cou tendu, les hommes jaugeaient la jeune femme sur laquelle ils s'apprêtaient à fondre. Un court silence tomba, rompu par Bob Sneed. Starling se rappela qu'il avait été parmi les bonimenteurs officiels chargés de désamorcer le scandale provoqué par l'intervention désastreuse contre la secte de Waco. Il était à tu et à toi avec Krendler et jouissait lui aussi d'une réputation d'arriviste acharné.

- Agent Starling, vous avez pris connaissance de la couverture médiatique de cette affaire. Publiquement, le fait que vous avez abattu Evelda Drumgo est entendu. C'est regrettable, mais on a fait de vous une sorte de démon...

Elle resta de marbre.

- Agent Starling ?

- Je ne suis pas concernée par ce que raconte la presse, Mr Sneed.

- Cette femme avait son bébé dans les bras, vous comprenez quand même le problème que cela pose !

- Non, pas dans les bras, dans un harnais sur sa poitrine, et elle avait les mains fourrées derrière, sous une couverture, où elle dissimulait son MAC 10.

- Vous avez vu le rapport d'autopsie ?

- Non.

- Mais vous n'avez jamais nié avoir tiré.

- Pourquoi ? Vous pensez que j'allais le nier parce que vous n'avez pas retrouvé la cartouche ?

Elle se tourna vers son supérieur :

- Mr Pearsall, nous sommes entre nous, n'est-ce pas ?

- Tout à fait.

- Alors, dans ce cas, pourquoi Mr Sneed a-t-il un fil à sa cravate ? Ce genre de micros miniatures, cela fait des années qu'ils ont arrêté d'en fabriquer à la division technique. Il est en train de tout enregistrer sur le F-Bird qu'il a dans la pochette de sa chemise. C'est l'usage, de s'espionner entre services, maintenant ?

Pearsall devint rouge comme une tomate. Si Sneed était réellement équipé ainsi, c'était d'une perfidie révoltante, en effet. Mais personne ne voudrait prendre le risque de s'entendre après coup sur la bande en train de lui demander de couper son enregistrement.

- Nous n'avons pas besoin de grands airs et d'accusations, s'indigna Sneed, pâle de rage. Nous sommes ici pour vous aider.

- Pour m'aider à quoi ? C'est votre département qui a contacté le Bureau pour que je vous aide dans cette action, moi. J'ai donné deux occasions à Evelda Drumgo de se rendre saine et sauve. Elle avait une arme sous la couverture du bébé. Elle avait déjà abattu John Brigham. Je ne souhaitais qu'une chose, qu'elle laisse tomber, mais elle ne l'a pas fait. Elle m'a tiré dessus. J'ai répliqué. Elle est morte. Euh, Mr Sneed, vous devriez peut-être vérifier la place qui reste sur votre cassette, là ?

- Vous aviez connaissance anticipée de la présence d'Evelda Drumgo ? intervint Eldredge.

- « Connaissance anticipée » ? C'est dans la camionnette, déjà en route, que l'agent Brigham m'a annoncé qu'elle était au travail dans le labo clandestin. Et il m'a chargée de m'occuper d'elle.


Date: 2015-12-18; view: 796


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