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LES TROIS MOUSQUETAIRES 62 page

Et, comme il la liait en disant ces paroles, Milady poussa deux ou trois cris sauvages, qui firent un effet sombre et étrange en s’envolant dans la nuit et en se perdant dans les profondeurs du bois.

 

« Mais si je suis coupable, si j’ai commis les crimes dont vous m’accusez, hurlait Milady, conduisez-moi devant un tribunal, vous n’êtes pas des juges, vous, pour me condamner.

 

– Je vous avais proposé Tyburn, dit Lord de Winter, pourquoi n’avez-vous pas voulu ?

 

– Parce que je ne veux pas mourir ! s’écria Milady en se débattant, parce que je suis trop jeune pour mourir !

 

– La femme que vous avez empoisonnée à Béthune était plus jeune encore que vous, madame, et cependant elle est morte, dit d’Artagnan.

 

– J’entrerai dans un cloître, je me ferai religieuse, dit Milady.

 

– Vous étiez dans un cloître, dit le bourreau, et vous en êtes sortie pour perdre mon frère. »

 

Milady poussa un cri d’effroi, et tomba sur ses genoux.

 

Le bourreau la souleva sous les bras, et voulut l’emporter vers le bateau.

 

« Oh ! mon Dieu ! s’écria-t-elle, mon Dieu ! allez-vous donc me noyer ! »

 

Ces cris avaient quelque chose de si déchirant, que d’Artagnan, qui d’abord était le plus acharné à la poursuite de Milady, se laissa aller sur une souche, et pencha la tête, se bouchant les oreilles avec les paumes de ses mains ; et cependant, malgré cela, il l’entendait encore menacer et crier.

 

D’Artagnan était le plus jeune de tous ces hommes, le cœur lui manqua.

 

« Oh ! je ne puis voir cet affreux spectacle ! je ne puis consentir à ce que cette femme meure ainsi ! »

 

Milady avait entendu ces quelques mots, et elle s’était reprise à une lueur d’espérance.

 

« D’Artagnan ! d’Artagnan ! cria-t-elle, souviens-toi que je t’ai aimé ! »

 

Le jeune homme se leva et fit un pas vers elle.

 

Mais Athos, brusquement, tira son épée, se mit sur son chemin.

 

« Si vous faites un pas de plus, d’Artagnan, dit-il, nous croiserons le fer ensemble.

 

D’Artagnan tomba à genoux et pria.

 

« Allons, continua Athos, bourreau, fais ton devoir.

 

– Volontiers, Monseigneur, dit le bourreau, car aussi vrai que je suis bon catholique, je crois fermement être juste en accomplissant ma fonction sur cette femme.

 

– C’est bien. »

 

Athos fit un pas vers Milady.

 

« Je vous pardonne, dit-il, le mal que vous m’avez fait ; je vous pardonne mon avenir brisé, mon honneur perdu, mon amour souillé et mon salut à jamais compromis par le désespoir où vous m’avez jeté. Mourez en paix. »



 

Lord de Winter s’avança à son tour.

 

« Je vous pardonne, dit-il, l’empoisonnement de mon frère, I’assassinat de Sa Grâce Lord Buckingham ; je vous pardonne la mort du pauvre Felton, je vous pardonne vos tentatives sur ma personne. Mourez en paix.

 

– Et moi, dit d’Artagnan, pardonnez-moi, madame, d’avoir, par une fourberie indigne d’un gentilhomme, provoqué votre colère ; et, en échange, je vous pardonne le meurtre de ma pauvre amie et vos vengeances cruelles pour moi, je vous pardonne et je pleure sur vous. Mourez en paix.

 

I am lost ! murmura en anglais Milady. I must die. »

 

Alors elle se releva d’elle-même, jeta tout autour d’elle un de ces regards clairs qui semblaient jaillir d’un œil de flamme.

 

Elle ne vit rien.

 

Elle écouta et n’entendit rien.

 

Elle n’avait autour d’elle que des ennemis.

 

« Où vais-je mourir ? dit-elle.

 

– Sur l’autre rive », répondit le bourreau.

 

Alors il la fit entrer dans la barque, et, comme il allait y mettre le pied, Athos lui remit une somme d’argent.

 

« Tenez, dit-il, voici le prix de l’exécution ; que l’on voie bien que nous agissons en juges.

 

– C’est bien, dit le bourreau ; et que maintenant, à son tour, cette femme sache que je n’accomplis pas mon métier, mais mon devoir. »

 

Et il jeta l’argent dans la rivière.

 

Le bateau s’éloigna vers la rive gauche de la Lys, emportant la coupable et l’exécuteur ; tous les autres demeurèrent sur la rive droite, où ils étaient tombés à genoux.

 

Le bateau glissait lentement le long de la corde du bac, sous le reflet d’un nuage pâle qui surplombait l’eau en ce moment.

 

On le vit aborder sur l’autre rive ; les personnages se dessinaient en noir sur l’horizon rougeâtre.

 

Milady, pendant le trajet, était parvenue à détacher la corde qui liait ses pieds : en arrivant sur le rivage, elle sauta légèrement à terre et prit la fuite.

 

Mais le sol était humide ; en arrivant au haut du talus, elle glissa et tomba sur ses genoux.

 

Une idée superstitieuse la frappa sans doute ; elle comprit que le Ciel lui refusait son secours et resta dans l’attitude où elle se trouvait, la tête inclinée et les mains jointes.

 

Alors on vit, de l’autre rive, le bourreau lever lentement ses deux bras, un rayon de lune se refléta sur la lame de sa large épée, les deux bras retombèrent ; on entendit le sifflement du cimeterre et le cri de la victime, puis une masse tronquée s’affaissa sous le coup.

 

Alors le bourreau détacha son manteau rouge, l’étendit à terre, y coucha le corps, y jeta la tête, le noua par les quatre coins, le chargea sur son épaule et remonta dans le bateau.

 

Arrivé au milieu de la Lys, il arrêta la barque, et suspendant son fardeau au-dessus de la rivière :

 

« Laissez passer la justice de Dieu ! » cria-t-il à haute voix.

 

Et il laissa tomber le cadavre au plus profond de l’eau, qui se referma sur lui.

 

Trois jours après, les quatre mousquetaires rentraient à Paris ; ils étaient restés dans les limites de leur congé, et le même soir ils allèrent faire leur visite accoutumée à M. de Tréville.

 

« Eh bien, messieurs, leur demanda le brave capitaine, vous êtes-vous bien amusés dans votre excursion ?

 

– Prodigieusement », répondit Athos, les dents serrées.

 

CHAPITRE LXVII
CONCLUSION

Le 6 du mois suivant, le roi, tenant la promesse qu’il avait faite au cardinal de quitter Paris pour revenir à La Rochelle, sortit de sa capitale tout étourdi encore de la nouvelle qui venait de s’y répandre que Buckingham venait d’être assassiné.

 

Quoique prévenue que l’homme qu’elle avait tant aimé courait un danger, la reine, lorsqu’on lui annonça cette mort, ne voulut pas la croire ; il lui arriva même de s’écrier imprudemment :

 

« C’est faux ! il vient de m’écrire. »

 

Mais le lendemain il lui fallut bien croire à cette fatale nouvelle ; La Porte, retenu comme tout le monde en Angleterre par les ordres du roi Charles Ier, arriva porteur du dernier et funèbre présent que Buckingham envoyait à la reine.

 

La joie du roi avait été très vive ; il ne se donna pas la peine de la dissimuler et la fit même éclater avec affectation devant la reine. Louis XIII, comme tous les cœurs faibles, manquait de générosité.

 

Mais bientôt le roi redevint sombre et mal portant : son front n’était pas de ceux qui s’éclaircissent pour longtemps ; il sentait qu’en retournant au camp il allait reprendre son esclavage, et cependant il y retournait.

 

Le cardinal était pour lui le serpent fascinateur et il était, lui, l’oiseau qui voltige de branche en branche sans pouvoir lui échapper.

 

Aussi le retour vers La Rochelle était-il profondément triste. Nos quatre amis surtout faisaient l’étonnement de leurs camarades ; ils voyageaient ensemble, côte à côte, l’œil sombre et la tête baissée. Athos relevait seul de temps en temps son large front ; un éclair brillait dans ses yeux, un sourire amer passait sur ses lèvres, puis, pareil à ses camarades, il se laissait de nouveau aller à ses rêveries.

 

Aussitôt l’arrivée de l’escorte dans une ville, dès qu’ils avaient conduit le roi à son logis, les quatre amis se retiraient ou chez eux ou dans quelque cabaret écarté, où ils ne jouaient ni ne buvaient ; seulement ils parlaient à voix basse en regardant avec attention si nul ne les écoutait.

 

Un jour que le roi avait fait halte sur la route pour voler la pie, et que les quatre amis, selon leur habitude, au lieu de suivre la chasse, s’étaient arrêtés dans un cabaret sur la grande route, un homme, qui venait de La Rochelle à franc étrier, s’arrêta à la porte pour boire un verre de vin, et plongea son regard dans l’intérieur de la chambre où étaient attablés les quatre mousquetaires.

 

« Holà ! monsieur d’Artagnan ! dit-il, n’est-ce point vous que je vois là-bas ? »

 

D’Artagnan leva la tête et poussa un cri de joie. Cet homme qu’il appelait son fantôme, c’était son inconnu de Meung, de la rue des Fossoyeurs et d’Arras.

 

D’Artagnan tira son épée et s’élança vers la porte.

 

Mais cette fois, au lieu de fuir, l’inconnu s’élança à bas de son cheval, et s’avança à la rencontre de d’Artagnan.

 

« Ah ! monsieur, dit le jeune homme, je vous rejoins donc enfin ; cette fois vous ne m’échapperez pas.

 

– Ce n’est pas mon intention non plus, monsieur, car cette fois je vous cherchais ; au nom du roi, je vous arrête et dis que vous ayez à me rendre votre épée, monsieur, et cela sans résistance ; il y va de la tête, je vous en avertis.

 

– Qui êtes-vous donc ? demanda d’Artagnan en baissant son épée, mais sans la rendre encore.

 

– Je suis le chevalier de Rochefort, répondit l’inconnu, l’écuyer de M. le cardinal de Richelieu, et j’ai ordre de vous ramener à Son Éminence.

 

– Nous retournons auprès de Son Éminence, monsieur le chevalier, dit Athos en s’avançant, et vous accepterez bien la parole de M. d’Artagnan, qu’il va se rendre en droite ligne à La Rochelle.

 

– Je dois le remettre entre les mains des gardes qui le ramèneront au camp.

 

– Nous lui en servirons, monsieur, sur notre parole de gentilshommes ; mais sur notre parole de gentilshommes aussi, ajouta Athos en fronçant le sourcil, M. d’Artagnan ne nous quittera pas. »

 

Le chevalier de Rochefort jeta un coup d’œil en arrière et vit que Porthos et Aramis s’étaient placés entre lui et la porte ; il comprit qu’il était complètement à la merci de ces quatre hommes.

 

« Messieurs, dit-il, si M. d’Artagnan veut me rendre son épée, et joindre sa parole à la vôtre, je me contenterai de votre promesse de conduire M. d’Artagnan au quartier de Mgr le cardinal.

 

– Vous avez ma parole, monsieur, dit d’Artagnan, et voici mon épée.

 

– Cela me va d’autant mieux, ajouta Rochefort, qu’il faut que je continue mon voyage.

 

– Si c’est pour rejoindre Milady, dit froidement Athos, c’est inutile, vous ne la retrouverez pas.

 

– Qu’est-elle donc devenue ? demanda vivement Rochefort.

 

– Revenez au camp et vous le saurez. »

 

Rochefort demeura un instant pensif, puis, comme on n’était plus qu’à une journée de Surgères, jusqu’où le cardinal devait venir au-devant du roi, il résolut de suivre le conseil d’Athos et de revenir avec eux.

 

D’ailleurs ce retour lui offrait un avantage, c’était de surveiller lui-même son prisonnier.

 

On se remit en route.

 

Le lendemain, à trois heures de l’après-midi, on arriva à Surgères. Le cardinal y attendait Louis XIII. Le ministre et le roi y échangèrent force caresses, se félicitèrent de l’heureux hasard qui débarrassait la France de l’ennemi acharné qui ameutait l’Europe contre elle. Après quoi, le cardinal, qui avait été prévenu par Rochefort que d’Artagnan était arrêté, et qui avait hâte de le voir, prit congé du roi en l’invitant à venir voir le lendemain les travaux de la digue qui étaient achevés.

 

En revenant le soir à son quartier du pont de La Pierre, le cardinal trouva debout, devant la porte de la maison qu’il habitait, d’Artagnan sans épée et les trois mousquetaires armés.

 

Cette fois, comme il était en force, il les regarda sévèrement, et fit signe de l’œil et de la main à d’Artagnan de le suivre.

 

D’Artagnan obéit.

 

« Nous t’attendrons, d’Artagnan », dit Athos assez haut pour que le cardinal l’entendit.

 

Son Éminence fronça le sourcil, s’arrêta un instant, puis continua son chemin sans prononcer une seule parole.

 

D’Artagnan entra derrière le cardinal, et Rochefort derrière d’Artagnan ; la porte fut gardée.

 

Son Éminence se rendit dans la chambre qui lui servait de cabinet, et fit signe à Rochefort d’introduire le jeune mousquetaire.

 

Rochefort obéit et se retira.

 

D’Artagnan resta seul en face du cardinal ; c’était sa seconde entrevue avec Richelieu, et il avoua depuis qu’il avait été bien convaincu que ce serait la dernière.

 

Richelieu resta debout, appuyé contre la cheminée, une table était dressée entre lui et d’Artagnan.

 

« Monsieur, dit le cardinal, vous avez été arrêté par mes ordres.

 

– On me l’a dit, Monseigneur.

 

– Savez-vous pourquoi ?

 

– Non, Monseigneur ; car la seule chose pour laquelle je pourrais être arrêté est encore inconnue de Son Éminence. »

 

Richelieu regarda fixement le jeune homme.

 

« Oh ! Oh ! dit-il, que veut dire cela ?

 

– Si Monseigneur veut m’apprendre d’abord les crimes qu’on m’impute, je lui dirai ensuite les faits que j’ai accomplis.

 

– On vous impute des crimes qui ont fait choir des têtes plus hautes que la vôtre, monsieur ! dit le cardinal.

 

– Lesquels, Monseigneur ? demanda d’Artagnan avec un calme qui étonna le cardinal lui-même.

 

– On vous impute d’avoir correspondu avec les ennemis du royaume, on vous impute d’avoir surpris les secrets de l’État, on vous impute d’avoir essayé de faire avorter les plans de votre général.

 

– Et qui m’impute cela, Monseigneur ? dit d’Artagnan, qui se doutait que l’accusation venait de Milady : une femme flétrie par la justice du pays, une femme qui a épousé un homme en France et un autre en Angleterre, une femme qui a empoisonné son second mari et qui a tenté de m’empoisonner moi-même !

 

– Que dites-vous donc là ? Monsieur, s’écria le cardinal étonné, et de quelle femme parlez-vous ainsi ?

 

– De Milady de Winter, répondit d’Artagnan ; oui, de Milady de Winter, dont, sans doute, Votre Éminence ignorait tous les crimes lorsqu’elle l’a honorée de sa confiance.

 

– Monsieur, dit le cardinal, si Milady de Winter a commis les crimes que vous dites, elle sera punie.

 

– Elle l’est, Monseigneur.

 

– Et qui l’a punie ?

 

– Nous.

 

– Elle est en prison ?

 

– Elle est morte.

 

– Morte ! répéta le cardinal, qui ne pouvait croire à ce qu’il entendait : morte ! n’avez-vous pas dit qu’elle était morte ?

 

– Trois fois elle avait essayé de me tuer, et je lui avais pardonné, mais elle a tué la femme que j’aimais. Alors, mes amis et moi, nous l’avons prise, jugée et condamnée. »

 

D’Artagnan alors raconta l’empoisonnement de Mme Bonacieux dans le couvent des Carmélites de Béthune, le jugement de la maison isolée, l’exécution sur les bords de la Lys.

 

Un frisson courut par tout le corps du cardinal, qui cependant ne frissonnait pas facilement.

 

Mais tout à coup, comme subissant l’influence d’une pensée muette, la physionomie du cardinal, sombre jusqu’alors, s’éclaircit peu à peu et arriva à la plus parfaite sérénité.

 

« Ainsi, dit-il avec une voix dont la douceur contrastait avec la sévérité de ses paroles, vous vous êtes constitués juges, sans penser que ceux qui n’ont pas mission de punir et qui punissent sont des assassins !

 

– Monseigneur, je vous jure que je n’ai pas eu un instant l’intention de défendre ma tête contre vous. Je subirai le châtiment que Votre Éminence voudra bien m’infliger. Je ne tiens pas assez à la vie pour craindre la mort.

 

– Oui, je le sais, vous êtes un homme de cœur, monsieur, dit le cardinal avec une voix presque affectueuse ; je puis donc vous dire d’avance que vous serez jugé, condamné même.

 

– Un autre pourrait répondre à Votre Éminence qu’il a sa grâce dans sa poche ; moi je me contenterai de vous dire : « Ordonnez, Monseigneur, je suis prêt. »

 

– Votre grâce ? dit Richelieu surpris.

 

– Oui, Monseigneur, dit d’Artagnan.

 

– Et signée de qui ? du roi ? »

 

Et le cardinal prononça ces mots avec une singulière expression de mépris.

 

« Non, de Votre Éminence.

 

– De moi ? vous êtes fou, monsieur ?

 

– Monseigneur reconnaîtra sans doute son écriture. »

 

Et d’Artagnan présenta au cardinal le précieux papier qu’Athos avait arraché à Milady, et qu’il avait donné à d’Artagnan pour lui servir de sauvegarde.

 

Son Éminence prit le papier et lut d’une voix lente et en appuyant sur chaque syllabe :

 

« C’est par mon ordre et pour le bien de État que le porteur du présent a fait ce qu’il a fait.

 

« Au camp devant La Rochelle, ce 5 août 1628.

 

« Richelieu. »

 

Le cardinal, après avoir lu ces deux lignes, tomba dans une rêverie profonde, mais il ne rendit pas le papier à d’Artagnan.

 

« Il médite de quel genre de supplice il me fera mourir, se dit tout bas d’Artagnan ; eh bien, ma foi ! il verra comment meurt un gentilhomme. »

 

Le jeune mousquetaire était en excellente disposition pour trépasser héroïquement.

 

Richelieu pensait toujours, roulait et déroulait le papier dans ses mains. Enfin il leva la tête, fixa son regard d’aigle sur cette physionomie loyale, ouverte, intelligente, lut sur ce visage sillonné de larmes toutes les souffrances qu’il avait endurées depuis un mois, et songea pour la troisième ou quatrième fois combien cet enfant de vingt et un ans avait d’avenir, et quelles ressources son activité, son courage et son esprit pouvaient offrir à un bon maître.

 

D’un autre côté, les crimes, la puissance, le génie infernal de Milady l’avaient plus d’une fois épouvanté. Il sentait comme une joie secrète d’être à jamais débarrassé de ce complice dangereux.

 

Il déchira lentement le papier que d’Artagnan lui avait si généreusement remis.

 

« Je suis perdu », dit en lui-même d’Artagnan.

 

Et il s’inclina profondément devant le cardinal en homme qui dit : « Seigneur, que votre volonté soit faite ! »

 

Le cardinal s’approcha de la table, et, sans s’asseoir, écrivit quelques lignes sur un parchemin dont les deux tiers étaient déjà remplis et y apposa son sceau.

 

« Ceci est ma condamnation, dit d’Artagnan ; il m’épargne l’ennui de la Bastille et les lenteurs d’un jugement. C’est encore fort aimable à lui. »

 

« Tenez, monsieur, dit le cardinal au jeune homme, je vous ai pris un blanc-seing et je vous en rends un autre. Le nom manque sur ce brevet : vous l’écrirez vous-même. »

 

D’Artagnan prit le papier en hésitant et jeta les yeux dessus.

 

C’était une lieutenance dans les mousquetaires.

 

D’Artagnan tomba aux pieds du cardinal.

 

« Monseigneur, dit-il, ma vie est à vous ; disposez-en désormais ; mais cette faveur que vous m’accordez, je ne la mérite pas : j’ai trois amis qui sont plus méritants et plus dignes…

 

– Vous êtes un brave garçon, d’Artagnan, interrompit le cardinal en lui frappant familièrement sur l’épaule, charmé qu’il était d’avoir vaincu cette nature rebelle. Faites de ce brevet ce qu’il vous plaira. Seulement rappelez-vous que, quoique le nom soit en blanc, c’est à vous que je le donne.

 

– Je ne l’oublierai jamais, répondit d’Artagnan. Votre Éminence peut en être certaine. »

 

Le cardinal se retourna et dit à haute voix :

 

« Rochefort ! »

 

Le chevalier, qui sans doute était derrière la porte entra aussitôt.

 

« Rochefort, dit le cardinal, vous voyez M. d’Artagnan ; je le reçois au nombre de mes amis ; ainsi donc que l’on s’embrasse et que l’on soit sage si l’on tient à conserver sa tête.

 

Rochefort et d’Artagnan s’embrassèrent du bout des lèvres ; mais le cardinal était là, qui les observait de son œil vigilant.

 

Ils sortirent de la chambre en même temps.

 

« Nous nous retrouverons, n’est-ce pas, monsieur ?

 

– Quand il vous plaira, fit d’Artagnan.

 

– L’occasion viendra, répondit Rochefort.

 

– Hein ? » fit Richelieu en ouvrant la porte.

 

Les deux hommes se sourirent, se serrèrent la main et saluèrent Son Éminence.

 

« Nous commencions à nous impatienter, dit Athos.

 

– Me voilà, mes amis ! répondit d’Artagnan, non seulement libre, mais en faveur.

 

– Vous nous conterez cela ?

 

– Dès ce soir. »

 

En effet, dès le soir même d’Artagnan se rendit au logis d’Athos, qu’il trouva en train de vider sa bouteille de vin d’Espagne, occupation qu’il accomplissait religieusement tous les soirs.

 

Il lui raconta ce qui s’était passé entre le cardinal et lui, et tirant le brevet de sa poche :

 

« Tenez, mon cher Athos, voilà, dit-il, qui vous revient tout naturellement. »

 

Athos sourit de son doux et charmant sourire.

 

« Amis, dit-il, pour Athos c’est trop ; pour le comte de La Fère, c’est trop peu. Gardez ce brevet, il est à vous ; hélas, mon Dieu ! vous l’avez acheté assez cher. »

 

D’Artagnan sortit de la chambre d’Athos, et entra dans celle de Porthos.

 

Il le trouva vêtu d’un magnifique habit, couvert de broderies splendides, et se mirant dans une glace.

 

« Ah ! ah ! dit Porthos, c’est vous, cher ami ! comment trouvez-vous que ce vêtement me va ?

 

– À merveille, dit d’Artagnan, mais je viens vous proposer un habit qui vous ira mieux encore.

 

– Lequel ? demanda Porthos.

 

– Celui de lieutenant aux mousquetaires.

 

D’Artagnan raconta à Porthos son entrevue avec le cardinal, et tirant le brevet de sa poche :

 

« Tenez, mon cher, dit-il, écrivez votre nom là-dessus, et soyez bon chef pour moi.

 

Porthos jeta les yeux sur le brevet, et le rendit à d’Artagnan, au grand étonnement du jeune homme.


Date: 2015-12-17; view: 567


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