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LES TROIS MOUSQUETAIRES 61 page

 

Planchet se mit en quête du postillon qui avait conduit la chaise, et le retrouva. Il avait conduit la dame jusqu’à Fromelles, et de Fromelles elle était partie pour Armentières. Planchet prit la traverse, et à sept heures du matin il était à Armentières.

 

Il n’y avait qu’un seul hôtel, celui de la Poste. Planchet alla s’y présenter comme un laquais sans place qui cherchait une condition. Il n’avait pas causé dix minutes avec les gens de l’auberge, qu’il savait qu’une femme seule était arrivée à onze heures du soir, avait pris une chambre, avait fait venir le maître d’hôtel et lui avait dit qu’elle désirerait demeurer quelque temps dans les environs.

 

Planchet n’avait pas besoin d’en savoir davantage. Il courut au rendez-vous, trouva les trois laquais exacts à leur poste, les plaça en sentinelles à toutes les issues de l’hôtel, et vint trouver Athos, qui achevait de recevoir les renseignements de Planchet, lorsque ses amis rentrèrent.

 

Tous les visages étaient sombres et crispés, même le doux visage d’Aramis.

 

« Que faut-il faire ? demanda d’Artagnan.

 

– Attendre », répondit Athos.

 

Chacun se retira chez soi.

 

À huit heures du soir, Athos donna l’ordre de seller les chevaux, et fit prévenir Lord de Winter et ses amis qu’ils eussent à se préparer pour l’expédition.

 

En un instant tous cinq furent prêts. Chacun visita ses armes et les mit en état. Athos descendit le premier et trouva d’Artagnan déjà à cheval et s’impatientant.

 

« Patience, dit Athos, il nous manque encore quelqu’un. »

 

Les quatre cavaliers regardèrent autour d’eux avec étonnement, car ils cherchaient inutilement dans leur esprit quel était ce quelqu’un qui pouvait leur manquer.

 

En ce moment Planchet amena le cheval d’Athos, le mousquetaire sauta légèrement en selle.

 

« Attendez-moi, dit-il, je reviens. »

 

Et il partit au galop.

 

Un quart d’heure après, il revint effectivement accompagné d’un homme masqué et enveloppé d’un grand manteau rouge.

 

Lord de Winter et les trois mousquetaires s’interrogèrent du regard. Nul d’entre eux ne put renseigner les autres, car tous ignoraient ce qu’était cet homme. Cependant ils pensèrent que cela devait être ainsi, puisque la chose se faisait par l’ordre d’Athos.

 

À neuf heures, guidée par Planchet, la petite cavalcade se mit en route, prenant le chemin qu’avait suivi la voiture.



 

C’était un triste aspect que celui de ces six hommes courant en silence, plongés chacun dans sa pensée, mornes comme le désespoir, sombres comme le châtiment.

 

CHAPITRE LXV
LE JUGEMENT

C’était une nuit orageuse et sombre, de gros nuages couraient au ciel, voilant la clarté des étoiles ; la lune ne devait se lever qu’à minuit.

 

Parfois, à la lueur d’un éclair qui brillait à l’horizon, on apercevait la route qui se déroulait blanche et solitaire ; puis, l’éclair éteint, tout rentrait dans l’obscurité.

 

À chaque instant, Athos invitait d’Artagnan, toujours à la tête de la petite troupe, à reprendre son rang qu’au bout d’un instant il abandonnait de nouveau ; il n’avait qu’une pensée, c’était d’aller en avant, et il allait.

 

On traversa en silence le village de Festubert, où était resté le domestique blessé, puis on longea le bois de Richebourg ; arrivés à Herlies, Planchet, qui dirigeait toujours la colonne, prit à gauche.

 

Plusieurs fois, Lord de Winter, soit Porthos, soit Aramis, avaient essayé d’adresser la parole à l’homme au manteau rouge ; mais à chaque interrogation qui lui avait été faite, il s’était incliné sans répondre. Les voyageurs avaient alors compris qu’il y avait quelque raison pour que l’inconnu gardât le silence, et ils avaient cessé de lui adresser la parole.

 

D’ailleurs, l’orage grossissait, les éclairs se succédaient rapidement, le tonnerre commençait à gronder, et le vent, précurseur de l’ouragan, sifflait dans la plaine, agitant les plumes des cavaliers.

 

La cavalcade prit le grand trot.

 

Un peu au-delà de Fromelles, l’orage éclata ; on déploya les manteaux ; il restait encore trois lieues à faire : on les fit sous des torrents de pluie.

 

D’Artagnan avait ôté son feutre et n’avait pas mis son manteau ; il trouvait plaisir à laisser ruisseler l’eau sur son front brûlant et sur son corps agité de frissons fiévreux.

 

Au moment où la petite troupe avait dépassé Goskal et allait arriver à la poste, un homme, abrité sous un arbre, se détacha du tronc avec lequel il était resté confondu dans l’obscurité, et s’avança jusqu’au milieu de la route, mettant son doigt sur ses lèvres.

 

Athos reconnut Grimaud.

 

« Qu’y a-t-il donc ? s’écria d’Artagnan, aurait-elle quitté Armentières ? »

 

Grimaud fit de sa tête un signe affirmatif. D’Artagnan grinça des dents.

 

« Silence, d’Artagnan ! dit Athos, c’est moi qui me suis chargé de tout, c’est donc à moi d’interroger Grimaud.

 

– Où est-elle ? » demanda Athos.

 

Grimaud étendit la main dans la direction de la Lys.

 

« Loin d’ici ? » demanda Athos.

 

Grimaud présenta à son maître son index plié.

 

« Seule ? » demanda Athos.

 

Grimaud fit signe que oui.

 

« Messieurs, dit Athos, elle est seule à une demi-lieue d’ici, dans la direction de la rivière.

 

– C’est bien, dit d’Artagnan, conduis-nous, Grimaud. »

 

Grimaud prit à travers champs, et servit de guide à la cavalcade.

 

Au bout de cinq cents pas à peu près, on trouva un ruisseau, que l’on traversa à gué.

 

À la lueur d’un éclair, on aperçut le village d’Erquinghem.

 

« Est-ce là ? » demanda d’Artagnan.

 

Grimaud secoua la tête en signe de négation.

 

« Silence donc ! » dit Athos.

 

Et la troupe continua son chemin.

 

Un autre éclair brilla ; Grimaud étendit le bras, et à la lueur bleuâtre du serpent de feu on distingua une petite maison isolée, au bord de la rivière, à cent pas d’un bac. Une fenêtre était éclairée.

 

« Nous y sommes », dit Athos.

 

En ce moment, un homme couché dans le fossé se leva, c’était Mousqueton ; il montra du doigt la fenêtre éclairée.

 

« Elle est là, dit-il.

 

– Et Bazin ? demanda Athos.

 

– Tandis que je gardais la fenêtre, il gardait la porte.

 

– Bien, dit Athos, vous êtes tous de fidèles serviteurs. » Athos sauta à bas de son cheval, dont il remit la bride aux mains de Grimaud, et s’avança vers la fenêtre après avoir fait signe au reste de la troupe de tourner du côté de la porte.

 

La petite maison était entourée d’une haie vive, de deux ou trois pieds de haut. Athos franchit la haie, parvint jusqu’à la fenêtre privée de contrevents, mais dont les demi-rideaux étaient exactement tirés.

 

Il monta sur le rebord de pierre, afin que son œil pût dépasser la hauteur des rideaux.

 

À la lueur d’une lampe, il vit une femme enveloppée d’une mante de couleur sombre, assise sur un escabeau, près d’un feu mourant : ses coudes étaient posés sur une mauvaise table, et elle appuyait sa tête dans ses deux mains blanches comme l’ivoire.

 

On ne pouvait distinguer son visage, mais un sourire sinistre passa sur les lèvres d’Athos, il n’y avait pas à s’y tromper, c’était bien celle qu’il cherchait.

 

En ce moment un cheval hennit : Milady releva la tête, vit, collé à la vitre, le visage pâle d’Athos, et poussa un cri.

 

Athos comprit qu’il était reconnu, poussa la fenêtre du genou et de la main, la fenêtre céda, les carreaux se rompirent.

 

Et Athos, pareil au spectre de la vengeance, sauta dans la chambre.

 

Milady courut à la porte et l’ouvrit ; plus pâle et plus menaçant encore qu’Athos, d’Artagnan était sur le seuil.

 

Milady recula en poussant un cri. D’Artagnan, croyant qu’elle avait quelque moyen de fuir et craignant qu’elle ne leur échappât, tira un pistolet de sa ceinture ; mais Athos leva la main.

 

« Remets cette arme à sa place, d’Artagnan, dit-il, il importe que cette femme soit jugée et non assassinée. Attends encore un instant, d’Artagnan, et tu seras satisfait. Entrez, messieurs. »

 

D’Artagnan obéit, car Athos avait la voix solennelle et le geste puissant d’un juge envoyé par le Seigneur lui-même. Aussi, derrière d’Artagnan, entrèrent Porthos, Aramis, Lord de Winter et l’homme au manteau rouge.

 

Les quatre valets gardaient la porte et la fenêtre.

 

Milady était tombée sur sa chaise les mains étendues, comme pour conjurer cette terrible apparition ; en apercevant son beau-frère, elle jeta un cri terrible.

 

« Que demandez-vous ? s’écria Milady.

 

– Nous demandons, dit Athos, Charlotte Backson, qui s’est appelée d’abord la comtesse de La Fère, puis Lady de Winter, baronne de Sheffield.

 

– C’est moi, c’est moi ! murmura-t-elle au comble de la terreur, que me voulez-vous ?

 

– Nous voulons vous juger selon vos crimes, dit Athos : vous serez libre de vous défendre, justifiez-vous si vous pouvez. Monsieur d’Artagnan, à vous d’accuser le premier. »

 

D’Artagnan s’avança.

 

« Devant Dieu et devant les hommes, dit-il, j’accuse cette femme d’avoir empoisonné Constance Bonacieux, morte hier soir. »

 

Il se retourna vers Porthos et vers Aramis.

 

« Nous attestons », dirent d’un seul mouvement les deux mousquetaires.

 

D’Artagnan continua.

 

« Devant Dieu et devant les hommes, j’accuse cette femme d’avoir voulu m’empoisonner moi-même, dans du vin qu’elle m’avait envoyé de Villeroi, avec une fausse lettre, comme si le vin venait de mes amis ; Dieu m’a sauvé ; mais un homme est mort à ma place, qui s’appelait Brisemont.

 

– Nous attestons, dirent de la même voix Porthos et Aramis.

 

– Devant Dieu et devant les hommes, j’accuse cette femme de m’avoir poussé au meurtre du baron de Wardes ; et, comme personne n’est là pour attester la vérité de cette accusation, je l’atteste, moi.

 

« J’ai dit. »

 

Et d’Artagnan passa de l’autre côté de la chambre avec Porthos et Aramis.

 

« À vous, Milord ! » dit Athos.

 

Le baron s’approcha à son tour.

 

« Devant Dieu et devant les hommes, dit-il, j’accuse cette femme d’avoir fait assassiner le duc de Buckingham.

 

– Le duc de Buckingham assassiné ? s’écrièrent d’un seul cri tous les assistants.

 

– Oui, dit le baron, assassiné ! Sur la lettre d’avis que vous m’aviez écrite, j’avais fait arrêter cette femme, et je l’avais donnée en garde à un loyal serviteur ; elle a corrompu cet homme, elle lui a mis le poignard dans la main, elle lui a fait tuer le duc, et dans ce moment peut-être Felton paie de sa tête le crime de cette furie. »

 

Un frémissement courut parmi les juges à la révélation de ces crimes encore inconnus.

 

« Ce n’est pas tout, reprit Lord de Winter, mon frère, qui vous avait faite son héritière, est mort en trois heures d’une étrange maladie qui laisse des taches livides sur tout le corps. Ma sœur, comment votre mari est-il mort ?

 

– Horreur ! s’écrièrent Porthos et Aramis.

 

– Assassin de Buckingham, assassin de Felton, assassin de mon frère, je demande justice contre vous, et je déclare que si on ne me la fait pas, je me la ferai. »

 

Et Lord de Winter alla se ranger près de d’Artagnan, laissant la place libre à un autre accusateur.

 

Milady laissa tomber son front dans ses deux mains et essaya de rappeler ses idées confondues par un vertige mortel.

 

« À mon tour, dit Athos, tremblant lui-même comme le lion tremble à l’aspect du serpent, à mon tour. J’épousai cette femme quand elle était jeune fille, je l’épousai malgré toute ma famille ; je lui donnai mon bien, je lui donnai mon nom ; et un jour je m’aperçus que cette femme était flétrie : cette femme était marquée d’une fleur de lis sur l’épaule gauche.

 

– Oh ! dit Milady en se levant, je défie de retrouver le tribunal qui a prononcé sur moi cette sentence infâme. Je défie de retrouver celui qui l’a exécutée.

 

– Silence, dit une voix.

 

– À ceci, c’est à moi de répondre ! »

 

Et l’homme au manteau rouge s’approcha à son tour.

 

« Quel est cet homme, quel est cet homme ? » s’écria Milady suffoquée par la terreur et dont les cheveux se dénouèrent et se dressèrent sur sa tête livide comme s’ils eussent été vivants.

 

Tous les yeux se tournèrent sur cet homme, car à tous, excepté à Athos, il était inconnu.

 

Encore Athos le regardait-il avec autant de stupéfaction que les autres, car il ignorait comment il pouvait se trouver mêlé en quelque chose à l’horrible drame qui se dénouait en ce moment.

 

Après s’être approché de Milady, d’un pas lent et solennel, de manière que la table seule le séparât d’elle, l’inconnu ôta son masque.

 

Milady regarda quelque temps avec une terreur croissante ce visage pâle encadré de cheveux et de favoris noirs, dont la seule expression était une impassibilité glacée, puis tout à coup :

 

« Oh ! non, non, dit-elle en se levant et en reculant jusqu’au mur ; non, non, c’est une apparition infernale ! ce n’est pas lui ! à moi ! à moi ! » s’écria-t-elle d’une voix rauque en se retournant vers la muraille, comme si elle eût pu s’y ouvrir un passage avec ses mains.

 

« Mais qui êtes-vous donc ? s’écrièrent tous les témoins de cette scène.

 

– Demandez-le à cette femme, dit l’homme au manteau rouge, car vous voyez bien qu’elle m’a reconnu, elle.

 

– Le bourreau de Lille, le bourreau de Lille ! » s’écria Milady en proie à une terreur insensée et se cramponnant des mains à la muraille pour ne pas tomber.

 

Tout le monde s’écarta, et l’homme au manteau rouge resta seul debout au milieu de la salle.

 

« Oh ! grâce ! grâce ! pardon ! » s’écria la misérable en tombant à genoux.

 

L’inconnu laissa le silence se rétablir.

 

« Je vous le disais bien qu’elle m’avait reconnu ! reprit-il. Oui, je suis le bourreau de la ville de Lille, et voici mon histoire. »

 

Tous les yeux étaient fixés sur cet homme dont on attendait les paroles avec une avide anxiété.

 

« Cette jeune femme était autrefois une jeune fille aussi belle qu’elle est belle aujourd’hui. Elle était religieuse au couvent des bénédictines de Templemar. Un jeune prêtre au cœur simple et croyant desservait l’église de ce couvent ; elle entreprit de le séduire et y réussit, elle eût séduit un saint.

 

« Leurs vœux à tous deux étaient sacrés, irrévocables ; leur liaison ne pouvait durer longtemps sans les perdre tous deux. Elle obtint de lui qu’ils quitteraient le pays ; mais pour quitter le pays, pour fuir ensemble, pour gagner une autre partie de la France, où ils pussent vivre tranquilles parce qu’ils seraient inconnus, il fallait de l’argent ; ni l’un ni l’autre n’en avait. Le prêtre vola les vases sacrés, les vendit ; mais comme ils s’apprêtaient à partir ensemble, ils furent arrêtés tous deux.

 

« Huit jours après, elle avait séduit le fils du geôlier et s’était sauvée. Le jeune prêtre fut condamné à dix ans de fers et à la flétrissure. J’étais le bourreau de la ville de Lille, comme dit cette femme. Je fus obligé de marquer le coupable, et le coupable, messieurs, c’était mon frère !

 

« Je jurai alors que cette femme qui l’avait perdu, qui était plus que sa complice, puisqu’elle l’avait poussé au crime, partagerait au moins le châtiment. Je me doutai du lieu où elle était cachée, je la poursuivis, je l’atteignis, je la garrottai et lui imprimai la même flétrissure que j’avais imprimée à mon frère.

 

« Le lendemain de mon retour à Lille, mon frère parvint à s’échapper à son tour, on m’accusa de complicité, et l’on me condamna à rester en prison à sa place tant qu’il ne se serait pas constitué prisonnier. Mon pauvre frère ignorait ce jugement ; il avait rejoint cette femme, ils avaient fui ensemble dans le Berry ; et là, il avait obtenu une petite cure. Cette femme passait pour sa sœur.

 

« Le seigneur de la terre sur laquelle était située l’église du curé vit cette prétendue sœur et en devint amoureux, amoureux au point qu’il lui proposa de l’épouser. Alors elle quitta celui qu’elle avait perdu pour celui qu’elle devait perdre, et devint la comtesse de La Fère… »

 

Tous les yeux se tournèrent vers Athos, dont c’était le véritable nom, et qui fit signe de la tête que tout ce qu’avait dit le bourreau était vrai.

 

« Alors, reprit celui-ci, fou, désespéré, décidé à se débarrasser d’une existence à laquelle elle avait tout enlevé, honneur et bonheur, mon pauvre frère revint à Lille, et apprenant l’arrêt qui m’avait condamné à sa place, se constitua prisonnier et se pendit le même soir au soupirail de son cachot.

 

« Au reste, c’est une justice à leur rendre, ceux qui m’avaient condamné me tinrent parole. À peine l’identité du cadavre fut-elle constatée qu’on me rendit ma liberté.

 

« Voilà le crime dont je l’accuse, voilà la cause pour laquelle je l’ai marquée.

 

– Monsieur d’Artagnan, dit Athos, quelle est la peine que vous réclamez contre cette femme ?

 

– La peine de mort, répondit d’Artagnan.

 

– Milord de Winter, continua Athos, quelle est la peine que vous réclamez contre cette femme ?

 

– La peine de mort, reprit Lord de Winter.

 

– Messieurs Porthos et Aramis, reprit Athos, vous qui êtes ses juges, quelle est la peine que vous portez contre cette femme ?

 

– La peine de mort », répondirent d’une voix sourde les deux mousquetaires.

 

Milady poussa un hurlement affreux, et fit quelques pas vers ses juges en se traînant sur ses genoux.

 

Athos étendit la main vers elle.

 

« Anne de Breuil, comtesse de La Fère, Milady de Winter, dit-il, vos crimes ont lassé les hommes sur la terre et Dieu dans le ciel. Si vous savez quelque prière, dites-la, car vous êtes condamnée et vous allez mourir. »

 

À ces paroles, qui ne lui laissaient aucun espoir, Milady se releva de toute sa hauteur et voulut parler, mais les forces lui manquèrent ; elle sentit qu’une main puissante et implacable la saisissait par les cheveux et l’entraînait aussi irrévocablement que la fatalité entraîne l’homme : elle ne tenta donc pas même de faire résistance et sortit de la chaumière.

 

Lord de Winter, d’Artagnan, Athos, Porthos et Aramis sortirent derrière elle. Les valets suivirent leurs maîtres et la chambre resta solitaire avec sa fenêtre brisée, sa porte ouverte et sa lampe fumeuse qui brûlait tristement sur la table.

 

CHAPITRE LXVI
L’EXÉCUTION

Il était minuit à peu près ; la lune, échancrée par sa décroissance et ensanglantée par les dernières traces de l’orage, se levait derrière la petite ville d’Armentières, qui détachait sur sa lueur blafarde la silhouette sombre de ses maisons et le squelette de son haut clocher découpé à jour. En face, la Lys roulait ses eaux pareilles à une rivière d’étain fondu ; tandis que sur l’autre rive on voyait la masse noire des arbres se profiler sur un ciel orageux envahi par de gros nuages cuivrés qui faisaient une espèce de crépuscule au milieu de la nuit. À gauche s’élevait un vieux moulin abandonné, aux ailes immobiles, dans les ruines duquel une chouette faisait entendre son cri aigu, périodique et monotone. Çà et là dans la plaine, à droite et à gauche du chemin que suivait le lugubre cortège, apparaissaient quelques arbres bas et trapus, qui semblaient des nains difformes accroupis pour guetter les hommes à cette heure sinistre.

 

De temps en temps un large éclair ouvrait l’horizon dans toute sa largeur, serpentait au-dessus de la masse noire des arbres et venait comme un effrayant cimeterre couper le ciel et l’eau en deux parties. Pas un souffle de vent ne passait dans l’atmosphère alourdie. Un silence de mort écrasait toute la nature ; le sol était humide et glissant de la pluie qui venait de tomber, et les herbes ranimées jetaient leur parfum avec plus d’énergie.

 

Deux valets traînaient Milady, qu’ils tenaient chacun par un bras ; le bourreau marchait derrière, et Lord de Winter, d’Artagnan, Athos, Porthos et Aramis marchaient derrière le bourreau.

 

Planchet et Bazin venaient les derniers.

 

Les deux valets conduisaient Milady du côté de la rivière. Sa bouche était muette ; mais ses yeux parlaient avec leur inexprimable éloquence, suppliant tour à tour chacun de ceux qu’elle regardait.

 

Comme elle se trouvait de quelques pas en avant, elle dit aux valets :

 

« Mille pistoles à chacun de vous si vous protégez ma fuite ; mais si vous me livrez à vos maîtres, j’ai ici près des vengeurs qui vous feront payer cher ma mort. »

 

Grimaud hésitait. Mousqueton tremblait de tous ses membres.

 

Athos, qui avait entendu la voix de Milady, s’approcha vivement, Lord de Winter en fit autant.

 

« Renvoyez ces valets, dit-il, elle leur a parlé, ils ne sont plus sûrs. »

 

On appela Planchet et Bazin, qui prirent la place de Grimaud et de Mousqueton.

 

Arrivés au bord de l’eau, le bourreau s’approcha de Milady et lui lia les pieds et les mains.

 

Alors elle rompit le silence pour s’écrier :

 

« Vous êtes des lâches, vous êtes des misérables assassins, vous vous mettez à dix pour égorger une femme ; prenez garde, si je ne suis point secourue, je serai vengée.

 

– Vous n’êtes pas une femme, dit froidement Athos, vous n’appartenez pas à l’espèce humaine, vous êtes un démon échappé de l’enfer et que nous allons y faire rentrer.

 

– Ah ! messieurs les hommes vertueux ! dit Milady, faites attention que celui qui touchera un cheveu de ma tête est à son tour un assassin.

 

– Le bourreau peut tuer, sans être pour cela un assassin, madame, dit l’homme au manteau rouge en frappant sur sa large épée ; c’est le dernier juge, voilà tout : Nachrichter, comme disent nos voisins les Allemands. »

 


Date: 2015-12-17; view: 546


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