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LES TROIS MOUSQUETAIRES 57 page

 

« Tout est inutile, dit-il, il est mort.

 

– Mort, mort ! » s’écria Patrick.

 

À ce cri toute la foule rentra dans la salle, et partout ce ne fut que consternation et que tumulte.

 

Aussitôt que Lord de Winter vit Buckingham expiré, il courut à Felton, que les soldats gardaient toujours sur la terrasse du palais.

 

« Misérable ! dit-il au jeune homme qui, depuis la mort de Buckingham, avait retrouvé ce calme et ce sang-froid qui ne devaient plus l’abandonner ; misérable ! qu’as-tu fait ?

 

– Je me suis vengé, dit-il.

 

– Toi ! dit le baron ; dis que tu as servi d’instrument à cette femme maudite ; mais je te le jure, ce crime sera son dernier crime.

 

– Je ne sais ce que vous voulez dire, reprit tranquillement Felton, et j’ignore de qui vous voulez parler, Milord ; j’ai tué M. de Buckingham parce qu’il a refusé deux fois à vous-même de me nommer capitaine : je l’ai puni de son injustice, voilà tout. »

 

De Winter, stupéfait, regardait les gens qui liaient Felton, et ne savait que penser d’une pareille insensibilité.

 

Une seule chose jetait cependant un nuage sur le front pur de Felton. À chaque bruit qu’il entendait, le naïf puritain croyait reconnaître les pas et la voix de Milady venant se jeter dans ses bras pour s’accuser et se perdre avec lui.

 

Tout à coup il tressaillit, son regard se fixa sur un point de la mer, que de la terrasse où il se trouvait on dominait tout entière ; avec ce regard d’aigle du marin, il avait reconnu, là où un autre n’aurait vu qu’un goéland se balançant sur les flots, la voile du sloop qui se dirigeait vers les côtes de France.

 

Il pâlit, porta la main à son cœur, qui se brisait, et comprit toute la trahison.

 

« Une dernière grâce, Milord ! dit-il au baron.

 

– Laquelle ? demanda celui-ci.

 

– Quelle heure est-il ? »

 

Le baron tira sa montre.

 

« Neuf heures moins dix minutes », dit-il.

 

Milady avait avancé son départ d’une heure et demie dès qu’elle avait entendu le coup de canon qui annonçait le fatal événement, elle avait donné l’ordre de lever l’ancre.

 

La barque voguait sous un ciel bleu à une grande distance de la côte.

 

« Dieu l’a voulu », dit Felton avec la résignation du fanatique, mais cependant sans pouvoir détacher les yeux de cet esquif à bord duquel il croyait sans doute distinguer le blanc fantôme de celle à qui sa vie allait être sacrifiée.



 

De Winter suivit son regard, interrogea sa souffrance et devina tout.

 

« Sois puni seul d’abord, misérable, dit Lord de Winter à Felton, qui se laissait entraîner les yeux tournés vers la mer ; mais je te jure, sur la mémoire de mon frère que j’aimais tant, que ta complice n’est pas sauvée. »

 

Felton baissa la tête sans prononcer une syllabe.

 

Quant à de Winter, il descendit rapidement l’escalier et se rendit au port.

 

CHAPITRE LX
EN FRANCE

La première crainte du roi d’Angleterre, Charles Ier, en apprenant cette mort, fut qu’une si terrible nouvelle ne décourageât les Rochelois ; il essaya, dit Richelieu dans ses Mémoires, de la leur cacher le plus longtemps possible, faisant fermer les ports par tout son royaume, et prenant soigneusement garde qu’aucun vaisseau ne sortit jusqu’à ce que l’armée que Buckingham apprêtait fût partie, se chargeant, à défaut de Buckingham, de surveiller lui-même le départ.

 

Il poussa même la sévérité de cet ordre jusqu’à retenir en Angleterre l’ambassadeur de Danemark, qui avait pris congé, et l’ambassadeur ordinaire de Hollande, qui devait ramener dans le port de Flessingue les navires des Indes que Charles Ier avait fait restituer aux Provinces-Unies.

 

Mais comme il ne songea à donner cet ordre que cinq heures après l’événement, c’est-à-dire à deux heures de l’après-midi, deux navires étaient déjà sortis du port : l’un emmenant, comme nous le savons, Milady, laquelle, se doutant déjà de l’événement, fut encore confirmée dans cette croyance en voyant le pavillon noir se déployer au mât du vaisseau amiral.

 

Quant au second bâtiment, nous dirons plus tard qui il portait et comment il partit.

 

Pendant ce temps, du reste, rien de nouveau au camp de La Rochelle ; seulement le roi, qui s’ennuyait fort, comme toujours, mais peut-être encore un peu plus au camp qu’ailleurs, résolut d’aller incognito passer les fêtes de Saint-Louis à Saint-Germain, et demanda au cardinal de lui faire préparer une escorte de vingt mousquetaires seulement. Le cardinal, que l’ennui du roi gagnait quelquefois, accorda avec grand plaisir ce congé à son royal lieutenant, lequel promit d’être de retour vers le 15 septembre.

 

M. de Tréville, prévenu par Son Éminence, fit son portemanteau, et comme, sans en savoir la cause, il savait le vif désir et même l’impérieux besoin que ses amis avaient de revenir à Paris, il va sans dire qu’il les désigna pour faire partie de l’escorte.

 

Les quatre jeunes gens surent la nouvelle un quart d’heure après M. de Tréville, car ils furent les premiers à qui il la communiqua. Ce fut alors que d’Artagnan apprécia la faveur que lui avait accordée le cardinal en le faisant enfin passer aux mousquetaires ; sans cette circonstance, il était forcé de rester au camp tandis que ses compagnons partaient.

 

On verra plus tard que cette impatience de remonter vers Paris avait pour cause le danger que devait courir Mme Bonacieux en se rencontrant au couvent de Béthune avec Milady, son ennemie mortelle. Aussi, comme nous l’avons dit, Aramis avait écrit immédiatement à Marie Michon, cette lingère de Tours qui avait de si belles connaissances, pour qu’elle obtînt que la reine donnât l’autorisation à Mme Bonacieux de sortir du couvent et de se retirer soit en Lorraine, soit en Belgique. La réponse ne s’était pas fait attendre, et, huit ou dix jours après, Aramis avait reçu cette lettre :

 

« Mon cher cousin,

 

« Voici l’autorisation de ma sœur à retirer notre petite servante du couvent de Béthune, dont vous pensez que l’air est mauvais pour elle. Ma sœur vous envoie cette autorisation avec grand plaisir, car elle aime fort cette petite fille, à laquelle elle se réserve d’être utile plus tard.

 

« Je vous embrasse.

 

« Marie Michon. »

 

À cette lettre était jointe une autorisation ainsi conçue :

 

« La supérieure du couvent de Béthune remettra aux mains de la personne qui lui remettra ce billet la novice qui était entrée dans son couvent sous ma recommandation et sous mon patronage.

 

« Au Louvre, le 10 août 1628.

 

« Anne. »

 

On comprend combien ces relations de parenté entre Aramis et une lingère qui appelait la reine sa sœur avaient égayé la verve des jeunes gens ; mais Aramis, après avoir rougi deux ou trois fois jusqu’au blanc des yeux aux grosses plaisanteries de Porthos, avait prié ses amis de ne plus revenir sur ce sujet, déclarant que s’il lui en était dit encore un seul mot, il n’emploierait plus sa cousine comme intermédiaire dans ces sortes d’affaires.

 

Il ne fut donc plus question de Marie Michon entre les quatre mousquetaires, qui d’ailleurs avaient ce qu’ils voulaient : l’ordre de tirer Mme Bonacieux du couvent des carmélites de Béthune. Il est vrai que cet ordre ne leur servirait pas à grand-chose tant qu’ils seraient au camp de La Rochelle, c’est-à-dire à l’autre bout de la France ; aussi d’Artagnan allait-il demander un congé à M. de Tréville, en lui confiant tout bonnement l’importance de son départ, lorsque cette nouvelle lui fut transmise, ainsi qu’à ses trois compagnons, que le roi allait partir pour Paris avec une escorte de vingt mousquetaires, et qu’ils faisaient partie de l’escorte.

 

La joie fut grande. On envoya les valets devant avec les bagages, et l’on partit le 16 au matin.

 

Le cardinal reconduisit Sa Majesté de Surgères à Mauzé, et là, le roi et son ministre prirent congé l’un de l’autre avec de grandes démonstrations d’amitié.

 

Cependant le roi, qui cherchait de la distraction, tout en cheminant le plus vite qu’il lui était possible, car il désirait être arrivé à Paris pour le 23, s’arrêtait de temps en temps pour voler la pie, passe-temps dont le goût lui avait autrefois été inspiré par de Luynes, et pour lequel il avait toujours conservé une grande prédilection. Sur les vingt mousquetaires, seize, lorsque la chose arrivait, se réjouissaient fort de ce bon temps ; mais quatre maugréaient de leur mieux. D’Artagnan surtout avait des bourdonnements perpétuels dans les oreilles, ce que Porthos expliquait ainsi :

 

« Une très grande dame m’a appris que cela veut dire que l’on parle de vous quelque part. »

 

Enfin l’escorte traversa Paris le 23, dans la nuit ; le roi remercia M. de Tréville, et lui permit de distribuer des congés pour quatre jours, à la condition que pas un des favorisés ne paraîtrait dans un lieu public, sous peine de la Bastille.

 

Les quatre premiers congés accordés, comme on le pense bien, furent à nos quatre amis. Il y a plus, Athos obtint de M. de Tréville six jours au lieu de quatre et fit mettre dans ces six jours deux nuits de plus, car ils partirent le 24, à cinq heures du soir, et par complaisance encore, M. de Tréville postdata le congé du 25 au matin.

 

« Eh, mon Dieu, disait d’Artagnan, qui, comme on le sait, ne doutait jamais de rien, il me semble que nous faisons bien de l’embarras pour une chose bien simple : en deux jours, et en crevant deux ou trois chevaux (peu m’importe : j’ai de l’argent), je suis à Béthune, je remets la lettre de la reine à la supérieure, et je ramène le cher trésor que je vais chercher, non pas en Lorraine, non pas en Belgique, mais à Paris, où il sera mieux caché, surtout tant que M. le cardinal sera à La Rochelle. Puis, une fois de retour de la campagne, eh bien, moitié par la protection de sa cousine, moitié en faveur de ce que nous avons fait personnellement pour elle, nous obtiendrons de la reine ce que nous voudrons. Restez donc ici, ne vous épuisez pas de fatigue inutilement ; moi et Planchet, c’est tout ce qu’il faut pour une expédition aussi simple. »

 

À ceci Athos répondit tranquillement :

 

« Nous aussi, nous avons de l’argent ; car je n’ai pas encore bu tout à fait le reste du diamant, et Porthos et Aramis ne l’ont pas tout à fait mangé. Nous crèverons donc aussi bien quatre chevaux qu’un. Mais songez, d’Artagnan, ajouta-t-il d’une voix si sombre que son accent donna le frisson au jeune homme, songez que Béthune est une ville où le cardinal a donné rendez-vous à une femme qui, partout où elle va, mène le malheur après elle. Si vous n’aviez affaire qu’à quatre hommes, d’Artagnan, je vous laisserais aller seul ; vous avez affaire à cette femme, allons-y quatre, et plaise à Dieu qu’avec nos quatre valets nous soyons en nombre suffisant !

 

– Vous m’épouvantez, Athos, s’écria d’Artagnan ; que craignez-vous donc, mon Dieu ?

 

– Tout ! » répondit Athos.

 

D’Artagnan examina les visages de ses compagnons, qui, comme celui d’Athos, portaient l’empreinte d’une inquiétude profonde, et l’on continua la route au plus grand pas des chevaux, mais sans ajouter une seule parole.

 

Le 25 au soir, comme ils entraient à Arras, et comme d’Artagnan venait de mettre pied à terre à l’auberge de la Herse d’Or pour boire un verre de vin, un cavalier sortit de la cour de la poste, où il venait de relayer, prenant au grand galop, et avec un cheval frais, le chemin de Paris. Au moment où il passait de la grande porte dans la rue, le vent entrouvrit le manteau dont il était enveloppé, quoiqu’on fût au mois d’août, et enleva son chapeau, que le voyageur retint de sa main, au moment où il avait déjà quitté sa tête, et l’enfonça vivement sur ses yeux.

 

D’Artagnan, qui avait les yeux fixés sur cet homme, devint fort pâle et laissa tomber son verre.

 

« Qu’avez-vous, monsieur ? dit Planchet… Oh ! là, accourez, messieurs, voilà mon maître qui se trouve mal ! »

 

Les trois amis accoururent et trouvèrent d’Artagnan qui, au lieu de se trouver mal, courait à son cheval. Ils l’arrêtèrent sur le seuil de la porte.

 

« Eh bien, où diable vas-tu donc ainsi ? lui cria Athos.

 

– C’est lui ! s’écria d’Artagnan, pâle de colère et la sueur sur le front, c’est lui ! laissez-moi le rejoindre !

 

– Mais qui, lui ? demanda Athos.

 

– Lui, cet homme !

 

– Quel homme ?

 

– Cet homme maudit, mon mauvais génie, que j’ai toujours vu lorsque j’étais menacé de quelque malheur : celui qui accompagnait l’horrible femme lorsque je la rencontrai pour la première fois, celui que je cherchais quand j’ai provoqué Athos, celui que j’ai vu le matin du jour où Mme Bonacieux a été enlevée ! l’homme de Meung enfin ! je l’ai vu, c’est lui ! Je l’ai reconnu quand le vent a entrouvert son manteau.

 

– Diable ! dit Athos rêveur.

 

– En selle, messieurs, en selle ; poursuivons-le, et nous le rattraperons.

 

– Mon cher, dit Aramis, songez qu’il va du côté opposé à celui où nous allons ; qu’il a un cheval frais et que nos chevaux sont fatigués ; que par conséquent nous crèverons nos chevaux sans même avoir la chance de le rejoindre. Laissons l’homme, d’Artagnan, sauvons la femme.

 

– Eh ! monsieur ! s’écria un garçon d’écurie courant après l’inconnu, eh ! monsieur, voilà un papier qui s’est échappé de votre chapeau ! Eh ! monsieur ! eh !

 

– Mon ami, dit d’Artagnan, une demi-pistole pour ce papier !

 

– Ma foi, monsieur, avec grand plaisir ! le voici !

 

Le garçon d’écurie, enchanté de la bonne journée qu’il avait faite, rentra dans la cour de l’hôtel : d’Artagnan déplia le papier.

 

« Eh bien ? demandèrent ses amis en l’entourant.

 

– Rien qu’un mot ! dit d’Artagnan.

 

– Oui, dit Aramis, mais ce nom est un nom de ville ou de village.

 

– « Armentières », lut Porthos. Armentières, je ne connais pas cela !

 

– Et ce nom de ville ou de village est écrit de sa main ! s’écria Athos.

 

– Allons, allons, gardons soigneusement ce papier, dit d’Artagnan, peut-être n’ai-je pas perdu ma dernière pistole. À cheval, mes amis, à cheval ! »

 

Et les quatre compagnons s’élancèrent au galop sur la route de Béthune.

 

CHAPITRE LXI
LE COUVENT DES CARMÉLITES DE BÉTHUNE

Les grands criminels portent avec eux une espèce de prédestination qui leur fait surmonter tous les obstacles, qui les fait échapper à tous les dangers, jusqu’au moment que la Providence, lassée, a marqué pour l’écueil de leur fortune impie.

 

Il en était ainsi de Milady : elle passa au travers des croiseurs des deux nations, et arriva à Boulogne sans aucun accident.

 

En débarquant à Portsmouth, Milady était une Anglaise que les persécutions de la France chassaient de La Rochelle ; débarquée à Boulogne, après deux jours de traversée, elle se fit passer pour une Française que les Anglais inquiétaient à Portsmouth, dans la haine qu’ils avaient conçue contre la France.

 

Milady avait d’ailleurs le plus efficace des passeports : sa beauté, sa grande mine et la générosité avec laquelle elle répandait les pistoles. Affranchie des formalités d’usage par le sourire affable et les manières galantes d’un vieux gouverneur du port, qui lui baisa la main, elle ne resta à Boulogne que le temps de mettre à la poste une lettre ainsi conçue :

 

« À Son Éminence Monseigneur le cardinal de Richelieu, en son camp devant La Rochelle.

 

« Monseigneur, que Votre Éminence se rassure, Sa Grâce le duc de Buckingham ne partira point pour la France.

 

« Boulogne, 25 au soir.

 

« Milady de ***

 

« P. -S. – Selon les désirs de Votre Éminence, je me rends au couvent des carmélites de Béthune où j’attendrai ses ordres. »

 

Effectivement, le même soir, Milady se mit en route ; la nuit la prit : elle s’arrêta et coucha dans une auberge ; puis, le lendemain, à cinq heures du matin, elle partit, et trois heures après, elle entra à Béthune.

 

Elle se fit indiquer le couvent des carmélites et y entra aussitôt.

 

La supérieure vint au-devant d’elle ; Milady lui montra l’ordre du cardinal, l’abbesse lui fit donner une chambre et servir à déjeuner.

 

Tout le passé s’était déjà effacé aux yeux de cette femme, et, le regard fixé vers l’avenir, elle ne voyait que la haute fortune que lui réservait le cardinal, qu’elle avait si heureusement servi, sans que son nom fût mêlé en rien à toute cette sanglante affaire. Les passions toujours nouvelles qui la consumaient donnaient à sa vie l’apparence de ces nuages qui volent dans le ciel, reflétant tantôt l’azur, tantôt le feu, tantôt le noir opaque de la tempête, et qui ne laissent d’autres traces sur la terre que la dévastation et la mort.

 

Après le déjeuner, l’abbesse vint lui faire sa visite ; il y a peu de distraction au cloître, et la bonne supérieure avait hâte de faire connaissance avec sa nouvelle pensionnaire.

 

Milady voulait plaire à l’abbesse ; or, c’était chose facile à cette femme si réellement supérieure ; elle essaya d’être aimable : elle fut charmante et séduisit la bonne supérieure par sa conversation si variée et par les grâces répandues dans toute sa personne.

 

L’abbesse, qui était une fille de noblesse, aimait surtout les histoires de cour, qui parviennent si rarement jusqu’aux extrémités du royaume et qui, surtout, ont tant de peine à franchir les murs des couvents, au seuil desquels viennent expirer les bruits du monde.

 

Milady, au contraire, était fort au courant de toutes les intrigues aristocratiques, au milieu desquelles, depuis cinq ou six ans, elle avait constamment vécu, elle se mit donc à entretenir la bonne abbesse des pratiques mondaines de la cour de France, mêlées aux dévotions outrées du roi, elle lui fit la chronique scandaleuse des seigneurs et des dames de la cour, que l’abbesse connaissait parfaitement de nom, toucha légèrement les amours de la reine et de Buckingham, parlant beaucoup pour qu’on parlât un peu.

 

Mais l’abbesse se contenta d’écouter et de sourire, le tout sans répondre. Cependant, comme Milady vit que ce genre de récit l’amusait fort, elle continua ; seulement, elle fit tomber la conversation sur le cardinal.

 

Mais elle était fort embarrassée ; elle ignorait si l’abbesse était royaliste ou cardinaliste : elle se tint dans un milieu prudent ; mais l’abbesse, de son côté, se tint dans une réserve plus prudente encore, se contentant de faire une profonde inclination de tête toutes les fois que la voyageuse prononçait le nom de Son Éminence.

 

Milady commença à croire qu’elle s’ennuierait fort dans le couvent ; elle résolut donc de risquer quelque chose pour savoir de suite à quoi s’en tenir. Voulant voir jusqu’où irait la discrétion de cette bonne abbesse, elle se mit à dire un mal, très dissimulé d’abord, puis très circonstancié du cardinal, racontant les amours du ministre avec Mme d’Aiguillon, avec Marion de Lorme et avec quelques autres femmes galantes.

 

L’abbesse écouta plus attentivement, s’anima peu à peu et sourit.

 

« Bon, dit Milady, elle prend goût à mon discours ; si elle est cardinaliste, elle n’y met pas de fanatisme au moins. »

 

Alors elle passa aux persécutions exercées par le cardinal sur ses ennemis. L’abbesse se contenta de se signer, sans approuver ni désapprouver.

 

Cela confirma Milady dans son opinion que la religieuse était plutôt royaliste que cardinaliste. Milady continua, renchérissant de plus en plus.

 

« Je suis fort ignorante de toutes ces matières-là, dit enfin l’abbesse, mais tout éloignées que nous sommes de la cour, tout en dehors des intérêts du monde où nous nous trouvons placées, nous avons des exemples fort tristes de ce que vous nous racontez là ; et l’une de nos pensionnaires a bien souffert des vengeances et des persécutions de M. le cardinal.

 

– Une de vos pensionnaires, dit Milady ; oh ! mon Dieu ! pauvre femme, je la plains alors.

 

– Et vous avez raison, car elle est bien à plaindre : prison, menaces, mauvais traitements, elle a tout souffert. Mais, après tout, reprit l’abbesse, M. le cardinal avait peut-être des motifs plausibles pour agir ainsi, et quoiqu’elle ait l’air d’un ange, il ne faut pas toujours juger les gens sur la mine. »

 

« Bon ! dit Milady à elle-même, qui sait ! je vais peut-être découvrir quelque chose ici, je suis en veine. »

 

Et elle s’appliqua à donner à son visage une expression de candeur parfaite.

 

« Hélas ! dit Milady, je le sais ; on dit cela, qu’il ne faut pas croire aux physionomies ; mais à quoi croira-t-on cependant, si ce n’est au plus bel ouvrage du Seigneur ? Quant à moi, je serai trompée toute ma vie peut-être ; mais je me fierai toujours à une personne dont le visage m’inspirera de la sympathie.

 

– Vous seriez donc tentée de croire, dit l’abbesse, que cette jeune femme est innocente ?

 

– M. le cardinal ne punit pas que les crimes, dit-elle ; il y a certaines vertus qu’il poursuit plus sévèrement que certains forfaits.

 

– Permettez-moi, madame, de vous exprimer ma surprise, dit l’abbesse.

 

– Et sur quoi ? demanda Milady avec naïveté.

 

– Mais sur le langage que vous tenez.

 

– Que trouvez-vous d’étonnant à ce langage ? demanda en souriant Milady.

 

– Vous êtes l’amie du cardinal, puisqu’il vous envoie ici, et cependant…

 

– Et cependant j’en dis du mal, reprit Milady, achevant la pensée de la supérieure.

 

– Au moins n’en dites-vous pas de bien.

 

– C’est que je ne suis pas son amie, dit-elle en soupirant, mais sa victime.

 

– Mais cependant cette lettre par laquelle il vous recommande à moi ?…

 

– Est un ordre à moi de me tenir dans une espèce de prison dont il me fera tirer par quelques-uns de ses satellites.

 

– Mais pourquoi n’avez-vous pas fui ?

 

– Où irais-je ? croyez-vous qu’il y ait un endroit de la terre où ne puisse atteindre le cardinal, s’il veut se donner la peine de tendre la main ? Si j’étais un homme, à la rigueur cela serait possible encore ; mais une femme, que voulez-vous que fasse une femme ? Cette jeune pensionnaire que vous avez ici a-t-elle essayé de fuir, elle ?

 

– Non, c’est vrai ; mais elle, c’est autre chose, je la crois retenue en France par quelque amour.

 

– Alors, dit Milady avec un soupir, si elle aime, elle n’est pas tout à fait malheureuse.

 

– Ainsi, dit l’abbesse en regardant Milady avec un intérêt croissant, c’est encore une pauvre persécutée que je vois ?

 

– Hélas, oui, dit Milady.

 

L’abbesse regarda un instant Milady avec inquiétude, comme si une nouvelle pensée surgissait dans son esprit.

 

« Vous n’êtes pas ennemie de notre sainte foi ? dit-elle en balbutiant.


Date: 2015-12-17; view: 539


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