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LES TROIS MOUSQUETAIRES 55 page

 

Quand cette crise fut passée, quand Milady parut avoir recouvré son sang-froid, qu’elle n’avait jamais perdu ; lorsque Felton eut vu se refermer sous le voile de la chasteté ces trésors d’amour qu’on ne lui cachait si bien que pour les lui faire désirer plus ardemment :

 

« Ah ! maintenant, dit-il, je n’ai plus qu’une chose à vous demander, c’est le nom de votre véritable bourreau ; car pour moi il n’y en a qu’un ; l’autre était l’instrument, voilà tout.

 

– Eh quoi, frère ! s’écria Milady, il faut encore que je te le nomme, et tu ne l’as pas deviné ?

 

– Quoi ! reprit Felton, lui !… encore lui !… toujours lui !… Quoi ! le vrai coupable…

 

– Le vrai coupable, dit Milady, c’est le ravageur de l’Angleterre, le persécuteur des vrais croyants, le lâche ravisseur de l’honneur de tant de femmes, celui qui pour un caprice de son cœur corrompu va faire verser tant de sang à deux royaumes, qui protège les protestants aujourd’hui et qui les trahira demain…

 

– Buckingham ! c’est donc Buckingham ! » s’écria Felton exaspéré.

 

Milady cacha son visage dans ses mains, comme si elle n’eût pu supporter la honte que lui rappelait ce nom.

 

« Buckingham, le bourreau de cette angélique créature ! s’écria Felton. Et tu ne l’as pas foudroyé, mon Dieu ! et tu l’as laissé noble, honoré, puissant pour notre perte à tous !

 

– Dieu abandonne qui s’abandonne lui-même, dit Milady.

 

– Mais il veut donc attirer sur sa tête le châtiment réservé aux maudits ! continua Felton avec une exaltation croissante, il veut donc que la vengeance humaine prévienne la justice céleste !

 

– Les hommes le craignent et l’épargnent.

 

– Oh ! moi, dit Felton, je ne le crains pas et je ne l’épargnerai pas !… »

 

Milady sentit son âme baignée d’une joie infernale.

 

« Mais comment Lord de Winter, mon protecteur, mon père, demanda Felton, se trouve-t-il mêlé à tout cela ?

 

– Écoutez, Felton, reprit Milady, car à côté des hommes lâches et méprisables, il est encore des natures grandes et généreuses. J’avais un fiancé, un homme que j’aimais et qui m’aimait ; un cœur comme le vôtre, Felton, un homme comme vous. Je vins à lui et je lui racontai tout, il me connaissait, celui-là, et ne douta point un instant. C’était un grand seigneur, c’était un homme en tout point l’égal de Buckingham. Il ne dit rien, il ceignit seulement son épée, s’enveloppa de son manteau et se rendit à Buckingham Palace.



 

– Oui, oui, dit Felton, je comprends ; quoique avec de pareils hommes ce ne soit pas l’épée qu’il faille employer, mais le poignard.

 

– Buckingham était parti depuis la veille, envoyé comme ambassadeur en Espagne, où il allait demander la main de l’infante pour le roi Charles Ier, qui n’était alors que prince de Galles. Mon fiancé revint.

 

« Écoutez, me dit-il, cet homme est parti, et pour le moment, par conséquent, il échappe à ma vengeance ; mais en attendant soyons unis, comme nous devions l’être, puis rapportez-vous-en à Lord de Winter pour soutenir son honneur et celui de sa femme. »

 

– Lord de Winter ! s’écria Felton.

 

– Oui, dit Milady, Lord de Winter, et maintenant vous devez tout comprendre, n’est-ce pas ? Buckingham resta plus d’un an absent. Huit jours avant son arrivée, Lord de Winter mourut subitement, me laissant sa seule héritière. D’où venait le coup ? Dieu, qui sait tout, le sait sans doute, moi je n’accuse personne…

 

– Oh ! quel abîme, quel abîme ! s’écria Felton.

 

– Lord de Winter était mort sans rien dire à son frère. Le secret terrible devait être caché à tous, jusqu’à ce qu’il éclatât comme la foudre sur la tête du coupable. Votre protecteur avait vu avec peine ce mariage de son frère aîné avec une jeune fille sans fortune. Je sentis que je ne pouvais attendre d’un homme trompé dans ses espérances d’héritage aucun appui. Je passai en France résolue à y demeurer pendant tout le reste de ma vie. Mais toute ma fortune est en Angleterre ; les communications fermées par la guerre, tout me manqua : force fut alors d’y revenir ; il y a six jours j’abordais à Portsmouth.

 

– Eh bien ? dit Felton.

 

– Eh bien, Buckingham apprit sans doute mon retour, il en parla à Lord de Winter, déjà prévenu contre moi, et lui dit que sa belle-sœur était une prostituée, une femme flétrie. La voix pure et noble de mon mari n’était plus là pour me défendre. Lord de Winter crut tout ce qu’on lui dit, avec d’autant plus de facilité qu’il avait intérêt à le croire. Il me fit arrêter, me conduisit ici, me remit sous votre garde. Vous savez le reste : après-demain il me bannit, il me déporte ; après-demain il me relègue parmi les infâmes. Oh ! la trame est bien ourdie, allez ! le complot est habile et mon honneur n’y survivra pas. Vous voyez bien qu’il faut que je meure, Felton ; Felton, donnez-moi ce couteau ! »

 

Et à ces mots, comme si toutes ses forces étaient épuisées, Milady se laissa aller débile et languissante entre les bras du jeune officier, qui, ivre d’amour, de colère et de voluptés inconnues, la reçut avec transport, la serra contre son cœur, tout frissonnant à l’haleine de cette bouche si belle, tout éperdu au contact de ce sein si palpitant.

 

« Non, non, dit-il ; non, tu vivras honorée et pure, tu vivras pour triompher de tes ennemis. »

 

Milady le repoussa lentement de la main en l’attirant du regard ; mais Felton, à son tour, s’empara d’elle, l’implorant comme une Divinité.

 

« Oh ! la mort, la mort ! dit-elle en voilant sa voix et ses paupières, oh ! la mort plutôt que la honte ; Felton, mon frère, mon ami, je t’en conjure !

 

– Non, s’écria Felton, non, tu vivras, et tu seras vengée !

 

– Felton, je porte malheur à tout ce qui m’entoure ! Felton, abandonne-moi ! Felton, laisse-moi mourir !

 

– Eh bien, nous mourrons donc ensemble ! » s’écria-t-il en appuyant ses lèvres sur celles de la prisonnière.

 

Plusieurs coups retentirent à la porte ; cette fois, Milady le repoussa réellement.

 

« Écoutez, dit-elle, on nous a entendus, on vient ! c’en est fait, nous sommes perdus !

 

– Non, dit Felton, c’est la sentinelle qui me prévient seulement qu’une ronde arrive.

 

– Alors, courez à la porte et ouvrez vous-même. »

 

Felton obéit ; cette femme était déjà toute sa pensée, toute son âme.

 

Il se trouva en face d’un sergent commandant une patrouille de surveillance.

 

« Eh bien, qu’y a-t-il ? demanda le jeune lieutenant.

 

– Vous m’aviez dit d’ouvrir la porte si j’entendais crier au secours, dit le soldat, mais vous aviez oublié de me laisser la clef ; je vous ai entendu crier sans comprendre ce que vous disiez, j’ai voulu ouvrir la porte, elle était fermée en dedans, alors j’ai appelé le sergent.

 

– Et me voilà », dit le sergent.

 

Felton, égaré, presque fou, demeurait sans voix.

 

Milady comprit que c’était à elle de s’emparer de la situation, elle courut à la table et prit le couteau qu’y avait déposé Felton :

 

« Et de quel droit voulez-vous m’empêcher de mourir ? dit-elle.

 

– Grand Dieu ! » s’écria Felton en voyant le couteau luire à sa main.

 

En ce moment, un éclat de rire ironique retentit dans le corridor.

 

Le baron, attiré par le bruit, en robe de chambre, son épée sous le bras, se tenait debout sur le seuil de la porte.

 

« Ah ! ah ! dit-il, nous voici au dernier acte de la tragédie ; vous le voyez, Felton, le drame a suivi toutes les phases que j’avais indiquées ; mais soyez tranquille, le sang ne coulera pas. »

 

Milady comprit qu’elle était perdue si elle ne donnait pas à Felton une preuve immédiate et terrible de son courage.

 

« Vous vous trompez, Milord, le sang coulera, et puisse ce sang retomber sur ceux qui le font couler ! »

 

Felton jeta un cri et se précipita vers elle ; il était trop tard : Milady s’était frappée. Mais le couteau avait rencontré, heureusement, nous devrions dire adroitement, le busc de fer qui, à cette époque, défendait comme une cuirasse la poitrine des femmes ; il avait glissé en déchirant la robe, et avait pénétré de biais entre la chair et les côtes.

 

La robe de Milady n’en fut pas moins tachée de sang en une seconde.

 

Milady était tombée à la renverse et semblait évanouie.

 

Felton arracha le couteau.

 

« Voyez, Milord, dit-il d’un air sombre, voici une femme qui était sous ma garde et qui s’est tuée !

 

– Soyez tranquille, Felton, dit Lord de Winter, elle n’est pas morte, les démons ne meurent pas si facilement, soyez tranquille et allez m’attendre chez moi.

 

– Mais, Milord…

 

– Allez, je vous l’ordonne. »

 

À cette injonction de son supérieur, Felton obéit ; mais, en sortant, il mit le couteau dans sa poitrine.

 

Quant à Lord de Winter, il se contenta d’appeler la femme qui servait Milady et, lorsqu’elle fut venue, lui recommandant la prisonnière toujours évanouie, il la laissa seule avec elle.

 

Cependant, comme à tout prendre, malgré ses soupçons, la blessure pouvait être grave, il envoya, à l’instant même, un homme à cheval chercher un médecin.

 

CHAPITRE LVIII
ÉVASION

Comme l’avait pensé Lord de Winter, la blessure de Milady n’était pas dangereuse ; aussi dès qu’elle se trouva seule avec la femme que le baron avait fait appeler et qui se hâtait de la déshabiller, rouvrit-elle les yeux.

 

Cependant, il fallait jouer la faiblesse et la douleur ; ce n’étaient pas choses difficiles pour une comédienne comme Milady ; aussi la pauvre femme fut-elle si complètement dupe de sa prisonnière, que, malgré ses instances, elle s’obstina à la veiller toute la nuit.

 

Mais la présence de cette femme n’empêchait pas Milady de songer.

 

Il n’y avait plus de doute, Felton était convaincu, Felton était à elle : un ange apparût-il au jeune homme pour accuser Milady, il le prendrait certainement, dans la disposition d’esprit où il se trouvait, pour un envoyé du démon.

 

Milady souriait à cette pensée, car Felton, c’était désormais sa seule espérance, son seul moyen de salut.

 

Mais Lord de Winter pouvait l’avoir soupçonné, mais Felton maintenant pouvait être surveillé lui-même.

 

Vers les quatre heures du matin, le médecin arriva ; mais depuis le temps où Milady s’était frappée, la blessure s’était déjà refermée : le médecin ne put donc en mesurer ni la direction, ni la profondeur ; il reconnut seulement au pouls de la malade que le cas n’était point grave.

 

Le matin, Milady, sous prétexte qu’elle n’avait pas dormi de la nuit et qu’elle avait besoin de repos, renvoya la femme qui veillait près d’elle.

 

Elle avait une espérance, c’est que Felton arriverait à l’heure du déjeuner, mais Felton ne vint pas.

 

Ses craintes s’étaient-elles réalisées ? Felton, soupçonné par le baron, allait-il lui manquer au moment décisif ? Elle n’avait plus qu’un jour : Lord de Winter lui avait annoncé son embarquement pour le 23 et l’on était arrivé au matin du 22.

 

Néanmoins, elle attendit encore assez patiemment jusqu’à l’heure du dîner.

 

Quoiqu’elle n’eût pas mangé le matin, le dîner fut apporté à l’heure habituelle ; Milady s’aperçut alors avec effroi que l’uniforme des soldats qui la gardaient était changé.

 

Alors elle se hasarda à demander ce qu’était devenu Felton. On lui répondit que Felton était monté à cheval il y avait une heure, et était parti.

 

Elle s’informa si le baron était toujours au château ; le soldat répondit que oui, et qu’il avait ordre de le prévenir si la prisonnière désirait lui parler.

 

Milady répondit qu’elle était trop faible pour le moment, et que son seul désir était de demeurer seule.

 

Le soldat sortit, laissant le dîner servi.

 

Felton était écarté, les soldats de marine étaient changés, on se défiait donc de Felton.

 

C’était le dernier coup porté à la prisonnière.

 

Restée seule, elle se leva ; ce lit où elle se tenait par prudence et pour qu’on la crût gravement blessée, la brûlait comme un brasier ardent. Elle jeta un coup d’œil sur la porte : le baron avait fait clouer une planche sur le guichet ; il craignait sans doute que, par cette ouverture, elle ne parvint encore, par quelque moyen diabolique, à séduire les gardes.

 

Milady sourit de joie ; elle pouvait donc se livrer à ses transports sans être observée : elle parcourait la chambre avec l’exaltation d’une folle furieuse ou d’une tigresse enfermée dans une cage de fer. Certes, si le couteau lui fût resté, elle eût songé, non plus à se tuer elle-même, mais, cette fois, à tuer le baron.

 

À six heures, Lord de Winter entra ; il était armé jusqu’aux dents. Cet homme, dans lequel, jusque-là, Milady n’avait vu qu’un gentleman assez niais, était devenu un admirable geôlier : il semblait tout prévoir, tout deviner, tout prévenir.

 

Un seul regard jeté sur Milady lui apprit ce qui se passait dans son âme.

 

« Soit, dit-il, mais vous ne me tuerez point encore aujourd’hui ; vous n’avez plus d’armes, et d’ailleurs je suis sur mes gardes. Vous aviez commencé à pervertir mon pauvre Felton : il subissait déjà votre infernale influence, mais je veux le sauver, il ne vous verra plus, tout est fini. Rassemblez vos hardes, demain vous partirez. J’avais fixé l’embarquement au 24, mais j’ai pensé que plus la chose serait rapprochée, plus elle serait sûre. Demain à midi j’aurai l’ordre de votre exil, signé Buckingham. Si vous dites un seul mot à qui que ce soit avant d’être sur le navire, mon sergent vous fera sauter la cervelle, et il en a l’ordre ; si, sur le navire, vous dites un mot à qui que ce soit avant que le capitaine vous le permette, le capitaine vous fait jeter à la mer, c’est convenu. Au revoir, voilà ce que pour aujourd’hui j’avais à vous dire. Demain je vous reverrai pour vous faire mes adieux ! »

 

Et sur ces paroles le baron sortit.

 

Milady avait écouté toute cette menaçante tirade le sourire du dédain sur les lèvres, mais la rage dans le cœur.

 

On servit le souper ; Milady sentit qu’elle avait besoin de forces, elle ne savait pas ce qui pouvait se passer pendant cette nuit qui s’approchait menaçante, car de gros nuages roulaient au ciel, et des éclairs lointains annonçaient un orage.

 

L’orage éclata vers les dix heures du soir : Milady sentait une consolation à voir la nature partager le désordre de son cœur ; la foudre grondait dans l’air comme la colère dans sa pensée, il lui semblait que la rafale, en passant, échevelait son front comme les arbres dont elle courbait les branches et enlevait les feuilles ; elle hurlait comme l’ouragan, et sa voix se perdait dans la grande voix de la nature, qui, elle aussi, semblait gémir et se désespérer.

 

Tout à coup elle entendit frapper à une vitre, et, à la lueur d’un éclair, elle vit le visage d’un homme apparaître derrière les barreaux.

 

Elle courut à la fenêtre et l’ouvrit.

 

« Felton ! s’écria-t-elle, je suis sauvée !

 

– Oui, dit Felton ! mais silence, silence ! il me faut le temps de scier vos barreaux. Prenez garde seulement qu’ils ne vous voient par le guichet.

 

– Oh ! c’est une preuve que le Seigneur est pour nous, Felton, reprit Milady, ils ont fermé le guichet avec une planche.

 

– C’est bien, Dieu les a rendus insensés ! dit Felton.

 

– Mais que faut-il que je fasse ? demanda Milady.

 

– Rien, rien ; refermez la fenêtre seulement. Couchez-vous, ou, du moins, mettez-vous dans votre lit tout habillée ; quand j’aurai fini, je frapperai aux carreaux. Mais pourrez-vous me suivre ?

 

– Oh ! oui.

 

– Votre blessure ?

 

– Me fait souffrir, mais ne m’empêche pas de marcher.

 

– Tenez-vous donc prête au premier signal. »

 

Milady referma la fenêtre, éteignit la lampe, et alla, comme le lui avait recommandé Felton, se blottir dans son lit. Au milieu des plaintes de l’orage, elle entendait le grincement de la lime contre les barreaux, et, à la lueur de chaque éclair, elle apercevait l’ombre de Felton derrière les vitres.

 

Elle passa une heure sans respirer, haletante, la sueur sur le front, et le cœur serré par une épouvantable angoisse à chaque mouvement qu’elle entendait dans le corridor.

 

Il y a des heures qui durent une année.

 

Au bout d’une heure, Felton frappa de nouveau.

 

Milady bondit hors de son lit et alla ouvrir. Deux barreaux de moins formaient une ouverture à passer un homme.

 

« Êtes-vous prête ? demanda Felton.

 

– Oui. Faut-il que j’emporte quelque chose ?

 

– De l’or, si vous en avez.

 

– Oui, heureusement on m’a laissé ce que j’en avais.

 

– Tant mieux, car j’ai usé tout le mien pour fréter une barque.

 

– Prenez », dit Milady en mettant aux mains de Felton un sac plein d’or.

 

Felton prit le sac et le jeta au pied du mur.

 

« Maintenant, dit-il, voulez-vous venir ?

 

– Me voici. »

 

Milady monta sur un fauteuil et passa tout le haut de son corps par la fenêtre : elle vit le jeune officier suspendu au-dessus de l’abîme par une échelle de corde.

 

Pour la première fois, un mouvement de terreur lui rappela qu’elle était femme.

 

Le vide l’épouvantait.

 

« Je m’en étais douté, dit Felton.

 

– Ce n’est rien, ce n’est rien, dit Milady, je descendrai les yeux fermés.

 

– Avez-vous confiance en moi ? dit Felton.

 

– Vous le demandez ?

 

– Rapprochez vos deux mains ; croisez-les, c’est bien. »

 

Felton lui lia les deux poignets avec son mouchoir, puis par-dessus le mouchoir, avec une corde.

 

« Que faites-vous ? demanda Milady avec surprise.

 

– Passez vos bras autour de mon cou et ne craignez rien.

 

– Mais je vous ferai perdre l’équilibre, et nous nous briserons tous les deux.

 

– Soyez tranquille, je suis marin. »

 

Il n’y avait pas une seconde à perdre ; Milady passa ses deux bras autour du cou de Felton et se laissa glisser hors de la fenêtre.

 

Felton se mit à descendre les échelons lentement et un à un. Malgré la pesanteur des deux corps, le souffle de l’ouragan les balançait dans l’air.

 

Tout à coup Felton s’arrêta.

 

« Qu’y a-t-il ? demanda Milady.

 

– Silence, dit Felton, j’entends des pas.

 

– Nous sommes découverts ! »

 

Il se fit un silence de quelques instants.

 

« Non, dit Felton, ce n’est rien.

 

– Mais enfin quel est ce bruit ?

 

– Celui de la patrouille qui va passer sur le chemin de ronde.

 

– Où est le chemin de ronde ?

 

– Juste au-dessous de nous.

 

– Elle va nous découvrir.

 

– Non, s’il ne fait pas d’éclairs.

 

– Elle heurtera le bas de l’échelle.

 

– Heureusement elle est trop courte de six pieds.

 

– Les voilà, mon Dieu !

 

– Silence ! »

 

Tous deux restèrent suspendus, immobiles et sans souffle, à vingt pieds du sol ; pendant ce temps les soldats passaient au-dessous riant et causant.

 

Il y eut pour les fugitifs un moment terrible.

 

La patrouille passa ; on entendit le bruit des pas qui s’éloignait, et le murmure des voix qui allait s’affaiblissant.

 

« Maintenant, dit Felton, nous sommes sauvés. »

 

Milady poussa un soupir et s’évanouit.

 

Felton continua de descendre. Parvenu au bas de l’échelle, et lorsqu’il ne sentit plus d’appui pour ses pieds, il se cramponna avec ses mains ; enfin, arrivé au dernier échelon il se laissa pendre à la force des poignets et toucha la terre. Il se baissa, ramassa le sac d’or et le prit entre ses dents.

 

Puis il souleva Milady dans ses bras, et s’éloigna vivement du côté opposé à celui qu’avait pris la patrouille. Bientôt il quitta le chemin de ronde, descendit à travers les rochers, et, arrivé au bord de la mer, fit entendre un coup de sifflet.

 

Un signal pareil lui répondit, et, cinq minutes après, il vit apparaître une barque montée par quatre hommes.

 

La barque s’approcha aussi près qu’elle put du rivage, mais il n’y avait pas assez de fond pour qu’elle pût toucher le bord ; Felton se mit à l’eau jusqu’à la ceinture, ne voulant confier à personne son précieux fardeau.

 

Heureusement la tempête commençait à se calmer, et cependant la mer était encore violente ; la petite barque bondissait sur les vagues comme une coquille de noix.

 

« Au sloop, dit Felton, et nagez vivement. »

 

Les quatre hommes se mirent à la rame ; mais la mer était trop grosse pour que les avirons eussent grande prise dessus.

 

Toutefois on s’éloignait du château ; c’était le principal. La nuit était profondément ténébreuse, et il était déjà presque impossible de distinguer le rivage de la barque, à plus forte raison n’eût-on pas pu distinguer la barque du rivage.

 

Un point noir se balançait sur la mer.

 

C’était le sloop.

 

Pendant que la barque s’avançait de son côté de toute la force de ses quatre rameurs, Felton déliait la corde, puis le mouchoir qui liait les mains de Milady.

 

Puis, lorsque ses mains furent déliées, il prit de l’eau de la mer et la lui jeta au visage.

 

Milady poussa un soupir et ouvrit les yeux.

 

« Où suis-je ? dit-elle.

 

– Sauvée, répondit le jeune officier.

 

– Oh ! sauvée ! sauvée ! s’écria-t-elle. Oui, voici le ciel, voici la mer ! Cet air que je respire, c’est celui de la liberté. Ah !… merci, Felton, merci ! »

 

Le jeune homme la pressa contre son cœur.

 

« Mais qu’ai-je donc aux mains ? demanda Milady ; il me semble qu’on m’a brisé les poignets dans un étau. »

 

En effet, Milady souleva ses bras : elle avait les poignets meurtris.

 

« Hélas ! dit Felton en regardant ces belles mains et en secouant doucement la tête.

 

– Oh ! ce n’est rien, ce n’est rien ! s’écria Milady : maintenant je me rappelle ! »


Date: 2015-12-17; view: 562


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