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LES TROIS MOUSQUETAIRES 53 page

 

« Mais, non, dit-elle, ce n’est pas à moi d’être la Judith qui délivrera Béthulie de cet Holopherne. Le glaive de l’éternel est trop lourd pour mon bras. Laissez-moi donc fuir le déshonneur par la mort, laissez-moi me réfugier dans le martyre. Je ne vous demande ni la liberté, comme ferait une coupable, ni la vengeance, comme ferait une païenne. Laissez-moi mourir, voilà tout. Je vous supplie, je vous implore à genoux ; laissez-moi mourir, et mon dernier soupir sera une bénédiction pour mon sauveur. »

 

À cette voix douce et suppliante, à ce regard timide et abattu, Felton se rapprocha. Peu à peu l’enchanteresse avait revêtu cette parure magique qu’elle reprenait et quittait à volonté, c’est-à-dire la beauté, la douceur, les larmes et surtout l’irrésistible attrait de la volupté mystique, la plus dévorante des voluptés.

 

« Hélas ! dit Felton, je ne puis qu’une chose, vous plaindre si vous me prouvez que vous êtes une victime ! Mais Lord de Winter a de cruels griefs contre vous. Vous êtes chrétienne, vous êtes ma sœur en religion ; je me sens entraîné vers vous, moi qui n’ai aimé que mon bienfaiteur, moi qui n’ai trouvé dans la vie que des traîtres et des impies. Mais vous, madame, vous si belle en réalité, vous si pure en apparence, pour que Lord de Winter vous poursuive ainsi, vous avez donc commis des iniquités ?

 

– Ils ont des yeux, répéta Milady avec un accent d’indicible douleur, et ils ne verront pas ; ils ont des oreilles, et ils n’entendront point.

 

– Mais, alors, s’écria le jeune officier, parlez, parlez donc !

 

– Vous confier ma honte ! s’écria Milady avec le rouge de la pudeur au visage, car souvent le crime de l’un est la honte de l’autre ; vous confier ma honte, à vous homme, moi femme ! Oh ! continua-t-elle en ramenant pudiquement sa main sur ses beaux yeux, oh ! jamais, jamais je ne pourrai !

 

– À moi, à un frère ! » s’écria Felton.

 

Milady le regarda longtemps avec une expression que le jeune officier prit pour du doute, et qui cependant n’était que de l’observation et surtout la volonté de fasciner.

 

Felton, à son tour suppliant, joignit les mains.

 

« Eh bien, dit Milady, je me fie à mon frère, j’oserai ! »

 

En ce moment, on entendit le pas de Lord de Winter ; mais, cette fois le terrible beau-frère de Milady ne se contenta point, comme il avait fait la veille, de passer devant la porte et de s’éloigner, il s’arrêta, échangea deux mots avec la sentinelle, puis la porte s’ouvrit et il parut.



 

Pendant ces deux mots échangés, Felton s’était reculé vivement, et lorsque Lord de Winter entra, il était à quelques pas de la prisonnière.

 

Le baron entra lentement, et porta son regard scrutateur de la prisonnière au jeune officier :

 

« Voilà bien longtemps, John, dit-il, que vous êtes ici ; cette femme vous a-t-elle raconté ses crimes ? alors je comprends la durée de l’entretien. »

 

Felton tressaillit, et Milady sentit qu’elle était perdue si elle ne venait au secours du puritain décontenancé.

 

« Ah ! vous craignez que votre prisonnière ne vous échappe ! dit-elle, eh bien, demandez à votre digne geôlier quelle grâce, à l’instant même, je sollicitais de lui.

 

– Vous demandiez une grâce ? dit le baron soupçonneux.

 

– Oui, Milord, reprit le jeune homme confus.

 

– Et quelle grâce, voyons ? demanda Lord de Winter.

 

– Un couteau qu’elle me rendra par le guichet, une minute après l’avoir reçu, répondit Felton.

 

– Il y a donc quelqu’un de caché ici que cette gracieuse personne veuille égorger ? reprit Lord de Winter de sa voix railleuse et méprisante.

 

– Il y a moi, répondit Milady.

 

– Je vous ai donné le choix entre l’Amérique et Tyburn, reprit Lord de Winter, choisissez Tyburn, Milady : la corde est, croyez-moi, encore plus sûre que le couteau. »

 

Felton pâlit et fit un pas en avant, en songeant qu’au moment où il était entré, Milady tenait une corde.

 

« Vous avez raison, dit celle-ci, et j’y avais déjà pensé ; puis elle ajouta d’une voix sourde : j’y penserai encore. »

 

Felton sentit courir un frisson jusque dans la moelle de ses os ; probablement Lord de Winter aperçut ce mouvement.

 

« Méfie-toi, John, dit-il, John, mon ami, je me suis reposé sur toi, prends garde ! Je t’ai prévenu ! D’ailleurs, aie bon courage, mon enfant, dans trois jours nous serons délivrés de cette créature, et où je l’envoie, elle ne nuira plus à personne.

 

– Vous l’entendez ! » s’écria Milady avec éclat, de façon que le baron crût qu’elle s’adressait au Ciel et que Felton comprît que c’était à lui.

 

Felton baissa la tête et rêva.

 

Le baron prit l’officier par le bras en tournant la tête sur son épaule, afin de ne pas perdre Milady de vue jusqu’à ce qu’il fût sorti.

 

« Allons, allons, dit la prisonnière lorsque la porte se fut refermée, je ne suis pas encore si avancée que je le croyais. Winter a changé sa sottise ordinaire en une prudence inconnue ; ce que c’est que le désir de la vengeance, et comme ce désir forme l’homme ! Quant à Felton, il hésite. Ah ! ce n’est pas un homme comme ce d’Artagnan maudit. Un puritain n’adore que les vierges, et il les adore en joignant les mains. Un mousquetaire aime les femmes, et il les aime en joignant les bras. »

 

Cependant Milady attendit avec impatience, car elle se doutait bien que la journée ne se passerait pas sans qu’elle revit Felton. Enfin, une heure après la scène que nous venons de raconter, elle entendit que l’on parlait bas à la porte, puis bientôt la porte s’ouvrit, et elle reconnut Felton.

 

Le jeune homme s’avança rapidement dans la chambre en laissant la porte ouverte derrière lui et en faisant signe à Milady de se taire ; il avait le visage bouleversé.

 

« Que me voulez-vous ? dit-elle.

 

– Écoutez, répondit Felton à voix basse, je viens d’éloigner la sentinelle pour pouvoir rester ici sans qu’on sache que je suis venu, pour vous parler sans qu’on puisse entendre ce que je vous dis. Le baron vient de me raconter une histoire effroyable. »

 

Milady prit son sourire de victime résignée, et secoua la tête.

 

« Ou vous êtes un démon, continua Felton, ou le baron, mon bienfaiteur, mon père, est un monstre. Je vous connais depuis quatre jours, je l’aime depuis dix ans, lui ; je puis donc hésiter entre vous deux : ne vous effrayez pas de ce que je vous dis, j’ai besoin d’être convaincu. Cette nuit, après minuit, je viendrai vous voir, vous me convaincrez.

 

– Non, Felton, non, mon frère, dit-elle, le sacrifice est trop grand, et je sens qu’il vous coûte. Non, je suis perdue, ne vous perdez pas avec moi. Ma mort sera bien plus éloquente que ma vie, et le silence du cadavre vous convaincra bien mieux que les paroles de la prisonnière.

 

– Taisez-vous, madame, s’écria Felton, et ne me parlez pas ainsi ; je suis venu pour que vous me promettiez sur l’honneur, pour que vous me juriez sur ce que vous avez de plus sacré, que vous n’attenterez pas à votre vie.

 

– Je ne veux pas promettre, dit Milady, car personne plus que moi n’a le respect du serment, et, si je promettais, il me faudrait tenir.

 

– Eh bien, dit Felton, engagez-vous seulement jusqu’au moment où vous m’aurez revu. Si, lorsque vous m’aurez revu, vous persistez encore, eh bien, alors, vous serez libre, et moi-même je vous donnerai l’arme que vous m’avez demandée.

 

– Eh bien, dit Milady, pour vous j’attendrai.

 

– Jurez-le.

 

– Je le jure par notre Dieu. Êtes-vous content ?

 

– Bien, dit Felton, à cette nuit ! »

 

Et il s’élança hors de l’appartement, referma la porte, et attendit en dehors, la demi-pique du soldat à la main, comme s’il eût monté la garde à sa place.

 

Le soldat revenu, Felton lui rendit son arme.

 

Alors, à travers le guichet dont elle s’était rapprochée, Milady vit le jeune homme se signer avec une ferveur délirante et s’en aller par le corridor avec un transport de joie.

 

Quant à elle, elle revint à sa place, un sourire de sauvage mépris sur les lèvres, et elle répéta en blasphémant ce nom terrible de Dieu, par lequel elle avait juré sans jamais avoir appris à le connaître.

 

« Mon Dieu ! dit-elle, fanatique insensé ! mon Dieu ! c’est moi, moi et celui qui m’aidera à me venger. »

 

CHAPITRE LVI
CINQUIÈME JOURNÉE DE CAPTIVITÉ

Cependant Milady en était arrivée à un demi-triomphe, et le succès obtenu doublait ses forces.

 

Il n’était pas difficile de vaincre, ainsi qu’elle l’avait fait jusque-là, des hommes prompts à se laisser séduire, et que l’éducation galante de la cour entraînait vite dans le piège ; Milady était assez belle pour ne pas trouver de résistance de la part de la chair, et elle était assez adroite pour l’emporter sur tous les obstacles de l’esprit.

 

Mais, cette fois, elle avait à lutter contre une nature sauvage, concentrée, insensible à force d’austérité ; la religion et la pénitence avaient fait de Felton un homme inaccessible aux séductions ordinaires. Il roulait dans cette tête exaltée des plans tellement vastes, des projets tellement tumultueux, qu’il n’y restait plus de place pour aucun amour, de caprice ou de matière, ce sentiment qui se nourrit de loisir et grandit par la corruption. Milady avait donc fait brèche, avec sa fausse vertu, dans l’opinion d’un homme prévenu horriblement contre elle, et par sa beauté, dans le cœur et les sens d’un homme chaste et pur. Enfin, elle s’était donné la mesure de ses moyens, inconnus d’elle-même jusqu’alors, par cette expérience faite sur le sujet le plus rebelle que la nature et la religion pussent soumettre à son étude.

 

Bien des fois néanmoins pendant la soirée elle avait désespéré du sort et d’elle-même ; elle n’invoquait pas Dieu, nous le savons, mais elle avait foi dans le génie du mal, cette immense souveraineté qui règne dans tous les détails de la vie humaine, et à laquelle, comme dans la fable arabe, un grain de grenade suffit pour reconstruire un monde perdu.

 

Milady, bien préparée à recevoir Felton, put dresser ses batteries pour le lendemain. Elle savait qu’il ne lui restait plus que deux jours, qu’une fois l’ordre signé par Buckingham (et Buckingham le signerait d’autant plus facilement, que cet ordre portait un faux nom, et qu’il ne pourrait reconnaître la femme dont il était question), une fois cet ordre signé, disons-nous, le baron la faisait embarquer sur-le-champ, et elle savait aussi que les femmes condamnées à la déportation usent d’armes bien moins puissantes dans leurs séductions que les prétendues femmes vertueuses dont le soleil du monde éclaire la beauté, dont la voix de la mode vante l’esprit et qu’un reflet d’aristocratie dore de ses lueurs enchantées. Être une femme condamnée à une peine misérable et infamante n’est pas un empêchement à être belle, mais c’est un obstacle à jamais redevenir puissante. Comme tous les gens d’un mérite réel, Milady connaissait le milieu qui convenait à sa nature, à ses moyens. La pauvreté lui répugnait, l’abjection la diminuait des deux tiers de sa grandeur. Milady n’était reine que parmi les reines ; il fallait à sa domination le plaisir de l’orgueil satisfait. Commander aux êtres inférieurs était plutôt une humiliation qu’un plaisir pour elle.

 

Certes, elle fût revenue de son exil, elle n’en doutait pas un seul instant ; mais combien de temps cet exil pouvait-il durer ? Pour une nature agissante et ambitieuse comme celle de Milady, les jours qu’on n’occupe point à monter sont des jours néfastes ; qu’on trouve donc le mot dont on doive nommer les jours qu’on emploie à descendre ! Perdre un an, deux ans, trois ans, c’est-à-dire une éternité ; revenir quand d’Artagnan, heureux et triomphant, aurait, lui et ses amis, reçu de la reine la récompense qui leur était bien acquise pour les services qu’ils lui avaient rendus, c’étaient là de ces idées dévorantes qu’une femme comme Milady ne pouvait supporter. Au reste, l’orage qui grondait en elle doublait sa force, et elle eût fait éclater les murs de sa prison, si son corps eût pu prendre un seul instant les proportions de son esprit.

 

Puis ce qui l’aiguillonnait encore au milieu de tout cela, c’était le souvenir du cardinal. Que devait penser, que devait dire de son silence le cardinal défiant, inquiet, soupçonneux, le cardinal, non seulement son seul appui, son seul soutien, son seul protecteur dans le présent, mais encore le principal instrument de sa fortune et de sa vengeance à venir ? Elle le connaissait, elle savait qu’à son retour, après un voyage inutile, elle aurait beau arguer de la prison, elle aurait beau exalter les souffrances subies, le cardinal répondrait avec ce calme railleur du sceptique puissant à la fois par la force et par le génie : « Il ne fallait pas vous laisser prendre ! »

 

Alors Milady réunissait toute son énergie, murmurant au fond de sa pensée le nom de Felton, la seule lueur de jour qui pénétrât jusqu’à elle au fond de l’enfer où elle était tombée ; et comme un serpent qui roule et déroule ses anneaux pour se rendre compte à lui-même de sa force, elle enveloppait d’avance Felton dans les mille replis de son inventive imagination.

 

Cependant le temps s’écoulait, les heures les unes après les autres semblaient réveiller la cloche en passant, et chaque coup du battant d’airain retentissait sur le cœur de la prisonnière. À neuf heures, Lord de Winter fit sa visite accoutumée, regarda la fenêtre et les barreaux, sonda le parquet et les murs, visita la cheminée et les portes, sans que, pendant cette longue et minutieuse visite, ni lui ni Milady prononçassent une seule parole.

 

Sans doute que tous deux comprenaient que la situation était devenue trop grave pour perdre le temps en mots inutiles et en colère sans effet.

 

« Allons, allons, dit le baron en la quittant, vous ne vous sauverez pas encore cette nuit ! »

 

À dix heures, Felton vint placer une sentinelle ; Milady reconnut son pas. Elle le devinait maintenant comme une maîtresse devine celui de l’amant de son cœur, et cependant Milady détestait et méprisait à la fois ce faible fanatique.

 

Ce n’était point l’heure convenue, Felton n’entra point.

 

Deux heures après et comme minuit sonnait, la sentinelle fut relevée.

 

Cette fois c’était l’heure : aussi, à partir de ce moment, Milady attendit-elle avec impatience.

 

La nouvelle sentinelle commença à se promener dans le corridor.

 

Au bout de dix minutes Felton vint.

 

Milady prêta l’oreille.

 

« Écoutez, dit le jeune homme à la sentinelle, sous aucun prétexte ne t’éloigne de cette porte, car tu sais que la nuit dernière un soldat a été puni par Milord pour avoir quitté son poste un instant, et cependant c’est moi qui, pendant sa courte absence, avais veillé à sa place.

 

– Oui, je le sais, dit le soldat.

 

– Je te recommande donc la plus exacte surveillance. Moi, ajouta-t-il, je vais rentrer pour visiter une seconde fois la chambre de cette femme, qui a, j’en ai peur, de sinistres projets sur elle-même et que j’ai reçu l’ordre de surveiller. »

 

« Bon, murmura Milady, voilà l’austère puritain qui ment ! »

 

Quant au soldat, il se contenta de sourire.

 

« Peste ! mon lieutenant, dit-il, vous n’êtes pas malheureux d’être chargé de commissions pareilles, surtout si Milord vous a autorisé à regarder jusque dans son lit. »

 

Felton rougit ; dans toute autre circonstance il eut réprimandé le soldat qui se permettait une pareille plaisanterie ; mais sa conscience murmurait trop haut pour que sa bouche osât parler.

 

« Si j’appelle, dit-il, viens ; de même que si l’on vient, appelle-moi.

 

– Oui, mon lieutenant », dit le soldat.

 

Felton entra chez Milady. Milady se leva.

 

« Vous voilà ? dit-elle.

 

– Je vous avais promis de venir, dit Felton, et je suis venu.

 

– Vous m’avez promis autre chose encore.

 

– Quoi donc ? mon Dieu ! dit le jeune homme, qui malgré son empire sur lui-même, sentait ses genoux trembler et la sueur poindre sur son front.

 

– Vous avez promis de m’apporter un couteau, et de me le laisser après notre entretien.

 

– Ne parlez pas de cela, madame, dit Felton, il n’y a pas de situation, si terrible qu’elle soit, qui autorise une créature de Dieu à se donner la mort. J’ai réfléchi que jamais je ne devais me rendre coupable d’un pareil péché.

 

– Ah ! vous avez réfléchi ! dit la prisonnière en s’asseyant sur son fauteuil avec un sourire de dédain ; et moi aussi j’ai réfléchi.

 

– À quoi ?

 

– Que je n’avais rien à dire à un homme qui ne tenait pas sa parole.

 

– O mon Dieu ! murmura Felton.

 

– Vous pouvez vous retirer, dit Milady, je ne parlerai pas.

 

– Voilà le couteau ! dit Felton tirant de sa poche l’arme que, selon sa promesse, il avait apportée, mais qu’il hésitait à remettre à sa prisonnière.

 

– Voyons-le, dit Milady.

 

– Pour quoi faire ?

 

– Sur l’honneur, je vous le rends à l’instant même ; vous le poserez sur cette table ; et vous resterez entre lui et moi.

 

Felton tendit l’arme à Milady, qui en examina attentivement la trempe, et qui en essaya la pointe sur le bout de son doigt.

 

« Bien, dit-elle en rendant le couteau au jeune officier, celui-ci est en bel et bon acier ; vous êtes un fidèle ami, Felton. »

 

Felton reprit l’arme et la posa sur la table comme il venait d’être convenu avec sa prisonnière.

 

Milady le suivit des yeux et fit un geste de satisfaction.

 

« Maintenant, dit-elle, écoutez-moi. »

 

La recommandation était inutile : le jeune officier se tenait debout devant elle, attendant ses paroles pour les dévorer.

 

« Felton, dit Milady avec une solennité pleine de mélancolie, Felton, si votre sœur, la fille de votre père, vous disait : « Jeune encore, assez belle par malheur, on m’a fait tomber dans un piège, j’ai résisté ; on a multiplié autour de moi les embûches, les violences, j’ai résisté ; on a blasphémé la religion que je sers, le Dieu que j’adore, parce que j’appelais à mon secours ce Dieu et cette religion, j’ai résisté ; alors on m’a prodigué les outrages, et comme on ne pouvait perdre mon âme, on a voulu à tout jamais flétrir mon corps ; enfin… »

 

Milady s’arrêta, et un sourire amer passa sur ses lèvres.

 

« Enfin, dit Felton, enfin qu’a-t-on fait ?

 

– Enfin, un soir, on résolut de paralyser cette résistance qu’on ne pouvait vaincre : un soir, on mêla à mon eau un narcotique puissant ; à peine eus-je achevé mon repas, que je me sentis tomber peu à peu dans une torpeur inconnue. Quoique je fusse sans défiance, une crainte vague me saisit et j’essayai de lutter contre le sommeil ; je me levai, je voulus courir à la fenêtre, appeler au secours, mais mes jambes refusèrent de me porter ; il me semblait que le plafond s’abaissait sur ma tête et m’écrasait de son poids ; je tendis les bras, j’essayai de parler, je ne pus que pousser des sons inarticulés ; un engourdissement irrésistible s’emparait de moi, je me retins à un fauteuil, sentant que j’allais tomber, mais bientôt cet appui fut insuffisant pour mes bras débiles, je tombai sur un genou, puis sur les deux ; je voulus crier, ma langue était glacée ; Dieu ne me vit ni ne m’entendit sans doute, et je glissai sur le parquet, en proie à un sommeil qui ressemblait à la mort.

 

« De tout ce qui se passa dans ce sommeil et du temps qui s’écoula pendant sa durée, je n’eus aucun souvenir ; la seule chose que je me rappelle, c’est que je me réveillai couchée dans une chambre ronde, dont l’ameublement était somptueux, et dans laquelle le jour ne pénétrait que par une ouverture au plafond. Du reste, aucune porte ne semblait y donner entrée : on eût dit une magnifique prison.

 

« Je fus longtemps à pouvoir me rendre compte du lieu où je me trouvais et de tous les détails que je rapporte, mon esprit semblait lutter inutilement pour secouer les pesantes ténèbres de ce sommeil auquel je ne pouvais m’arracher ; j’avais des perceptions vagues d’un espace parcouru, du roulement d’une voiture, d’un rêve horrible dans lequel mes forces se seraient épuisées ; mais tout cela était si sombre et si indistinct dans ma pensée, que ces événements semblaient appartenir à une autre vie que la mienne et cependant mêlée à la mienne par une fantastique dualité.

 

« Quelque temps, l’état dans lequel je me trouvais me sembla si étrange, que je crus que je faisais un rêve. Je me levai chancelante, mes habits étaient près de moi, sur une chaise : je ne me rappelai ni m’être dévêtue, ni m’être couchée. Alors peu à peu la réalité se présenta à moi pleine de pudiques terreurs : je n’étais plus dans la maison que j’habitais ; autant que j’en pouvais juger par la lumière du soleil, le jour était déjà aux deux tiers écoulé ! c’était la veille au soir que je m’étais endormie ; mon sommeil avait donc déjà duré près de vingt-quatre heures. Que s’était-il passé pendant ce long sommeil ?

 

« Je m’habillai aussi rapidement qu’il me fut possible. Tous mes mouvements lents et engourdis attestaient que l’influence du narcotique n’était point encore entièrement dissipée. Au reste, cette chambre était meublée pour recevoir une femme ; et la coquette la plus achevée n’eût pas eu un souhait à former, qu’en promenant son regard autour de l’appartement elle n’eût vu son souhait accompli.

 

« Certes, je n’étais pas la première captive qui s’était vue enfermée dans cette splendide prison ; mais, vous le comprenez, Felton, plus la prison était belle, plus je m’épouvantais.

 

« Oui, c’était une prison, car j’essayai vainement d’en sortir. Je sondai tous les murs afin de découvrir une porte, partout les murs rendirent un son plein et mat.

 

« Je fis peut-être vingt fois le tour de cette chambre, cherchant une issue quelconque ; il n’y en avait pas : je tombai écrasée de fatigue et de terreur sur un fauteuil.

 

« Pendant ce temps, la nuit venait rapidement, et avec la nuit mes terreurs augmentaient : je ne savais si je devais rester où j’étais assise ; il me semblait que j’étais entourée de dangers inconnus, dans lesquels j’allais tomber à chaque pas. Quoique je n’eusse rien mangé depuis la veille, mes craintes m’empêchaient de ressentir la faim.

 

« Aucun bruit du dehors, qui me permît de mesurer le temps, ne venait jusqu’à moi ; je présumai seulement qu’il pouvait être sept ou huit heures du soir ; car nous étions au mois d’octobre, et il faisait nuit entière.

 

« Tout à coup, le cri d’une porte qui tourne sur ses gonds me fit tressaillir ; un globe de feu apparut au-dessus de l’ouverture vitrée du plafond, jetant une vive lumière dans ma chambre, et je m’aperçus avec terreur qu’un homme était debout à quelques pas de moi.


Date: 2015-12-17; view: 545


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