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LES TROIS MOUSQUETAIRES 50 page

 

« N’importe, messieurs, continua le cardinal sans paraître le moins du monde détourné de son intention première par l’incident qu’Athos avait soulevé ; n’importe, messieurs, je n’aime pas que de simples soldats, parce qu’ils ont l’avantage de servir dans un corps privilégié, fassent ainsi les grands seigneurs, et la discipline est la même pour eux que pour tout le monde. »

 

Athos laissa le cardinal achever parfaitement sa phrase et, s’inclinant en signe d’assentiment, il reprit à son tour :

 

« La discipline, Monseigneur, n’a en aucune façon, je l’espère, été oubliée par nous. Nous ne sommes pas de service, et nous avons cru que, n’étant pas de service, nous pouvions disposer de notre temps comme bon nous semblait. Si nous sommes assez heureux pour que Son Éminence ait quelque ordre particulier à nous donner, nous sommes prêts à lui obéir. Monseigneur voit, continua Athos en fronçant le sourcil, car cette espèce d’interrogatoire commençait à l’impatienter, que, pour être prêts à la moindre alerte, nous sommes sortis avec nos armes. »

 

Et il montra du doigt au cardinal les quatre mousquets en faisceau près du tambour sur lequel étaient les cartes et les dés.

 

« Que Votre Éminence veuille croire, ajouta d’Artagnan, que nous nous serions portés au-devant d’elle si nous eussions pu supposer que c’était elle qui venait vers nous en si petite compagnie. »

 

Le cardinal se mordait les moustaches et un peu les lèvres.

 

« Savez-vous de quoi vous avez l’air, toujours ensemble, comme vous voilà, armés comme vous êtes, et gardés par vos laquais ? dit le cardinal, vous avez l’air de quatre conspirateurs.

 

– Oh ! quant à ceci, Monseigneur, c’est vrai, dit Athos, et nous conspirons, comme Votre Éminence a pu le voir l’autre matin, seulement c’est contre les Rochelois.

 

– Eh ! messieurs les politiques, reprit le cardinal en fronçant le sourcil à son tour, on trouverait peut-être dans vos cervelles le secret de bien des choses qui sont ignorées, si on pouvait y lire comme vous lisiez dans cette lettre que vous avez cachée quand vous m’avez vu venir. »

 

Le rouge monta à la figure d’Athos, il fit un pas vers Son Éminence.

 

« On dirait que vous nous soupçonnez réellement, Monseigneur, et que nous subissons un véritable interrogatoire ; s’il en est ainsi, que Votre Éminence daigne s’expliquer, et nous saurons du moins à quoi nous en tenir.



 

– Et quand cela serait un interrogatoire, reprit le cardinal, d’autres que vous en ont subi, monsieur Athos, et y ont répondu.

 

– Aussi, Monseigneur, ai-je dit à Votre Éminence qu’elle n’avait qu’à questionner, et que nous étions prêts à répondre.

 

– Quelle était cette lettre que vous alliez lire, monsieur Aramis, et que vous avez cachée ?

 

– Une lettre de femme, Monseigneur.

 

– Oh ! je conçois, dit le cardinal, il faut être discret pour ces sortes de lettres ; mais cependant on peut les montrer à un confesseur, et, vous le savez, j’ai reçu les ordres.

 

– Monseigneur, dit Athos avec un calme d’autant plus terrible qu’il jouait sa tête en faisant cette réponse, la lettre est d’une femme, mais elle n’est signée ni Marion de Lorme, ni Mme d’Aiguillon. »

 

Le cardinal devint pâle comme la mort, un éclair fauve sortit de ses yeux ; il se retourna comme pour donner un ordre à Cahusac et à La Houdinière. Athos vit le mouvement ; il fit un pas vers les mousquetons, sur lesquels les trois amis avaient les yeux fixés en hommes mal disposés à se laisser arrêter. Le cardinal était, lui, troisième ; les mousquetaires, y compris les laquais, étaient sept : il jugea que la partie serait d’autant moins égale, qu’Athos et ses compagnons conspiraient réellement ; et, par un de ces retours rapides qu’il tenait toujours à sa disposition, toute sa colère se fondit dans un sourire.

 

« Allons, allons ! dit-il, vous êtes de braves jeunes gens, fiers au soleil, fidèles dans l’obscurité ; il n’y a pas de mal à veiller sur soi quand on veille si bien sur les autres ; messieurs, je n’ai point oublié la nuit où vous m’avez servi d’escorte pour aller au Colombier-Rouge ; s’il y avait quelque danger à craindre sur la route que je vais suivre, je vous prierais de m’accompagner ; mais, comme il n’y en a pas, restez où vous êtes, achevez vos bouteilles, votre partie et votre lettre. Adieu, messieurs. »

 

Et, remontant sur son cheval, que Cahusac lui avait amené, il les salua de la main et s’éloigna.

 

Les quatre jeunes gens, debout et immobiles, le suivirent des yeux sans dire un seul mot jusqu’à ce qu’il eût disparu.

 

Puis ils se regardèrent.

 

Tous avaient la figure consternée, car malgré l’adieu amical de Son Éminence, ils comprenaient que le cardinal s’en allait la rage dans le cœur.

 

Athos seul souriait d’un sourire puissant et dédaigneux. Quand le cardinal fut hors de la portée de la voix et de la vue :

 

« Ce Grimaud a crié bien tard ! » dit Porthos, qui avait grande envie de faire tomber sa mauvaise humeur sur quelqu’un.

 

Grimaud allait répondre pour s’excuser. Athos leva le doigt et Grimaud se tut.

 

« Auriez-vous rendu la lettre, Aramis ? dit d’Artagnan.

 

– Moi, dit Aramis de sa voix la plus flûtée, j’étais décidé : s’il avait exigé que la lettre lui fût remise, je lui présentais la lettre d’une main, et de l’autre je lui passais mon épée au travers du corps.

 

– Je m’y attendais bien, dit Athos ; voilà pourquoi je me suis jeté entre vous et lui. En vérité, cet homme est bien imprudent de parler ainsi à d’autres hommes ; on dirait qu’il n’a jamais eu affaire qu’à des femmes et à des enfants.

 

– Mon cher Athos, dit d’Artagnan, je vous admire, mais cependant nous étions dans notre tort, après tout.

 

– Comment, dans notre tort ! reprit Athos. À qui donc cet air que nous respirons ? à qui cet océan sur lequel s’étendent nos regards ? à qui ce sable sur lequel nous étions couchés ? à qui cette lettre de votre maîtresse ? Est-ce au cardinal ? Sur mon honneur, cet homme se figure que le monde lui appartient : vous étiez là, balbutiant, stupéfait, anéanti ; on eût dit que la Bastille se dressait devant vous et que la gigantesque Méduse vous changeait en pierre. Est-ce que c’est conspirer, voyons, que d’être amoureux ? Vous êtes amoureux d’une femme que le cardinal a fait enfermer, vous voulez la tirer des mains du cardinal ; c’est une partie que vous jouez avec Son Éminence : cette lettre c’est votre jeu ; pourquoi montreriez-vous votre jeu à votre adversaire ? cela ne se fait pas. Qu’il le devine, à la bonne heure ! nous devinons bien le sien, nous !

 

– Au fait, dit d’Artagnan, c’est plein de sens, ce que vous dites là, Athos.

 

– En ce cas, qu’il ne soit plus question de ce qui vient de se passer, et qu’Aramis reprenne la lettre de sa cousine où M. le cardinal l’a interrompue. »

 

Aramis tira la lettre de sa poche, les trois amis se rapprochèrent de lui, et les trois laquais se groupèrent de nouveau auprès de la dame-jeanne.

 

« Vous n’aviez lu qu’une ligne ou deux, dit d’Artagnan, reprenez donc la lettre à partir du commencement.

 

« Volontiers », dit Aramis.

 

« Mon cher cousin, je crois bien que je me déciderai à partir pour Stenay, où ma sœur a fait entrer notre petite servante dans le couvent des Carmélites ; cette pauvre enfant s’est résignée, elle sait qu’elle ne peut vivre autre part sans que le salut de son âme soit en danger. Cependant, si les affaires de notre famille s’arrangent comme nous le désirons, je crois qu’elle courra le risque de se damner, et qu’elle reviendra près de ceux qu’elle regrette, d’autant plus qu’elle sait qu’on pense toujours à elle. En attendant, elle n’est pas trop malheureuse : tout ce qu’elle désire c’est une lettre de son prétendu. Je sais bien que ces sortes de denrées passent difficilement par les grilles ; mais, après tout, comme je vous en ai donné des preuves, mon cher cousin, je ne suis pas trop maladroite et je me chargerai de cette commission. Ma sœur vous remercie de votre bon et éternel souvenir. Elle a eu un instant de grande inquiétude ; mais enfin elle est quelque peu rassurée maintenant, ayant envoyé son commis là-bas afin qu’il ne s’y passe rien d’imprévu.

 

« Adieu, mon cher cousin, donnez-nous de vos nouvelles le plus souvent que vous pourrez, c’est-à-dire toutes les fois que vous croirez pouvoir le faire sûrement. Je vous embrasse.

 

« Marie Michon. »

 

« Oh ! que ne vous dois-je pas, Aramis ? s’écria d’Artagnan. Chère Constance ! j’ai donc enfin de ses nouvelles ; elle vit, elle est en sûreté dans un couvent, elle est à Stenay ! Où prenez-vous Stenay, Athos ?

 

– Mais à quelques lieues des frontières ; une fois le siège levé, nous pourrons aller faire un tour de ce côté.

 

– Et ce ne sera pas long, il faut l’espérer, dit Porthos, car on a, ce matin, pendu un espion, lequel a déclaré que les Rochelois en étaient aux cuirs de leurs souliers. En supposant qu’après avoir mangé le cuir ils mangent la semelle, je ne vois pas trop ce qui leur restera après, à moins de se manger les uns les autres.

 

– Pauvres sots ! dit Athos en vidant un verre d’excellent vin de Bordeaux, qui, sans avoir à cette époque la réputation qu’il a aujourd’hui, ne la méritait pas moins ; pauvres sots ! comme si la religion catholique n’était pas la plus avantageuse et la plus agréable des religions ! C’est égal, reprit-il après avoir fait claquer sa langue contre son palais, ce sont de braves gens. Mais que diable faites-vous donc, Aramis ? continua Athos ; vous serrez cette lettre dans votre poche ?

 

– Oui, dit d’Artagnan, Athos a raison, il faut la brûler ; encore, qui sait si M. le cardinal n’a pas un secret pour interroger les cendres ?

 

– Il doit en avoir un, dit Athos.

 

– Mais que voulez-vous faire de cette lettre ? demanda Porthos.

 

– Venez ici, Grimaud », dit Athos.

 

Grimaud se leva et obéit.

 

« Pour vous punir d’avoir parlé sans permission, mon ami, vous allez manger ce morceau de papier, puis, pour vous récompenser du service que vous nous aurez rendu, vous boirez ensuite ce verre de vin ; voici la lettre d’abord, mâchez avec énergie. »

 

Grimaud sourit, et, les yeux fixés sur le verre qu’Athos venait de remplir bord à bord, il broya le papier et l’avala.

 

« Bravo, maître Grimaud ! dit Athos, et maintenant prenez ceci ; bien, je vous dispense de dire merci. »

 

Grimaud avala silencieusement le verre de vin de Bordeaux, mais ses yeux levés au ciel parlaient, pendant tout le temps que dura cette douce occupation, un langage qui, pour être muet, n’en était pas moins expressif.

 

« Et maintenant, dit Athos, à moins que M. le cardinal n’ait l’ingénieuse idée de faire ouvrir le ventre à Grimaud, je crois que nous pouvons être à peu près tranquilles. »

 

Pendant ce temps, Son Éminence continuait sa promenade mélancolique en murmurant entre ses moustaches :

 

« Décidément, il faut que ces quatre hommes soient à moi. »

 

CHAPITRE LII
PREMIERE JOURNÉE DE CAPTIVITÉ

Revenons à Milady, qu’un regard jeté sur les côtes de France nous a fait perdre de vue un instant.

 

Nous la retrouverons dans la position désespérée où nous l’avons laissée, se creusant un abîme de sombres réflexions, sombre enfer à la porte duquel elle a presque laissé l’espérance : car pour la première fois elle doute, pour la première fois elle craint.

 

Dans deux occasions sa fortune lui a manqué, dans deux occasions elle s’est vue découverte et trahie, et dans ces deux occasions, c’est contre le génie fatal envoyé sans doute par le Seigneur pour la combattre qu’elle a échoué : d’Artagnan l’a vaincue, elle, cette invincible puissance du mal.

 

Il l’a abusée dans son amour, humiliée dans son orgueil, trompée dans son ambition, et maintenant voilà qu’il la perd dans sa fortune, qu’il l’atteint dans sa liberté, qu’il la menace même dans sa vie. Bien plus, il a levé un coin de son masque, cette égide dont elle se couvre et qui la rend si forte.

 

D’Artagnan a détourné de Buckingham, qu’elle hait, comme elle hait tout ce qu’elle a aimé, la tempête dont le menaçait Richelieu dans la personne de la reine. D’Artagnan s’est fait passer pour de Wardes, pour lequel elle avait une de ces fantaisies de tigresse, indomptables comme en ont les femmes de ce caractère. D’Artagnan connaît ce terrible secret qu’elle a juré que nul ne connaîtrait sans mourir. Enfin, au moment où elle vient d’obtenir un blanc-seing à l’aide duquel elle va se venger de son ennemi, le blanc-seing lui est arraché des mains, et c’est d’Artagnan qui la tient prisonnière et qui va l’envoyer dans quelque immonde Botany-Bay, dans quelque Tyburn infâme de l’océan Indien.

 

Car tout cela lui vient de d’Artagnan sans doute ; de qui viendraient tant de hontes amassées sur sa tête, sinon de lui ? Lui seul a pu transmettre à Lord de Winter tous ces affreux secrets, qu’il a découverts les uns après les autres par une sorte de fatalité. Il connaît son beau-frère, il lui aura écrit.

 

Que de haine elle distille ! Là, immobile, et les yeux ardents et fixes dans son appartement désert, comme les éclats de ses rugissements sourds, qui parfois s’échappent avec sa respiration du fond de sa poitrine, accompagnent bien le bruit de la houle qui monte, gronde, mugit et vient se briser, comme un désespoir éternel et impuissant, contre les rochers sur lesquels est bâti ce château sombre et orgueilleux ! Comme, à la lueur des éclairs que sa colère orageuse fait briller dans son esprit, elle conçoit contre Mme Bonacieux, contre Buckingham, et surtout contre d’Artagnan, de magnifiques projets de vengeance, perdus dans les lointains de l’avenir !

 

Oui, mais pour se venger il faut être libre, et pour être libre, quand on est prisonnier, il faut percer un mur, desceller des barreaux, trouer un plancher ; toutes entreprises que peut mener à bout un homme patient et fort mais devant lesquelles doivent échouer les irritations fébriles d’une femme. D’ailleurs, pour faire tout cela il faut avoir le temps, des mois, des années, et elle… elle a dix ou douze jours, à ce que lui a dit Lord de Winter, son fraternel et terrible geôlier.

 

Et cependant, si elle était un homme, elle tenterait tout cela, et peut-être réussirait-elle : pourquoi donc le Ciel s’est-il ainsi trompé, en mettant cette âme virile dans ce corps frêle et délicat !

 

Aussi les premiers moments de la captivité ont été terribles : quelques convulsions de rage qu’elle n’a pu vaincre ont payé sa dette de faiblesse féminine à la nature. Mais peu à peu elle a surmonté les éclats de sa folle colère, les frémissements nerveux qui ont agité son corps ont disparu, et maintenant elle s’est repliée sur elle-même comme un serpent fatigué qui se repose.

 

« Allons, allons ; j’étais folle de m’emporter ainsi, dit-elle en plongeant dans la glace, qui reflète dans ses yeux son regard brûlant, par lequel elle semble s’interroger elle-même. Pas de violence, la violence est une preuve de faiblesse. D’abord je n’ai jamais réussi par ce moyen : peut-être, si j’usais de ma force contre des femmes, aurais-je chance de les trouver plus faibles encore que moi, et par conséquent de les vaincre ; mais c’est contre des hommes que je lutte, et je ne suis qu’une femme pour eux. Luttons en femme, ma force est dans ma faiblesse. »

 

Alors, comme pour se rendre compte à elle-même des changements qu’elle pouvait imposer à sa physionomie si expressive et si mobile, elle lui fit prendre à la fois toutes les expressions, depuis celle de la colère qui crispait ses traits, jusqu’à celle du plus doux, du plus affectueux et du plus séduisant sourire. Puis ses cheveux prirent successivement sous ses mains savantes les ondulations qu’elle crut pouvoir aider aux charmes de son visage. Enfin elle murmura, satisfaite d’elle-même :

 

« Allons, rien n’est perdu. Je suis toujours belle »

 

Il était huit heures du soir à peu près. Milady aperçut un lit ; elle pensa qu’un repos de quelques heures rafraîchirait non seulement sa tête et ses idées, mais encore son teint. Cependant, avant de se coucher, une idée meilleure lui vint. Elle avait entendu parler de souper. Déjà elle était depuis une heure dans cette chambre, on ne pouvait tarder à lui apporter son repas. La prisonnière ne voulut pas perdre de temps, et elle résolut de faire, dès cette même soirée, quelque tentative pour sonder le terrain, en étudiant le caractère des gens auxquels sa garde était confiée.

 

Une lumière apparut sous la porte ; cette lumière annonçait le retour de ses geôliers. Milady, qui s’était levée, se rejeta vivement sur son fauteuil, la tête renversée en arrière, ses beaux cheveux dénoués et épars, sa gorge demi-nue sous ses dentelles froissées, une main sur son cœur et l’autre pendante.

 

On ouvrit les verrous, la porte grinça sur ses gonds, des pas retentirent dans la chambre et s’approchèrent.

 

« Posez là cette table », dit une voix que la prisonnière reconnut pour celle de Felton.

 

L’ordre fut exécuté.

 

« Vous apporterez des flambeaux et ferez relever la sentinelle », continua Felton.

 

Ce double ordre que donna aux mêmes individus le jeune lieutenant prouva à Milady que ses serviteurs étaient les mêmes hommes que ses gardiens, c’est-à-dire des soldats.

 

Les ordres de Felton étaient, au reste, exécutés avec une silencieuse rapidité qui donnait une bonne idée de l’état florissant dans lequel il maintenait la discipline.

 

Enfin, Felton, qui n’avait pas encore regardé Milady, se retourna vers elle.

 

« Ah ! ah ! dit-il, elle dort, c’est bien : à son réveil elle soupera. »

 

Et il fit quelques pas pour sortir.

 

« Mais, mon lieutenant, dit un soldat moins stoïque que son chef, et qui s’était approché de Milady, cette femme ne dort pas.

 

– Comment, elle ne dort pas ? dit Felton, que fait-elle donc, alors ?

 

– Elle est évanouie ; son visage est très pâle, et j’ai beau écouter, je n’entends pas sa respiration.

 

– Vous avez raison, dit Felton après avoir regardé Milady de la place où il se trouvait, sans faire un pas vers elle, allez prévenir Lord de Winter que sa prisonnière est évanouie, car je ne sais que faire, le cas n’ayant pas été prévu. »

 

Le soldat sortit pour obéir aux ordres de son officier ; Felton s’assit sur un fauteuil qui se trouvait par hasard près de la porte et attendit sans dire une parole, sans faire un geste. Milady possédait ce grand art, tant étudié par les femmes, de voir à travers ses longs cils sans avoir l’air d’ouvrir les paupières : elle aperçut Felton qui lui tournait le dos, elle continua de le regarder pendant dix minutes à peu près, et pendant ces dix minutes, l’impassible gardien ne se retourna pas une seule fois.

 

Elle songea alors que Lord de Winter allait venir et rendre, par sa présence, une nouvelle force à son geôlier : sa première épreuve était perdue, elle en prit son parti en femme qui compte sur ses ressources ; en conséquence elle leva la tête, ouvrit les yeux et soupira faiblement.

 

À ce soupir, Felton se retourna enfin.

 

« Ah ! vous voici réveillée, madame ! dit-il, je n’ai donc plus affaire ici ! Si vous avez besoin de quelque chose, vous appellerez.

 

– Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! que j’ai souffert ! » murmura Milady avec cette voix harmonieuse qui, pareille à celle des enchanteresses antiques, charmait tous ceux qu’elle voulait perdre.

 

Et elle prit en se redressant sur son fauteuil une position plus gracieuse et plus abandonnée encore que celle qu’elle avait lorsqu’elle était couchée.

 

Felton se leva.

 

« Vous serez servie ainsi trois fois par jour, madame, dit-il : le matin à neuf heures, dans la journée à une heure, et le soir à huit heures. Si cela ne vous convient pas, vous pouvez indiquer vos heures au lieu de celles que je vous propose, et, sur ce point, on se conformera à vos désirs.

 

– Mais vais-je donc rester toujours seule dans cette grande et triste chambre ? demanda Milady.

 

– Une femme des environs a été prévenue, elle sera demain au château, et viendra toutes les fois que vous désirerez sa présence.

 

– Je vous rends grâce, monsieur », répondit humblement la prisonnière.

 

Felton fit un léger salut et se dirigea vers la porte. Au moment où il allait en franchir le seuil, Lord de Winter parut dans le corridor, suivi du soldat qui était allé lui porter la nouvelle de l’évanouissement de Milady. Il tenait à la main un flacon de sels. « Eh bien ! qu’est-ce ? et que se passe-t-il donc ici ? dit-il d’une voix railleuse en voyant sa prisonnière debout et Felton prêt à sortir. Cette morte est-elle donc déjà ressuscitée ? Pardieu, Felton, mon enfant, tu n’as donc pas vu qu’on te prenait pour un novice et qu’on te jouait le premier acte d’une comédie dont nous aurons sans doute le plaisir de suivre tous les développements ?

 

– Je l’ai bien pensé, Milord, dit Felton ; mais, enfin, comme la prisonnière est femme, après tout, j’ai voulu avoir les égards que tout homme bien né doit à une femme, sinon pour elle, du moins pour lui-même. »

 

Milady frissonna par tout son corps. Ces paroles de Felton passaient comme une glace par toutes ses veines.

 

« Ainsi, reprit de Winter en riant, ces beaux cheveux savamment étalés, cette peau blanche et ce langoureux regard ne t’ont pas encore séduit, cœur de pierre ?

 

– Non, Milord, répondit l’impassible jeune homme, et croyez-moi bien, il faut plus que des manèges et des coquetteries de femme pour me corrompre.

 

– En ce cas, mon brave lieutenant, laissons Milady chercher autre chose et allons souper ; ah ! sois tranquille, elle a l’imagination féconde et le second acte de la comédie ne tardera pas à suivre le premier. »

 

Et à ces mots Lord de Winter passa son bras sous celui de Felton et l’emmena en riant.

 

« Oh ! je trouverai bien ce qu’il te faut, murmura Milady entre ses dents ; sois tranquille, pauvre moine manqué, pauvre soldat converti qui t’es taillé ton uniforme dans un froc. »

 

« À propos, reprit de Winter en s’arrêtant sur le seuil de la porte, il ne faut pas, Milady, que cet échec vous ôte l’appétit. Tâtez de ce poulet et de ces poissons que je n’ai pas fait empoisonner, sur l’honneur. Je m’accommode assez de mon cuisinier, et comme il ne doit pas hériter de moi, j’ai en lui pleine et entière confiance. Faites comme moi. Adieu, chère sœur ! à votre prochain évanouissement. »

 

C’était tout ce que pouvait supporter Milady : ses mains se crispèrent sur son fauteuil, ses dents grincèrent sourdement, ses yeux suivirent le mouvement de la porte qui se fermait derrière Lord de Winter et Felton ; et, lorsqu’elle se vit seule, une nouvelle crise de désespoir la prit ; elle jeta les yeux sur la table, vit briller un couteau, s’élança et le saisit ; mais son désappointement fut cruel : la lame en était ronde et d’argent flexible.

 


Date: 2015-12-17; view: 594


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