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LES TROIS MOUSQUETAIRES 49 page

 

– Non, ce que je trouve d’étonnant, c’est que vous ayez été prévenu de mon arrivée.

 

– C’est cependant la chose la plus simple, ma chère sœur : n’avez-vous pas vu que le capitaine de votre petit bâtiment avait, en entrant dans la rade, envoyé en avant et afin d’obtenir son entrée dans le port, un petit canot porteur de son livre de loch et de son registre d’équipage ? Je suis commandant du port, on m’a apporté ce livre, j’y ai reconnu votre nom. Mon cœur m’a dit ce que vient de me confier votre bouche, c’est-à-dire dans quel but vous vous exposiez aux dangers d’une mer si périlleuse ou tout au moins si fatigante en ce moment, et j’ai envoyé mon cutter au-devant de vous. Vous savez le reste. »

 

Milady comprit que Lord de Winter mentait et n’en fut que plus effrayée.

 

« Mon frère, continua-t-elle, n’est-ce pas Milord Buckingham que je vis sur la jetée, le soir, en arrivant ?

 

– Lui-même. Ah ! je comprends que sa vue vous ait frappée, reprit Lord de Winter : vous venez d’un pays où l’on doit beaucoup s’occuper de lui, et je sais que ses armements contre la France préoccupent fort votre ami le cardinal.

 

– Mon ami le cardinal ! s’écria Milady, voyant que, sur ce point comme sur l’autre, Lord de Winter paraissait instruit de tout.

 

– N’est-il donc point votre ami ? reprit négligemment le baron ; ah ! pardon, je le croyais ; mais nous reviendrons à Milord duc plus tard, ne nous écartons point du tour sentimental que la conversation avait pris : vous veniez, disiez-vous, pour me voir ?

 

– Oui.

 

– Eh bien, je vous ai répondu que vous seriez servie à souhait et que nous nous verrions tous les jours.

 

– Dois-je donc demeurer éternellement ici ? demanda Milady avec un certain effroi.

 

– Vous trouveriez-vous mal logée, ma sœur ? demandez ce qui vous manque, et je m’empresserai de vous le faire donner.

 

– Mais je n’ai ni mes femmes ni mes gens…

 

– Vous aurez tout cela, madame ; dites-moi sur quel pied votre premier mari avait monté votre maison ; quoique je ne sois que votre beau-frère, je vous la monterai sur un pied pareil.

 

– Mon premier mari ! s’écria Milady en regardant Lord de Winter avec des yeux effarés.

 

– Oui, votre mari français ; je ne parle pas de mon frère. Au reste, si vous l’avez oublié, comme il vit encore, je pourrais lui écrire et il me ferait passer des renseignements à ce sujet. »

 

Une sueur froide perla sur le front de Milady.



 

« Vous raillez, dit-elle d’une voix sourde.

 

– En ai-je l’air ? demanda le baron en se relevant et en faisant un pas en arrière.

 

– Ou plutôt vous m’insultez, continua-t-elle en pressant de ses mains crispées les deux bras du fauteuil et en se soulevant sur ses poignets.

 

– Vous insulter, moi ! dit Lord de Winter avec mépris ; en vérité, madame, croyez-vous que ce soit possible ?

 

– En vérité, monsieur, dit Milady, vous êtes ou ivre ou insensé ; sortez et envoyez-moi une femme.

 

– Des femmes sont bien indiscrètes, ma sœur ! ne pourrais-je pas vous servir de suivante ? de cette façon tous nos secrets resteraient en famille.

 

– Insolent ! s’écria Milady, et, comme mue par un ressort, elle bondit sur le baron, qui l’attendait avec impassibilité, mais une main cependant sur la garde de son épée.

 

– Eh ! eh ! dit-il, je sais que vous avez l’habitude d’assassiner les gens, mais je me défendrai, moi, je vous en préviens, fût-ce contre vous.

 

– Oh ! vous avez raison, dit Milady, et vous me faites l’effet d’être assez lâche pour porter la main sur une femme.

 

– Peut-être que oui, d’ailleurs j’aurais mon excuse : ma main ne serait pas la première main d’homme qui se serait posée sur vous, j’imagine. »

 

Et le baron indiqua d’un geste lent et accusateur l’épaule gauche de Milady, qu’il toucha presque du doigt.

 

Milady poussa un rugissement sourd, et se recula jusque dans l’angle de la chambre, comme une panthère qui veut s’acculer pour s’élancer.

 

« Oh ! rugissez tant que vous voudrez, s’écria Lord de Winter, mais n’essayez pas de mordre, car, je vous en préviens, la chose tournerait à votre préjudice : il n’y a pas ici de procureurs qui règlent d’avance les successions, il n’y a pas de chevalier errant qui vienne me chercher querelle pour la belle dame que je retiens prisonnière ; mais je tiens tout prêts des juges qui disposeront d’une femme assez éhontée pour venir se glisser, bigame, dans le lit de Lord de Winter, mon frère aîné, et ces juges, je vous en préviens, vous enverront à un bourreau qui vous fera les deux épaules pareilles. »

 

Les yeux de Milady lançaient de tels éclairs, que quoiqu’il fût homme et armé devant une femme désarmée il sentit le froid de la peur se glisser jusqu’au fond de son âme ; il n’en continua pas moins, mais avec une fureur croissante :

 

« Oui, je comprends, après avoir hérité de mon frère, il vous eût été doux d’hériter de moi ; mais, sachez-le d’avance, vous pouvez me tuer ou me faire tuer, mes précautions sont prises, pas un penny de ce que je possède ne passera dans vos mains. N’êtes-vous pas déjà assez riche, vous qui possédez près d’un million, et ne pouviez-vous vous arrêter dans votre route fatale, si vous ne faisiez le mal que pour la jouissance infinie et suprême de le faire ? Oh ! tenez, je vous le dis, si la mémoire de mon frère ne m’était sacrée, vous iriez pourrir dans un cachot d’État ou rassasier à Tyburn la curiosité des matelots ; je me tairai, mais vous, supportez tranquillement votre captivité ; dans quinze ou vingt jours je pars pour La Rochelle avec l’armée ; mais la veille de mon départ, un vaisseau viendra vous prendre, que je verrai partir et qui vous conduira dans nos colonies du Sud ; et, soyez tranquille, je vous adjoindrai un compagnon qui vous brûlera la cervelle à la première tentative que vous risquerez pour revenir en Angleterre ou sur le continent. »

 

Milady écoutait avec une attention qui dilatait ses yeux enflammés.

 

« Oui, mais à cette heure, continua Lord de Winter, vous demeurerez dans ce château : les murailles en sont épaisses, les portes en sont fortes, les barreaux en sont solides ; d’ailleurs votre fenêtre donne à pic sur la mer : les hommes de mon équipage, qui me sont dévoués à la vie et à la mort, montent la garde autour de cet appartement, et surveillent tous les passages qui conduisent à la cour ; puis arrivée à la cour, il vous resterait encore trois grilles à traverser. La consigne est précise : un pas, un geste, un mot qui simule une évasion, et l’on fait feu sur vous ; si l’on vous tue, la justice anglaise m’aura, je l’espère, quelque obligation de lui avoir épargné de la besogne. Ah ! vos traits reprennent leur calme, votre visage retrouve son assurance : Quinze jours, vingt jours dites-vous, bah ! d’ici là, j’ai l’esprit inventif, il me viendra quelque idée ; j’ai l’esprit infernal, et je trouverai quelque victime. D’ici à quinze jours, vous dites-vous, je serai hors d’ici. Ah ! ah ! essayez ! »

 

Milady se voyant devinée s’enfonça les ongles dans la chair pour dompter tout mouvement qui eût pu donner à sa physionomie une signification quelconque, autre que celle de l’angoisse.

 

Lord de Winter continua :

 

« L’officier qui commande seul ici en mon absence, vous l’avez vu, donc vous le connaissez déjà, sait, comme vous voyez, observer une consigne, car vous n’êtes pas, je vous connais, venue de Portsmouth ici sans avoir essayé de le faire parler. Qu’en dites-vous ? une statue de marbre eût-elle été plus impassible et plus muette ? Vous avez déjà essayé le pouvoir de vos séductions sur bien des hommes, et malheureusement vous avez toujours réussi ; mais essayez sur celui-là, pardieu ! si vous en venez à bout, je vous déclare le démon lui-même. »

 

Il alla vers la porte et l’ouvrit brusquement.

 

« Qu’on appelle M. Felton, dit-il. Attendez encore un instant, et je vais vous recommander à lui. »

 

Il se fit entre ces deux personnages un silence étrange, pendant lequel on entendit le bruit d’un pas lent et régulier qui se rapprochait ; bientôt, dans l’ombre du corridor, on vit se dessiner une forme humaine, et le jeune lieutenant avec lequel nous avons déjà fait connaissance s’arrêta sur le seuil, attendant les ordres du baron.

 

« Entrez, mon cher John, dit Lord de Winter, entrez et fermez la porte. »

 

Le jeune officier entra.

 

« Maintenant, dit le baron, regardez cette femme : elle est jeune, elle est belle, elle a toutes les séductions de la terre, eh bien, c’est un monstre qui, à vingt-cinq ans, s’est rendu coupable d’autant de crimes que vous pouvez en lire en un an dans les archives de nos tribunaux ; sa voix prévient en sa faveur, sa beauté sert d’appât aux victimes, son corps même paye ce qu’elle a promis, c’est une justice à lui rendre ; elle essayera de vous séduire, peut-être même essayera-t-elle de vous tuer. Je vous ai tiré de la misère, Felton, je vous ai fait nommer lieutenant, je vous ai sauvé la vie une fois, vous savez à quelle occasion ; je suis pour vous non seulement un protecteur, mais un ami ; non seulement un bienfaiteur, mais un père ; cette femme est revenue en Angleterre afin de conspirer contre ma vie ; je tiens ce serpent entre mes mains ; eh bien, je vous fais appeler et vous dis : Ami Felton, John, mon enfant, garde-moi et surtout garde-toi de cette femme ; jure sur ton salut de la conserver pour le châtiment qu’elle a mérité. John Felton, je me fie à ta parole ; John Felton, je crois à ta loyauté.

 

– Milord, dit le jeune officier en chargeant son regard pur de toute la haine qu’il put trouver dans son cœur, Milord, je vous jure qu’il sera fait comme vous désirez. »

 

Milady reçut ce regard en victime résignée : il était impossible de voir une expression plus soumise et plus douce que celle qui régnait alors sur son beau visage. À peine si Lord de Winter lui-même reconnut la tigresse qu’un instant auparavant il s’apprêtait à combattre.

 

« Elle ne sortira jamais de cette chambre, entendez-vous, John, continua le baron ; elle ne correspondra avec personne, elle ne parlera qu’à vous, si toutefois vous voulez bien lui faire l’honneur de lui adresser la parole.

 

– Il suffit, Milord, j’ai juré.

 

– Et maintenant, madame, tâchez de faire la paix avec Dieu, car vous êtes jugée par les hommes. »

 

Milady laissa tomber sa tête comme si elle se fût sentie écrasée par ce jugement. Lord de Winter sortit en faisant un geste à Felton, qui sortit derrière lui et ferma la porte.

 

Un instant après on entendait dans le corridor le pas pesant d’un soldat de marine qui faisait sentinelle, sa hache à la ceinture et son mousquet à la main.

 

Milady demeura pendant quelques minutes dans la même position, car elle songea qu’on l’examinait peut-être par la serrure ; puis lentement elle releva sa tête, qui avait repris une expression formidable de menace et de défi, courut écouter à la porte, regarda par la fenêtre, et revenant s’enterrer dans un vaste fauteuil, elle songea.

 

CHAPITRE LI
OFFICIER

Cependant le cardinal attendait des nouvelles d’Angleterre, mais aucune nouvelle n’arrivait, si ce n’est fâcheuse et menaçante.

 

Si bien que La Rochelle fût investie, si certain que pût paraître le succès, grâce aux précautions prises et surtout à la digue qui ne laissait plus pénétrer aucune barque dans la ville assiégée, cependant le blocus pouvait durer longtemps encore ; et c’était un grand affront pour les armes du roi et une grande gêne pour M. le cardinal, qui n’avait plus, il est vrai, à brouiller Louis XIII avec Anne d’Autriche, la chose était faite, mais à raccommoder M. de Bassompierre, qui était brouillé avec le duc d’Angoulême.

 

Quant à Monsieur, qui avait commencé le siège, il laissait au cardinal le soin de l’achever.

 

La ville, malgré l’incroyable persévérance de son maire, avait tenté une espèce de mutinerie pour se rendre ; le maire avait fait pendre les émeutiers. Cette exécution calma les plus mauvaises têtes, qui se décidèrent alors à se laisser mourir de faim. Cette mort leur paraissait toujours plus lente et moins sûre que le trépas par strangulation.

 

De leur côté, de temps en temps, les assiégeants prenaient des messagers que les Rochelois envoyaient à Buckingham ou des espions que Buckingham envoyait aux Rochelois. Dans l’un et l’autre cas le procès était vite fait. M. le cardinal disait ce seul mot : Pendu ! On invitait le roi à venir voir la pendaison. Le roi venait languissamment, se mettait en bonne place pour voir l’opération dans tous ses détails : cela le distrayait toujours un peu et lui faisait prendre le siège en patience, mais cela ne l’empêchait pas de s’ennuyer fort, de parler à tout moment de retourner à Paris ; de sorte que si les messagers et les espions eussent fait défaut, Son Éminence, malgré toute son imagination, se fût trouvée fort embarrassée.

 

Néanmoins le temps passait, les Rochelois ne se rendaient pas : le dernier espion que l’on avait pris était porteur d’une lettre. Cette lettre disait bien à Buckingham que la ville était à toute extrémité ; mais, au lieu d’ajouter : « Si votre secours n’arrive pas avant quinze jours, nous nous rendrons », elle ajoutait tout simplement : « Si votre secours n’arrive pas avant quinze jours, nous serons tous morts de faim quand il arrivera. »

 

Les Rochelois n’avaient donc espoir qu’en Buckingham. Buckingham était leur Messie. Il était évident que si un jour ils apprenaient d’une manière certaine qu’il ne fallait plus compter sur Buckingham, avec l’espoir leur courage tomberait.

 

Le cardinal attendait donc avec grande impatience des nouvelles d’Angleterre qui devaient annoncer que Buckingham ne viendrait pas.

 

La question d’emporter la ville de vive force, débattue souvent dans le conseil du roi, avait toujours été écartée ; d’abord La Rochelle semblait imprenable, puis le cardinal, quoi qu’il eût dit, savait bien que l’horreur du sang répandu en cette rencontre, où Français devaient combattre contre Français, était un mouvement rétrograde de soixante ans imprimé à la politique, et le cardinal était, à cette époque, ce qu’on appelle aujourd’hui un homme de progrès. En effet, le sac de La Rochelle, l’assassinat de trois ou quatre mille huguenots qui se fussent fait tuer ressemblaient trop, en 1628, au massacre de la Saint-Barthélémy, en 1572 ; et puis, par-dessus tout cela, ce moyen extrême, auquel le roi, bon catholique, ne répugnait aucunement, venait toujours échouer contre cet argument des généraux assiégeants : La Rochelle est imprenable autrement que par la famine.

 

Le cardinal ne pouvait écarter de son esprit la crainte où le jetait sa terrible émissaire, car il avait compris, lui aussi, les proportions étranges de cette femme, tantôt serpent, tantôt lion. L’avait-elle trahi ? était-elle morte ? Il la connaissait assez, en tout cas, pour savoir qu’en agissant pour lui ou contre lui, amie ou ennemie, elle ne demeurait pas immobile sans de grands empêchements. C’était ce qu’il ne pouvait savoir.

 

Au reste, il comptait, et avec raison, sur Milady : il avait deviné dans le passé de cette femme de ces choses terribles que son manteau rouge pouvait seul couvrir ; et il sentait que, pour une cause ou pour une autre, cette femme lui était acquise, ne pouvant trouver qu’en lui un appui supérieur au danger qui la menaçait.

 

Il résolut donc de faire la guerre tout seul et de n’attendre tout succès étranger que comme on attend une chance heureuse. Il continua de faire élever la fameuse digue qui devait affamer La Rochelle ; en attendant, il jeta les yeux sur cette malheureuse ville, qui renfermait tant de misère profonde et tant d’héroïques vertus, et, se rappelant le mot de Louis XI, son prédécesseur politique, comme lui-même était le prédécesseur de Robespierre, il murmura cette maxime du compère de Tristan : « Diviser pour régner. »

 

Henri IV, assiégeant Paris, faisait jeter par-dessus les murailles du pain et des vivres ; le cardinal fit jeter des petits billets par lesquels il représentait aux Rochelois combien la conduite de leurs chefs était injuste, égoïste et barbare ; ces chefs avaient du blé en abondance, et ne le partageaient pas ; ils adoptaient cette maxime, car eux aussi avaient des maximes, que peu importait que les femmes, les enfants et les vieillards mourussent, pourvu que les hommes qui devaient défendre leurs murailles restassent forts et bien portants. Jusque-là, soit dévouement, soit impuissance de réagir contre elle, cette maxime, sans être généralement adoptée, était cependant passée de la théorie à la pratique ; mais les billets vinrent y porter atteinte. Les billets rappelaient aux hommes que ces enfants, ces femmes, ces vieillards qu’on laissait mourir étaient leurs fils, leurs épouses et leurs pères ; qu’il serait plus juste que chacun fût réduit à la misère commune, afin qu’une même position fit prendre des résolutions unanimes.

 

Ces billets firent tout l’effet qu’en pouvait attendre celui qui les avait écrits, en ce qu’ils déterminèrent un grand nombre d’habitants à ouvrir des négociations particulières avec l’armée royale.

 

Mais au moment où le cardinal voyait déjà fructifier son moyen et s’applaudissait de l’avoir mis en usage, un habitant de La Rochelle, qui avait pu passer à travers les lignes royales, Dieu sait comment, tant était grande la surveillance de Bassompierre, de Schomberg et du duc d’Angoulême, surveillés eux-mêmes par le cardinal, un habitant de La Rochelle, disons-nous, entra dans la ville, venant de Portsmouth et disant qu’il avait vu une flotte magnifique prête à mettre à la voile avant huit jours. De plus, Buckingham annonçait au maire qu’enfin la grande ligue contre la France allait se déclarer, et que le royaume allait être envahi à la fois par les armées anglaises, impériales et espagnoles. Cette lettre fut lue publiquement sur toutes les places, on en afficha des copies aux angles des rues, et ceux-là mêmes qui avaient commencé d’ouvrir des négociations les interrompirent, résolus d’attendre ce secours si pompeusement annoncé.

 

Cette circonstance inattendue rendit à Richelieu ses inquiétudes premières, et le força malgré lui à tourner de nouveau les yeux de l’autre côté de la mer.

 

Pendant ce temps, exempte des inquiétudes de son seul et véritable chef, l’armée royale menait joyeuse vie ; les vivres ne manquaient pas au camp, ni l’argent non plus ; tous les corps rivalisaient d’audace et de gaieté. Prendre des espions et les pendre, faire des expéditions hasardeuses sur la digue ou sur la mer, imaginer des folies, les exécuter froidement, tel était le passe-temps qui faisait trouver courts à l’armée ces jours si longs, non seulement pour les Rochelois, rongés par la famine et l’anxiété, mais encore pour le cardinal qui les bloquait si vivement.

 

Quelquefois, quand le cardinal, toujours chevauchant comme le dernier gendarme de l’armée, promenait son regard pensif sur ces ouvrages, si lents au gré de son désir, qu’élevaient sous son ordre les ingénieurs qu’il faisait venir de tous les coins du royaume de France, s’il rencontrait un mousquetaire de la compagnie de Tréville, il s’approchait de lui, le regardait d’une façon singulière, et ne le reconnaissant pas pour un de nos quatre compagnons, il laissait aller ailleurs son regard profond et sa vaste pensée.

 

Un jour où, rongé d’un mortel ennui, sans espérance dans les négociations avec la ville, sans nouvelles d’Angleterre, le cardinal était sorti sans autre but que de sortir, accompagné seulement de Cahusac et de La Houdinière, longeant les grèves et mêlant l’immensité de ses rêves à l’immensité de l’océan, il arriva au petit pas de son cheval sur une colline du haut de laquelle il aperçut derrière une haie, couchés sur le sable et prenant au passage un de ces rayons de soleil si rares à cette époque de l’année, sept hommes entourés de bouteilles vides. Quatre de ces hommes étaient nos mousquetaires s’apprêtant à écouter la lecture d’une lettre que l’un d’eux venait de recevoir. Cette lettre était si importante, qu’elle avait fait abandonner sur un tambour des cartes et des dés.

 

Les trois autres s’occupaient à décoiffer une énorme dame-jeanne de vin de Collioure ; c’étaient les laquais de ces messieurs.

 

Le cardinal, comme nous l’avons dit, était de sombre humeur, et rien, quand il était dans cette situation d’esprit, ne redoublait sa maussaderie comme la gaieté des autres. D’ailleurs, il avait une préoccupation étrange, c’était de croire toujours que les causes mêmes de sa tristesse excitaient la gaieté des étrangers. Faisant signe à La Houdinière et à Cahusac de s’arrêter, il descendit de cheval et s’approcha de ces rieurs suspects, espérant qu’à l’aide du sable qui assourdissait ses pas, et de la haie qui voilait sa marche, il pourrait entendre quelques mots de cette conversation qui lui paraissait si intéressante ; à dix pas de la haie seulement il reconnut le babil gascon de d’Artagnan, et comme il savait déjà que ces hommes étaient des mousquetaires, il ne douta pas que les trois autres ne fussent ceux qu’on appelait les inséparables, c’est-à-dire Athos, Porthos et Aramis.

 

On juge si son désir d’entendre la conversation s’augmenta de cette découverte ; ses yeux prirent une expression étrange, et d’un pas de chat-tigre il s’avança vers la haie ; mais il n’avait pu saisir encore que des syllabes vagues et sans aucun sens positif, lorsqu’un cri sonore et bref le fit tressaillir et attira l’attention des mousquetaires.

 

« Officier ! cria Grimaud.

 

– Vous parlez, je crois, drôle », dit Athos se soulevant sur un coude et fascinant Grimaud de son regard flamboyant.

 

Aussi Grimaud n’ajouta-t-il point une parole, se contentant de tendre le doigt indicateur dans la direction de la haie et dénonçant par ce geste le cardinal et son escorte.

 

D’un seul bond les quatre mousquetaires furent sur pied et saluèrent avec respect.

 

Le cardinal semblait furieux.

 

« Il paraît qu’on se fait garder chez messieurs les mousquetaires ! dit-il. Est-ce que l’Anglais vient par terre, ou serait-ce que les mousquetaires se regardent comme des officiers supérieurs ?

 

– Monseigneur, répondit Athos, car au milieu de l’effroi général lui seul avait conservé ce calme et ce sang-froid de grand seigneur qui ne le quittaient jamais, Monseigneur, les mousquetaires, lorsqu’ils ne sont pas de service, ou que leur service est fini, boivent et jouent aux dés, et ils sont des officiers très supérieurs pour leurs laquais.

 

– Des laquais ! grommela le cardinal, des laquais qui ont la consigne d’avertir leurs maîtres quand passe quelqu’un, ce ne sont point des laquais, ce sont des sentinelles.

 

– Son Éminence voit bien cependant que si nous n’avions point pris cette précaution, nous étions exposés à la laisser passer sans lui présenter nos respects et lui offrir nos remerciements pour la grâce qu’elle nous a faite de nous réunir. D’Artagnan, continua Athos, vous qui tout à l’heure demandiez cette occasion d’exprimer votre reconnaissance à Monseigneur, la voici venue, profitez-en.

 

Ces mots furent prononcés avec ce flegme imperturbable qui distinguait Athos dans les heures du danger, et cette excessive politesse qui faisait de lui dans certains moments un roi plus majestueux que les rois de naissance.

 

D’Artagnan s’approcha et balbutia quelques paroles de remerciements, qui bientôt expirèrent sous le regard assombri du cardinal.


Date: 2015-12-17; view: 514


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