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LES TROIS MOUSQUETAIRES 42 page

 

La cérémonie de réception achevée, les quatre amis furent bientôt dans les bras l’un de l’autre.

 

« Pardieu ! s’écria d’Artagnan, il n’est pas possible de mieux arriver, et les viandes n’auront pas encore eu le temps de refroidir ! n’est-ce pas, messieurs ? ajouta le jeune homme en se tournant vers les deux gardes, qu’il présenta à ses amis.

 

– Ah ! ah ! il paraît que nous banquetions, dit Porthos.

 

– J’espère, dit Aramis, qu’il n’y a pas de femmes à votre dîner !

 

– Est-ce qu’il y a du vin potable dans votre bicoque ? demanda Athos.

 

– Mais, pardieu ! il y a le vôtre, cher ami, répondit d’Artagnan.

 

– Notre vin ? fit Athos étonné.

 

– Oui, celui que vous m’avez envoyé.

 

– Nous vous avons envoyé du vin ?

 

– Mais vous savez bien, de ce petit vin des coteaux d’Anjou ?

 

– Oui, je sais bien de quel vin vous voulez parler.

 

– Le vin que vous préférez.

 

– Sans doute, quand je n’ai ni champagne ni chambertin.

 

– Eh bien, à défaut de champagne et de chambertin, vous vous contenterez de celui-là.

 

– Nous avons donc fait venir du vin d’Anjou, gourmet que nous sommes ? dit Porthos.

 

– Mais non, c’est le vin qu’on m’a envoyé de votre part.

 

– De notre part ? firent les trois mousquetaires.

 

– Est-ce vous, Aramis, dit Athos, qui avez envoyé du vin ?

 

– Non, et vous, Porthos ?

 

– Non, et vous, Athos ?

 

– Non.

 

– Si ce n’est pas vous, dit d’Artagnan, c’est votre hôtelier.

 

– Notre hôtelier ?

 

– Eh oui ! votre hôtelier, Godeau, hôtelier des mousquetaires.

 

– Ma foi, qu’il vienne d’où il voudra, n’importe, dit Porthos, goûtons-le, et, s’il est bon, buvons-le.

 

– Non pas, dit Athos, ne buvons pas le vin qui a une source inconnue.

 

– Vous avez raison, Athos, dit d’Artagnan. Personne de vous n’a chargé l’hôtelier Godeau de m’envoyer du vin ?

 

– Non ! et cependant il vous en a envoyé de notre part ?

 

– Voici la lettre ! » dit d’Artagnan.

 

Et il présenta le billet à ses camarades.

 

« Ce n’est pas son écriture ! s’écria Athos, je la connais, c’est moi qui, avant de partir, ai réglé les comptes de la communauté.

 

– Fausse lettre, dit Porthos ; nous n’avons pas été consignés.



 

– D’Artagnan, demanda Aramis d’un ton de reproche, comment avez-vous pu croire que nous avions fait du bruit ?… »

 

D’Artagnan pâlit, et un tremblement convulsif secoua tous ses membres.

 

« Tu m’effraies, dit Athos, qui ne le tutoyait que dans les grandes occasions, qu’est-il donc arrivé ?

 

– Courons, courons, mes amis ! s’écria d’Artagnan, un horrible soupçon me traverse l’esprit ! serait-ce encore une vengeance de cette femme ? »

 

Ce fut Athos qui pâlit à son tour.

 

D’Artagnan s’élança vers la buvette, les trois mousquetaires et les deux gardes l’y suivirent.

 

Le premier objet qui frappa la vue de d’Artagnan en entrant dans la salle à manger, fut Brisemont étendu par terre et se roulant dans d’atroces convulsions.

 

Planchet et Fourreau, pâles comme des morts, essayaient de lui porter secours ; mais il était évident que tout secours était inutile : tous les traits du moribond étaient crispés par l’agonie.

 

« Ah ! s’écria-t-il en apercevant d’Artagnan, ah ! c’est affreux, vous avez l’air de me faire grâce et vous m’empoisonnez !

 

– Moi ! s’écria d’Artagnan, moi, malheureux ! moi ! que dis-tu donc là ?

 

– Je dis que c’est vous qui m’avez donné ce vin, je dis que c’est vous qui m’avez dit de le boire, je dis que vous avez voulu vous venger de moi, je dis que c’est affreux !

 

– N’en croyez rien, Brisemont, dit d’Artagnan, n’en croyez rien ; je vous jure, je vous proteste…

 

– Oh ! mais Dieu est là ! Dieu vous punira ! Mon Dieu ! qu’il souffre un jour ce que je souffre !

 

– Sur l’évangile, s’écria d’Artagnan en se précipitant vers le moribond, je vous jure que j’ignorais que ce vin fût empoisonné et que j’allais en boire comme vous.

 

– Je ne vous crois pas », dit le soldat.

 

Et il expira dans un redoublement de tortures.

 

« Affreux ! affreux ! murmurait Athos, tandis que Porthos brisait les bouteilles et qu’Aramis donnait des ordres un peu tardifs pour qu’on allât chercher un confesseur.

 

– O mes amis ! dit d’Artagnan, vous venez encore une fois de me sauver la vie, non seulement à moi, mais à ces messieurs. Messieurs, continua-t-il en s’adressant aux gardes, je vous demanderai le silence sur toute cette aventure ; de grands personnages pourraient avoir trempé dans ce que vous avez vu, et le mal de tout cela retomberait sur nous.

 

– Ah ! monsieur ! balbutiait Planchet plus mort que vif ; ah ! monsieur ! que je l’ai échappé belle !

 

– Comment, drôle, s’écria d’Artagnan, tu allais donc boire mon vin ?

 

– À la santé du roi, monsieur, j’allais en boire un pauvre verre, si Fourreau ne m’avait pas dit qu’on m’appelait.

 

– Hélas ! dit Fourreau, dont les dents claquaient de terreur, je voulais l’éloigner pour boire tout seul !

 

– Messieurs, dit d’Artagnan en s’adressant aux gardes, vous comprenez qu’un pareil festin ne pourrait être que fort triste après ce qui vient de se passer ; ainsi recevez toutes mes excuses et remettez la partie à un autre jour, je vous prie. »

 

Les deux gardes acceptèrent courtoisement les excuses de d’Artagnan, et, comprenant que les quatre amis désiraient demeurer seuls, ils se retirèrent.

 

Lorsque le jeune garde et les trois mousquetaires furent sans témoins, ils se regardèrent d’un air qui voulait dire que chacun comprenait la gravité de la situation.

 

« D’abord, dit Athos, sortons de cette chambre ; c’est une mauvaise compagnie qu’un mort, mort de mort violente.

 

– Planchet, dit d’Artagnan, je vous recommande le cadavre de ce pauvre diable. Qu’il soit enterré en terre sainte. Il avait commis un crime, c’est vrai, mais il s’en était repenti. »

 

Et les quatre amis sortirent de la chambre, laissant à Planchet et à Fourreau le soin de rendre les honneurs mortuaires à Brisemont.

 

L’hôte leur donna une autre chambre dans laquelle il leur servit des œufs à la coque et de l’eau, qu’Athos alla puiser lui-même à la fontaine. En quelques paroles Porthos et Aramis furent mis au courant de la situation.

 

« Eh bien, dit d’Artagnan à Athos, vous le voyez, cher ami, c’est une guerre à mort. »

 

Athos secoua la tête.

 

« Oui, oui, dit-il, je le vois bien ; mais croyez-vous que ce soit elle ?

 

– J’en suis sûr.

 

– Cependant je vous avoue que je doute encore.

 

– Mais cette fleur de lis sur l’épaule ?

 

– C’est une Anglaise qui aura commis quelque méfait en France, et qu’on aura flétrie à la suite de son crime.

 

– Athos, c’est votre femme, vous dis-je, répétait d’Artagnan, ne vous rappelez-vous donc pas comme les deux signalements se ressemblent ?

 

– J’aurais cependant cru que l’autre était morte, je l’avais si bien pendue. »

 

Ce fut d’Artagnan qui secoua la tête à son tour.

 

« Mais enfin, que faire ? dit le jeune homme.

 

– Le fait est qu’on ne peut rester ainsi avec une épée éternellement suspendue au-dessus de sa tête, dit Athos, et qu’il faut sortir de cette situation.

 

– Mais comment ?

 

– Écoutez, tâchez de la rejoindre et d’avoir une explication avec elle ; dites-lui : La paix ou la guerre ! ma parole de gentilhomme de ne jamais rien dire de vous, de ne jamais rien faire contre vous ; de votre côté serment solennel de rester neutre à mon égard : sinon, je vais trouver le chancelier, je vais trouver le roi, je vais trouver le bourreau, j’ameute la cour contre vous, je vous dénonce comme flétrie, je vous fais mettre en jugement, et si l’on vous absout, eh bien, je vous tue, foi de gentilhomme ! au coin de quelque borne, comme je tuerais un chien enragé.

 

– J’aime assez ce moyen, dit d’Artagnan, mais comment la joindre ?

 

– Le temps, cher ami, le temps amène l’occasion, l’occasion c’est la martingale de l’homme : plus on a engagé, plus l’on gagne quand on sait attendre.

 

– Oui, mais attendre entouré d’assassins et d’empoisonneurs…

 

– Bah ! dit Athos, Dieu nous a gardés jusqu’à présent, Dieu nous gardera encore.

 

– Oui, nous ; nous d’ailleurs, nous sommes des hommes, et, à tout prendre, c’est notre état de risquer notre vie : mais elle ! ajouta-t-il à demi-voix.

 

– Qui elle ? demanda Athos.

 

– Constance.

 

– Mme Bonacieux ! ah ! c’est juste, fit Athos ; pauvre ami ! j’oubliais que vous étiez amoureux.

 

– Eh bien, mais, dit Aramis, n’avez-vous pas vu par la lettre même que vous avez trouvée sur le misérable mort qu’elle était dans un couvent ? On est très bien dans un couvent, et aussitôt le siège de La Rochelle terminé, je vous promets que pour mon compte…

 

– Bon ! dit Athos, bon ! oui, mon cher Aramis ! nous savons que vos vœux tendent à la religion.

 

– Je ne suis mousquetaire que par intérim, dit humblement Aramis.

 

– Il paraît qu’il y a longtemps qu’il n’a reçu des nouvelles de sa maîtresse, dit tout bas Athos ; mais ne faites pas attention, nous connaissons cela.

 

– Eh bien, dit Porthos, il me semble qu’il y aurait un moyen bien simple.

 

– Lequel ? demanda d’Artagnan.

 

– Elle est dans un couvent, dites-vous ? reprit Porthos.

 

– Oui.

 

– Eh bien, aussitôt le siège fini, nous l’enlevons de ce couvent.

 

– Mais encore faut-il savoir dans quel couvent elle est.

 

– C’est juste, dit Porthos.

 

– Mais, j’y pense, dit Athos, ne prétendez-vous pas, cher d’Artagnan, que c’est la reine qui a fait choix de ce couvent pour elle ?

 

– Oui, je le crois du moins.

 

– Eh bien, mais Porthos nous aidera là-dedans.

 

– Et comment cela, s’il vous plaît ?

 

– Mais par votre marquise, votre duchesse, votre princesse ; elle doit avoir le bras long.

 

– Chut ! dit Porthos en mettant un doigt sur ses lèvres, je la crois cardinaliste et elle ne doit rien savoir.

 

– Alors, dit Aramis, je me charge, moi, d’en avoir des nouvelles.

 

– Vous, Aramis, s’écrièrent les trois amis, vous, et comment cela ?

 

– Par l’aumônier de la reine, avec lequel je suis fort lié… », dit Aramis en rougissant.

 

Et sur cette assurance, les quatre amis, qui avaient achevé leur modeste repas, se séparèrent avec promesse de se revoir le soir même : d’Artagnan retourna aux Minimes, et les trois mousquetaires rejoignirent le quartier du roi, où ils avaient à faire préparer leur logis.

 

CHAPITRE XLIII
L’AUBERGE DU COLOMBIER-ROUGE

À peine arrivé au camp, le roi, qui avait si grande hâte de se trouver en face de l’ennemi, et qui, à meilleur droit que le cardinal, partageait sa haine contre Buckingham, voulut faire toutes les dispositions, d’abord pour chasser les Anglais de l’île de Ré, ensuite pour presser le siège de La Rochelle ; mais, malgré lui, il fut retardé par les dissensions qui éclatèrent entre MM. de Bassompierre et Schomberg, contre le duc d’Angoulême.

 

MM. de Bassompierre et Schomberg étaient maréchaux de France, et réclamaient leur droit de commander l’armée sous les ordres du roi ; mais le cardinal, qui craignait que Bassompierre, huguenot au fond du cœur, ne pressât faiblement les Anglais et les Rochelois, ses frères en religion, poussait au contraire le duc d’Angoulême, que le roi, à son instigation, avait nommé lieutenant général. Il en résulta que, sous peine de voir MM. de Bassompierre et Schomberg déserter l’armée, on fut obligé de faire à chacun un commandement particulier : Bassompierre prit ses quartiers au nord de la ville, depuis La Leu jusqu’à Dompierre ; le duc d’Angoulême à l’est, depuis Dompierre jusqu’à Périgny ; et M. de Schomberg au midi, depuis Périgny jusqu’à Angoutin.

 

Le logis de Monsieur était à Dompierre.

 

Le logis du roi était tantôt à Étré, tantôt à La Jarrie.

 

Enfin le logis du cardinal était sur les dunes, au pont de La Pierre, dans une simple maison sans aucun retranchement.

 

De cette façon, Monsieur surveillait Bassompierre ; le roi, le duc d’Angoulême, et le cardinal, M. de Schomberg.

 

Aussitôt cette organisation établie, on s’était occupé de chasser les Anglais de l’île.

 

La conjoncture était favorable : les Anglais, qui ont, avant toute chose, besoin de bons vivres pour être de bons soldats, ne mangeant que des viandes salées et de mauvais biscuits, avaient force malades dans leur camp ; de plus, la mer, fort mauvaise à cette époque de l’année sur toutes les côtes de l’océan, mettait tous les jours quelque petit bâtiment à mal ; et la plage, depuis la pointe de l’Aiguillon jusqu’à la tranchée, était littéralement, à chaque marée, couverte des débris de pinasses, de roberges et de felouques ; il en résultait que, même les gens du roi se tinssent-ils dans leur camp, il était évident qu’un jour ou l’autre Buckingham, qui ne demeurait dans l’île de Ré que par entêtement, serait obligé de lever le siège.

 

Mais, comme M. de Toiras fit dire que tout se préparait dans le camp ennemi pour un nouvel assaut, le roi jugea qu’il fallait en finir et donna les ordres nécessaires pour une affaire décisive.

 

Notre intention n’étant pas de faire un journal de siège, mais au contraire de n’en rapporter que les événements qui ont trait à l’histoire que nous racontons, nous nous contenterons de dire en deux mots que l’entreprise réussit au grand étonnement du roi et à la grande gloire de M. le cardinal. Les Anglais, repoussés pied à pied, battus dans toutes les rencontres, écrasés au passage de l’île de Loix, furent obligés de se rembarquer, laissant sur le champ de bataille deux mille hommes parmi lesquels cinq colonels, trois lieutenant-colonels, deux cent cinquante capitaines et vingt gentilshommes de qualité, quatre pièces de canon et soixante drapeaux qui furent apportés à Paris par Claude de Saint-Simon, et suspendus en grande pompe aux voûtes de Notre-Dame.

 

Des Te Deum furent chantés au camp, et de là se répandirent par toute la France.

 

Le cardinal resta donc maître de poursuivre le siège sans avoir, du moins momentanément, rien à craindre de la part des Anglais.

 

Mais, comme nous venons de le dire, le repos n’était que momentané.

 

Un envoyé du duc de Buckingham, nommé Montaigu, avait été pris, et l’on avait acquis la preuve d’une ligue entre l’Empiré, l’Espagne, l’Angleterre et la Lorraine.

 

Cette ligue était dirigée contre la France.

 

De plus, dans le logis de Buckingham, qu’il avait été forcé d’abandonner plus précipitamment qu’il ne l’avait cru, on avait trouvé des papiers qui confirmaient cette ligue, et qui, à ce qu’assure M. le cardinal dans ses mémoires, compromettaient fort Mme de Chevreuse, et par conséquent la reine.

 

C’était sur le cardinal que pesait toute la responsabilité, car on n’est pas ministre absolu sans être responsable ; aussi toutes les ressources de son vaste génie étaient-elles tendues nuit et jour, et occupées à écouter le moindre bruit qui s’élevait dans un des grands royaumes de l’Europe.

 

Le cardinal connaissait l’activité et surtout la haine de Buckingham ; si la ligue qui menaçait la France triomphait, toute son influence était perdue : la politique espagnole et la politique autrichienne avaient leurs représentants dans le cabinet du Louvre, où elles n’avaient encore que des partisans ; lui Richelieu, le ministre français, le ministre national par excellence, était perdu. Le roi, qui, tout en lui obéissant comme un enfant, le haïssait comme un enfant hait son maître, l’abandonnait aux vengeances réunies de Monsieur et de la reine ; il était donc perdu, et peut-être la France avec lui. Il fallait parer à tout cela.

 

Aussi vit-on les courriers, devenus à chaque instant plus nombreux, se succéder nuit et jour dans cette petite maison du pont de La Pierre, où le cardinal avait établi sa résidence.

 

C’étaient des moines qui portaient si mal le froc, qu’il était facile de reconnaître qu’ils appartenaient surtout à l’église militante ; des femmes un peu gênées dans leurs costumes de pages, et dont les larges trousses ne pouvaient entièrement dissimuler les formes arrondies ; enfin des paysans aux mains noircies, mais à la jambe fine, et qui sentaient l’homme de qualité à une lieue à la ronde.

 

Puis encore d’autres visites moins agréables, car deux ou trois fois le bruit se répandit que le cardinal avait failli être assassiné.

 

Il est vrai que les ennemis de Son Éminence disaient que c’était elle-même qui mettait en campagne les assassins maladroits, afin d’avoir le cas échéant le droit d’user de représailles ; mais il ne faut croire ni à ce que disent les ministres, ni à ce que disent leurs ennemis.

 

Ce qui n’empêchait pas, au reste, le cardinal, à qui ses plus acharnés détracteurs n’ont jamais contesté la bravoure personnelle, de faire force courses nocturnes tantôt pour communiquer au duc d’Angoulême des ordres importants, tantôt pour aller se concerter avec le roi, tantôt pour aller conférer avec quelque messager qu’il ne voulait pas qu’on laissât entrer chez lui.

 

De leur côté les mousquetaires qui n’avaient pas grand-chose à faire au siège n’étaient pas tenus sévèrement et menaient joyeuse vie. Cela leur était d’autant plus facile, à nos trois compagnons surtout, qu’étant des amis de M. de Tréville, ils obtenaient facilement de lui de s’attarder et de rester après la fermeture du camp avec des permissions particulières.

 

Or, un soir que d’Artagnan, qui était de tranchée, n’avait pu les accompagner, Athos, Porthos et Aramis, montés sur leurs chevaux de bataille, enveloppés de manteaux de guerre, une main sur la crosse de leurs pistolets, revenaient tous trois d’une buvette qu’Athos avait découverte deux jours auparavant sur la route de La Jarrie, et qu’on appelait le Colombier-Rouge, suivant le chemin qui conduisait au camp, tout en se tenant sur leurs gardes, comme nous l’avons dit, de peur d’embuscade, lorsqu’à un quart de lieue à peu près du village de Boisnar ils crurent entendre le pas d’une cavalcade qui venait à eux ; aussitôt tous trois s’arrêtèrent, serrés l’un contre l’autre, et attendirent, tenant le milieu de la route : au bout d’un instant, et comme la lune sortait justement d’un nuage, ils virent apparaître au détour d’un chemin deux cavaliers qui, en les apercevant, s’arrêtèrent à leur tour, paraissant délibérer s’ils devaient continuer leur route ou retourner en arrière. Cette hésitation donna quelques soupçons aux trois amis, et Athos, faisant quelques pas en avant, cria de sa voix ferme :

 

« Qui vive ?

 

– Qui vive vous-même ? répondit un de ces deux cavaliers.

 

– Ce n’est pas répondre, cela ! dit Athos. Qui vive ? Répondez, ou nous chargeons.

 

– Prenez garde à ce que vous allez faire, messieurs ! dit alors une voix vibrante qui paraissait avoir l’habitude du commandement.

 

– C’est quelque officier supérieur qui fait sa ronde de nuit, dit Athos, que voulez-vous faire, messieurs ?

 

– Qui êtes-vous ? dit la même voix du même ton de commandement ; répondez à votre tour, ou vous pourriez vous mal trouver de votre désobéissance.

 

– Mousquetaires du roi, dit Athos, de plus en plus convaincu que celui qui les interrogeait en avait le droit.

 

– Quelle compagnie ?

 

– Compagnie de Tréville.

 

– Avancez à l’ordre, et venez me rendre compte de ce que vous faites ici, à cette heure. »

 

Les trois compagnons s’avancèrent, l’oreille un peu basse, car tous trois maintenant étaient convaincus qu’ils avaient affaire à plus fort qu’eux ; on laissa, au reste, à Athos le soin de porter la parole.

 

Un des deux cavaliers, celui qui avait pris la parole en second lieu, était à dix pas en avant de son compagnon ; Athos fit signe à Porthos et à Aramis de rester de leur côté en arrière, et s’avança seul.

 

« Pardon, mon officier ! dit Athos ; mais nous ignorions à qui nous avions affaire, et vous pouvez voir que nous faisions bonne garde.

 

– Votre nom ? dit l’officier, qui se couvrait une partie du visage avec son manteau.

 

– Mais vous-même, monsieur, dit Athos qui commençait à se révolter contre cette inquisition ; donnez-moi, je vous prie, la preuve que vous avez le droit de m’interroger.

 

– Votre nom ? reprit une seconde fois le cavalier en laissant tomber son manteau de manière à avoir le visage découvert.

 

– Monsieur le cardinal ! s’écria le mousquetaire stupéfait.

 

– Votre nom ? reprit pour la troisième fois Son Éminence.

 

– Athos », dit le mousquetaire.

 

Le cardinal fit un signe à l’écuyer, qui se rapprocha.

 

« Ces trois mousquetaires nous suivront, dit-il à voix basse, je ne veux pas qu’on sache que je suis sorti du camp, et, en nous suivant, nous serons sûrs qu’ils ne le diront à personne.

 

– Nous sommes gentilshommes, Monseigneur, dit Athos ; demandez-nous donc notre parole et ne vous inquiétez de rien. Dieu merci, nous savons garder un secret. »

 

Le cardinal fixa ses yeux perçants sur ce hardi interlocuteur.

 

« Vous avez l’oreille fine, monsieur Athos, dit le cardinal ; mais maintenant, écoutez ceci : ce n’est point par défiance que je vous prie de me suivre, c’est pour ma sûreté : sans doute vos deux compagnons sont MM. Porthos et Aramis ?

 

– Oui, Votre Éminence, dit Athos, tandis que les deux mousquetaires restés en arrière s’approchaient, le chapeau à la main.

 

– Je vous connais, messieurs, dit le cardinal, je vous connais : je sais que vous n’êtes pas tout à fait de mes amis, et j’en suis fâché, mais je sais que vous êtes de braves et loyaux gentilshommes, et qu’on peut se fier à vous. Monsieur Athos, faites-moi donc l’honneur de m’accompagner, vous et vos deux amis, et alors j’aurai une escorte à faire envie à Sa Majesté, si nous la rencontrons. »

 

Les trois mousquetaires s’inclinèrent jusque sur le cou de leurs chevaux.

 

« Eh bien, sur mon honneur, dit Athos, Votre Éminence a raison de nous emmener avec elle : nous avons rencontré sur la route des visages affreux, et nous avons même eu avec quatre de ces visages une querelle au Colombier-Rouge.


Date: 2015-12-17; view: 615


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