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LES TROIS MOUSQUETAIRES 37 page

 

L’instinct faisait deviner à la pauvre fille une partie de ce qui allait arriver.

 

D’Artagnan la rassura du mieux qu’il put et lui promit de rester insensible aux séductions de Milady.

 

Il lui fit répondre qu’il était on ne peut plus reconnaissant de ses bontés et qu’il se rendrait à ses ordres ; mais il n’osa lui écrire de peur de ne pouvoir, à des yeux aussi exercés que ceux de Milady, déguiser suffisamment son écriture.

 

À neuf heures sonnant, d’Artagnan était place Royale. Il était évident que les domestiques qui attendaient dans l’antichambre étaient prévenus, car aussitôt que d’Artagnan parut, avant même qu’il eût demandé si Milady était visible, un d’eux courut l’annoncer.

 

« Faites entrer », dit Milady d’une voix brève, mais si perçante que d’Artagnan l’entendit de l’antichambre.

 

On l’introduisit.

 

« Je n’y suis pour personne, dit Milady ; entendez-vous, pour personne. »

 

Le laquais sortit.

 

D’Artagnan jeta un regard curieux sur Milady : elle était pâle et avait les yeux fatigués, soit par les larmes, soit par l’insomnie. On avait avec intention diminué le nombre habituel des lumières, et cependant la jeune femme ne pouvait arriver à cacher les traces de la fièvre qui l’avait dévorée depuis deux jours.

 

D’Artagnan s’approcha d’elle avec sa galanterie ordinaire ; elle fit alors un effort suprême pour le recevoir, mais jamais physionomie plus bouleversée ne démentit sourire plus aimable.

 

Aux questions que d’Artagnan lui fit sur sa santé :

 

« Mauvaise, répondit-elle, très mauvaise.

 

– Mais alors, dit d’Artagnan, je suis indiscret, vous avez besoin de repos sans doute et je vais me retirer.

 

– Non pas, dit Milady ; au contraire, restez, monsieur d’Artagnan, votre aimable compagnie me distraira. »

 

« Oh ! oh ! pensa d’Artagnan, elle n’a jamais été si charmante, défions-nous. »

 

Milady prit l’air le plus affectueux qu’elle put prendre, et donna tout l’éclat possible à sa conversation. En même temps cette fièvre qui l’avait abandonnée un instant revenait rendre l’éclat à ses yeux, le coloris à ses joues, le carmin à ses lèvres. D’Artagnan retrouva la Circé qui l’avait déjà enveloppé de ses enchantements. Son amour, qu’il croyait éteint et qui n’était qu’assoupi, se réveilla dans son cœur. Milady souriait et d’Artagnan sentait qu’il se damnerait pour ce sourire.



 

Il y eut un moment où il sentit quelque chose comme un remords de ce qu’il avait fait contre elle.

 

Peu à peu Milady devint plus communicative. Elle demanda à d’Artagnan s’il avait une maîtresse.

 

« Hélas ! dit d’Artagnan de l’air le plus sentimental qu’il put prendre, pouvez-vous être assez cruelle pour me faire une pareille question, à moi qui, depuis que je vous ai vue, ne respire et ne soupire que par vous et pour vous ! »

 

Milady sourit d’un étrange sourire.

 

« Ainsi vous m’aimez ? dit-elle.

 

– Ai-je besoin de vous le dire, et ne vous en êtes-vous point aperçue ?

 

– Si fait ; mais, vous le savez, plus les cœurs sont fiers, plus ils sont difficiles à prendre.

 

– Oh ! les difficultés ne m’effraient pas, dit d’Artagnan ; il n’y a que les impossibilités qui m’épouvantent.

 

– Rien n’est impossible, dit Milady, à un véritable amour.

 

– Rien, madame ?

 

– Rien », reprit Milady.

 

« Diable ! reprit d’Artagnan à part lui, la note est changée. Deviendrait-elle amoureuse de moi, par hasard, la capricieuse, et serait-elle disposée à me donner à moi-même quelque autre saphir pareil à celui qu’elle m’a donné me prenant pour de Wardes ? »

 

D’Artagnan rapprocha vivement son siège de celui de Milady.

 

« Voyons, dit-elle, que feriez-vous bien pour prouver cet amour dont vous parlez ?

 

– Tout ce qu’on exigerait de moi. Qu’on ordonne, et je suis prêt.

 

– À tout ?

 

– À tout ! s’écria d’Artagnan qui savait d’avance qu’il n’avait pas grand-chose à risquer en s’engageant ainsi.

 

– Eh bien, causons un peu, dit à son tour Milady en rapprochant son fauteuil de la chaise de d’Artagnan.

 

– Je vous écoute, madame », dit celui-ci.

 

Milady resta un instant soucieuse et comme indécise puis paraissant prendre une résolution :

 

« J’ai un ennemi, dit-elle.

 

– Vous, madame ! s’écria d’Artagnan jouant la surprise, est-ce possible, mon Dieu ? belle et bonne comme vous l’êtes !

 

– Un ennemi mortel.

 

– En vérité ?

 

– Un ennemi qui m’a insultée si cruellement que c’est entre lui et moi une guerre à mort. Puis-je compter sur vous comme auxiliaire ? »

 

D’Artagnan comprit sur-le-champ où la vindicative créature en voulait venir.

 

« Vous le pouvez, madame, dit-il avec emphase, mon bras et ma vie vous appartiennent comme mon amour.

 

Alors, dit Milady, puisque vous êtes aussi généreux qu’amoureux…

 

Elle s’arrêta.

 

« Eh bien ? demanda d’Artagnan.

 

– Eh bien, reprit Milady après un moment de silence, cessez dès aujourd’hui de parler d’impossibilités.

 

– Ne m’accablez pas de mon bonheur », s’écria d’Artagnan en se précipitant à genoux et en couvrant de baisers les mains qu’on lui abandonnait.

 

– Venge-moi de cet infâme de Wardes, murmura Milady entre ses dents, et je saurai bien me débarrasser de toi ensuite, double sot, lame d’épée vivante !

 

– Tombe volontairement entre mes bras après m’avoir raillé si effrontément, hypocrite et dangereuse femme, pensait d’Artagnan de son côté, et ensuite je rirai de toi avec celui que tu veux tuer par ma main. »

 

D’Artagnan releva la tête.

 

« Je suis prêt, dit-il.

 

– Vous m’avez donc comprise, cher monsieur d’Artagnan ! dit Milady.

 

– Je devinerais un de vos regards.

 

– Ainsi vous emploieriez pour moi votre bras, qui s’est déjà acquis tant de renommée ?

 

À l’instant même.

 

Mais moi, dit Milady, comment paierai-je un pareil service ; je connais les amoureux, ce sont des gens qui ne font rien pour rien ?

 

– Vous savez la seule réponse que je désire, dit d’Artagnan, la seule qui soit digne de vous et de moi ! »

 

Et il l’attira doucement vers lui.

 

Elle résista à peine.

 

« Intéressé ! dit-elle en souriant.

 

– Ah ! s’écria d’Artagnan véritablement emporté par la passion que cette femme avait le don d’allumer dans son cœur, ah ! c’est que mon bonheur me paraît invraisemblable, et qu’ayant toujours peur de le voir s’envoler comme un rêve, j’ai hâte d’en faire une réalité.

 

– Eh bien, méritez donc ce prétendu bonheur.

 

– Je suis à vos ordres, dit d’Artagnan.

 

– Bien sûr ? fit Milady avec un dernier doute.

 

– Nommez-moi l’infâme qui a pu faire pleurer vos beaux yeux.

 

– Qui vous dit que j’ai pleuré ? dit-elle.

 

– Il me semblait…

 

– Les femmes comme moi ne pleurent pas, dit Milady.

 

– Tant mieux ! Voyons, dites-moi comment il s’appelle.

 

– Songez que son nom c’est tout mon secret.

 

– Il faut cependant que je sache son nom.

 

– Oui, il le faut ; voyez si j’ai confiance en vous !

 

– Vous me comblez de joie. Comment s’appelle-t-il ?

 

– Vous le connaissez.

 

– Vraiment ?

 

– Oui.

 

– Ce n’est pas un de mes amis ? reprit d’Artagnan en jouant l’hésitation pour faire croire à son ignorance.

 

– Si c’était un de vos amis, vous hésiteriez donc ? » s’écria Milady. Et un éclair de menace passa dans ses yeux.

 

« Non, fût-ce mon frère ! » s’écria d’Artagnan comme emporté par l’enthousiasme.

 

Notre Gascon s’avançait sans risque ; car il savait où il allait.

 

« J’aime votre dévouement, dit Milady.

 

– Hélas ! n’aimez-vous que cela en moi ? demanda d’Artagnan.

 

– Je vous aime aussi, vous », dit-elle en lui prenant la main.

 

Et l’ardente pression fit frissonner d’Artagnan, comme si, par le toucher, cette fièvre qui brûlait Milady le gagnait lui-même.

 

« Vous m’aimez, vous ! s’écria-t-il. Oh ! si cela était, ce serait à en perdre la raison. »

 

Et il l’enveloppa de ses deux bras. Elle n’essaya point d’écarter ses lèvres de son baiser, seulement elle ne le lui rendit pas.

 

Ses lèvres étaient froides : il sembla à d’Artagnan qu’il venait d’embrasser une statue.

 

Il n’en était pas moins ivre de joie, électrisé d’amour, il croyait presque à la tendresse de Milady ; il croyait presque au crime de de Wardes. Si de Wardes eût été en ce moment sous sa main, il l’eût tué.

 

Milady saisit l’occasion.

 

« Il s’appelle…, dit-elle à son tour.

 

– De Wardes, je le sais, s’écria d’Artagnan.

 

– Et comment le savez-vous ? » demanda Milady en lui saisissant les deux mains et en essayant de lire par ses yeux jusqu’au fond de son âme.

 

D’Artagnan sentit qu’il s’était laissé emporter, et qu’il avait fait une faute.

 

« Dites, dites, mais dites donc ! répétait Milady, comment le savez-vous ?

 

– Comment je le sais ? dit d’Artagnan.

 

– Oui.

 

– Je le sais, parce que, hier, de Wardes, dans un salon où j’étais, a montré une bague qu’il a dit tenir de vous.

 

– Le misérable ! » s’écria Milady.

 

L’épithète, comme on le comprend bien, retentit jusqu’au fond du cœur de d’Artagnan.

 

« Eh bien ? continua-t-elle.

 

– Eh bien, je vous vengerai de ce misérable, reprit d’Artagnan en se donnant des airs de don Japhet d’Arménie.

 

– Merci, mon brave ami ! s’écria Milady ; et quand serai-je vengée ?

 

– Demain, tout de suite, quand vous voudrez. »

 

Milady allait s’écrier : « Tout de suite » ; mais elle réfléchit qu’une pareille précipitation serait peu gracieuse pour d’Artagnan.

 

D’ailleurs, elle avait mille précautions à prendre, mille conseils à donner à son défenseur, pour qu’il évitât les explications devant témoins avec le comte. Tout cela se trouva prévu par un mot de d’Artagnan.

 

« Demain, dit-il, vous serez vengée ou je serai mort.

 

– Non ! dit-elle, vous me vengerez ; mais vous ne mourrez pas. C’est un lâche.

 

– Avec les femmes peut-être, mais pas avec les hommes. J’en sais quelque chose, moi.

 

– Mais il me semble que dans votre lutte avec lui, vous n’avez pas eu à vous plaindre de la fortune.

 

– La fortune est une courtisane : favorable hier, elle peut me trahir demain.

 

– Ce qui veut dire que vous hésitez maintenant.

 

– Non, je n’hésite pas, Dieu m’en garde ; mais serait-il juste de me laisser aller à une mort possible sans m’avoir donné au moins un peu plus que de l’espoir ? »

 

Milady répondit par un coup d’œil qui voulait dire :

 

« N’est-ce que cela ? parlez donc. »

 

Puis, accompagnant le coup d’œil de paroles explicatives.

 

« C’est trop juste, dit-elle tendrement.

 

– Oh ! vous êtes un ange, dit le jeune homme.

 

– Ainsi, tout est convenu ? dit-elle.

 

– Sauf ce que je vous demande, chère âme !

 

– Mais, lorsque je vous dis que vous pouvez vous fier à ma tendresse ?

 

– Je n’ai pas de lendemain pour attendre.

 

– Silence ; j’entends mon frère : il est inutile qu’il vous trouve ici. »

 

Elle sonna ; Ketty parut.

 

« Sortez par cette porte, dit-elle en poussant une petit porte dérobée, et revenez à onze heures ; nous achèverons cet entretien : Ketty vous introduira chez moi. »

 

La pauvre enfant pensa tomber à la renverse en entendant ces paroles.

 

« Eh bien, que faites-vous, mademoiselle, à demeurer immobile comme une statue ? Allons, reconduisez le chevalier ; et ce soir, à onze heures, vous avez entendu ! »

 

« Il paraît que ses rendez-vous sont à onze heures, pensa d’Artagnan : c’est une habitude prise. »

 

Milady lui tendit une main qu’il baisa tendrement.

 

« Voyons, dit-il en se retirant et en répondant à peine aux reproches de Ketty, voyons, ne soyons pas un sot ; décidément cette femme est une grande scélérate : prenons garde. »

 

CHAPITRE XXXVII
LE SECRET DE MILADY

D’Artagnan était sorti de l’hôtel au lieu de monter tout de suite chez Ketty, malgré les instances que lui avait faites la jeune fille, et cela pour deux raisons : la première parce que de cette façon il évitait les reproches, les récriminations, les prières ; la seconde, parce qu’il n’était pas fâché de lire un peu dans sa pensée, et, s’il était possible, dans celle de cette femme.

 

Tout ce qu’il y avait de plus clair là-dedans, c’est que d’Artagnan aimait Milady comme un fou et qu’elle ne l’aimait pas le moins du monde. Un instant d’Artagnan comprit que ce qu’il aurait de mieux à faire serait de rentrer chez lui et d’écrire à Milady une longue lettre dans laquelle il lui avouerait que lui et de Wardes étaient jusqu’à présent absolument le même, que par conséquent il ne pouvait s’engager, sous peine de suicide, à tuer de Wardes. Mais lui aussi était éperonné d’un féroce désir de vengeance ; il voulait posséder à son tour cette femme sous son propre nom ; et comme cette vengeance lui paraissait avoir une certaine douceur, il ne voulait point y renoncer.

 

Il fit cinq ou six fois le tour de la place Royale, se retournant de dix pas en dix pas pour regarder la lumière de l’appartement de Milady, qu’on apercevait à travers les jalousies ; il était évident que cette fois la jeune femme était moins pressée que la première de rentrer dans sa chambre.

 

Enfin la lumière disparut.

 

Avec cette lueur s’éteignit la dernière irrésolution dans le cœur de d’Artagnan ; il se rappela les détails de la première nuit, et, le cœur bondissant, la tête en feu, il rentra dans l’hôtel et se précipita dans la chambre de Ketty.

 

La jeune fille, pâle comme la mort, tremblant de tous ses membres, voulut arrêter son amant ; mais Milady, l’oreille au guet, avait entendu le bruit qu’avait fait d’Artagnan : elle ouvrit la porte.

 

« Venez », dit-elle.

 

Tout cela était d’une si incroyable imprudence, d’une si monstrueuse effronterie, qu’à peine si d’Artagnan pouvait croire à ce qu’il voyait et à ce qu’il entendait. Il croyait être entraîné dans quelqu’une de ces intrigues fantastiques comme on en accomplit en rêve.

 

Il ne s’élança pas moins vers Milady, cédant à cette attraction que l’aimant exerce sur le fer. La porte se referma derrière eux.

 

Ketty s’élança à son tour contre la porte.

 

La jalousie, la fureur, l’orgueil offensé, toutes les passions enfin qui se disputent le cœur d’une femme amoureuse la poussaient à une révélation ; mais elle était perdue si elle avouait avoir donné les mains à une pareille machination ; et, par-dessus tout, d’Artagnan était perdu pour elle. Cette dernière pensée d’amour lui conseilla encore ce dernier sacrifice.

 

D’Artagnan, de son côté, était arrivé au comble de tous ses vœux : ce n’était plus un rival qu’on aimait en lui, c’était lui-même qu’on avait l’air d’aimer. Une voix secrète lui disait bien au fond du cœur qu’il n’était qu’un instrument de vengeance que l’on caressait en attendant qu’il donnât la mort, mais l’orgueil, mais l’amour-propre, mais la folie faisaient taire cette voix, étouffaient ce murmure. Puis notre Gascon, avec la dose de confiance que nous lui connaissons, se comparait à de Wardes et se demandait pourquoi, au bout du compte, on ne l’aimerait pas, lui aussi, pour lui-même.

 

Il s’abandonna donc tout entier aux sensations du moment. Milady ne fut plus pour lui cette femme aux intentions fatales qui l’avait un instant épouvanté, ce fut une maîtresse ardente et passionnée s’abandonnant tout entière à un amour qu’elle semblait éprouver elle-même. Deux heures à peu près s’écoulèrent ainsi.

 

Cependant les transports des deux amants se calmèrent ; Milady, qui n’avait point les mêmes motifs que d’Artagnan pour oublier, revint la première à la réalité et demanda au jeune homme si les mesures qui devaient amener le lendemain entre lui et de Wardes une rencontre étaient bien arrêtées d’avance dans son esprit.

 

Mais d’Artagnan, dont les idées avaient pris un tout autre cours, s’oublia comme un sot et répondit galamment qu’il était bien tard pour s’occuper de duels à coups d’épée.

 

Cette froideur pour les seuls intérêts qui l’occupassent effraya Milady, dont les questions devinrent plus pressantes.

 

Alors d’Artagnan, qui n’avait jamais sérieusement pensé à ce duel impossible, voulut détourner la conversation, mais il n’était plus de force.

 

Milady le contint dans les limites qu’elle avait tracées d’avance avec son esprit irrésistible et sa volonté de fer.

 

D’Artagnan se crut fort spirituel en conseillant à Milady de renoncer, en pardonnant à de Wardes, aux projets furieux qu’elle avait formés.

 

Mais aux premiers mots qu’il dit, la jeune femme tressaillit et s’éloigna.

 

« Auriez-vous peur, cher d’Artagnan ? dit-elle d’une voix aiguë et railleuse qui résonna étrangement dans l’obscurité.

 

– Vous ne le pensez pas, chère âme ! répondit d’Artagnan ; mais enfin, si ce pauvre comte de Wardes était moins coupable que vous ne le pensez ?

 

– En tout cas dit gravement Milady, il m’a trompée, et du moment où il m’a trompée il a mérité la mort.

 

– Il mourra donc, puisque vous le condamnez ! » dit d’Artagnan d’un ton si ferme, qu’il parut à Milady l’expression d’un dévouement à toute épreuve.

 

Aussitôt elle se rapprocha de lui.

 

Nous ne pourrions dire le temps que dura la nuit pour Milady ; mais d’Artagnan croyait être près d’elle depuis deux heures à peine lorsque le jour parut aux fentes des jalousies et bientôt envahit la chambre de sa lueur blafarde.

 

Alors Milady, voyant que d’Artagnan allait la quitter, lui rappela la promesse qu’il lui avait faite de la venger de de Wardes.

 

« Je suis tout prêt, dit d’Artagnan, mais auparavant je voudrais être certain d’une chose.

 

– De laquelle ? demanda Milady.

 

– C’est que vous m’aimez.

 

– Je vous en ai donné la preuve, ce me semble.

 

– Oui, aussi je suis à vous corps et âme.

 

– Merci, mon brave amant ! mais de même que je vous ai prouvé mon amour, vous me prouverez le vôtre à votre tour, n’est-ce pas ?

 

– Certainement. Mais si vous m’aimez comme vous me le dites, reprit d’Artagnan, ne craignez-vous pas un peu pour moi ?

 

– Que puis-je craindre ?

 

– Mais enfin, que je sois blessé dangereusement, tué même.

 

– Impossible, dit Milady, vous êtes un homme si vaillant et une si fine épée.

 

– Vous ne préféreriez donc point, reprit d’Artagnan, un moyen qui vous vengerait de même tout en rendant inutile le combat. »

 

Milady regarda son amant en silence : cette lueur blafarde des premiers rayons du jour donnait à ses yeux clairs une expression étrangement funeste.

 

« Vraiment, dit-elle, je crois que voilà que vous hésitez maintenant.

 

– Non, je n’hésite pas ; mais c’est que ce pauvre comte de Wardes me fait vraiment peine depuis que vous ne l’aimez plus, et il me semble qu’un homme doit être si cruellement puni par la perte seule de votre amour, qu’il n’a pas besoin d’autre châtiment :

 

– Qui vous dit que je l’aie aimé ? demanda Milady.

 

– Au moins puis-je croire maintenant sans trop de fatuité que vous en aimez un autre, dit le jeune homme d’un ton caressant, et je vous le répète, je m’intéresse au comte.

 

– Vous ? demanda Milady.

 

– Oui moi.

 

– Et pourquoi vous ?

 

– Parce que seul je sais…

 

– Quoi ?

 

– Qu’il est loin d’être ou plutôt d’avoir été aussi coupable envers vous qu’il le paraît.

 

– En vérité ! dit Milady d’un air inquiet ; expliquez-vous, car je ne sais vraiment ce que vous voulez dire. »

 

Et elle regardait d’Artagnan, qui la tenait embrassée avec des yeux qui semblaient s’enflammer peu à peu.

 

« Oui, je suis galant homme, moi ! dit d’Artagnan décidé à en finir ; et depuis que votre amour est à moi, que je suis bien sûr de le posséder, car je le possède, n’est-ce pas ?…

 

– Tout entier, continuez.

 

– Eh bien, je me sens comme transporté, un aveu me pèse.

 

– Un aveu ?

 

– Si j’eusse douté de votre amour je ne l’eusse pas fait ; mais vous m’aimez, ma belle maîtresse ? n’est-ce pas, vous m’aimez ?

 

– Sans doute.

 

– Alors si par excès d’amour je me suis rendu coupable envers vous, vous me pardonnerez ?

 

– Peut-être ! »

 

D’Artagnan essaya, avec le plus doux sourire qu’il pût prendre, de rapprocher ses lèvres des lèvres de Milady, mais celle-ci l’écarta.

 

« Cet aveu, dit-elle en pâlissant, quel est cet aveu ?

 

– Vous aviez donné rendez-vous à de Wardes, jeudi dernier, dans cette même chambre, n’est-ce pas ?

 

– Moi, non ! cela n’est pas, dit Milady d’un ton de voix si ferme et d’un visage si impassible, que si d’Artagnan n’eût pas eu une certitude si parfaite, il eût douté.

 

– Ne mentez pas, mon bel ange, dit d’Artagnan en souriant, ce serait inutile.


Date: 2015-12-17; view: 462


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