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LES TROIS MOUSQUETAIRES 36 page

 

– Oui, monsieur, dit Mousqueton, mais bien maussade, allez ! »

 

Et il continua son chemin vers le quai des Grands-Augustins, tandis que les deux amis allaient sonner à la porte de l’infortuné Porthos. Celui-ci les avait vus traversant la cour, et il n’avait garde d’ouvrir. Ils sonnèrent donc inutilement.

 

Cependant, Mousqueton continuait sa route, et, traversant le Pont-Neuf, toujours chassant devant lui ses deux haridelles, il atteignit la rue aux Ours. Arrivé là, il attacha, selon les ordres de son maître, cheval et mulet au marteau de la porte du procureur ; puis, sans s’inquiéter de leur sort futur, il s’en revint trouver Porthos et lui annonça que sa commission était faite.

 

Au bout d’un certain temps, les deux malheureuses bêtes, qui n’avaient pas mangé depuis le matin, firent un tel bruit en soulevant et en laissant retomber le marteau de la porte, que le procureur ordonna à son saute-ruisseau d’aller s’informer dans le voisinage à qui appartenaient ce cheval et ce mulet.

 

Mme Coquenard reconnut son présent, et ne comprit rien d’abord à cette restitution ; mais bientôt la visite de Porthos l’éclaira. Le courroux qui brillait dans les yeux du mousquetaire, malgré la contrainte qu’il s’imposait, épouvanta la sensible amante. En effet, Mousqueton n’avait point caché à son maître qu’il avait rencontré d’Artagnan et Aramis, et que d’Artagnan, dans le cheval jaune, avait reconnu le bidet béarnais sur lequel il était venu à Paris, et qu’il avait vendu trois écus.

 

Porthos sortit après avoir donné rendez-vous à la procureuse dans le cloître Saint-Magloire. Le procureur, voyant que Porthos partait, l’invita à dîner, invitation que le mousquetaire refusa avec un air plein de majesté.

 

Mme Coquenard se rendit toute tremblante au cloître Saint-Magloire, car elle devinait les reproches qui l’y attendaient ; mais elle était fascinée par les grandes façons de Porthos.

 

Tout ce qu’un homme blessé dans son amour-propre peut laisser tomber d’imprécations et de reproches sur la tête d’une femme, Porthos le laissa tomber sur la tête courbée de la procureuse.

 

« Hélas ! dit-elle, j’ai fait pour le mieux. Un de nos clients est marchand de chevaux, il devait de l’argent à l’étude, et s’est montré récalcitrant. J’ai pris ce mulet et ce cheval pour ce qu’il nous devait ; il m’avait promis deux montures royales.

 

– Eh bien, madame, dit Porthos, s’il vous devait plus de cinq écus, votre maquignon est un voleur.



 

– Il n’est pas défendu de chercher le bon marché, monsieur Porthos, dit la procureuse cherchant à s’excuser.

 

– Non, madame, mais ceux qui cherchent le bon marché doivent permettre aux autres de chercher des amis plus généreux. »

 

Et Porthos, tournant sur ses talons, fit un pas pour se retirer.

 

« Monsieur Porthos ! monsieur Porthos ! s’écria la procureuse, j’ai tort, je le reconnais, je n’aurais pas dû marchander quand il s’agissait d’équiper un cavalier comme vous ! »

 

Porthos, sans répondre, fit un second pas de retraite.

 

La procureuse crut le voir dans un nuage étincelant tout entouré de duchesses et de marquises qui lui jetaient des sacs d’or sous les pieds.

 

« Arrêtez, au nom du Ciel ! monsieur Porthos, s’écria-t-elle, arrêtez et causons.

 

– Causer avec vous me porte malheur, dit Porthos.

 

– Mais, dites-moi, que demandez-vous ?

 

– Rien, car cela revient au même que si je vous demandais quelque chose. »

 

La procureuse se pendit au bras de Porthos, et, dans l’élan de sa douleur, elle s’écria :

 

« Monsieur Porthos, je suis ignorante de tout cela, moi ; sais-je ce que c’est qu’un cheval ? sais-je ce que c’est que des harnais ?

 

– Il fallait vous en rapporter à moi, qui m’y connais, madame ; mais vous avez voulu ménager, et, par conséquent, prêter à usure.

 

– C’est un tort, monsieur Porthos, et je le réparerai sur ma parole d’honneur.

 

– Et comment cela ? demanda le mousquetaire.

 

– Écoutez. Ce soir M. Coquenard va chez M. le duc de Chaulnes, qui l’a mandé. C’est pour une consultation qui durera deux heures au moins, venez, nous serons seuls, et nous ferons nos comptes.

 

– À la bonne heure ! voilà qui est parler, ma chère !

 

– Vous me pardonnez ?

 

– Nous verrons », dit majestueusement Porthos.

 

Et tous deux se séparèrent en se disant : « À ce soir. »

 

« Diable ! pensa Porthos en s’éloignant, il me semble que je me rapproche enfin du bahut de maître Coquenard. »

 

CHAPITRE XXXV
LA NUIT TOUS LES CHATS SONT GRIS

Ce soir, attendu si impatiemment par Porthos et par d’Artagnan, arriva enfin.

 

D’Artagnan, comme d’habitude, se présenta vers les neuf heures chez Milady. Il la trouva d’une humeur charmante ; jamais elle ne l’avait si bien reçu. Notre Gascon vit du premier coup d’œil que son billet avait été remis, et ce billet faisait son effet.

 

Ketty entra pour apporter des sorbets. Sa maîtresse lui fit une mine charmante, lui sourit de son plus gracieux sourire ; mais, hélas ! la pauvre fille était si triste, qu’elle ne s’aperçut même pas de la bienveillance de Milady.

 

D’Artagnan regardait l’une après l’autre ces deux femmes, et il était forcé de s’avouer que la nature s’était trompée en les formant ; à la grande dame elle avait donné une âme vénale et vile, à la soubrette elle avait donné le cœur d’une duchesse.

 

À dix heures Milady commença à paraître inquiète, d’Artagnan comprit ce que cela voulait dire ; elle regardait la pendule, se levait, se rasseyait, souriait à d’Artagnan d’un air qui voulait dire : Vous êtes fort aimable sans doute, mais vous seriez charmant si vous partiez !

 

D’Artagnan se leva et prit son chapeau ; Milady lui donna sa main à baiser ; le jeune homme sentit qu’elle la lui serrait et comprit que c’était par un sentiment non pas de coquetterie, mais de reconnaissance à cause de son départ.

 

« Elle l’aime diablement », murmura-t-il. Puis il sortit.

 

Cette fois Ketty ne l’attendait aucunement, ni dans l’antichambre, ni dans le corridor, ni sous la grande porte. Il fallut que d’Artagnan trouvât tout seul l’escalier et la petite chambre.

 

Ketty était assise la tête cachée dans ses mains, et pleurait.

 

Elle entendit entrer d’Artagnan, mais elle ne releva point la tête ; le jeune homme alla à elle et lui prit les mains, alors elle éclata en sanglots.

 

Comme l’avait présumé d’Artagnan, Milady, en recevant la lettre, avait, dans le délire de sa joie, tout dit à sa suivante ; puis, en récompense de la manière dont cette fois elle avait fait la commission, elle lui avait donné une bourse. Ketty, en rentrant chez elle, avait jeté la bourse dans un coin, où elle était restée tout ouverte, dégorgeant trois ou quatre pièces d’or sur le tapis.

 

La pauvre fille, à la voix de d’Artagnan, releva la tête. D’Artagnan lui-même fut effrayé du bouleversement de son visage ; elle joignit les mains d’un air suppliant, mais sans oser dire une parole.

 

Si peu sensible que fût le cœur de d’Artagnan, il se sentit attendri par cette douleur muette ; mais il tenait trop à ses projets et surtout à celui-ci, pour rien changer au programme qu’il avait fait d’avance. Il ne laissa donc à Ketty aucun espoir de le fléchir, seulement il lui présenta son action comme une simple vengeance.

 

Cette vengeance, au reste, devenait d’autant plus facile, que Milady, sans doute pour cacher sa rougeur à son amant, avait recommandé à Ketty d’éteindre toutes les lumières dans l’appartement, et même dans sa chambre, à elle. Avant le jour, M. de Wardes devait sortir, toujours dans l’obscurité.

 

Au bout d’un instant on entendit Milady qui rentrait dans sa chambre. D’Artagnan s’élança aussitôt dans son armoire. À peine y était-il blotti que la sonnette se fit entendre.

 

Ketty entra chez sa maîtresse, et ne laissa point la porte ouverte ; mais la cloison était si mince, que l’on entendait à peu près tout ce qui se disait entre les deux femmes.

 

Milady semblait ivre de joie, elle se faisait répéter par Ketty les moindres détails de la prétendue entrevue de la soubrette avec de Wardes, comment il avait reçu sa lettre, comment il avait répondu, quelle était l’expression de son visage, s’il paraissait bien amoureux ; et à toutes ces questions la pauvre Ketty, forcée de faire bonne contenance, répondait d’une voix étouffée dont sa maîtresse ne remarquait même pas l’accent douloureux, tant le bonheur est égoïste.

 

Enfin, comme l’heure de son entretien avec le comte approchait, Milady fit en effet tout éteindre chez elle, et ordonna à Ketty de rentrer dans sa chambre, et d’introduire de Wardes aussitôt qu’il se présenterait.

 

L’attente de Ketty ne fut pas longue. À peine d’Artagnan eut-il vu par le trou de la serrure de son armoire que tout l’appartement était dans l’obscurité, qu’il s’élança de sa cachette au moment même où Ketty refermait la porte de communication.

 

« Qu’est-ce que ce bruit ? demanda Milady.

 

– C’est moi, dit d’Artagnan à demi-voix ; moi, le comte de Wardes.

 

– Oh ! mon Dieu, mon Dieu ! murmura Ketty, il n’a pas même pu attendre l’heure qu’il avait fixée lui-même !

 

– Eh bien, dit Milady d’une voix tremblante, pourquoi n’entre-t-il pas ? Comte, comte, ajouta-t-elle, vous savez bien que je vous attends ! »

 

À cet appel, d’Artagnan éloigna doucement Ketty et s’élança dans la chambre de Milady.

 

Si la rage et la douleur doivent torturer une âme, c’est celle de l’amant qui reçoit sous un nom qui n’est pas le sien des protestations d’amour qui s’adressent à son heureux rival.

 

D’Artagnan était dans une situation douloureuse qu’il n’avait pas prévue, la jalousie le mordait au cœur, et il souffrait presque autant que la pauvre Ketty, qui pleurait en ce même moment dans la chambre voisine.

 

« Oui, comte, disait Milady de sa plus douce voix en lui serrant tendrement la main dans les siennes ; oui, je suis heureuse de l’amour que vos regards et vos paroles m’ont exprimé chaque fois que nous nous sommes rencontrés. Moi aussi, je vous aime. Oh ! demain, demain, je veux quelque gage de vous qui me prouve que vous pensez à moi, et comme vous pourriez m’oublier, tenez. »

 

Et elle passa une bague de son doigt à celui de d’Artagnan.

 

D’Artagnan se rappela avoir vu cette bague à la main de Milady : c’était un magnifique saphir entouré de brillants.

 

Le premier mouvement de d’Artagnan fut de le lui rendre, mais Milady ajouta :

 

« Non, non ; gardez cette bague pour l’amour de moi. Vous me rendez d’ailleurs, en l’acceptant, ajouta-t-elle d’une voix émue, un service bien plus grand que vous ne sauriez l’imaginer. »

 

« Cette femme est pleine de mystères », murmura en lui-même d’Artagnan.

 

En ce moment il se sentit prêt à tout révéler. Il ouvrit la bouche pour dire à Milady qui il était, et dans quel but de vengeance il était venu, mais elle ajouta :

 

« Pauvre ange, que ce monstre de Gascon a failli tuer ! »

 

Le monstre, c’était lui.

 

« Oh ! continua Milady, est-ce que vos blessures vous font encore souffrir ?

 

– Oui, beaucoup, dit d’Artagnan, qui ne savait trop que répondre.

 

– Soyez tranquille, murmura Milady, je vous vengerai, moi et cruellement ! »

 

« Peste ! se dit d’Artagnan, le moment des confidences n’est pas encore venu. »

 

Il fallut quelque temps à d’Artagnan pour se remettre de ce petit dialogue : mais toutes les idées de vengeance qu’il avait apportées s’étaient complètement évanouies. Cette femme exerçait sur lui une incroyable puissance, il la haïssait et l’adorait à la fois, il n’avait jamais cru que deux sentiments si contraires pussent habiter dans le même cœur, et en se réunissant, former un amour étrange et en quelque sorte diabolique.

 

Cependant une heure venait de sonner ; il fallut se séparer ; d’Artagnan, au moment de quitter Milady, ne sentit plus qu’un vif regret de s’éloigner, et, dans l’adieu passionné qu’ils s’adressèrent réciproquement, une nouvelle entrevue fut convenue pour la semaine suivante. La pauvre Ketty espérait pouvoir adresser quelques mots à d’Artagnan lorsqu’il passerait dans sa chambre ; mais Milady le reconduisit elle-même dans l’obscurité et ne le quitta que sur l’escalier.

 

Le lendemain au matin, d’Artagnan courut chez Athos. Il était engagé dans une si singulière aventure qu’il voulait lui demander conseil. Il lui raconta tout : Athos fronça plusieurs fois le sourcil.

 

« Votre Milady, lui dit-il, me paraît une créature infâme, mais vous n’en avez pas moins eu tort de la tromper : vous voilà d’une façon ou d’une autre une ennemie terrible sur les bras. »

 

Et tout en lui parlant, Athos regardait avec attention le saphir entouré de diamants qui avait pris au doigt de d’Artagnan la place de la bague de la reine, soigneusement remise dans un écrin.

 

« Vous regardez cette bague ? dit le Gascon tout glorieux d’étaler aux regards de ses amis un si riche présent.

 

– Oui, dit Athos, elle me rappelle un bijou de famille.

 

– Elle est belle, n’est-ce pas ? dit d’Artagnan.

 

– Magnifique ! répondit Athos ; je ne croyais pas qu’il existât deux saphirs d’une si belle eau. L’avez-vous donc troquée contre votre diamant ?

 

– Non, dit d’Artagnan ; c’est un cadeau de ma belle Anglaise, ou plutôt de ma belle Française : car, quoique je ne le lui aie point demandé, je suis convaincu qu’elle est née en France.

 

– Cette bague vous vient de Milady ? s’écria Athos avec une voix dans laquelle il était facile de distinguer une grande émotion.

 

– D’elle-même ; elle me l’a donnée cette nuit.

 

– Montrez-moi donc cette bague, dit Athos.

 

– La voici », répondit d’Artagnan en la tirant de son doigt.

 

Athos l’examina et devint très pâle, puis il l’essaya à l’annulaire de sa main gauche ; elle allait à ce doigt comme si elle eût été faite pour lui. Un nuage de colère et de vengeance passa sur le front ordinairement calme du gentilhomme.

 

« Il est impossible que ce soit la même, dit-il ; comment cette bague se trouverait-elle entre les mains de Milady Clarick ? Et cependant il est bien difficile qu’il y ait entre deux bijoux une pareille ressemblance.

 

– Connaissez-vous cette bague ? demanda d’Artagnan.

 

– J’avais cru la reconnaître, dit Athos, mais sans doute que je me trompais. »

 

Et il la rendit à d’Artagnan, sans cesser cependant de la regarder.

 

« Tenez, dit-il au bout d’un instant, d’Artagnan, ôtez cette bague de votre doigt ou tournez-en le chaton en dedans ; elle me rappelle de si cruels souvenirs, que je n’aurais pas ma tête pour causer avec vous. Ne veniez-vous pas me demander des conseils, ne me disiez-vous point que vous étiez embarrassé sur ce que vous deviez faire ?… Mais attendez… rendez-moi ce saphir : celui dont je voulais parler doit avoir une de ses faces éraillée par suite d’un accident. »

 

D’Artagnan tira de nouveau la bague de son doigt et la rendit à Athos.

 

Athos tressaillit :

 

« Tenez, dit-il, voyez, n’est-ce pas étrange ? »

 

Et il montrait à d’Artagnan cette égratignure qu’il se rappelait devoir exister.

 

« Mais de qui vous venait ce saphir, Athos ?

 

– De ma mère, qui le tenait de sa mère à elle. Comme je vous le dis, c’est un vieux bijou… qui ne devait jamais sortir de la famille.

 

– Et vous l’avez… vendu ? demanda avec hésitation d’Artagnan.

 

– Non, reprit Athos avec un singulier sourire ; je l’ai donné pendant une nuit d’amour, comme il vous a été donné à vous. »

 

D’Artagnan resta pensif à son tour, il lui semblait voir dans l’âme de Milady des abîmes dont les profondeurs étaient sombres et inconnues.

 

Il remit la bague non pas à son doigt, mais dans sa poche.

 

« Écoutez, lui dit Athos en lui prenant la main, vous savez si je vous aime, d’Artagnan ; j’aurais un fils que je ne l’aimerais pas plus que vous. Eh bien, croyez-moi, renoncez à cette femme. Je ne la connais pas, mais une espèce d’intuition me dit que c’est une créature perdue, et qu’il y a quelque chose de fatal en elle.

 

– Et vous avez raison, dit d’Artagnan. Aussi, je m’en sépare ; je vous avoue que cette femme m’effraie moi-même.

 

– Aurez-vous ce courage ? dit Athos.

 

– Je l’aurai, répondit d’Artagnan, et à l’instant même.

 

– Eh bien, vrai, mon enfant, vous avez raison, dit le gentilhomme en serrant la main du Gascon avec une affection presque paternelle ; que Dieu veuille que cette femme, qui est à peine entrée dans votre vie, n’y laisse pas une trace funeste ! »

 

Et Athos salua d’Artagnan de la tête, en homme qui veut faire comprendre qu’il n’est pas fâché de rester seul avec ses pensées.

 

En rentrant chez lui d’Artagnan trouva Ketty, qui l’attendait. Un mois de fièvre n’eût pas plus changé la pauvre enfant qu’elle ne l’était pour cette nuit d’insomnie et de douleur.

 

Elle était envoyée par sa maîtresse au faux de Wardes. Sa maîtresse était folle d’amour, ivre de joie : elle voulait savoir quand le comte lui donnerait une seconde entrevue.

 

Et la pauvre Ketty, pâle et tremblante, attendait la réponse de d’Artagnan.

 

Athos avait une grande influence sur le jeune homme : les conseils de son ami joints aux cris de son propre cœur l’avaient déterminé, maintenant que son orgueil était sauvé et sa vengeance satisfaite, à ne plus revoir Milady. Pour toute réponse il prit donc une plume et écrivit la lettre suivante :

 

« Ne comptez pas sur moi, madame, pour le prochain rendez-vous : depuis ma convalescence j’ai tant d’occupations de ce genre qu’il m’a fallu y mettre un certain ordre. Quand votre tour viendra, j’aurai l’honneur de vous en faire part.

 

« Je vous baise les mains.

 

« Comte de Wardes. »

 

Du saphir pas un mot : le Gascon voulait-il garder une arme contre Milady ? ou bien, soyons franc, ne conservait-il pas ce saphir comme une dernière ressource pour l’équipement ?

 

On aurait tort au reste de juger les actions d’une époque au point de vue d’une autre époque. Ce qui aujourd’hui serait regardé comme une honte pour un galant homme était dans ce temps une chose toute simple et toute naturelle, et les cadets des meilleures familles se faisaient en général entretenir par leurs maîtresses.

 

D’Artagnan passa sa lettre tout ouverte à Ketty, qui la lut d’abord sans la comprendre et qui faillit devenir folle de joie en la relisant une seconde fois.

 

Ketty ne pouvait croire à ce bonheur : d’Artagnan fut forcé de lui renouveler de vive voix les assurances que la lettre lui donnait par écrit ; et quel que fût, avec le caractère emporté de Milady, le danger que courût la pauvre enfant à remettre ce billet à sa maîtresse, elle n’en revint pas moins place Royale de toute la vitesse de ses jambes.

 

Le cœur de la meilleure femme est impitoyable pour les douleurs d’une rivale.

 

Milady ouvrit la lettre avec un empressement égal à celui que Ketty avait mis à l’apporter, mais au premier mot qu’elle lut, elle devint livide ; puis elle froissa le papier ; puis elle se retourna avec un éclair dans les yeux du côté de Ketty.

 

« Qu’est-ce que cette lettre ? dit-elle.

 

– Mais c’est la réponse à celle de madame, répondit Ketty toute tremblante.

 

– Impossible ! s’écria Milady ; impossible qu’un gentilhomme ait écrit à une femme une pareille lettre ! »

 

Puis tout à coup tressaillant :

 

« Mon Dieu ! dit-elle, saurait-il… » Et elle s’arrêta.

 

Ses dents grinçaient, elle était couleur de cendre : elle voulut faire un pas vers la fenêtre pour aller chercher de l’air ; mais elle ne put qu’étendre les bras, les jambes lui manquèrent, et elle tomba sur un fauteuil.

 

Ketty crut qu’elle se trouvait mal et se précipita pour ouvrir son corsage. Mais Milady se releva vivement :

 

« Que me voulez-vous ? dit-elle, et pourquoi portez-vous la main sur moi ?

 

– J’ai pensé que madame se trouvait mal et j’ai voulu lui porter secours, répondit la suivante tout épouvantée de l’expression terrible qu’avait prise la figure de sa maîtresse.

 

– Me trouver mal, moi ? moi ? me prenez-vous pour une femmelette ? Quand on m’insulte, je ne me trouve pas mal, je me venge, entendez-vous ! »

 

Et de la main elle fit signe à Ketty de sortir.

 

CHAPITRE XXXVI
RÊVE DE VENGEANCE

Le soir Milady donna l’ordre d’introduire M. d’Artagnan aussitôt qu’il viendrait, selon son habitude. Mais il ne vint pas.

 

Le lendemain Ketty vint voir de nouveau le jeune homme et lui raconta tout ce qui s’était passé la veille : d’Artagnan sourit ; cette jalouse colère de Milady, c’était sa vengeance.

 

Le soir Milady fut plus impatiente encore que la veille, elle renouvela l’ordre relatif au Gascon ; mais comme la veille elle l’attendit inutilement.

 

Le lendemain Ketty se présenta chez d’Artagnan, non plus joyeuse et alerte comme les deux jours précédents, mais au contraire triste à mourir.

 

D’Artagnan demanda à la pauvre fille ce qu’elle avait ; mais celle-ci, pour toute réponse, tira une lettre de sa poche et la lui remit.

 

Cette lettre était de l’écriture de Milady : seulement cette fois elle était bien à l’adresse de d’Artagnan et non à celle de M. de Wardes.

 

Il l’ouvrit et lut ce qui suit :

 

« Cher monsieur d’Artagnan, c’est mal de négliger ainsi ses amis, surtout au moment où l’on va les quitter pour si longtemps. Mon beau-frère et moi nous avons attendu hier et avant-hier inutilement. En sera-t-il de même ce soir ?

 

« Votre bien reconnaissante,

 

« Lady Clarick. »

 

« C’est tout simple, dit d’Artagnan, et je m’attendais à cette lettre. Mon crédit hausse de la baisse du comte de Wardes.

 

– Est-ce que vous irez ? demanda Ketty.

 

– Écoute, ma chère enfant, dit le Gascon, qui cherchait à s’excuser à ses propres yeux de manquer à la promesse qu’il avait faite à Athos, tu comprends qu’il serait impolitique de ne pas se rendre à une invitation si positive. Milady, en ne me voyant pas revenir, ne comprendrait rien à l’interruption de mes visites, elle pourrait se douter de quelque chose, et qui peut dire jusqu’où irait la vengeance d’une femme de cette trempe ?

 

– Oh ! mon Dieu ! dit Ketty, vous savez présenter les choses de façon que vous avez toujours raison. Mais vous allez encore lui faire la cour ; et si cette fois vous alliez lui plaire sous votre véritable nom et votre vrai visage, ce serait bien pis que la première fois ! »


Date: 2015-12-17; view: 476


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