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LES TROIS MOUSQUETAIRES 35 page

 

– C’est vrai, dit Ketty, votre fils était le seul héritier de son oncle, et jusqu’à sa majorité vous auriez eu la jouissance de sa fortune. »

 

D’Artagnan frissonna jusqu’à la moelle des os en entendant cette suave créature lui reprocher, avec cette voix stridente qu’elle avait tant de peine à cacher dans la conversation, de n’avoir pas tué un homme qu’il l’avait vue combler d’amitié.

 

« Aussi, continua Milady, je me serais déjà vengée sur lui-même, si, je ne sais pourquoi, le cardinal ne m’avait recommandé de le ménager.

 

– Oh ! oui, mais madame n’a point ménagé cette petite femme qu’il aimait.

 

– Oh ! la mercière de la rue des Fossoyeurs : est-ce qu’il n’a pas déjà oublié qu’elle existait ? La belle vengeance, ma foi ! »

 

Une sueur froide coulait sur le front de d’Artagnan : c’était donc un monstre que cette femme.

 

Il se remit à écouter, mais malheureusement la toilette était finie.

 

« C’est bien, dit Milady, rentrez chez vous et demain tâchez enfin d’avoir une réponse à cette lettre que je vous ai donnée.

 

– Pour M. de Wardes ? dit Ketty.

 

– Sans doute, pour M. de Wardes.

 

– En voilà un, dit Ketty, qui m’a bien l’air d’être tout le contraire de ce pauvre M. d’Artagnan.

 

– Sortez, mademoiselle, dit Milady, je n’aime pas les commentaires. »

 

D’Artagnan entendit la porte qui se refermait, puis le bruit de deux verrous que mettait Milady afin de s’enfermer chez elle ; de son côté, mais le plus doucement qu’elle put, Ketty donna à la serrure un tour de clef ; d’Artagnan alors poussa la porte de l’armoire.

 

« O mon Dieu ! dit tout bas Ketty, qu’avez-vous ? et comme vous êtes pâle !

 

– L’abominable créature ! murmura d’Artagnan.

 

– Silence ! silence ! sortez, dit Ketty ; il n’y a qu’une cloison entre ma chambre et celle de Milady, on entend de l’une tout ce qui se dit dans l’autre !

 

– C’est justement pour cela que je ne sortirai pas, dit d’Artagnan.

 

– Comment ? fit Ketty en rougissant.

 

– Ou du moins que je sortirai… plus tard. »

 

Et il attira Ketty à lui ; il n’y avait plus moyen de résister, la résistance fait tant de bruit ! aussi Ketty céda.

 

C’était un mouvement de vengeance contre Milady. D’Artagnan trouva qu’on avait raison de dire que la vengeance est le plaisir des dieux. Aussi, avec un peu de cœur, se serait-il contenté de cette nouvelle conquête ; mais d’Artagnan n’avait que de l’ambition et de l’orgueil.



 

Cependant, il faut le dire à sa louange, le premier emploi qu’il avait fait de son influence sur Ketty avait été d’essayer de savoir d’elle ce qu’était devenue Mme Bonacieux, mais la pauvre fille jura sur le crucifix à d’Artagnan qu’elle l’ignorait complètement, sa maîtresse ne laissant jamais pénétrer que la moitié de ses secrets ; seulement, elle croyait pouvoir répondre qu’elle n’était pas morte.

 

Quant à la cause qui avait manqué faire perdre à Milady son crédit près du cardinal, Ketty n’en savait pas davantage ; mais cette fois, d’Artagnan était plus avancé qu’elle : comme il avait aperçu Milady sur un bâtiment consigné au moment où lui-même quittait l’Angleterre, il se douta qu’il était question cette fois des ferrets de diamants.

 

Mais ce qu’il y avait de plus clair dans tout cela, c’est que la haine véritable, la haine profonde, la haine invétérée de Milady lui venait de ce qu’il n’avait pas tué son beau-frère.

 

D’Artagnan retourna le lendemain chez Milady. Elle était de fort méchante humeur, d’Artagnan se douta que c’était le défaut de réponse de M. de Wardes qui l’agaçait ainsi. Ketty entra ; mais Milady la reçut fort durement. Un coup d’œil qu’elle lança à d’Artagnan voulait dire : Vous voyez ce que je souffre pour vous.

 

Cependant vers la fin de la soirée, la belle lionne s’adoucit, elle écouta en souriant les doux propos de d’Artagnan, elle lui donna même sa main à baiser.

 

D’Artagnan sortit ne sachant plus que penser : mais comme c’était un garçon à qui on ne faisait pas facilement perdre la tête, tout en faisant sa cour à Milady il avait bâti dans son esprit un petit plan.

 

Il trouva Ketty à la porte, et comme la veille il monta chez elle pour avoir des nouvelles. Ketty avait été fort grondée, on l’avait accusée de négligence. Milady ne comprenait rien au silence du comte de Wardes, et elle lui avait ordonné d’entrer chez elle à neuf heures du matin pour y prendre une troisième lettre.

 

D’Artagnan fit promettre à Ketty de lui apporter chez lui cette lettre le lendemain matin ; la pauvre fille promit tout ce que voulut son amant : elle était folle.

 

Les choses se passèrent comme la veille : d’Artagnan s’enferma dans son armoire, Milady appela, fit sa toilette, renvoya Ketty et referma sa porte. Comme la veille d’Artagnan ne rentra chez lui qu’à cinq heures du matin.

 

À onze heures, il vit arriver Ketty ; elle tenait à la main un nouveau billet de Milady. Cette fois, la pauvre enfant n’essaya pas même de le disputer à d’Artagnan ; elle le laissa faire ; elle appartenait corps et âme à son beau soldat.

 

D’Artagnan ouvrit le billet et lut ce qui suit :

 

« Voilà la troisième fois que je vous écris pour vous dire que je vous aime. Prenez garde que je ne vous écrive une quatrième pour vous dire que je vous déteste.

 

« Si vous vous repentez de la façon dont vous avez agi avec moi, la jeune fille qui vous remettra ce billet vous dira de quelle manière un galant homme peut obtenir son pardon. »

 

D’Artagnan rougit et pâlit plusieurs fois en lisant ce billet.

 

« Oh ! vous l’aimez toujours ! dit Ketty, qui n’avait pas détourné un instant les yeux du visage du jeune homme.

 

– Non, Ketty, tu te trompes, je ne l’aime plus ; mais je veux me venger de ses mépris.

 

– Oui, je connais votre vengeance ; vous me l’avez dite.

 

– Que t’importe, Ketty ! tu sais bien que c’est toi seule que j’aime.

 

– Comment peut-on savoir cela ?

 

– Par le mépris que je ferai d’elle. »

 

Ketty soupira.

 

D’Artagnan prit une plume et écrivit :

 

« Madame, jusqu’ici j’avais douté que ce fût bien à moi que vos deux premiers billets eussent été adressés, tant je me croyais indigne d’un pareil honneur ; d’ailleurs j’étais si souffrant, que j’eusse en tout cas hésité à y répondre.

 

« Mais aujourd’hui il faut bien que je croie à l’excès de vos bontés, puisque non seulement votre lettre, mais encore votre suivante, m’affirme que j’ai le bonheur d’être aimé de vous.

 

« Elle n’a pas besoin de me dire de quelle manière un galant homme peut obtenir son pardon. J’irai donc vous demander le mien ce soir à onze heures. Tarder d’un jour serait à mes yeux, maintenant, vous faire une nouvelle offense.

 

« Celui que vous avez rendu le plus heureux des hommes.

 

« Comte DE WARDES. »

 

Ce billet était d’abord un faux, c’était ensuite une indélicatesse ; c’était même, au point de vue de nos mœurs actuelles, quelque chose comme une infamie ; mais on se ménageait moins à cette époque qu’on ne le fait aujourd’hui. D’ailleurs d’Artagnan, par ses propres aveux, savait Milady coupable de trahison à des chefs plus importants, et il n’avait pour elle qu’une estime fort mince. Et cependant malgré ce peu d’estime, il sentait qu’une passion insensée le brûlait pour cette femme. Passion ivre de mépris, mais passion ou soif, comme on voudra.

 

L’intention de d’Artagnan était bien simple : par la chambre de Ketty il arrivait à celle de sa maîtresse ; il profitait du premier moment de surprise, de honte, de terreur pour triompher d’elle ; peut-être aussi échouerait-il, mais il fallait bien donner quelque chose au hasard. Dans huit jours la campagne s’ouvrait, et il fallait partir ; d’Artagnan n’avait pas le temps de filer le parfait amour.

 

« Tiens, dit le jeune homme en remettant à Ketty le billet tout cacheté, donne cette lettre à Milady ; c’est la réponse de M. de Wardes. »

 

La pauvre Ketty devint pâle comme la mort, elle se doutait de ce que contenait le billet.

 

« Écoute, ma chère enfant, lui dit d’Artagnan, tu comprends qu’il faut que tout cela finisse d’une façon ou de l’autre ; Milady peut découvrir que tu as remis le premier billet à mon valet, au lieu de le remettre au valet du comte ; que c’est moi qui ai décacheté les autres qui devaient être décachetés par M. de Wardes ; alors Milady te chasse, et, tu la connais, ce n’est pas une femme à borner là sa vengeance.

 

– Hélas ! dit Ketty, pour qui me suis-je exposée à tout cela ?

 

– Pour moi, je le sais bien, ma toute belle, dit le jeune homme, aussi je t’en suis bien reconnaissant, je te le jure.

 

– Mais enfin, que contient votre billet ?

 

– Milady te le dira.

 

– Ah ! vous ne m’aimez pas ! s’écria Ketty, et je suis bien malheureuse ! »

 

À ce reproche il y a une réponse à laquelle les femmes se trompent toujours ; d’Artagnan répondit de manière que Ketty demeurât dans la plus grande erreur.

 

Cependant elle pleura beaucoup avant de se décider à remettre cette lettre à Milady, mais enfin elle se décida, c’est tout ce que voulait d’Artagnan.

 

D’ailleurs il lui promit que le soir il sortirait de bonne heure de chez sa maîtresse, et qu’en sortant de chez sa maîtresse il monterait chez elle.

 

Cette promesse acheva de consoler la pauvre Ketty.

 

CHAPITRE XXXIV
OÙ IL EST TRAITÉ DE L’ÉQUIPEMENT D’ARAMIS ET DE PORTHOS

Depuis que les quatre amis étaient chacun à la chasse de son équipement, il n’y avait plus entre eux de réunion arrêtée. On dînait les uns sans les autres, où l’on se trouvait, ou plutôt où l’on pouvait. Le service, de son côté, prenait aussi sa part de ce temps précieux, qui s’écoulait si vite. Seulement on était convenu de se trouver une fois la semaine, vers une heure, au logis d’Athos, attendu que ce dernier, selon le serment qu’il avait fait, ne passait plus le seuil de sa porte.

 

C’était le jour même où Ketty était venue trouver d’Artagnan chez lui, jour de réunion.

 

À peine Ketty fut-elle sortie, que d’Artagnan se dirigea vers la rue Férou.

 

Il trouva Athos et Aramis qui philosophaient. Aramis avait quelques velléités de revenir à la soutane. Athos, selon ses habitudes, ne le dissuadait ni ne l’encourageait. Athos était pour qu’on laissât à chacun son libre arbitre. Il ne donnait jamais de conseils qu’on ne les lui demandât. Encore fallait-il les lui demander deux fois.

 

« En général, on ne demande de conseils, disait-il, que pour ne les pas suivre ; ou, si on les a suivis, que pour avoir quelqu’un à qui l’on puisse faire le reproche de les avoir donnés. »

 

Porthos arriva un instant après d’Artagnan. Les quatre amis se trouvaient donc réunis.

 

Les quatre visages exprimaient quatre sentiments différents : celui de Porthos la tranquillité, celui de d’Artagnan l’espoir, celui d’Aramis l’inquiétude, celui d’Athos l’insouciance.

 

Au bout d’un instant de conversation dans laquelle Porthos laissa entrevoir qu’une personne haut placée avait bien voulu se charger de le tirer d’embarras, Mousqueton entra.

 

Il venait prier Porthos de passer à son logis, où, disait-il d’un air fort piteux, sa présence était urgente.

 

« Sont-ce mes équipages ? demanda Porthos.

 

– Oui et non, répondit Mousqueton.

 

– Mais enfin que veux-tu dire ?…

 

– Venez, monsieur. »

 

Porthos se leva, salua ses amis et suivit Mousqueton.

 

Un instant après, Bazin apparut au seuil de la porte.

 

« Que me voulez-vous, mon ami ? dit Aramis avec cette douceur de langage que l’on remarquait en lui chaque fois que ses idées le ramenaient vers l’église…

 

– Un homme attend monsieur à la maison, répondit Bazin.

 

– Un homme ! quel homme ?

 

– Un mendiant.

 

– Faites-lui l’aumône, Bazin, et dites-lui de prier pour un pauvre pécheur.

 

– Ce mendiant veut à toute force vous parler, et prétend que vous serez bien aise de le voir.

 

– N’a-t-il rien dit de particulier pour moi ?

 

– Si fait. “Si M. Aramis, a-t-il dit, hésite à me venir trouver, vous lui annoncerez que j’arrive de Tours.”

 

– De Tours ? s’écria Aramis ; messieurs, mille pardons, mais sans doute cet homme m’apporte des nouvelles que j’attendais. »

 

Et, se levant aussitôt, il s’éloigna rapidement.

 

Restèrent Athos et d’Artagnan.

 

« Je crois que ces gaillards-là ont trouvé leur affaire. Qu’en pensez-vous, d’Artagnan ? dit Athos.

 

– Je sais que Porthos était en bon train, dit d’Artagnan ; et quant à Aramis, à vrai dire, je n’en ai jamais été sérieusement inquiet : mais vous, mon cher Athos, vous qui avez si généreusement distribué les pistoles de l’Anglais qui étaient votre bien légitime, qu’allez-vous faire ?

 

– Je suis fort content d’avoir tué ce drôle, mon enfant, vu que c’est pain bénit que de tuer un Anglais : mais si j’avais empoché ses pistoles, elles me pèseraient comme un remords.

 

– Allons donc, mon cher Athos ! vous avez vraiment des idées inconcevables.

 

– Passons, passons ! Que me disait donc M. de Tréville, qui me fit l’honneur de me venir voir hier, que vous hantez ces Anglais suspects que protège le cardinal ?

 

– C’est-à-dire que je rends visite à une Anglaise, celle dont je vous ai parlé.

 

– Ah ! oui, la femme blonde au sujet de laquelle je vous ai donné des conseils que naturellement vous vous êtes bien gardé de suivre.

 

– Je vous ai donné mes raisons.

 

– Oui ; vous voyez là votre équipement, je crois, à ce que vous m’avez dit.

 

– Point du tout ! j’ai acquis la certitude que cette femme était pour quelque chose dans l’enlèvement de Mme Bonacieux.

 

– Oui, et je comprends ; pour retrouver une femme, vous faites la cour à une autre : c’est le chemin le plus long, mais le plus amusant.

 

D’Artagnan fut sur le point de tout raconter à Athos ; mais un point l’arrêta : Athos était un gentilhomme sévère sur le point d’honneur, et il y avait, dans tout ce petit plan que notre amoureux avait arrêté à l’endroit de Milady, certaines choses qui, d’avance, il en était sûr, n’obtiendraient pas l’assentiment du puritain ; il préféra donc garder le silence, et comme Athos était l’homme le moins curieux de la terre, les confidences de d’Artagnan en étaient restées là.

 

Nous quitterons donc les deux amis, qui n’avaient rien de bien important à se dire, pour suivre Aramis.

 

À cette nouvelle, que l’homme qui voulait lui parler arrivait de Tours, nous avons vu avec quelle rapidité le jeune homme avait suivi ou plutôt devancé Bazin ; il ne fit donc qu’un saut de la rue Férou à la rue de Vaugirard.

 

En entrant chez lui, il trouva effectivement un homme de petite taille, aux yeux intelligents, mais couvert de haillons.

 

« C’est vous qui me demandez ? dit le mousquetaire.

 

– C’est-à-dire que je demande M. Aramis : est-ce vous qui vous appelez ainsi ?

 

– Moi-même : vous avez quelque chose à me remettre ?

 

– Oui, si vous me montrez certain mouchoir brodé.

 

– Le voici, dit Aramis en tirant une clef de sa poitrine, et en ouvrant un petit coffret de bois d’ébène incrusté de nacre, le voici, tenez.

 

– C’est bien, dit le mendiant, renvoyez votre laquais. »

 

En effet, Bazin, curieux de savoir ce que le mendiant voulait à son maître, avait réglé son pas sur le sien, et était arrivé presque en même temps que lui ; mais cette célérité ne lui servit pas à grand-chose ; sur l’invitation du mendiant, son maître lui fit signe de se retirer, et force lui fut d’obéir.

 

Bazin parti, le mendiant jeta un regard rapide autour de lui, afin d’être sûr que personne ne pouvait ni le voir ni l’entendre, et ouvrant sa veste en haillons mal serrée par une ceinture de cuir, il se mit à découdre le haut de son pourpoint, d’où il tira une lettre.

 

Aramis jeta un cri de joie à la vue du cachet, baisa l’écriture, et avec un respect presque religieux, il ouvrit l’épître qui contenait ce qui suit :

 

« Ami, le sort veut que nous soyons séparés quelque temps encore ; mais les beaux jours de la jeunesse ne sont pas perdus sans retour. Faites votre devoir au camp ; je fais le mien autre part. Prenez ce que le porteur vous remettra ; faites la campagne en beau et bon gentilhomme, et pensez à moi, qui baise tendrement vos yeux noirs.

 

« Adieu, ou plutôt au revoir ! »

 

Le mendiant décousait toujours ; il tira une à une de ses sales habits cent cinquante doubles pistoles d’Espagne, qu’il aligna sur la table ; puis, il ouvrit la porte, salua et partit avant que le jeune homme, stupéfait, eût osé lui adresser une parole.

 

Aramis alors relut la lettre, et s’aperçut que cette lettre avait un post-scriptum.

 

« P.-S. – Vous pouvez faire accueil au porteur, qui est comte et grand d’Espagne. »

 

« Rêves dorés ! s’écria Aramis. Oh ! la belle vie ! oui, nous sommes jeunes ! oui, nous aurons encore des jours heureux ! Oh ! à toi, mon amour, mon sang, ma vie ! tout, tout, tout, ma belle maîtresse ! »

 

Et il baisait la lettre avec passion, sans même regarder l’or qui étincelait sur la table.

 

Bazin gratta à la porte ; Aramis n’avait plus de raison pour le tenir à distance ; il lui permit d’entrer.

 

Bazin resta stupéfait à la vue de cet or, et oublia qu’il venait annoncer d’Artagnan, qui, curieux de savoir ce que c’était que le mendiant, venait chez Aramis en sortant de chez Athos.

 

Or, comme d’Artagnan ne se gênait pas avec Aramis, voyant que Bazin oubliait de l’annoncer, il s’annonça lui-même.

 

« Ah ! diable, mon cher Aramis, dit d’Artagnan, si ce sont là les pruneaux qu’on nous envoie de Tours, vous en ferez mon compliment au jardinier qui les récolte.

 

– Vous vous trompez, mon cher, dit Aramis toujours discret : c’est mon libraire qui vient de m’envoyer le prix de ce poème en vers d’une syllabe que j’avais commencé là-bas.

 

– Ah ! vraiment ! dit d’Artagnan ; eh bien, votre libraire est généreux, mon cher Aramis, voilà tout ce que je puis vous dire.

 

– Comment, monsieur ! s’écria Bazin, un poème se vend si cher ! c’est incroyable ! Oh ! monsieur ! vous faites tout ce que vous voulez, vous pouvez devenir l’égal de M. de Voiture et de M. de Benserade. J’aime encore cela, moi. Un poète, c’est presque un abbé. Ah ! monsieur Aramis, mettez-vous donc poète, je vous en prie.

 

– Bazin, mon ami, dit Aramis, je crois que vous vous mêlez à la conversation. »

 

Bazin comprit qu’il était dans son tort ; il baissa la tête, et sortit.

 

« Ah ! dit d’Artagnan avec un sourire, vous vendez vos productions au poids de l’or : vous êtes bien heureux, mon ami ; mais prenez garde, vous allez perdre cette lettre qui sort de votre casaque, et qui est sans doute aussi de votre libraire. »

 

Aramis rougit jusqu’au blanc des yeux, renfonça sa lettre, et reboutonna son pourpoint.

 

« Mon cher d’Artagnan, dit-il, nous allons, si vous le voulez bien, aller trouver nos amis ; et puisque je suis riche, nous recommencerons aujourd’hui à dîner ensemble en attendant que vous soyez riches à votre tour.

 

– Ma foi ! dit d’Artagnan, avec grand plaisir. Il y a longtemps que nous n’avons fait un dîner convenable ; et comme j’ai pour mon compte une expédition quelque peu hasardeuse à faire ce soir, je ne serais pas fâché, je l’avoue, de me monter un peu la tête avec quelques bouteilles de vieux bourgogne.

 

– Va pour le vieux bourgogne ; je ne le déteste pas non plus », dit Aramis, auquel la vue de l’or avait enlevé comme avec la main ses idées de retraite.

 

Et ayant mis trois ou quatre doubles pistoles dans sa poche pour répondre aux besoins du moment, il enferma les autres dans le coffre d’ébène incrusté de nacre, où était déjà le fameux mouchoir qui lui avait servi de talisman.

 

Les deux amis se rendirent d’abord chez Athos, qui, fidèle au serment qu’il avait fait de ne pas sortir, se chargea de faire apporter à dîner chez lui : comme il entendait à merveille les détails gastronomiques, d’Artagnan et Aramis ne firent aucune difficulté de lui abandonner ce soin important.

 

Ils se rendaient chez Porthos, lorsque, au coin de la rue du Bac, ils rencontrèrent Mousqueton, qui, d’un air piteux, chassait devant lui un mulet et un cheval.

 

D’Artagnan poussa un cri de surprise, qui n’était pas exempt d’un mélange de joie.

 

« Ah ! mon cheval jaune ! s’écria-t-il. Aramis, regardez ce cheval !

 

– Oh ! l’affreux roussin ! dit Aramis.

 

– Eh bien, mon cher, reprit d’Artagnan, c’est le cheval sur lequel je suis venu à Paris.

 

– Comment, monsieur connaît ce cheval ? dit Mousqueton.

 

– Il est d’une couleur originale, fit Aramis ; c’est le seul que j’aie jamais vu de ce poil-là.

 

– Je le crois bien, reprit d’Artagnan, aussi je l’ai vendu trois écus, et il faut bien que ce soit pour le poil, car la carcasse ne vaut certes pas dix-huit livres. Mais comment ce cheval se trouve-t-il entre tes mains, Mousqueton ?

 

– Ah ! dit le valet, ne m’en parlez pas, monsieur, c’est un affreux tour du mari de notre duchesse !

 

– Comment cela, Mousqueton ?

 

– Oui nous sommes vus d’un très bon œil par une femme de qualité, la duchesse de… ; mais pardon ! mon maître m’a recommandé d’être discret : elle nous avait forcés d’accepter un petit souvenir, un magnifique genet d’Espagne et un mulet andalou, que c’était merveilleux à voir ; le mari a appris la chose, il a confisqué au passage les deux magnifiques bêtes qu’on nous envoyait, et il leur a substitué ces horribles animaux !

 

– Que tu lui ramènes ? dit d’Artagnan.

 

– Justement ! reprit Mousqueton ; vous comprenez que nous ne pouvons point accepter de pareilles montures en échange de celles que l’on nous avait promises.

 

– Non, pardieu, quoique j’eusse voulu voir Porthos sur mon Bouton-d’Or ; cela m’aurait donné une idée de ce que j’étais moi-même, quand je suis arrivé à Paris. Mais que nous ne t’arrêtions pas, Mousqueton ; va faire la commission de ton maître, va. Est-il chez lui ?


Date: 2015-12-17; view: 488


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