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LES TROIS MOUSQUETAIRES 34 page

 

Ce secours qui était arrivé à Porthos au moment où il était attaqué dans ses espérances gastronomiques inspira au mousquetaire beaucoup de reconnaissance pour sa procureuse.

 

Bientôt l’heure du dîner arriva. On passa dans la salle à manger, grande pièce noire qui était située en face de la cuisine.

 

Les clercs, qui, à ce qu’il paraît, avaient senti dans la maison des parfums inaccoutumés, étaient d’une exactitude militaire, et tenaient en main leurs tabourets, tout prêts qu’ils étaient à s’asseoir. On les voyait d’avance remuer les mâchoires avec des dispositions effrayantes.

 

« Tudieu ! pensa Porthos en jetant un regard sur les trois affamés, car le saute-ruisseau n’était pas, comme on le pense bien, admis aux honneurs de la table magistrale ; tudieu ! à la place de mon cousin, je ne garderais pas de pareils gourmands. On dirait des naufragés qui n’ont pas mangé depuis six semaines. »

 

Maître Coquenard entra, poussé sur son fauteuil à roulettes par Mme Coquenard, à qui Porthos, à son tour, vint en aide pour rouler son mari jusqu’à la table.

 

À peine entré, il remua le nez et les mâchoires à l’exemple de ses clercs.

 

« Oh ! oh ! dit-il, voici un potage qui est engageant ! »

 

« Que diable sentent-ils donc d’extraordinaire dans ce potage ? » dit Porthos à l’aspect d’un bouillon pâle, abondant, mais parfaitement aveugle, et sur lequel quelques croûtes nageaient rares comme les îles d’un archipel.

 

Mme Coquenard sourit, et, sur un signe d’elle, tout le monde s’assit avec empressement.

 

Maître Coquenard fut le premier servi, puis Porthos ; ensuite Mme Coquenard emplit son assiette, et distribua les croûtes sans bouillon aux clercs impatients.

 

En ce moment la porte de la salle à manger s’ouvrit d’elle-même en criant, et Porthos, à travers les battants entrebâillés, aperçut le petit clerc, qui, ne pouvant prendre part au festin, mangeait son pain à la double odeur de la cuisine et de la salle à manger.

 

Après le potage la servante apporta une poule bouillie ; magnificence qui fit dilater les paupières des convives, de telle façon qu’elles semblaient prêtes à se fendre.

 

« On voit que vous aimez votre famille, madame Coquenard, dit le procureur avec un sourire presque tragique ; voilà certes une galanterie que vous faites à votre cousin. »

 

La pauvre poule était maigre et revêtue d’une de ces grosses peaux hérissées que les os ne percent jamais malgré leurs efforts ; il fallait qu’on l’eût cherchée bien longtemps avant de la trouver sur le perchoir où elle s’était retirée pour mourir de vieillesse.



 

« Diable ! pensa Porthos, voilà qui est fort triste ; je respecte la vieillesse, mais j’en fais peu de cas bouillie ou rôtie. »

 

Et il regarda à la ronde pour voir si son opinion était partagée ; mais tout au contraire de lui, il ne vit que des yeux flamboyants, qui dévoraient d’avance cette sublime poule, objet de ses mépris.

 

Mme Coquenard tira le plat à elle, détacha adroitement les deux grandes pattes noires, qu’elle plaça sur l’assiette de son mari ; trancha le cou, qu’elle mit avec la tête à part pour elle-même ; leva l’aile pour Porthos, et remit à la servante, qui venait de l’apporter, l’animal qui s’en retourna presque intact, et qui avait disparu avant que le mousquetaire eût eu le temps d’examiner les variations que le désappointement amène sur les visages, selon les caractères et les tempéraments de ceux qui l’éprouvent.

 

Au lieu de poulet, un plat de fèves fit son entrée, plat énorme, dans lequel quelques os de mouton, qu’on eût pu, au premier abord, croire accompagnés de viande, faisaient semblant de se montrer.

 

Mais les clercs ne furent pas dupes de cette supercherie, et les mines lugubres devinrent des visages résignés.

 

Mme Coquenard distribua ce mets aux jeunes gens avec la modération d’une bonne ménagère.

 

Le tour du vin était venu. Maître Coquenard versa d’une bouteille de grès fort exiguë le tiers d’un verre à chacun des jeunes gens, s’en versa à lui-même dans des proportions à peu près égales, et la bouteille passa aussitôt du côté de Porthos et de Mme Coquenard.

 

Les jeunes gens remplissaient d’eau ce tiers de vin, puis, lorsqu’ils avaient bu la moitié du verre, ils le remplissaient encore, et ils faisaient toujours ainsi ; ce qui les amenait à la fin du repas à avaler une boisson qui de la couleur du rubis était passée à celle de la topaze brûlée.

 

Porthos mangea timidement son aile de poule, et frémit lorsqu’il sentit sous la table le genou de la procureuse qui venait trouver le sien. Il but aussi un demi-verre de ce vin fort ménagé, et qu’il reconnut pour cet horrible cru de Montreuil, la terreur des palais exercés.

 

Maître Coquenard le regarda engloutir ce vin pur et soupira.

 

« Mangerez-vous bien de ces fèves, mon cousin Porthos ? » dit Mme Coquenard de ce ton qui veut dire : croyez-moi, n’en mangez pas.

 

« Du diable si j’en goûte ! » murmura tout bas Porthos…

 

Puis tout haut :

 

« Merci, ma cousine, dit-il, je n’ai plus faim. »

 

Il se fit un silence : Porthos ne savait quelle contenance tenir. Le procureur répéta plusieurs fois :

 

« Ah ! madame Coquenard ! je vous en fais mon compliment, votre dîner était un véritable festin ; Dieu ! ai-je mangé ! »

 

Maître Coquenard avait mangé son potage, les pattes noires de la poule et le seul os de mouton où il y eût un peu de viande.

 

Porthos crut qu’on le mystifiait, et commença à relever sa moustache et à froncer le sourcil ; mais le genou de Mme Coquenard vint tout doucement lui conseiller la patience.

 

Ce silence et cette interruption de service, qui étaient restés inintelligibles pour Porthos, avaient au contraire une signification terrible pour les clercs : sur un regard du procureur, accompagné d’un sourire de Mme Coquenard, ils se levèrent lentement de table, plièrent leurs serviettes plus lentement encore, puis ils saluèrent et partirent.

 

« Allez, jeunes gens, allez faire la digestion en travaillant », dit gravement le procureur.

 

Les clercs partis, Mme Coquenard se leva et tira d’un buffet un morceau de fromage, des confitures de coings et un gâteau qu’elle avait fait elle-même avec des amandes et du miel.

 

Maître Coquenard fronça le sourcil, parce qu’il voyait trop de mets ; Porthos se pinça les lèvres, parce qu’il voyait qu’il n’y avait pas de quoi dîner.

 

Il regarda si le plat de fèves était encore là, le plat de fèves avait disparu.

 

« Festin décidément, s’écria maître Coquenard en s’agitant sur sa chaise, véritable festin, epulae epularum ; Lucullus dîne chez Lucullus. »

 

Porthos regarda la bouteille qui était près de lui, et il espéra qu’avec du vin, du pain et du fromage il dînerait ; mais le vin manquait, la bouteille était vide ; M. et Mme Coquenard n’eurent point l’air de s’en apercevoir.

 

« C’est bien, se dit Porthos à lui-même, me voilà prévenu. »

 

Il passa la langue sur une petite cuillerée de confitures, et s’englua les dents dans la pâte collante de Mme Coquenard.

 

« Maintenant, se dit-il, le sacrifice est consommé. Ah ! si je n’avais pas l’espoir de regarder avec Mme Coquenard dans l’armoire de son mari ! »

 

Maître Coquenard, après les délices d’un pareil repas, qu’il appelait un excès, éprouva le besoin de faire sa sieste. Porthos espérait que la chose aurait lieu séance tenante et dans la localité même ; mais le procureur maudit ne voulut entendre à rien : il fallut le conduire dans sa chambre et il cria tant qu’il ne fut pas devant son armoire, sur le rebord de laquelle, pour plus de précaution encore, il posa ses pieds.

 

La procureuse emmena Porthos dans une chambre voisine et l’on commença de poser les bases de la réconciliation.

 

« Vous pourrez venir dîner trois fois la semaine, dit Mme Coquenard.

 

– Merci, dit Porthos, je n’aime pas à abuser ; d’ailleurs, il faut que je songe à mon équipement.

 

– C’est vrai, dit la procureuse en gémissant… c’est ce malheureux équipement.

 

– Hélas ! oui, dit Porthos, c’est lui.

 

– Mais de quoi donc se compose l’équipement de votre corps, monsieur Porthos ?

 

– Oh ! de bien des choses, dit Porthos ; les mousquetaires, comme vous savez, sont soldats d’élite, et il leur faut beaucoup d’objets inutiles aux gardes ou aux Suisses.

 

– Mais encore, détaillez-le-moi.

 

– Mais cela peut aller à… », dit Porthos, qui aimait mieux discuter le total que le menu.

 

La procureuse attendait frémissante.

 

« À combien ? dit-elle, j’espère bien que cela ne passe point… »

 

Elle s’arrêta, la parole lui manquait.

 

« Oh ! non, dit Porthos, cela ne passe point deux mille cinq cents livres ; je crois même qu’en y mettant de l’économie, avec deux mille livres je m’en tirerai.

 

– Bon Dieu, deux mille livres ! s’écria-t-elle, mais c’est une fortune. »

 

Porthos fit une grimace des plus significatives, Mme Coquenard la comprit.

 

« Je demandais le détail, dit-elle, parce qu’ayant beaucoup de parents et de pratiques dans le commerce, j’étais presque sûre d’obtenir les choses à cent pour cent au-dessous du prix où vous les payeriez vous-même.

 

– Ah ! ah ! fit Porthos, si c’est cela que vous avez voulu dire !

 

– Oui, cher monsieur Porthos ! ainsi ne vous faut-il pas d’abord un cheval ?

 

– Oui, un cheval.

 

– Eh bien, justement j’ai votre affaire.

 

– Ah ! dit Porthos rayonnant, voilà donc qui va bien quant à mon cheval ; ensuite il me faut le harnachement complet, qui se compose d’objets qu’un mousquetaire seul peut acheter, et qui ne montera pas, d’ailleurs, à plus de trois cents livres.

 

– Trois cents livres : alors mettons trois cents livres » dit la procureuse avec un soupir.

 

Porthos sourit : on se souvient qu’il avait la selle qui lui venait de Buckingham, c’était donc trois cents livres qu’il comptait mettre sournoisement dans sa poche.

 

« Puis, continua-t-il, il y a le cheval de mon laquais et ma valise ; quant aux armes, il est inutile que vous vous en préoccupiez, je les ai.

 

– Un cheval pour votre laquais ? reprit en hésitant la procureuse ; mais c’est bien grand seigneur, mon ami.

 

– Eh ! madame ! dit fièrement Porthos, est-ce que je suis un croquant, par hasard ?

 

– Non ; je vous disais seulement qu’un joli mulet avait quelquefois aussi bon air qu’un cheval, et qu’il me semble qu’en vous procurant un joli mulet pour Mousqueton…

 

– Va pour un joli mulet, dit Porthos ; vous avez raison, j’ai vu de très grands seigneurs espagnols dont toute la suite était à mulets. Mais alors, vous comprenez, madame Coquenard, un mulet avec des panaches et des grelots ?

 

– Soyez tranquille, dit la procureuse.

 

– Reste la valise, reprit Porthos.

 

– Oh ! que cela ne vous inquiète point, s’écria Mme Coquenard : mon mari a cinq ou six valises, vous choisirez la meilleure ; il y en a une surtout qu’il affectionnait dans ses voyages, et qui est grande à tenir un monde.

 

– Elle est donc vide, votre valise ? demanda naïvement Porthos.

 

– Assurément qu’elle est vide, répondit naïvement de son côté la procureuse.

 

– Ah ! mais la valise dont j’ai besoin est une valise bien garnie, ma chère. »

 

Mme Coquenard poussa de nouveaux soupirs. Molière n’avait pas encore écrit sa scène de l’Avare. Mme Coquenard a donc le pas sur Harpagon.

 

Enfin le reste de l’équipement fut successivement débattu de la même manière ; et le résultat de la scène fut que la procureuse demanderait à son mari un prêt de huit cents livres en argent, et fournirait le cheval et le mulet qui auraient l’honneur de porter à la gloire Porthos et Mousqueton.

 

Ces conditions arrêtées, et les intérêts stipulés ainsi que l’époque du remboursement, Porthos prit congé de Mme Coquenard. Celle-ci voulait bien le retenir en lui faisant les yeux doux ; mais Porthos prétexta les exigences du service, et il fallut que la procureuse cédât le pas au roi.

 

Le mousquetaire rentra chez lui avec une faim de fort mauvaise humeur.

 

CHAPITRE XXXIII
SOUBRETTE ET MAÎTRESSE

Cependant, comme nous l’avons dit, malgré les cris de sa conscience et les sages conseils d’Athos, d’Artagnan devenait d’heure en heure plus amoureux de Milady ; aussi ne manquait-il pas tous les jours d’aller lui faire une cour à laquelle l’aventureux Gascon était convaincu qu’elle ne pouvait, tôt ou tard, manquer de répondre.

 

Un soir qu’il arrivait le nez au vent, léger comme un homme qui attend une pluie d’or, il rencontra la soubrette sous la porte cochère ; mais cette fois la jolie Ketty ne se contenta point de lui sourire en passant, elle lui prit doucement la main.

 

« Bon ! fit d’Artagnan, elle est chargée de quelque message pour moi de la part de sa maîtresse ; elle va m’assigner quelque rendez-vous qu’on n’aura pas osé me donner de vive voix. »

 

Et il regarda la belle enfant de l’air le plus vainqueur qu’il put prendre.

 

« Je voudrais bien vous dire deux mots, monsieur le chevalier…, balbutia la soubrette.

 

– Parle, mon enfant, parle, dit d’Artagnan, j’écoute.

 

– Ici, impossible : ce que j’ai à vous dire est trop long et surtout trop secret.

 

– Eh bien, mais comment faire alors ?

 

– Si monsieur le chevalier voulait me suivre, dit timidement Ketty.

 

– Où tu voudras, ma belle enfant.

 

– Alors, venez. »

 

Et Ketty, qui n’avait point lâché la main de d’Artagnan, l’entraîna par un petit escalier sombre et tournant, et, après lui avoir fait monter une quinzaine de marches, ouvrit une porte.

 

« Entrez, monsieur le chevalier, dit-elle, ici nous serons seuls et nous pourrons causer.

 

– Et quelle est donc cette chambre, ma belle enfant ? demanda d’Artagnan.

 

– C’est la mienne, monsieur le chevalier ; elle communique avec celle de ma maîtresse par cette porte. Mais soyez tranquille, elle ne pourra entendre ce que nous dirons, jamais elle ne se couche qu’à minuit. »

 

D’Artagnan jeta un coup d’œil autour de lui. La petite chambre était charmante de goût et de propreté ; mais, malgré lui, ses yeux se fixèrent sur cette porte que Ketty lui avait dit conduire à la chambre de Milady.

 

Ketty devina ce qui se passait dans l’âme du jeune homme et poussa un soupir.

 

« Vous aimez donc bien ma maîtresse, monsieur le chevalier, dit-elle.

 

– Oh ! plus que je ne puis dire ! j’en suis fou ! »

 

Ketty poussa un second soupir.

 

« Hélas ! monsieur, dit-elle, c’est bien dommage !

 

– Et que diable vois-tu donc là de si fâcheux ? demanda d’Artagnan.

 

– C’est que, monsieur, reprit Ketty, ma maîtresse ne vous aime pas du tout.

 

– Hein ! fit d’Artagnan, t’aurait-elle chargée de me le dire ?

 

– Oh ! non pas, monsieur ! mais c’est moi qui, par intérêt pour vous, ai pris la résolution de vous en prévenir.

 

– Merci, ma bonne Ketty, mais de l’intention seulement, car la confidence, tu en conviendras, n’est point agréable.

 

– C’est-à-dire que vous ne croyez point à ce que je vous ai dit, n’est-ce pas ?

 

– On a toujours peine à croire de pareilles choses, ma belle enfant, ne fût-ce que par amour-propre.

 

– Donc vous ne me croyez pas ?

 

– J’avoue que jusqu’à ce que tu daignes me donner quelques preuves de ce que tu avances…

 

– Que dites-vous de celle-ci ? »

 

Et Ketty tira de sa poitrine un petit billet.

 

« Pour moi ? dit d’Artagnan en s’emparant vivement de la lettre.

 

– Non, pour un autre.

 

– Pour un autre ?

 

– Oui.

 

– Son nom, son nom ! s’écria d’Artagnan.

 

– Voyez l’adresse.

 

– M. le comte de Wardes. »

 

Le souvenir de la scène de Saint-Germain se présenta aussitôt à l’esprit du présomptueux Gascon ; par un mouvement rapide comme la pensée, il déchira l’enveloppe malgré le cri que poussa Ketty en voyant ce qu’il allait faire, ou plutôt ce qu’il faisait.

 

« Oh ! mon Dieu ! monsieur le chevalier, dit-elle, que faites-vous ?

 

– Moi, rien ! » dit d’Artagnan, et il lut :

 

« Vous n’avez pas répondu à mon premier billet ; êtes-vous donc souffrant, ou bien auriez-vous oublié quels yeux vous me fîtes au bal de Mme de Guise ? Voici l’occasion, comte ! ne la laissez pas échapper. »

 

D’Artagnan pâlit ; il était blessé dans son amour-propre, il se crut blessé dans son amour.

 

« Pauvre cher monsieur d’Artagnan ! dit Ketty d’une voix pleine de compassion et en serrant de nouveau la main du jeune homme.

 

– Tu me plains, bonne petite ! dit d’Artagnan.

 

– Oh ! oui, de tout mon cœur ! car je sais ce que c’est que l’amour, moi !

 

– Tu sais ce que c’est que l’amour ? dit d’Artagnan la regardant pour la première fois avec une certaine attention.

 

– Hélas ! oui.

 

– Eh bien, au lieu de me plaindre, alors, tu ferais bien mieux de m’aider à me venger de ta maîtresse.

 

– Et quelle sorte de vengeance voudriez-vous en tirer ? Je voudrais triompher d’elle, supplanter mon rival.

 

– Je ne vous aiderai jamais à cela, monsieur le chevalier ! dit vivement Ketty.

 

– Et pourquoi cela ? demanda d’Artagnan.

 

– Pour deux raisons.

 

– Lesquelles ?

 

– La première, c’est que jamais ma maîtresse ne vous a aimé.

 

– Qu’en sais-tu ?

 

– Vous l’avez blessée au cœur.

 

– Moi ! en quoi puis-je l’avoir blessée, moi qui, depuis que je la connais, vis à ses pieds comme un esclave ! parle, je t’en prie.

 

– Je n’avouerais jamais cela qu’à l’homme… qui lirait jusqu’au fond de mon âme ! »

 

D’Artagnan regarda Ketty pour la seconde fois. La jeune fille était d’une fraîcheur et d’une beauté que bien des duchesses eussent achetées de leur couronne.

 

« Ketty, dit-il, je lirai jusqu’au fond de ton âme quand tu voudras ; qu’à cela ne tienne, ma chère enfant. »

 

Et il lui donna un baiser sous lequel la pauvre enfant devint rouge comme une cerise.

 

« Oh ! non, s’écria Ketty, vous ne m’aimez pas ! C’est ma maîtresse que vous aimez, vous me l’avez dit tout à l’heure.

 

– Et cela t’empêche-t-il de me faire connaître la seconde raison ?

 

– La seconde raison, monsieur le chevalier, reprit Ketty enhardie par le baiser d’abord et ensuite par l’expression des yeux du jeune homme, c’est qu’en amour chacun pour soi. »

 

Alors seulement d’Artagnan se rappela les coups d’œil languissants de Ketty, ses rencontres dans l’antichambre, sur l’escalier, dans le corridor, ses frôlements de main chaque fois qu’elle le rencontrait, et ses soupirs étouffés ; mais, absorbé par le désir de plaire à la grande dame, il avait dédaigné la soubrette : qui chasse l’aigle ne s’inquiète pas du passereau.

 

Mais cette fois notre Gascon vit d’un seul coup d’œil tout le parti qu’on pouvait tirer de cet amour que Ketty venait d’avouer d’une façon si naïve ou si effrontée : interception des lettres adressées au comte de Wardes, intelligences dans la place, entrée à toute heure dans la chambre de Ketty, contiguë à celle de sa maîtresse. Le perfide, comme on le voit, sacrifiait déjà en idée la pauvre fille pour obtenir Milady de gré ou de force.

 

« Eh bien, dit-il à la jeune fille, veux-tu, ma chère Ketty, que je te donne une preuve de cet amour dont tu doutes ?

 

– De quel amour ? demanda la jeune fille.

 

– De celui que je suis tout prêt à ressentir pour toi.

 

– Et quelle est cette preuve ?

 

– Veux-tu que ce soir je passe avec toi le temps que je passe ordinairement avec ta maîtresse ?

 

– Oh ! oui, dit Ketty en battant des mains, bien volontiers.

 

– Eh bien, ma chère enfant, dit d’Artagnan en s’établissant dans un fauteuil, viens çà que je te dise que tu es la plus jolie soubrette que j’aie jamais vue ! »

 

Et il le lui dit tant et si bien, que la pauvre enfant, qui ne demandait pas mieux que de le croire, le crut… Cependant, au grand étonnement de d’Artagnan, la jolie Ketty se défendait avec une certaine résolution.

 

Le temps passe vite, lorsqu’il se passe en attaques et en défenses.

 

Minuit sonna, et l’on entendit presque en même temps retentir la sonnette dans la chambre de Milady.

 

« Grand Dieu ! s’écria Ketty, voici ma maîtresse qui m’appelle ! Partez, partez vite ! »

 

D’Artagnan se leva, prit son chapeau comme s’il avait l’intention d’obéir ; puis, ouvrant vivement la porte d’une grande armoire au lieu d’ouvrir celle de l’escalier, il se blottit dedans au milieu des robes et des peignoirs de Milady.

 

« Que faites-vous donc ? » s’écria Ketty.

 

D’Artagnan, qui d’avance avait pris la clef, s’enferma dans son armoire sans répondre.

 

« Eh bien, cria Milady d’une voix aigre, dormez-vous donc que vous ne venez pas quand je sonne ? »

 

Et d’Artagnan entendit qu’on ouvrit violemment la porte de communication.

 

« Me voici, Milady, me voici », s’écria Ketty en s’élançant à la rencontre de sa maîtresse.

 

Toutes deux rentrèrent dans la chambre à coucher et comme la porte de communication resta ouverte, d’Artagnan put entendre quelque temps encore Milady gronder sa suivante, puis enfin elle s’apaisa, et la conversation tomba sur lui tandis que Ketty accommodait sa maîtresse.

 

« Eh bien, dit Milady, je n’ai pas vu notre Gascon ce soir ?

 

– Comment, madame, dit Ketty, il n’est pas venu ! Serait-il volage avant d’être heureux ?

 

– Oh non ! il faut qu’il ait été empêché par M. de Tréville ou par M. des Essarts. Je m’y connais, Ketty, et je le tiens, celui-là.

 

– Qu’en fera madame ?

 

– Ce que j’en ferai !… Sois tranquille, Ketty, il y a entre cet homme et moi une chose qu’il ignore… il a manqué me faire perdre mon crédit près de Son Éminence… Oh ! je me vengerai !

 

– Je croyais que madame l’aimait ?

 

– Moi, l’aimer ! je le déteste ! Un niais, qui tient la vie de Lord de Winter entre ses mains et qui ne le tue pas, et qui me fait perdre trois cent mille livres de rente !


Date: 2015-12-17; view: 487


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