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LES TROIS MOUSQUETAIRES 30 page

 

– Mais pourquoi cela, puisqu’il l’aimait ? demanda d’Artagnan.

 

– Attendez donc, dit Athos. Il l’emmena dans son château, et en fit la première dame de sa province ; et il faut lui rendre justice, elle tenait parfaitement son rang.

 

– Eh bien ? demanda d’Artagnan.

 

– Eh bien, un jour qu’elle était à la chasse avec son mari, continua Athos à voix basse et en parlant fort vite, elle tomba de cheval et s’évanouit ; le comte s’élança à son secours, et comme elle étouffait dans ses habits, il les fendit avec son poignard et lui découvrit l’épaule. Devinez ce qu’elle avait sur l’épaule, d’Artagnan ? dit Athos avec un grand éclat de rire.

 

– Puis-je le savoir ? demanda d’Artagnan.

 

– Une fleur de lis, dit Athos. Elle était marquée ! »

 

Et Athos vida d’un seul trait le verre qu’il tenait à la main.

 

« Horreur ! s’écria d’Artagnan, que me dites-vous là ?

 

– La vérité. Mon cher, l’ange était un démon. La pauvre fille avait volé.

 

– Et que fit le comte ?

 

– Le comte était un grand seigneur, il avait sur ses terres droit de justice basse et haute : il acheva de déchirer les habits de la comtesse, il lui lia les mains derrière le dos et la pendit à un arbre.

 

– Ciel ! Athos ! un meurtre ! s’écria d’Artagnan.

 

– Oui, un meurtre, pas davantage, dit Athos pâle comme la mort. Mais on me laisse manquer de vin, ce me semble. »

 

Et Athos saisit au goulot la dernière bouteille qui restait, l’approcha de sa bouche et la vida d’un seul trait, comme il eût fait d’un verre ordinaire.

 

Puis il laissa tomber sa tête sur ses deux mains ; d’Artagnan demeura devant lui, saisi d’épouvante.

 

« Cela m’a guéri des femmes belles, poétiques et amoureuses, dit Athos en se relevant et sans songer à continuer l’apologue du comte. Dieu vous en accorde autant ! Buvons !

 

– Ainsi elle est morte ? balbutia d’Artagnan.

 

– Parbleu ! dit Athos. Mais tendez votre verre. Du jambon, drôle, cria Athos, nous ne pouvons plus boire !

 

– Et son frère ? ajouta timidement d’Artagnan.

 

– Son frère ? reprit Athos.

 

– Oui, le prêtre ?

 

– Ah ! je m’en informai pour le faire pendre à son tour ; mais il avait pris les devants, il avait quitté sa cure depuis la veille.

 

– A-t-on su au moins ce que c’était que ce misérable ?



 

– C’était sans doute le premier amant et le complice de la belle, un digne homme qui avait fait semblant d’être curé peut-être pour marier sa maîtresse et lui assurer un sort. Il aura été écartelé, je l’espère.

 

– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! fit d’Artagnan, tout étourdi de cette horrible aventure.

 

– Mangez donc de ce jambon, d’Artagnan, il est exquis, dit Athos en coupant une tranche qu’il mit sur l’assiette du jeune homme. Quel malheur qu’il n’y en ait pas eu seulement quatre comme celui-là dans la cave ! j’aurais bu cinquante bouteilles de plus. »

 

D’Artagnan ne pouvait plus supporter cette conversation, qui l’eût rendu fou ; il laissa tomber sa tête sur ses deux mains et fit semblant de s’endormir.

 

« Les jeunes gens ne savent plus boire, dit Athos en le regardant en pitié, et pourtant celui-là est des meilleurs !… »

 

CHAPITRE XXVIII
RETOUR

D’Artagnan était resté étourdi de la terrible confidence d’Athos ; cependant bien des choses lui paraissaient encore obscures dans cette demi-révélation ; d’abord elle avait été faite par un homme tout à fait ivre à un homme qui l’était à moitié, et cependant, malgré ce vague que fait monter au cerveau la fumée de deux ou trois bouteilles de bourgogne, d’Artagnan, en se réveillant le lendemain matin, avait chaque parole d’Athos aussi présente à son esprit que si, à mesure qu’elles étaient tombées de sa bouche, elles s’étaient imprimées dans son esprit. Tout ce doute ne lui donna qu’un plus vif désir d’arriver à une certitude, et il passa chez son ami avec l’intention bien arrêtée de renouer sa conversation de la veille mais il trouva Athos de sens tout à fait rassis, c’est-à-dire le plus fin et le plus impénétrable des hommes.

 

Au reste, le mousquetaire, après avoir échangé avec lui une poignée de main, alla le premier au-devant de sa pensée.

 

« J’étais bien ivre hier, mon cher d’Artagnan, dit-il, j’ai senti cela ce matin à ma langue, qui était encore fort épaisse, et à mon pouls qui était encore fort agité ; je parie que j’ai dit mille extravagances. »

 

Et, en disant ces mots, il regarda son ami avec une fixité qui l’embarrassa.

 

« Mais non pas, répliqua d’Artagnan, et, si je me le rappelle bien, vous n’avez rien dit que de fort ordinaire.

 

– Ah ! vous m’étonnez ! Je croyais vous avoir raconté une histoire des plus lamentables. »

 

Et il regardait le jeune homme comme s’il eût voulu lire au plus profond de son cœur.

 

« Ma foi ! dit d’Artagnan, il paraît que j’étais encore plus ivre que vous, puisque je ne me souviens de rien. »

 

Athos ne se paya point de cette parole, et il reprit :

 

« Vous n’êtes pas sans avoir remarqué, mon cher ami, que chacun a son genre d’ivresse, triste ou gaie, moi j’ai l’ivresse triste, et, quand une fois je suis gris, ma manière est de raconter toutes les histoires lugubres que ma sotte nourrice m’a inculquées dans le cerveau. C’est mon défaut ; défaut capital, j’en conviens ; mais, à cela près, je suis bon buveur. »

 

Athos disait cela d’une façon si naturelle, que d’Artagnan fut ébranlé dans sa conviction.

 

« Oh ! c’est donc cela, en effet, reprit le jeune homme en essayant de ressaisir la vérité, c’est donc cela que je me souviens, comme, au reste, on se souvient d’un rêve, que nous avons parlé de pendus.

 

– Ah ! vous voyez bien, dit Athos en pâlissant et cependant en essayant de rire, j’en étais sûr, les pendus sont mon cauchemar, à moi.

 

– Oui, oui, reprit d’Artagnan, et voilà la mémoire qui me revient ; oui, il s’agissait… attendez donc… il s’agissait d’une femme.

 

– Voyez, répondit Athos en devenant presque livide, c’est ma grande histoire de la femme blonde, et quand je raconte celle-là, c’est que je suis ivre mort.

 

– Oui, c’est cela, dit d’Artagnan, l’histoire de la femme blonde, grande et belle, aux yeux bleus.

 

– Oui, et pendue.

 

– Par son mari, qui était un seigneur de votre connaissance, continua d’Artagnan en regardant fixement Athos.

 

– Eh bien, voyez cependant comme on compromettrait un homme quand on ne sait plus ce que l’on dit, reprit Athos en haussant les épaules, comme s’il se fût pris lui-même en pitié. Décidément, je ne veux plus me griser, d’Artagnan, c’est une trop mauvaise habitude. »

 

D’Artagnan garda le silence.

 

Puis Athos, changeant tout à coup de conversation :

 

« À propos, dit-il, je vous remercie du cheval que vous m’avez amené.

 

– Est-il de votre goût ? demanda d’Artagnan.

 

– Oui, mais ce n’était pas un cheval de fatigue.

 

– Vous vous trompez ; j’ai fait avec lui dix lieues en moins d’une heure et demie, et il n’y paraissait pas plus que s’il eût fait le tour de la place Saint-Sulpice.

 

– Ah çà, vous allez me donner des regrets.

 

– Des regrets ?

 

– Oui, je m’en suis défait.

 

– Comment cela ?

 

– Voici le fait : ce matin, je me suis réveillé à six heures, vous dormiez comme un sourd, et je ne savais que faire ; j’étais encore tout hébété de notre débauche d’hier ; je descendis dans la grande salle, et j’avisai un de nos Anglais qui marchandait un cheval à un maquignon, le sien étant mort hier d’un coup de sang. Je m’approchai de lui, et comme je vis qu’il offrait cent pistoles d’un alezan brûlé : « Par Dieu, lui dis-je, mon gentilhomme, moi aussi j’ai un cheval à vendre.

 

« – Et très beau même, dit-il, je l’ai vu hier, le valet de votre ami le tenait en main.

 

« – Trouvez-vous qu’il vaille cent pistoles ?

 

« – Oui, et voulez-vous me le donner pour ce prix-là ?

 

« – Non, mais je vous le joue.

 

« – Vous me le jouez ?

 

« – Oui.

 

« – À quoi ?

 

« – Aux dés. »

 

« Ce qui fut dit fut fait ; et j’ai perdu le cheval. Ah ! mais par exemple, continua Athos, j’ai regagné le caparaçon. »

 

D’Artagnan fit une mine assez maussade.

 

« Cela vous contrarie ? dit Athos.

 

– Mais oui, je vous l’avoue, reprit d’Artagnan ; ce cheval devait servir à nous faire reconnaître un jour de bataille ; c’était un gage, un souvenir. Athos, vous avez eu tort.

 

– Eh ! mon cher ami, mettez-vous à ma place, reprit le mousquetaire ; je m’ennuyais à périr, moi, et puis, d’honneur, je n’aime pas les chevaux anglais. Voyons, s’il ne s’agit que d’être reconnu par quelqu’un, eh bien, la selle suffira ; elle est assez remarquable. Quant au cheval, nous trouverons quelque excuse pour motiver sa disparition. Que diable ! un cheval est mortel ; mettons que le mien a eu la morve ou le farcin. »

 

D’Artagnan ne se déridait pas.

 

« Cela me contrarie, continua Athos, que vous paraissiez tant tenir à ces animaux, car je ne suis pas au bout de mon histoire.

 

– Qu’avez-vous donc fait encore ?

 

– Après avoir perdu mon cheval, neuf contre dix, voyez le coup, l’idée me vint de jouer le vôtre.

 

– Oui, mais vous vous en tîntes, j’espère, à l’idée ?

 

– Non pas, je la mis à exécution à l’instant même.

 

– Ah ! par exemple ! s’écria d’Artagnan inquiet.

 

– Je jouai, et je perdis.

 

– Mon cheval ?

 

– Votre cheval ; sept contre huit ; faute d’un point…, vous connaissez le proverbe.

 

– Athos, vous n’êtes pas dans votre bon sens, je vous jure !

 

– Mon cher, c’était hier, quand je vous contais mes sottes histoires, qu’il fallait me dire cela, et non pas ce matin. Je le perdis donc avec tous les équipages et harnais possibles.

 

– Mais c’est affreux !

 

– Attendez donc, vous n’y êtes point, je ferais un joueur excellent, si je ne m’entêtais pas ; mais je m’entête, c’est comme quand je bois ; je m’entêtai donc…

 

– Mais que pûtes-vous jouer, il ne vous restait plus rien ?

 

– Si fait, si fait, mon ami ; il nous restait ce diamant qui brille à votre doigt, et que j’avais remarqué hier.

 

– Ce diamant ! s’écria d’Artagnan, en portant vivement la main à sa bague.

 

– Et comme je suis connaisseur, en ayant eu quelques-uns pour mon propre compte, je l’avais estimé mille pistoles.

 

– J’espère, dit sérieusement d’Artagnan à demi mort de frayeur, que vous n’avez aucunement fait mention de mon diamant ?

 

– Au contraire, cher ami ; vous comprenez, ce diamant devenait notre seule ressource ; avec lui, je pouvais regagner nos harnais et nos chevaux, et, de plus, l’argent pour faire la route.

 

– Athos, vous me faites frémir ! s’écria d’Artagnan.

 

– Je parlai donc de votre diamant à mon partenaire, lequel l’avait aussi remarqué. Que diable aussi, mon cher, vous portez à votre doigt une étoile du ciel, et vous ne voulez pas qu’on y fasse attention ! Impossible !

 

– Achevez, mon cher ; achevez ! dit d’Artagnan, car, d’honneur ! avec votre sang-froid, vous me faites mourir !

 

– Nous divisâmes donc ce diamant en dix parties de cent pistoles chacune.

 

– Ah ! vous voulez rire et m’éprouver ? dit d’Artagnan que la colère commençait à prendre aux cheveux comme Minerve prend Achille, dans l’Iliade.

 

– Non, je ne plaisante pas, mordieu ! j’aurais bien voulu vous y voir, vous ! il y avait quinze jours que je n’avais envisagé face humaine et que j’étais là à m’abrutir en m’abouchant avec des bouteilles.

 

– Ce n’est point une raison pour jouer mon diamant, cela ? répondit d’Artagnan en serrant sa main avec une crispation nerveuse.

 

– Écoutez donc la fin ; dix parties de cent pistoles chacune en dix coups sans revanche. En treize coups je perdis tout. En treize coups ! Le nombre 13 m’a toujours été fatal, c’était le 13 du mois de juillet que…

 

– Ventrebleu ! s’écria d’Artagnan en se levant de table, l’histoire du jour lui faisant oublier celle de la veille.

 

– Patience, dit Athos, j’avais un plan. L’Anglais était un original, je l’avais vu le matin causer avec Grimaud, et Grimaud m’avait averti qu’il lui avait fait des propositions pour entrer à son service. Je lui joue Grimaud, le silencieux Grimaud, divisé en dix portions.

 

– Ah ! pour le coup ! dit d’Artagnan éclatant de rire malgré lui.

 

– Grimaud lui-même, entendez-vous cela ! et avec les dix parts de Grimaud, qui ne vaut pas en tout un ducaton, je regagne le diamant. Dites maintenant que la persistance n’est pas une vertu.

 

– Ma foi, c’est très drôle ! s’écria d’Artagnan consolé et se tenant les côtes de rire.

 

– Vous comprenez que, me sentant en veine, je me remis aussitôt à jouer sur le diamant.

 

– Ah ! diable, dit d’Artagnan assombri de nouveau.

 

– J’ai regagné vos harnais, puis votre cheval, puis mes harnais, puis mon cheval, puis reperdu. Bref, j’ai rattrapé votre harnais, puis le mien. Voilà où nous en sommes. C’est un coup superbe ; aussi je m’en suis tenu là. »

 

D’Artagnan respira comme si on lui eût enlevé l’hôtellerie de dessus la poitrine.

 

« Enfin, le diamant me reste ? dit-il timidement.

 

– Intact ! cher ami ; plus les harnais de votre Bucéphale et du mien.

 

– Mais que ferons-nous de nos harnais sans chevaux ?

 

– J’ai une idée sur eux.

 

– Athos, vous me faites frémir.

 

– Écoutez, vous n’avez pas joué depuis longtemps, vous, d’Artagnan ?

 

– Et je n’ai point l’envie de jouer.

 

– Ne jurons de rien. Vous n’avez pas joué depuis longtemps, disais-je, vous devez donc avoir la main bonne.

 

– Eh bien, après ?

 

– Eh bien, l’Anglais et son compagnon sont encore là. J’ai remarqué qu’ils regrettaient beaucoup les harnais. Vous, vous paraissez tenir à votre cheval. A votre place, je jouerais vos harnais contre votre cheval.

 

– Mais il ne voudra pas un seul harnais.

 

– Jouez les deux, pardieu ! je ne suis point un égoïste comme vous, moi.

 

– Vous feriez cela ? dit d’Artagnan indécis, tant la confiance d’Athos commençait à le gagner à son insu.

 

– Parole d’honneur, en un seul coup.

 

– Mais c’est qu’ayant perdu les chevaux, je tenais énormément à conserver les harnais.

 

– Jouez votre diamant, alors.

 

– Oh ! ceci, c’est autre chose ; jamais, jamais.

 

– Diable ! dit Athos, je vous proposerais bien de jouer Planchet ; mais comme cela a déjà été fait, l’Anglais ne voudrait peut-être plus.

 

– Décidément, mon cher Athos, dit d’Artagnan, j’aime mieux ne rien risquer.

 

– C’est dommage, dit froidement Athos, l’Anglais est cousu de pistoles. Eh ! mon Dieu, essayez un coup, un coup est bientôt joué.

 

– Et si je perds ?

 

– Vous gagnerez.

 

– Mais si je perds ?

 

– Eh bien, vous donnerez les harnais.

 

– Va pour un coup », dit d’Artagnan.

 

Athos se mit en quête de l’Anglais et le trouva dans l’écurie, où il examinait les harnais d’un œil de convoitise. L’occasion était bonne. Il fit ses conditions : les deux harnais contre un cheval ou cent pistoles, à choisir. L’Anglais calcula vite : les deux harnais valaient trois cents pistoles à eux deux ; il topa.

 

D’Artagnan jeta les dés en tremblant et amena le nombre trois ; sa pâleur effraya Athos, qui se contenta de dire :

 

« Voilà un triste coup, compagnon ; vous aurez les chevaux tout harnachés, monsieur. »

 

L’Anglais, triomphant, ne se donna même la peine de rouler les dés, il les jeta sur la table sans regarder, tant il était sûr de la victoire ; d’Artagnan s’était détourné pour cacher sa mauvaise humeur.

 

« Tiens, tiens, tiens, dit Athos avec sa voix tranquille, ce coup de dés est extraordinaire, et je ne l’ai vu que quatre fois dans ma vie : deux as ! »

 

L’Anglais regarda et fut saisi d’étonnement, d’Artagnan regarda et fut saisi de plaisir.

 

« Oui, continua Athos, quatre fois seulement : une fois chez M. de Créquy ; une autre fois chez moi, à la campagne, dans mon château de… quand j’avais un château ; une troisième fois chez M. de Tréville, où il nous surprit tous ; enfin une quatrième fois au cabaret, où il échut à moi et où je perdis sur lui cent louis et un souper.

 

– Alors, monsieur reprend son cheval, dit l’Anglais.

 

– Certes, dit d’Artagnan.

 

– Alors il n’y a pas de revanche ?

 

– Nos conditions disaient : pas de revanche, vous vous le rappelez ?

 

– C’est vrai ; le cheval va être rendu à votre valet, monsieur.

 

– Un moment, dit Athos ; avec votre permission, monsieur, je demande à dire un mot à mon ami.

 

– Dites. »

 

Athos tira d’Artagnan à part.

 

« Eh bien, lui dit d’Artagnan, que me veux-tu encore, tentateur, tu veux que je joue, n’est-ce pas ?

 

– Non, je veux que vous réfléchissiez.

 

– À quoi ?

 

– Vous allez reprendre le cheval, n’est-ce pas ?

 

– Sans doute.

 

– Vous avez tort, je prendrais les cent pistoles ; vous savez que vous avez joué les harnais contre le cheval ou cent pistoles, à votre choix.

 

– Oui.

 

– Je prendrais les cent pistoles.

 

– Eh bien, moi, je prends le cheval.

 

– Et vous avez tort, je vous le répète ; que ferons-nous d’un cheval pour nous deux, je ne puis pas monter en croupe nous aurions l’air des deux fils Aymon qui ont perdu leurs frères ; vous ne pouvez pas m’humilier en chevauchant près de moi, en chevauchant sur ce magnifique destrier. Moi, sans balancer un seul instant, je prendrais les cent pistoles, nous avons besoin d’argent pour revenir à Paris.

 

– Je tiens à ce cheval, Athos.

 

– Et vous avez tort, mon ami ; un cheval prend un écart, un cheval bute et se couronne, un cheval mange dans un râtelier où a mangé un cheval morveux : voilà un cheval ou plutôt cent pistoles perdues ; il faut que le maître nourrisse son cheval, tandis qu’au contraire cent pistoles nourrissent leur maître.

 

– Mais comment reviendrons-nous ?

 

– Sur les chevaux de nos laquais, pardieu ! on verra toujours bien à l’air de nos figures que nous sommes gens de condition.

 

– La belle mine que nous aurons sur des bidets, tandis qu’Aramis et Porthos caracoleront sur leurs chevaux !

 

– Aramis ! Porthos ! s’écria Athos, et il se mit à rire.

 

– Quoi ? demanda d’Artagnan, qui ne comprenait rien à l’hilarité de son ami.

 

– Bien, bien, continuons, dit Athos.

 

– Ainsi, votre avis…?

 

– Est de prendre les cent pistoles, d’Artagnan ; avec les cent pistoles nous allons festiner jusqu’à la fin du mois ; nous avons essuyé des fatigues, voyez-vous, et il sera bon de nous reposer un peu.

 

– Me reposer ! oh ! non, Athos, aussitôt à Paris je me mets à la recherche de cette pauvre femme.

 

– Eh bien, croyez-vous que votre cheval vous sera aussi utile pour cela que de bons louis d’or ? Prenez les cent pistoles, mon ami, prenez les cent pistoles. »

 

D’Artagnan n’avait besoin que d’une raison pour se rendre. Celle-là lui parut excellente. D’ailleurs, en résistant plus longtemps, il craignait de paraître égoïste aux yeux d’Athos ; il acquiesça donc et choisit les cent pistoles, que l’Anglais lui compta sur-le-champ.

 

Puis l’on ne songea plus qu’à partir. La paix signée avec l’aubergiste, outre le vieux cheval d’Athos, coûta six pistoles ; d’Artagnan et Athos prirent les chevaux de Planchet et de Grimaud, les deux valets se mirent en route à pied, portant les selles sur leurs têtes.

 

Si mal montés que fussent les deux amis, ils prirent bientôt les devants sur leurs valets et arrivèrent à Crèvecœur. De loin ils aperçurent Aramis mélancoliquement appuyé sur sa fenêtre et regardant, comme ma sœur Anne, poudroyer l’horizon.

 

« Holà, eh ! Aramis ! que diable faites-vous donc là ? crièrent les deux amis.

 

– Ah ! c’est vous, d’Artagnan, c’est vous Athos, dit le jeune homme ; je songeais avec quelle rapidité s’en vont les biens de ce monde, et mon cheval anglais, qui s’éloignait et qui vient de disparaître au milieu d’un tourbillon de poussière, m’était une vivante image de la fragilité des choses de la terre. La vie elle-même peut se résoudre en trois mots : Erat, est, fuit.

 

– Cela veut dire au fond ? demanda d’Artagnan, qui commençait à se douter de la vérité.

 

– Cela veut dire que je viens de faire un marché de dupe : soixante louis, un cheval qui, à la manière dont il file, peut faire au trot cinq lieues à l’heure. »

 

D’Artagnan et Athos éclatèrent de rire.

 

« Mon cher d’Artagnan, dit Aramis, ne m’en veuillez pas trop, je vous prie : nécessité n’a pas de loi ; d’ailleurs je suis le premier puni, puisque cet infâme maquignon m’a volé cinquante louis au moins. Ah ! vous êtes bons ménagers, vous autres ! vous venez sur les chevaux de vos laquais et vous faites mener vos chevaux de luxe en main, doucement et à petites journées. »

 

Au même instant un fourgon, qui depuis quelques instants pointait sur la route d’Amiens, s’arrêta, et l’on vit sortir Grimaud et Planchet leurs selles sur la tête. Le fourgon retournait à vide vers Paris, et les deux laquais s’étaient engagés, moyennant leur transport, à désaltérer le voiturier tout le long de la route.

 

« Qu’est-ce que cela ? dit Aramis en voyant ce qui se passait ; rien que les selles ?

 

– Comprenez-vous maintenant ? dit Athos.

 

– Mes amis, c’est exactement comme moi. J’ai conservé le harnais, par instinct. Holà, Bazin ! portez mon harnais neuf auprès de celui de ces messieurs.


Date: 2015-12-17; view: 651


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