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LES TROIS MOUSQUETAIRES 26 page

 

– Je dirai que je connais cette grande dame.

 

– Vous ?

 

– Oui, moi.

 

– Et comment la connaissez-vous ?

 

– Oh ! monsieur, si je croyais pouvoir me fier à votre discrétion…

 

– Parlez, et foi de gentilhomme, vous n’aurez pas à vous repentir de votre confiance.

 

– Eh bien, monsieur, vous concevez, l’inquiétude fait faire bien des choses.

 

– Qu’avez-vous fait ?

 

– Oh ! d’ailleurs, rien qui ne soit dans le droit d’un créancier.

 

– Enfin ?

 

– M. Porthos nous a remis un billet pour cette duchesse, en nous recommandant de le jeter à la poste. Son domestique n’était pas encore arrivé. Comme il ne pouvait pas quitter sa chambre, il fallait bien qu’il nous chargeât de ses commissions.

 

– Ensuite ?

 

– Au lieu de mettre la lettre à la poste, ce qui n’est jamais bien sûr, j’ai profité de l’occasion de l’un de mes garçons qui allait à Paris, et je lui ai ordonné de la remettre à cette duchesse elle-même. C’était remplir les intentions de M. Porthos, qui nous avait si fort recommandé cette lettre, n’est-ce pas ?

 

– À peu près.

 

– Eh bien, monsieur, savez-vous ce que c’est que cette grande dame ?

 

– Non ; j’en ai entendu parler à Porthos, voilà tout.

 

– Savez-vous ce que c’est que cette prétendue duchesse ?

 

– Je vous le répète, je ne la connais pas.

 

– C’est une vieille procureuse au Châtelet, monsieur, nommée Mme Coquenard, laquelle a au moins cinquante ans, et se donne encore des airs d’être jalouse. Cela me paraissait aussi fort singulier, une princesse qui demeure rue aux Ours.

 

– Comment savez-vous cela ?

 

– Parce qu’elle s’est mise dans une grande colère en recevant la lettre, disant que M. Porthos était un volage, et que c’était encore pour quelque femme qu’il avait reçu ce coup d’épée.

 

– Mais il a donc reçu un coup d’épée ?

 

– Ah ! mon Dieu ! qu’ai-je dit là ?

 

– Vous avez dit que Porthos avait reçu un coup d’épée.

 

– Oui ; mais il m’avait si fort défendu de le dire !

 

– Pourquoi cela ?

 

– Dame ! monsieur, parce qu’il s’était vanté de perforer cet étranger avec lequel vous l’avez laisse en dispute, et que c’est cet étranger, au contraire, qui, malgré toutes ses rodomontades, l’a couché sur le carreau. Or, comme M. Porthos est un homme fort glorieux, excepté envers la duchesse, qu’il avait cru intéresser en lui faisant le récit de son aventure, il ne veut avouer à personne que c’est un coup d’épée qu’il a reçu.



 

– Ainsi c’est donc un coup d’épée qui le retient dans son lit ?

 

– Et un maître coup d’épée, je vous l’assure. Il faut que votre ami ait l’âme chevillée dans le corps.

 

– Vous étiez donc là ?

 

– Monsieur, je les avais suivis par curiosité, de sorte que j’ai vu le combat sans que les combattants me vissent.

 

– Et comment cela s’est-il passé ?

 

– Oh ! la chose n’a pas été longue, je vous en réponds. Ils se sont mis en garde ; l’étranger a fait une feinte et s’est fendu ; tout cela si rapidement, que lorsque M. Porthos est arrivé à la parade, il avait déjà trois pouces de fer dans la poitrine. Il est tombé en arrière. L’étranger lui a mis aussitôt la pointe de son épée à la gorge ; et M. Porthos, se voyant à la merci de son adversaire, s’est avoué vaincu. Sur quoi, l’étranger lui a demandé son nom et apprenant qu’il s’appelait M. Porthos, et non M. d’Artagnan, lui a offert son bras, l’a ramené à l’hôtel, est monté à cheval et a disparu.

 

– Ainsi c’est à M. d’Artagnan qu’en voulait cet étranger ?

 

– Il paraît que oui.

 

– Et savez-vous ce qu’il est devenu ?

 

– Non ; je ne l’avais jamais vu jusqu’à ce moment et nous ne l’avons pas revu depuis.

 

– Très bien ; je sais ce que je voulais savoir. Maintenant, vous dites que la chambre de Porthos est au premier, n° 1 ?

 

– Oui, monsieur, la plus belle de l’auberge ; une chambre que j’aurais déjà eu dix fois l’occasion de louer.

 

– Bah ! tranquillisez vous, dit d’Artagnan en riant ; Porthos vous paiera avec l’argent de la duchesse Coquenard.

 

– Oh ! monsieur, procureuse ou duchesse, si elle lâchait les cordons de sa bourse, ce ne serait rien ; mais elle a positivement répondu qu’elle était lasse des exigences et des infidélités de M. Porthos, et qu’elle ne lui enverrait pas un denier.

 

– Et avez-vous rendu cette réponse à votre hôte ?

 

– Nous nous en sommes bien gardés : il aurait vu de quelle manière nous avions fait la commission.

 

– Si bien qu’il attend toujours son argent ?

 

– Oh ! mon Dieu, oui ! Hier encore, il a écrit ; mais, cette fois, c’est son domestique qui a mis la lettre à la poste.

 

– Et vous dites que la procureuse est vieille et laide.

 

– Cinquante ans au moins, monsieur, et pas belle du tout, à ce qu’a dit Pathaud.

 

– En ce cas, soyez tranquille, elle se laissera attendrir ; d’ailleurs Porthos ne peut pas vous devoir grand-chose.

 

– Comment, pas grand-chose ! Une vingtaine de pistoles déjà, sans compter le médecin. Oh ! il ne se refuse rien, allez ! on voit qu’il est habitué à bien vivre.

 

– Eh bien, si sa maîtresse l’abandonne, il trouvera des amis, je vous le certifie. Ainsi, mon cher hôte, n’ayez aucune inquiétude, et continuez d’avoir pour lui tous les soins qu’exige son état.

 

– Monsieur m’a promis de ne pas parler de la procureuse et de ne pas dire un mot de la blessure.

 

– C’est chose convenue ; vous avez ma parole.

 

– Oh ! c’est qu’il me tuerait, voyez-vous !

 

– N’ayez pas peur ; il n’est pas si diable qu’il en a l’air.

 

En disant ces mots, d’Artagnan monta l’escalier, laissant son hôte un peu plus rassuré à l’endroit de deux choses auxquelles il paraissait beaucoup tenir : sa créance et sa vie.

 

Au haut de l’escalier, sur la porte la plus apparente du corridor était tracé, à l’encre noire, un n° 1 gigantesque ; d’Artagnan frappa un coup, et, sur l’invitation de passer outre qui lui vint de l’intérieur, il entra.

 

Porthos était couché, et faisait une partie de lansquenet avec Mousqueton, pour s’entretenir la main, tandis qu’une broche chargée de perdrix tournait devant le feu, et qu’à chaque coin d’une grande cheminée bouillaient sur deux réchauds deux casseroles, d’où s’exhalait une double odeur de gibelotte et de matelote qui réjouissait l’odorat. En outre, le haut d’un secrétaire et le marbre d’une commode étaient couverts de bouteilles vides.

 

À la vue de son ami, Porthos jeta un grand cri de joie ; et Mousqueton, se levant respectueusement, lui céda la place et s’en alla donner un coup d’œil aux deux casseroles, dont il paraissait avoir l’inspection particulière.

 

« Ah ! pardieu ! c’est vous, dit Porthos à d’Artagnan, soyez le bienvenu, et excusez-moi si je ne vais pas au-devant de vous. Mais, ajouta-t-il en regardant d’Artagnan avec une certaine inquiétude, vous savez ce qui m’est arrivé ?

 

– Non.

 

– L’hôte ne vous a rien dit ?

 

– J’ai demandé après vous, et je suis monté tout droit. »

 

– Porthos parut respirer plus librement.

 

« Et que vous est-il donc arrivé, mon cher Porthos ? continua d’Artagnan.

 

– Il m’est arrivé qu’en me fendant sur mon adversaire, à qui j’avais déjà allongé trois coups d’épée, et avec lequel je voulais en finir d’un quatrième, mon pied a porté sur une pierre, et je me suis foulé le genou.

 

– Vraiment ?

 

– D’honneur ! Heureusement pour le maraud, car je ne l’aurais laissé que mort sur la place, je vous en réponds.

 

– Et qu’est-il devenu ?

 

– Oh ! je n’en sais rien ; il en a eu assez, et il est parti sans demander son reste ; mais vous, mon cher d’Artagnan, que vous est-il arrivé ?

 

– De sorte, continua d’Artagnan, que cette foulure, mon cher Porthos, vous retient au lit ?

 

– Ah ! mon Dieu, oui, voilà tout ; du reste, dans quelques jours je serai sur pied.

 

– Pourquoi alors ne vous êtes-vous pas fait transporter à Paris ? Vous devez vous ennuyer cruellement ici.

 

– C’était mon intention ; mais, mon cher ami, il faut que je vous avoue une chose.

 

– Laquelle ?

 

– C’est que, comme je m’ennuyais cruellement, ainsi que vous le dites, et que j’avais dans ma poche les soixante-quinze pistoles que vous m’aviez distribuées j’ai, pour me distraire, fait monter près de moi un gentilhomme qui était de passage, et auquel j’ai proposé de faire une partie de dés. Il a accepté, et, ma foi, mes soixante-quinze pistoles sont passées de ma poche dans la sienne, sans compter mon cheval, qu’il a encore emporté par dessus le marché. Mais vous, mon cher d’Artagnan ?

 

– Que voulez-vous, mon cher Porthos, on ne peut pas être privilégié de toutes façons, dit d’Artagnan ; vous savez le proverbe : “Malheureux au jeu, heureux en amour.” Vous êtes trop heureux en amour pour que le jeu ne se venge pas ; mais que vous importent, à vous, les revers de la fortune ! n’avez-vous pas, heureux coquin que vous êtes, n’avez-vous pas votre duchesse, qui ne peut manquer de vous venir en aide ?

 

– Eh bien, voyez, mon cher d’Artagnan, comme je joue de guignon, répondit Porthos de l’air le plus dégagé du monde ! je lui ai écrit de m’envoyer quelque cinquante louis dont j’avais absolument besoin, vu la position où je me trouvais…

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien, il faut qu’elle soit dans ses terres, car elle ne m a pas répondu.

 

– Vraiment ?

 

– Non. Aussi je lui ai adressé hier une seconde épître plus pressante encore que la première ; mais vous voilà, mon très cher, parlons de vous. Je commençais, je vous l’avoue, à être dans une certaine inquiétude sur votre compte.

 

– Mais votre hôte se conduit bien envers vous, à ce qu’il paraît, mon cher Porthos, dit d’Artagnan, montrant au malade les casseroles pleines et les bouteilles vides.

 

– Couci-couci ! répondit Porthos. Il y a déjà trois ou quatre jours que l’impertinent m’a monté son compte, et que je les ai mis à la porte, son compte et lui ; de sorte que je suis ici comme une façon de vainqueur, comme une manière de conquérant. Aussi, vous le voyez, craignant toujours d’être forcé dans la position, je suis armé jusqu’aux dents.

 

– Cependant, dit en riant d’Artagnan, il me semble que de temps en temps vous faites des sorties. »

 

Et il montrait du doigt les bouteilles et les casseroles.

 

« Non, pas moi, malheureusement ! dit Porthos. Cette misérable foulure me retient au lit, mais Mousqueton bat la campagne, et il rapporte des vivres. Mousqueton, mon ami, continua Porthos, vous voyez qu’il nous arrive du renfort, il nous faudra un supplément de victuailles.

 

– Mousqueton, dit d’Artagnan, il faudra que vous me rendiez un service.

 

– Lequel, monsieur ?

 

– C’est de donner votre recette à Planchet ; je pourrais me trouver assiégé à mon tour, et je ne serais pas fâché qu’il me fît jouir des mêmes avantages dont vous gratifiez votre maître.

 

– Eh ! mon Dieu ! monsieur, dit Mousqueton d’un air modeste, rien de plus facile. Il s’agit d’être adroit, voilà tout. J’ai été élevé à la campagne, et mon père, dans ses moments perdus, était quelque peu braconnier.

 

– Et le reste du temps, que faisait-il ?

 

– Monsieur, il pratiquait une industrie que j’ai toujours trouvée assez heureuse.

 

– Laquelle ?

 

– Comme c’était au temps des guerres des catholiques et des huguenots, et qu’il voyait les catholiques exterminer les huguenots, et les huguenots exterminer les catholiques, le tout au nom de la religion, il s’était fait une croyance mixte, ce qui lui permettait d’être tantôt catholique, tantôt huguenot. Or il se promenait habituellement, son escopette sur l’épaule, derrière les haies qui bordent les chemins, et quand il voyait venir un catholique seul, la religion protestante l’emportait aussitôt dans son esprit. Il abaissait son escopette dans la direction du voyageur ; puis, lorsqu’il était à dix pas de lui, il entamait un dialogue qui finissait presque toujours par l’abandon que le voyageur faisait de sa bourse pour sauver sa vie. Il va sans dire que lorsqu’il voyait venir un huguenot, il se sentait pris d’un zèle catholique si ardent, qu’il ne comprenait pas comment, un quart d’heure auparavant, il avait pu avoir des doutes sur la supériorité de notre sainte religion. Car, moi, monsieur, je suis catholique, mon père, fidèle à ses principes, ayant fait mon frère aîné huguenot.

 

– Et comment a fini ce digne homme ? demanda d’Artagnan.

 

– Oh ! de la façon la plus malheureuse, monsieur. Un jour, il s’était trouvé pris dans un chemin creux entre un huguenot et un catholique à qui il avait déjà eu affaire, et qui le reconnurent tous deux ; de sorte qu’ils se réunirent contre lui et le pendirent à un arbre ; puis ils vinrent se vanter de la belle équipée qu’ils avaient faite dans le cabaret du premier village, où nous étions à boire, mon frère et moi.

 

– Et que fîtes-vous ? dit d’Artagnan.

 

– Nous les laissâmes dire, reprit Mousqueton. Puis comme, en sortant de ce cabaret, ils prenaient chacun une route opposée, mon frère alla s’embusquer sur le chemin du catholique, et moi sur celui du protestant. Deux heures après, tout était fini, nous leur avions fait à chacun son affaire, tout en admirant la prévoyance de notre pauvre père qui avait pris la précaution de nous élever chacun dans une religion différente.

 

– En effet, comme vous le dites, Mousqueton, votre père me paraît avoir été un gaillard fort intelligent. Et vous dites donc que, dans ses moments perdus, le brave homme était braconnier ?

 

– Oui, monsieur, et c’est lui qui m’a appris à nouer un collet et à placer une ligne de fond. Il en résulte que lorsque j’ai vu que notre gredin d’hôte nous nourrissait d’un tas de grosses viandes bonnes pour des manants, et qui n’allaient point à deux estomacs aussi débilités que les nôtres, je me suis remis quelque peu à mon ancien métier. Tout en me promenant dans le bois de M. le Prince, j’ai tendu des collets dans les passées ; tout en me couchant au bord des pièces d’eau de Son Altesse, j’ai glissé des lignes dans les étangs. De sorte que maintenant, grâce à Dieu, nous ne manquons pas, comme monsieur peut s’en assurer, de perdrix et de lapins, de carpes et d’anguilles, tous aliments légers et sains, convenables pour des malades.

 

– Mais le vin, dit d’Artagnan, qui fournit le vin ? c’est votre hôte ?

 

– C’est-à-dire, oui et non.

 

– Comment, oui et non ?

 

– Il le fournit, il est vrai, mais il ignore qu’il a cet honneur.

 

– Expliquez-vous, Mousqueton, votre conversation est pleine de choses instructives.

 

– Voici, monsieur. Le hasard a fait que j’ai rencontré dans mes pérégrinations un Espagnol qui avait vu beaucoup de pays, et entre autres le Nouveau Monde.

 

– Quel rapport le Nouveau Monde peut-il avoir avec les bouteilles qui sont sur ce secrétaire et sur cette commode ?

 

– Patience, monsieur, chaque chose viendra à son tour.

 

– C’est juste, Mousqueton ; je m’en rapporte à vous, et j’écoute.

 

– Cet Espagnol avait à son service un laquais qui l’avait accompagné dans son voyage au Mexique. Ce laquais était mon compatriote, de sorte que nous nous liâmes d’autant plus rapidement qu’il y avait entre nous de grands rapports de caractère. Nous aimions tous deux la chasse par-dessus tout, de sorte qu’il me racontait comment, dans les plaines de pampas, les naturels du pays chassent le tigre et les taureaux avec de simples nœuds coulants qu’ils jettent au cou de ces terribles animaux. D’abord, je ne voulais pas croire qu’on pût en arriver à ce degré d’adresse, de jeter à vingt ou trente pas l’extrémité d’une corde où l’on veut ; mais devant la preuve il fallait bien reconnaître la vérité du récit. Mon ami plaçait une bouteille à trente pas, et à chaque coup il lui prenait le goulot dans un nœud coulant. Je me livrai à cet exercice, et comme la nature m’a doué de quelques facultés, aujourd’hui je jette le lasso aussi bien qu’aucun homme du monde. Eh bien, comprenez-vous ? Notre hôte a une cave très bien garnie, mais dont la clef ne le quitte pas ; seulement, cette cave a un soupirail. Or, par ce soupirail, je jette le lasso ; et comme je sais maintenant où est le bon coin, j’y puise. Voici, monsieur, comment le Nouveau Monde se trouve être en rapport avec les bouteilles qui sont sur cette commode et sur ce secrétaire. Maintenant, voulez-vous goûter notre vin, et, sans prévention, vous nous direz ce que vous en pensez.

 

– Merci, mon ami, merci ; malheureusement, je viens de déjeuner.

 

– Eh bien, dit Porthos, mets la table, Mousqueton, et tandis que nous déjeunerons, nous, d’Artagnan nous racontera ce qu’il est devenu lui-même, depuis dix jours qu’il nous a quittés.

 

– Volontiers », dit d’Artagnan.

 

Tandis que Porthos et Mousqueton déjeunaient avec des appétits de convalescents et cette cordialité de frères qui rapproche les hommes dans le malheur, d’Artagnan raconta comment Aramis blessé avait été forcé de s’arrêter à Crèvecœur, comment il avait laissé Athos se débattre à Amiens entre les mains de quatre hommes qui l’accusaient d’être un faux-monnayeur, et comment, lui, d’Artagnan, avait été forcé de passer sur le ventre du comte de Wardes pour arriver jusqu’en Angleterre.

 

Mais là s’arrêta la confidence de d’Artagnan ; il annonça seulement qu’à son retour de la Grande-Bretagne il avait ramené quatre chevaux magnifiques, dont un pour lui et un autre pour chacun de ses compagnons, puis il termina en annonçant à Porthos que celui qui lui était destiné était déjà installé dans l’écurie de l’hôtel.

 

En ce moment Planchet entra ; il prévenait son maître que les chevaux étaient suffisamment reposés, et qu’il serait possible d’aller coucher à Clermont.

 

CHAPITRE XXVI
LA THÈSE D’ARAMIS

D’Artagnan n’avait rien dit à Porthos de sa blessure ni de sa procureuse. C’était un garçon fort sage que notre Béarnais, si jeune qu’il fût. En conséquence, il avait fait semblant de croire tout ce que lui avait raconté le glorieux mousquetaire, convaincu qu’il n’y a pas d’amitié qui tienne à un secret surpris, surtout quand ce secret intéresse l’orgueil ; puis on a toujours une certaine supériorité morale sur ceux dont on sait la vie.

 

Or d’Artagnan, dans ses projets d’intrigue à venir, et décidé qu’il était à faire de ses trois compagnons les instruments de sa fortune, d’Artagnan n’était pas fâché de réunir d’avance dans sa main les fils invisibles à l’aide desquels il comptait les mener.

 

Cependant, tout le long de la route, une profonde tristesse lui serrait le cœur : il pensait à cette jeune et jolie Mme Bonacieux qui devait lui donner le prix de son dévouement ; mais, hâtons-nous de le dire, cette tristesse venait moins chez le jeune homme du regret de son bonheur perdu que de la crainte qu’il éprouvait qu’il n’arrivât malheur à cette pauvre femme. Pour lui, il n’y avait pas de doute, elle était victime d’une vengeance du cardinal et comme on le sait, les vengeances de Son Éminence étaient terribles. Comment avait-il trouvé grâce devant les yeux du ministre, c’est ce qu’il ignorait lui-même et sans doute ce que lui eût révélé M. de Cavois, si le capitaine des gardes l’eût trouvé chez lui.

 

Rien ne fait marcher le temps et n’abrège la route comme une pensée qui absorbe en elle-même toutes les facultés de l’organisation de celui qui pense. L’existence extérieure ressemble alors à un sommeil dont cette pensée est le rêve. Par son influence, le temps n’a plus de mesure, l’espace n’a plus de distance. On part d’un lieu, et l’on arrive à un autre, voilà tout. De l’intervalle parcouru, rien ne reste présent à votre souvenir qu’un brouillard vague dans lequel s’effacent mille images confuses d’arbres, de montagnes et de paysages. Ce fut en proie à cette hallucination que d’Artagnan franchit, à l’allure que voulut prendre son cheval, les six ou huit lieues qui séparent Chantilly de Crèvecœur, sans qu’en arrivant dans ce village il se souvînt d’aucune des choses qu’il avait rencontrées sur sa route.

 

Là seulement la mémoire lui revint, il secoua la tête aperçut le cabaret où il avait laissé Aramis, et, mettant son cheval au trot, il s’arrêta à la porte.

 

Cette fois ce ne fut pas un hôte, mais une hôtesse qui le reçut ; d’Artagnan était physionomiste, il enveloppa d’un coup d’œil la grosse figure réjouie de la maîtresse du lieu, et comprit qu’il n’avait pas besoin de dissimuler avec elle et qu’il n’avait rien à craindre de la part d’une si joyeuse physionomie.

 

« Ma bonne dame, lui demanda d’Artagnan, pourriez-vous me dire ce qu’est devenu un de mes amis, que nous avons été forcés de laisser ici il y a une douzaine de jours ?

 

– Un beau jeune homme de vingt-trois à vingt-quatre ans, doux, aimable, bien fait ?

 

– De plus, blessé à l’épaule.

 

– C’est cela !

 

– Justement.

 

– Eh bien, monsieur, il est toujours ici.

 

– Ah ! pardieu, ma chère dame, dit d’Artagnan en mettant pied à terre et en jetant la bride de son cheval au bras de Planchet, vous me rendez la vie ; où est-il, ce cher Aramis, que je l’embrasse ? car, je l’avoue, j’ai hâte de le revoir.

 

– Pardon, monsieur, mais je doute qu’il puisse vous recevoir en ce moment.

 

– Pourquoi cela ? est-ce qu’il est avec une femme ?

 

– Jésus ! que dites-vous là ! le pauvre garçon ! Non, monsieur, il n’est pas avec une femme.

 

– Et avec qui est-il donc ?

 

– Avec le curé de Montdidier et le supérieur des jésuites d’Amiens.

 

– Mon Dieu ! s’écria d’Artagnan, le pauvre garçon irait-il plus mal ?

 

– Non, monsieur, au contraire ; mais, à la suite de sa maladie, la grâce l’a touché et il s’est décidé à entrer dans les ordres.

 

– C’est juste, dit d’Artagnan, j’avais oublié qu’il n’était mousquetaire que par intérim.


Date: 2015-12-17; view: 536


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