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LES TROIS MOUSQUETAIRES 8 page

 

– Et qui vous a fait ce beau récit, Sire ? demanda tranquillement M. de Tréville.

 

– Qui m’a fait ce beau récit, monsieur ! et qui voulez-vous que ce soit, si ce n’est celui qui veille quand je dors qui travaille quand je m’amuse, qui mène tout au-dedans et au-dehors du royaume, en France comme en Europe ?

 

– Sa Majesté veut parler de Dieu, sans doute, dit M. de Tréville, car je ne connais que Dieu qui soit si fort au-dessus de Sa Majesté.

 

– Non monsieur ; je veux parler du soutien de l’État, de mon seul serviteur, de mon seul ami, de M. le cardinal.

 

– Son Éminence n’est pas Sa Sainteté, Sire.

 

– Qu’entendez-vous par là, monsieur ?

 

– Qu’il n’y a que le pape qui soit infaillible, et que cette infaillibilité ne s’étend pas aux cardinaux.

 

– Vous voulez dire qu’il me trompe, vous voulez dire qu’il me trahit. Vous l’accusez alors. Voyons, dites, avouez franchement que vous l’accusez.

 

– Non, Sire ; mais je dis qu’il se trompe lui-même, je dis qu’il a été mal renseigné ; je dis qu’il a eu hâte d’accuser les mousquetaires de Votre Majesté, pour lesquels il est injuste, et qu’il n’a pas été puiser ses renseignements aux bonnes sources.

 

– L’accusation vient de M. de La Trémouille, du duc lui-même. Que répondrez-vous à cela ?

 

– Je pourrais répondre, Sire, qu’il est trop intéressé dans la question pour être un témoin bien impartial ; mais loin de là, Sire, je connais le duc pour un loyal gentilhomme, et je m’en rapporterai à lui, mais à une condition, Sire.

 

– Laquelle ?

 

– C’est que Votre Majesté le fera venir, l’interrogera, mais elle-même, en tête-à-tête, sans témoins, et que je reverrai Votre Majesté aussitôt qu’elle aura reçu le duc.

 

– Oui-da ! fit le roi, et vous vous en rapporterez à ce que dira M. de La Trémouille ?

 

– Oui, Sire.

 

– Vous accepterez son jugement ?

 

– Sans doute.

 

– Et vous vous soumettrez aux réparations qu’il exigera ?

 

– Parfaitement.

 

– La Chesnaye ! fit le roi. La Chesnaye ! »

 

Le valet de chambre de confiance de Louis XIII, qui se tenait toujours à la porte, entra.

 

« La Chesnaye, dit le roi, qu’on aille à l’instant même me quérir M. de La Trémouille ; je veux lui parler ce soir.

 

– Votre Majesté me donne sa parole qu’elle ne verra personne entre M. de La Trémouille et moi ?



 

– Personne, foi de gentilhomme.

 

– À demain, Sire, alors.

 

– À demain, monsieur.

 

– À quelle heure, s’il plaît à Votre Majesté ?

 

– À l’heure que vous voudrez.

 

– Mais, en venant par trop matin, je crains de réveiller votre Majesté.

 

– Me réveiller ? Est-ce que je dors ? Je ne dors plus, monsieur ; je rêve quelquefois, voilà tout. Venez donc d’aussi bon matin que vous voudrez, à sept heures ; mais gare à vous, si vos mousquetaires sont coupables !

 

– Si mes mousquetaires sont coupables, Sire, les coupables seront remis aux mains de Votre Majesté, qui ordonnera d’eux selon son bon plaisir. Votre Majesté exige-t-elle quelque chose de plus ? qu’elle parle, je suis prêt à lui obéir.

 

– Non, monsieur, non, et ce n’est pas sans raison qu’on m’a appelé Louis le Juste. À demain donc, monsieur, à demain.

 

– Dieu garde jusque-là Votre Majesté ! »

 

Si peu que dormit le roi, M. de Tréville dormit plus mal encore ; il avait fait prévenir dès le soir même ses trois mousquetaires et leur compagnon de se trouver chez lui à six heures et demie du matin. Il les emmena avec lui sans rien leur affirmer, sans leur rien promettre, et ne leur cachant pas que leur faveur et même la sienne tenaient à un coup de dés.

 

Arrivé au bas du petit escalier, il les fit attendre. Si le roi était toujours irrité contre eux, ils s’éloigneraient sans être vus ; si le roi consentait à les recevoir, on n’aurait qu’à les faire appeler.

 

En arrivant dans l’antichambre particulière du roi, M. de Tréville trouva La Chesnaye, qui lui apprit qu’on n’avait pas rencontré le duc de La Trémouille la veille au soir à son hôtel, qu’il était rentré trop tard pour se présenter au Louvre, qu’il venait seulement d’arriver, et qu’il était à cette heure chez le roi.

 

Cette circonstance plut beaucoup à M. de Tréville, qui, de cette façon, fut certain qu’aucune suggestion étrangère ne se glisserait entre la déposition de M. de La Trémouille et lui.

 

En effet, dix minutes s’étaient à peine écoulées, que la porte du cabinet s’ouvrit et que M. de Tréville en vit sortir le duc de La Trémouille, lequel vint à lui et lui dit :

 

« Monsieur de Tréville, Sa Majesté vient de m’envoyer quérir pour savoir comment les choses s’étaient passées hier matin à mon hôtel. Je lui ai dit la vérité, c’est-à-dire que la faute était à mes gens, et que j’étais prêt à vous en faire mes excuses. Puisque je vous rencontre, veuillez les recevoir, et me tenir toujours pour un de vos amis.

 

– Monsieur le duc, dit M. de Tréville, j’étais si plein de confiance dans votre loyauté, que je n’avais pas voulu près de Sa Majesté d’autre défenseur que vous-même. Je vois que je ne m’étais pas abusé, et je vous remercie de ce qu’il y a encore en France un homme de qui on puisse dire sans se tromper ce que j’ai dit de vous.

 

– C’est bien, c’est bien ! dit le roi qui avait écouté tous ces compliments entre les deux portes ; seulement, dites-lui, Tréville, puisqu’il se prétend un de vos amis, que moi aussi je voudrais être des siens, mais qu’il me néglige ; qu’il y a tantôt trois ans que je ne l’ai vu, et que je ne le vois que quand je l’envoie chercher. Dites-lui tout cela de ma part, car ce sont de ces choses qu’un roi ne peut dire lui-même.

 

– Merci, Sire, merci, dit le duc ; mais que Votre Majesté croie bien que ce ne sont pas ceux, je ne dis point cela pour M. de Tréville, que ce ne sont point ceux qu’elle voit à toute heure du jour qui lui sont le plus dévoués.

 

– Ah ! vous avez entendu ce que j’ai dit ; tant mieux, duc, tant mieux, dit le roi en s’avançant jusque sur la porte. Ah ! c’est vous, Tréville ! où sont vos mousquetaires ? Je vous avais dit avant-hier de me les amener, pourquoi ne l’avez-vous pas fait ?

 

– Ils sont en bas, Sire, et avec votre congé La Chesnaye va leur dire de monter.

 

– Oui, oui, qu’ils viennent tout de suite ; il va être huit heures, et à neuf heures j’attends une visite. Allez, monsieur le duc, et revenez surtout. Entrez, Tréville. »

 

Le duc salua et sortit. Au moment où il ouvrait la porte, les trois mousquetaires et d’Artagnan, conduits par La Chesnaye, apparaissaient au haut de l’escalier.

 

« Venez, mes braves, dit le roi, venez ; j’ai à vous gronder. »

 

Les mousquetaires s’approchèrent en s’inclinant ; d’Artagnan les suivait par-derrière.

 

« Comment diable ! continua le roi ; à vous quatre, sept gardes de Son Éminence mis hors de combat en deux jours ! C’est trop, messieurs, c’est trop. À ce compte-là, Son Éminence serait forcée de renouveler sa compagnie dans trois semaines, et moi de faire appliquer les édits dans toute leur rigueur. Un par hasard, je ne dis pas ; mais sept en deux jours, je le répète, c’est trop, c’est beaucoup trop.

 

– Aussi, Sire, Votre Majesté voit qu’ils viennent tout contrits et tout repentants lui faire leurs excuses.

 

– Tout contrits et tout repentants ! Hum ! fit le roi, je ne me fie point à leurs faces hypocrites ; il y a surtout là-bas une figure de Gascon. Venez ici, monsieur. »

 

D’Artagnan, qui comprit que c’était à lui que le compliment s’adressait, s’approcha en prenant son air le plus désespéré.

 

« Eh bien, que me disiez-vous donc que c’était un jeune homme ? c’est un enfant, monsieur de Tréville, un véritable enfant ! Et c’est celui-là qui a donné ce rude coup d’épée à Jussac ?

 

– Et ces deux beaux coups d’épée à Bernajoux.

 

– Véritablement !

 

– Sans compter, dit Athos, que s’il ne m’avait pas tiré des mains de Biscarat, je n’aurais très certainement pas l’honneur de faire en ce moment-ci ma très humble révérence à Votre Majesté.

 

– Mais c’est donc un véritable démon que ce Béarnais, ventre-saint-gris ! monsieur de Tréville comme eût dit le roi mon père. À ce métier-là, on doit trouer force pourpoints et briser force épées. Or les Gascons sont toujours pauvres, n’est-ce pas ?

 

– Sire, je dois dire qu’on n’a pas encore trouvé des mines d’or dans leurs montagnes, quoique le Seigneur dût bien ce miracle en récompense de la manière dont ils ont soutenu les prétentions du roi votre père.

 

– Ce qui veut dire que ce sont les Gascons qui m’ont fait roi moi-même, n’est-ce pas, Tréville, puisque je suis le fils de mon père ? Eh bien, à la bonne heure, je ne dis pas non. La Chesnaye, allez voir si, en fouillant dans toutes mes poches, vous trouverez quarante pistoles ; et si vous les trouvez, apportez-les-moi. Et maintenant, voyons, jeune homme, la main sur la conscience, comment cela s’est-il passé ? »

 

D’Artagnan raconta l’aventure de la veille dans tous ses détails : comment, n’ayant pas pu dormir de la joie qu’il éprouvait à voir Sa Majesté, il était arrivé chez ses amis trois heures avant l’heure de l’audience ; comment ils étaient allés ensemble au tripot, et comment, sur la crainte qu’il avait manifestée de recevoir une balle au visage, il avait été raillé par Bernajoux, lequel avait failli payer cette raillerie de la perte de la vie, et M. de La Trémouille, qui n’y était pour rien, de la perte de son hôtel.

 

« C’est bien cela, murmurait le roi ; oui, c’est ainsi que le duc m’a raconté la chose. Pauvre cardinal ! sept hommes en deux jours, et de ses plus chers ; mais c’est assez comme cela, messieurs, entendez-vous ! c’est assez : vous avez pris votre revanche de la rue Férou, et au-delà ; vous devez être satisfaits.

 

– Si Votre Majesté l’est, dit Tréville, nous le sommes.

 

– Oui, je le suis, ajouta le roi en prenant une poignée d’or de la main de La Chesnaye, et la mettant dans celle de d’Artagnan. Voici, dit-il, une preuve de ma satisfaction. »

 

À cette époque, les idées de fierté qui sont de mise de nos jours n’étaient point encore de mode. Un gentilhomme recevait de la main à la main de l’argent du roi, et n’en était pas le moins du monde humilié. D’Artagnan mit donc les quarante pistoles dans sa poche sans faire aucune façon, et en remerciant tout au contraire grandement Sa Majesté.

 

« Là, dit le roi en regardant sa pendule, là, et maintenant qu’il est huit heures et demie, retirez-vous ; car, je vous l’ai dit, j’attends quelqu’un à neuf heures. Merci de votre dévouement, messieurs. J’y puis compter, n’est-ce pas ?

 

– Oh ! Sire, s’écrièrent d’une même voix les quatre compagnons, nous nous ferions couper en morceaux pour Votre Majesté.

 

– Bien, bien ; mais restez entiers : cela vaut mieux, et vous me serez plus utiles. Tréville, ajouta le roi à demi-voix pendant que les autres se retiraient, comme vous n’avez pas de place dans les mousquetaires et que d’ailleurs pour entrer dans ce corps nous avons décidé qu’il fallait faire un noviciat, placez ce jeune homme dans la compagnie des gardes de M. des Essarts, votre beau-frère. Ah ! pardieu ! Tréville, je me réjouis de la grimace que va faire le cardinal : il sera furieux, mais cela m’est égal ; je suis dans mon droit. »

 

Et le roi salua de la main Tréville, qui sortit et s’en vint rejoindre ses mousquetaires, qu’il trouva partageant avec d’Artagnan les quarante pistoles.

 

Et le cardinal, comme l’avait dit Sa Majesté, fut effectivement furieux, si furieux que pendant huit jours il abandonna le jeu du roi, ce qui n’empêchait pas le roi de lui faire la plus charmante mine du monde, et toutes les fois qu’il le rencontrait de lui demander de sa voix la plus caressante :

 

« Eh bien, monsieur le cardinal, comment vont ce pauvre Bernajoux et ce pauvre Jussac, qui sont à vous ? »

 

CHAPITRE VII
L’INTÉRIEUR DES MOUSQUETAIRES

Lorsque d’Artagnan fut hors du Louvre, et qu’il consulta ses amis sur l’emploi qu’il devait faire de sa part des quarante pistoles, Athos lui conseilla de commander un bon repas à la Pomme de Pin, Porthos de prendre un laquais, et Aramis de se faire une maîtresse convenable.

 

Le repas fut exécuté le jour même, et le laquais y servit à table. Le repas avait été commandé par Athos, et le laquais fourni par Porthos. C’était un Picard que le glorieux mousquetaire avait embauché le jour même et à cette occasion sur le pont de la Tournelle, pendant qu’il faisait des ronds en crachant dans l’eau.

 

Porthos avait prétendu que cette occupation était la preuve d’une organisation réfléchie et contemplative, et il l’avait emmené sans autre recommandation. La grande mine de ce gentilhomme, pour le compte duquel il se crut engagé, avait séduit Planchet – c’était le nom du Picard – ; il y eut chez lui un léger désappointement lorsqu’il vit que la place était déjà prise par un confrère nommé Mousqueton, et lorsque Porthos lui eut signifié que son état de maison, quoi que grand, ne comportait pas deux domestiques, et qu’il lui fallait entrer au service de d’Artagnan. Cependant, lorsqu’il assista au dîner que donnait son maître et qu’il vit celui-ci tirer en payant une poignée d’or de sa poche, il crut sa fortune faite et remercia le Ciel d’être tombé en la possession d’un pareil Crésus ; il persévéra dans cette opinion jusqu’après le festin, des reliefs duquel il répara de longues abstinences. Mais en faisant, le soir, le lit de son maître, les chimères de Planchet s’évanouirent. Le lit était le seul de l’appartement, qui se composait d’une antichambre et d’une chambre à coucher. Planchet coucha dans l’antichambre sur une couverture tirée du lit de d’Artagnan, et dont d’Artagnan se passa depuis.

 

Athos, de son côté, avait un valet qu’il avait dressé à son service d’une façon toute particulière, et que l’on appelait Grimaud. Il était fort silencieux, ce digne seigneur. Nous parlons d’Athos, bien entendu. Depuis cinq ou six ans qu’il vivait dans la plus profonde intimité avec ses compagnons Porthos et Aramis, ceux-ci se rappelaient l’avoir vu sourire souvent, mais jamais ils ne l’avaient entendu rire. Ses paroles étaient brèves et expressives, disant toujours ce qu’elles voulaient dire, rien de plus : pas d’enjolivements, pas de broderies, pas d’arabesques. Sa conversation était un fait sans aucun épisode.

 

Quoique Athos eût à peine trente ans et fût d’une grande beauté de corps et d’esprit, personne ne lui connaissait de maîtresse. Jamais il ne parlait de femmes. Seulement il n’empêchait pas qu’on en parlât devant lui, quoiqu’il fût facile de voir que ce genre de conversation, auquel il ne se mêlait que par des mots amers et des aperçus misanthropiques, lui était parfaitement désagréable. Sa réserve, sa sauvagerie et son mutisme en faisaient presque un vieillard ; il avait donc, pour ne point déroger à ses habitudes, habitué Grimaud à lui obéir sur un simple geste ou sur un simple mouvement des lèvres. Il ne lui parlait que dans des circonstances suprêmes.

 

Quelquefois Grimaud, qui craignait son maître comme le feu, tout en ayant pour sa personne un grand attachement et pour son génie une grande vénération, croyait avoir parfaitement compris ce qu’il désirait, s’élançait pour exécuter l’ordre reçu, et faisait précisément le contraire. Alors Athos haussait les épaules et, sans se mettre en colère, rossait Grimaud. Ces jours-là, il parlait un peu.

 

Porthos, comme on a pu le voir, avait un caractère tout opposé à celui d’Athos : non seulement il parlait beaucoup, mais il parlait haut ; peu lui importait au reste, il faut lui rendre cette justice, qu’on l’écoutât ou non ; il parlait pour le plaisir de parler et pour le plaisir de s’entendre ; il parlait de toutes choses excepté de sciences, excipant à cet endroit de la haine invétérée que depuis son enfance il portait, disait-il, aux savants. Il avait moins grand air qu’Athos, et le sentiment de son infériorité à ce sujet l’avait, dans le commencement de leur liaison, rendu souvent injuste pour ce gentilhomme, qu’il s’était alors efforcé de dépasser par ses splendides toilettes. Mais, avec sa simple casaque de mousquetaire et rien que par la façon dont il rejetait la tête en arrière et avançait le pied, Athos prenait à l’instant même la place qui lui était due et reléguait le fastueux Porthos au second rang. Porthos s’en consolait en remplissant l’antichambre de M. de Tréville et les corps de garde du Louvre du bruit de ses bonnes fortunes, dont Athos ne parlait jamais, et pour le moment, après avoir passé de la noblesse de robe à la noblesse d’épée, de la robine à la baronne, il n’était question de rien de moins pour Porthos que d’une princesse étrangère qui lui voulait un bien énorme.

 

Un vieux proverbe dit : « Tel maître, tel valet. » Passons donc du valet d’Athos au valet de Porthos, de Grimaud à Mousqueton.

 

Mousqueton était un Normand dont son maître avait changé le nom pacifique de Boniface en celui infiniment plus sonore et plus belliqueux de Mousqueton. Il était entré au service de Porthos à la condition qu’il serait habillé et logé seulement, mais d’une façon magnifique ; il ne réclamait que deux heures par jour pour les consacrer à une industrie qui devait suffire à pourvoir à ses autres besoins. Porthos avait accepté le marché ; la chose lui allait à merveille. Il faisait tailler à Mousqueton des pourpoints dans ses vieux habits et dans ses manteaux de rechange, et, grâce à un tailleur fort intelligent qui lui remettait ses hardes à neuf en les retournant, et dont la femme était soupçonnée de vouloir faire descendre Porthos de ses habitudes aristocratiques, Mousqueton faisait à la suite de son maître fort bonne figure.

 

Quant à Aramis, dont nous croyons avoir suffisamment exposé le caractère, caractère du reste que, comme celui de ses compagnons, nous pourrons suivre dans son développement, son laquais s’appelait Bazin. Grâce à l’espérance qu’avait son maître d’entrer un jour dans les ordres, il était toujours vêtu de noir, comme doit l’être le serviteur d’un homme d’Église. C’était un Berrichon de trente-cinq à quarante ans, doux, paisible, grassouillet, occupant à lire de pieux ouvrages les loisirs que lui laissait son maître, faisant à la rigueur pour deux un dîner de peu de plats, mais excellent. Au reste, muet, aveugle, sourd et d’une fidélité à toute épreuve.

 

Maintenant que nous connaissons, superficiellement du moins, les maîtres et les valets, passons aux demeures occupées par chacun d’eux.

 

Athos habitait rue Férou, à deux pas du Luxembourg ; son appartement se composait de deux petites chambres, fort proprement meublées, dans une maison garnie dont l’hôtesse encore jeune et véritablement encore belle lui faisait inutilement les doux yeux. Quelques fragments d’une grande splendeur passée éclataient çà et là aux murailles de ce modeste logement : c’était une épée, par exemple, richement damasquinée, qui remontait pour la façon à l’époque de François Ier, et dont la poignée seule, incrustée de pierres précieuses, pouvait valoir deux cents pistoles, et que cependant, dans ses moments de plus grande détresse, Athos n’avait jamais consenti à engager ni à vendre. Cette épée avait longtemps fait l’ambition de Porthos. Porthos aurait donné dix années de sa vie pour posséder cette épée.

 

Un jour qu’il avait rendez-vous avec une duchesse, il essaya même de l’emprunter à Athos. Athos, sans rien dire, vida ses poches, ramassa tous ses bijoux : bourses, aiguillettes et chaînes d’or, il offrit tout à Porthos ; mais quant à l’épée, lui dit-il, elle était scellée à sa place et ne devait la quitter que lorsque son maître quitterait lui-même son logement. Outre son épée, il y avait encore un portrait représentant un seigneur du temps de Henri III vêtu avec la plus grande élégance, et qui portait l’ordre du Saint-Esprit, et ce portrait avait avec Athos certaines ressemblances de lignes, certaines similitudes de famille, qui indiquaient que ce grand seigneur, chevalier des ordres du roi, était son ancêtre.

 

Enfin, un coffre de magnifique orfèvrerie, aux mêmes armes que l’épée et le portrait, faisait un milieu de cheminée qui jurait effroyablement avec le reste de la garniture. Athos portait toujours la clef de ce coffre sur lui. Mais un jour il l’avait ouvert devant Porthos, et Porthos avait pu s’assurer que ce coffre ne contenait que des lettres et des papiers : des lettres d’amour et des papiers de famille, sans doute.

 

Porthos habitait un appartement très vaste et d’une très somptueuse apparence, rue du Vieux-Colombier. Chaque fois qu’il passait avec quelque ami devant ses fenêtres, à l’une desquelles Mousqueton se tenait toujours en grande livrée, Porthos levait la tête et la main, et disait : Voilà ma demeure ! Mais jamais on ne le trouvait chez lui, jamais il n’invitait personne à y monter, et nul ne pouvait se faire une idée de ce que cette somptueuse apparence renfermait de richesses réelles.

 

Quant à Aramis, il habitait un petit logement composé d’un boudoir, d’une salle à manger et d’une chambre à coucher, laquelle chambre, située comme le reste de l’appartement au rez-de-chaussée, donnait sur un petit jardin frais, vert, ombreux et impénétrable aux yeux du voisinage.

 

Quant à d’Artagnan, nous savons comment il était logé, et nous avons déjà fait connaissance avec son laquais, maître Planchet.

 

D’Artagnan, qui était fort curieux de sa nature, comme sont les gens, du reste, qui ont le génie de l’intrigue, fit tous ses efforts pour savoir ce qu’étaient au juste Athos, Porthos et Aramis ; car, sous ces noms de guerre, chacun des jeunes gens cachait son nom de gentilhomme, Athos surtout, qui sentait son grand seigneur d’une lieue. Il s’adressa donc à Porthos pour avoir des renseignements sur Athos et Aramis, et à Aramis pour connaître Porthos.

 

Malheureusement, Porthos lui-même ne savait de la vie de son silencieux camarade que ce qui en avait transpiré. On disait qu’il avait eu de grands malheurs dans ses affaires amoureuses, et qu’une affreuse trahison avait empoisonné à jamais la vie de ce galant homme. Quelle était cette trahison ? Tout le monde l’ignorait.

 

Quant à Porthos, excepté son véritable nom, que M. de Tréville savait seul, ainsi que celui de ses deux camarades, sa vie était facile à connaître. Vaniteux et indiscret, on voyait à travers lui comme à travers un cristal. La seule chose qui eût pu égarer l’investigateur eût été que l’on eût cru tout le bien qu’il disait de lui.

 

Quant à Aramis, tout en ayant l’air de n’avoir aucun secret, c’était un garçon tout confit de mystères, répondant peu aux questions qu’on lui faisait sur les autres, et éludant celles que l’on faisait sur lui-même. Un jour, d’Artagnan, après l’avoir longtemps interrogé sur Porthos et en avoir appris ce bruit qui courait de la bonne fortune du mousquetaire avec une princesse, voulut savoir aussi à quoi s’en tenir sur les aventures amoureuses de son interlocuteur.


Date: 2015-12-17; view: 723


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