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LES TROIS MOUSQUETAIRES 6 page

 

En effet, au bout de la rue de Vaugirard commençait à apparaître le gigantesque Porthos.

 

« Quoi ! s’écria d’Artagnan, votre premier témoin est M. Porthos ?

 

– Oui, cela vous contrarie-t-il ?

 

– Non, aucunement.

 

– Et voici le second. »

 

D’Artagnan se retourna du côté indiqué par Athos, et reconnut Aramis.

 

« Quoi ! s’écria-t-il d’un accent plus étonné que la première fois, votre second témoin est M. Aramis ?

 

– Sans doute, ne savez-vous pas qu’on ne nous voit jamais l’un sans l’autre, et qu’on nous appelle, dans les mousquetaires et dans les gardes, à la cour et à la ville, Athos, Porthos et Aramis ou les trois inséparables ? Après cela, comme vous arrivez de Dax ou de Pau…

 

– De Tarbes, dit d’Artagnan.

 

–… Il vous est permis d’ignorer ce détail, dit Athos.

 

– Ma foi, dit d’Artagnan, vous êtes bien nommés, messieurs, et mon aventure, si elle fait quelque bruit, prouvera du moins que votre union n’est point fondée sur les contrastes. »

 

Pendant ce temps, Porthos s’était rapproché, avait salué de la main Athos ; puis, se retournant vers d’Artagnan, il était resté tout étonné.

 

Disons, en passant, qu’il avait changé de baudrier et quitté son manteau.

 

« Ah ! ah ! fit-il, qu’est-ce que cela ?

 

– C’est avec monsieur que je me bats, dit Athos en montrant de la main d’Artagnan, et en le saluant du même geste.

 

– C’est avec lui que je me bats aussi, dit Porthos.

 

– Mais à une heure seulement, répondit d’Artagnan.

 

– Et moi aussi, c’est avec monsieur que je me bats, dit Aramis en arrivant à son tour sur le terrain.

 

– Mais à deux heures seulement, fit d’Artagnan avec le même calme.

 

– Mais à propos de quoi te bats-tu, toi, Athos ? demanda Aramis.

 

– Ma foi, je ne sais pas trop, il m’a fait mal à l’épaule ; et toi, Porthos ?

 

– Ma foi, je me bats parce que je me bats », répondit Porthos en rougissant.

 

Athos, qui ne perdait rien, vit passer un fin sourire sur les lèvres du Gascon.

 

« Nous avons eu une discussion sur la toilette, dit le jeune homme.

 

– Et toi, Aramis ? demanda Athos.

 

– Moi, je me bats pour cause de théologie », répondit Aramis tout en faisant signe à d’Artagnan qu’il le priait de tenir secrète la cause de son duel.



 

Athos vit passer un second sourire sur les lèvres de d’Artagnan.

 

« Vraiment, dit Athos.

 

– Oui, un point de saint Augustin sur lequel nous ne sommes pas d’accord, dit le Gascon.

 

– Décidément c’est un homme d’esprit, murmura Athos.

 

– Et maintenant que vous êtes rassemblés, messieurs, dit d’Artagnan, permettez-moi de vous faire mes excuses. »

 

À ce mot d’excuses, un nuage passa sur le front d’Athos, un sourire hautain glissa sur les lèvres de Porthos, et un signe négatif fut la réponse d’Aramis.

 

« Vous ne me comprenez pas, messieurs, dit d’Artagnan en relevant sa tête, sur laquelle jouait en ce moment un rayon de soleil qui en dorait les lignes fines et hardies : je vous demande excuse dans le cas où je ne pourrais vous payer ma dette à tous trois, car M. Athos a le droit de me tuer le premier, ce qui ôte beaucoup de sa valeur à votre créance, monsieur Porthos, et ce qui rend la vôtre à peu près nulle, monsieur Aramis. Et maintenant, messieurs, je vous le répète, excusez-moi, mais de cela seulement, et en garde ! »

 

À ces mots, du geste le plus cavalier qui se puisse voir, d’Artagnan tira son épée.

 

Le sang était monté à la tête de d’Artagnan, et dans ce moment il eût tiré son épée contre tous les mousquetaires du royaume, comme il venait de faire contre Athos, Porthos et Aramis.

 

Il était midi et un quart. Le soleil était à son zénith et l’emplacement choisi pour être le théâtre du duel se trouvait exposé à toute son ardeur.

 

« Il fait très chaud, dit Athos en tirant son épée à son tour, et cependant je ne saurais ôter mon pourpoint ; car, tout à l’heure encore, j’ai senti que ma blessure saignait, et je craindrais de gêner monsieur en lui montrant du sang qu’il ne m’aurait pas tiré lui-même.

 

– C’est vrai, monsieur, dit d’Artagnan, et tiré par un autre ou par moi, je vous assure que je verrai toujours avec bien du regret le sang d’un aussi brave gentilhomme ; je me battrai donc en pourpoint comme vous.

 

– Voyons, voyons, dit Porthos, assez de compliments comme cela, et songez que nous attendons notre tour.

 

– Parlez pour vous seul, Porthos, quand vous aurez à dire de pareilles incongruités, interrompit Aramis. Quant à moi, je trouve les choses que ces messieurs se disent fort bien dites et tout à fait dignes de deux gentilshommes.

 

– Quand vous voudrez, monsieur, dit Athos en se mettant en garde.

 

– J’attendais vos ordres », dit d’Artagnan en croisant le fer.

 

Mais les deux rapières avaient à peine résonné en se touchant, qu’une escouade des gardes de Son Éminence, commandée par M. de Jussac, se montra à l’angle du couvent.

 

« Les gardes du cardinal ! s’écrièrent à la fois Porthos et Aramis. L’épée au fourreau, messieurs ! l’épée au fourreau !

 

Mais il était trop tard. Les deux combattants avaient été vus dans une pose qui ne permettait pas de douter de leurs intentions.

 

« Holà ! cria Jussac en s’avançant vers eux et en faisant signe à ses hommes d’en faire autant, holà ! mousquetaires, on se bat donc ici ? Et les édits, qu’en faisons-nous ?

 

– Vous êtes bien généreux, messieurs les gardes, dit Athos plein de rancune, car Jussac était l’un des agresseurs de l’avant-veille. Si nous vous voyions battre, je vous réponds, moi, que nous nous garderions bien de vous en empêcher. Laissez-nous donc faire, et vous allez avoir du plaisir sans prendre aucune peine.

 

– Messieurs, dit Jussac, c’est avec grand regret que je vous déclare que la chose est impossible. Notre devoir avant tout. Rengainez donc, s’il vous plaît, et nous suivez.

 

– Monsieur, dit Aramis parodiant Jussac, ce serait avec un grand plaisir que nous obéirions à votre gracieuse invitation, si cela dépendait de nous ; mais malheureusement la chose est impossible : M. de Tréville nous l’a défendu. Passez donc votre chemin, c’est ce que vous avez de mieux à faire. »

 

Cette raillerie exaspéra Jussac.

 

« Nous vous chargerons donc, dit-il, si vous désobéissez.

 

– Ils sont cinq, dit Athos à demi-voix, et nous ne sommes que trois ; nous serons encore battus, et il nous faudra mourir ici, car je le déclare, je ne reparais pas vaincu devant le capitaine. »

 

Alors Porthos et Aramis se rapprochèrent à l’instant les uns des autres, pendant que Jussac alignait ses soldats.

 

Ce seul moment suffit à d’Artagnan pour prendre son parti : c’était là un de ces événements qui décident de la vie d’un homme, c’était un choix à faire entre le roi et le cardinal ; ce choix fait, il allait y persévérer. Se battre, c’est-à-dire désobéir à la loi, c’est-à-dire risquer sa tête, c’est-à-dire se faire d’un seul coup l’ennemi d’un ministre plus puissant que le roi lui-même : voilà ce qu’entrevit le jeune homme, et, disons-le à sa louange, il n’hésita point une seconde. Se tournant donc vers Athos et ses amis :

 

« Messieurs, dit-il, je reprendrai, s’il vous plaît, quelque chose à vos paroles. Vous avez dit que vous n’étiez que trois, mais il me semble, à moi, que nous sommes quatre.

 

– Mais vous n’êtes pas des nôtres, dit Porthos.

 

– C’est vrai, répondit d’Artagnan ; je n’ai pas l’habit, mais j’ai l’âme. Mon cœur est mousquetaire, je le sens bien, monsieur, et cela m’entraîne.

 

– Écartez-vous, jeune homme, cria Jussac, qui sans doute à ses gestes et à l’expression de son visage avait deviné le dessein de d’Artagnan. Vous pouvez vous retirer, nous y consentons. Sauvez votre peau ; allez vite. »

 

D’Artagnan ne bougea point.

 

« Décidément vous êtes un joli garçon, dit Athos en serrant la main du jeune homme.

 

– Allons ! allons ! prenons un parti, reprit Jussac.

 

– Voyons, dirent Porthos et Aramis, faisons quelque chose.

 

– Monsieur est plein de générosité », dit Athos.

 

Mais tous trois pensaient à la jeunesse de d’Artagnan et redoutaient son inexpérience.

 

« Nous ne serons que trois, dont un blessé, plus un enfant, reprit Athos, et l’on n’en dira pas moins que nous étions quatre hommes.

 

– Oui, mais reculer ! dit Porthos.

 

– C’est difficile », reprit Athos.

 

D’Artagnan comprit leur irrésolution.

 

« Messieurs, essayez-moi toujours, dit-il, et je vous jure sur l’honneur que je ne veux pas m’en aller d’ici si nous sommes vaincus.

 

– Comment vous appelle-t-on, mon brave ? dit Athos.

 

– D’Artagnan, monsieur.

 

– Eh bien, Athos, Porthos, Aramis et d’Artagnan, en avant ! cria Athos.

 

– Eh bien, voyons, messieurs, vous décidez-vous à vous décider ? cria pour la troisième fois Jussac.

 

– C’est fait, messieurs, dit Athos.

 

– Et quel parti prenez-vous ? demanda Jussac.

 

Nous allons avoir l’honneur de vous charger, répondit Aramis en levant son chapeau d’une main et tirant son épée de l’autre.

 

– Ah ! vous résistez ! s’écria Jussac.

 

– Sangdieu ! cela vous étonne ? »

 

Et les neuf combattants se précipitèrent les uns sur les autres avec une furie qui n’excluait pas une certaine méthode.

 

Athos prit un certain Cahusac, favori du cardinal ; Porthos eut Biscarat, et Aramis se vit en face de deux adversaires.

 

Quant à d’Artagnan, il se trouva lancé contre Jussac lui-même.

 

Le cœur du jeune Gascon battait à lui briser la poitrine, non pas de peur, Dieu merci ! il n’en avait pas l’ombre, mais d’émulation ; il se battait comme un tigre en fureur, tournant dix fois autour de son adversaire, changeant vingt fois ses gardes et son terrain. Jussac était, comme on le disait alors, friand de la lame, et avait fort pratiqué ; cependant il avait toutes les peines du monde à se défendre contre un adversaire qui, agile et bondissant, s’écartait à tout moment des règles reçues, attaquant de tous côtés à la fois, et tout cela en parant en homme qui a le plus grand respect pour son épiderme.

 

Enfin cette lutte finit par faire perdre patience à Jussac. Furieux d’être tenu en échec par celui qu’il avait regardé comme un enfant, il s’échauffa et commença à faire des fautes. D’Artagnan, qui, à défaut de la pratique, avait une profonde théorie, redoubla d’agilité. Jussac, voulant en finir, porta un coup terrible à son adversaire en se fendant à fond ; mais celui-ci para prime, et tandis que Jussac se relevait, se glissant comme un serpent sous son fer, il lui passa son épée au travers du corps. Jussac tomba comme une masse.

 

D’Artagnan jeta alors un coup d’œil inquiet et rapide sur le champ de bataille.

 

Aramis avait déjà tué un de ses adversaires ; mais l’autre le pressait vivement. Cependant Aramis était en bonne situation et pouvait encore se défendre.

 

Biscarat et Porthos venaient de faire coup fourré : Porthos avait reçu un coup d’épée au travers du bras, et Biscarat au travers de la cuisse. Mais comme ni l’une ni l’autre des deux blessures n’était grave, ils ne s’en escrimaient qu’avec plus d’acharnement.

 

Athos, blessé de nouveau par Cahusac, pâlissait à vue d’œil, mais il ne reculait pas d’une semelle : il avait seulement changé son épée de main, et se battait de la main gauche.

 

D’Artagnan, selon les lois du duel de cette époque, pouvait secourir quelqu’un ; pendant qu’il cherchait du regard celui de ses compagnons qui avait besoin de son aide, il surprit un coup d’œil d’Athos. Ce coup d’œil était d’une éloquence sublime. Athos serait mort plutôt que d’appeler au secours ; mais il pouvait regarder, et du regard demander un appui. D’Artagnan le devina, fit un bond terrible et tomba sur le flanc de Cahusac en criant :

 

« À moi, monsieur le garde, je vous tue ! »

 

Cahusac se retourna ; il était temps. Athos, que son extrême courage soutenait seul, tomba sur un genou.

 

« Sangdieu ! criait-il à d’Artagnan, ne le tuez pas, jeune homme, je vous en prie ; j’ai une vieille affaire à terminer avec lui, quand je serai guéri et bien portant. Désarmez-le seulement, liez-lui l’épée. C’est cela. Bien ! très bien ! »

 

Cette exclamation était arrachée à Athos par l’épée de Cahusac qui sautait à vingt pas de lui. D’Artagnan et Cahusac s’élancèrent ensemble, l’un pour la ressaisir, l’autre pour s’en emparer ; mais d’Artagnan, plus leste, arriva le premier et mit le pied dessus.

 

Cahusac courut à celui des gardes qu’avait tué Aramis, s’empara de sa rapière, et voulut revenir à d’Artagnan ; mais sur son chemin il rencontra Athos, qui, pendant cette pause d’un instant que lui avait procurée d’Artagnan, avait repris haleine, et qui, de crainte que d’Artagnan ne lui tuât son ennemi, voulait recommencer le combat.

 

D’Artagnan comprit que ce serait désobliger Athos que de ne pas le laisser faire. En effet, quelques secondes après, Cahusac tomba la gorge traversée d’un coup d’épée.

 

Au même instant, Aramis appuyait son épée contre la poitrine de son adversaire renversé, et le forçait à demander merci.

 

Restaient Porthos et Biscarat. Porthos faisait mille fanfaronnades, demandant à Biscarat quelle heure il pouvait bien être, et lui faisait ses compliments sur la compagnie que venait d’obtenir son frère dans le régiment de Navarre ; mais tout en raillant, il ne gagnait rien. Biscarat était un de ces hommes de fer qui ne tombent que morts.

 

Cependant il fallait en finir. Le guet pouvait arriver et prendre tous les combattants, blessés ou non, royalistes ou cardinalistes. Athos, Aramis et d’Artagnan entourèrent Biscarat et le sommèrent de se rendre. Quoique seul contre tous, et avec un coup d’épée qui lui traversait la cuisse, Biscarat voulait tenir ; mais Jussac, qui s’était élevé sur son coude, lui cria de se rendre. Biscarat était un Gascon comme d’Artagnan ; il fit la sourde oreille et se contenta de rire, et entre deux parades, trouvant le temps de désigner, du bout de son épée, une place à terre :

 

« Ici, dit-il, parodiant un verset de la Bible, ici mourra Biscarat, seul de ceux qui sont avec lui.

 

– Mais ils sont quatre contre toi ; finis-en, je te l’ordonne.

 

– Ah ! si tu l’ordonnes, c’est autre chose, dit Biscarat, comme tu es mon brigadier, je dois obéir. »

 

Et, faisant un bond en arrière, il cassa son épée sur son genou pour ne pas la rendre, en jeta les morceaux pardessus le mur du couvent et se croisa les bras en sifflant un air cardinaliste.

 

La bravoure est toujours respectée, même dans un ennemi. Les mousquetaires saluèrent Biscarat de leurs épées et les remirent au fourreau. D’Artagnan en fit autant, puis, aidé de Biscarat, le seul qui fut resté debout, il porta sous le porche du couvent Jussac, Cahusac et celui des adversaires d’Aramis qui n’était que blessé. Le quatrième, comme nous l’avons dit, était mort. Puis ils sonnèrent la cloche, et, emportant quatre épées sur cinq, ils s’acheminèrent ivres de joie vers l’hôtel de M. de Tréville. On les voyait entrelacés, tenant toute la largeur de la rue, et accostant chaque mousquetaire qu’ils rencontraient, si bien qu’à la fin ce fut une marche triomphale. Le cœur de d’Artagnan nageait dans l’ivresse, il marchait entre Athos et Porthos en les étreignant tendrement.

 

« Si je ne suis pas encore mousquetaire, dit-il à ses nouveaux amis en franchissant la porte de l’hôtel de M. de Tréville, au moins me voilà reçu apprenti, n’est-ce pas ? »

 

CHAPITRE VI
SA MAJESTÉ LE ROI LOUIS TREIZIÈME

L’affaire fit grand bruit. M. de Tréville gronda beaucoup tout haut contre ses mousquetaires, et les félicita tout bas ; mais comme il n’y avait pas de temps à perdre pour prévenir le roi, M. de Tréville s’empressa de se rendre au Louvre. Il était déjà trop tard, le roi était enfermé avec le cardinal, et l’on dit à M. de Tréville que le roi travaillait et ne pouvait recevoir en ce moment. Le soir, M. de Tréville vint au jeu du roi. Le roi gagnait, et comme Sa Majesté était fort avare, elle était d’excellente humeur ; aussi, du plus loin que le roi aperçut Tréville :

 

« Venez ici, monsieur le capitaine, dit-il, venez que je vous gronde ; savez-vous que Son Éminence est venue me faire des plaintes sur vos mousquetaires, et cela avec une telle émotion, que ce soir Son Éminence en est malade ? Ah çà, mais ce sont des diables à quatre, des gens à pendre, que vos mousquetaires !

 

– Non, Sire, répondit Tréville, qui vit du premier coup d’œil comment la chose allait tourner ; non, tout au contraire, ce sont de bonnes créatures, douces comme des agneaux, et qui n’ont qu’un désir, je m’en ferais garant : c’est que leur épée ne sorte du fourreau que pour le service de Votre Majesté. Mais, que voulez-vous, les gardes de M. le cardinal sont sans cesse à leur chercher querelle, et, pour l’honneur même du corps, les pauvres jeunes gens sont obligés de se défendre.

 

– Écoutez M. de Tréville ! dit le roi, écoutez-le ! ne dirait-on pas qu’il parle d’une communauté religieuse ! En vérité, mon cher capitaine, j’ai envie de vous ôter votre brevet et de le donner à Mlle de Chémerault, à laquelle j’ai promis une abbaye. Mais ne pensez pas que je vous croirai ainsi sur parole. On m’appelle Louis le Juste, monsieur de Tréville, et tout à l’heure, tout à l’heure nous verrons.

 

– Ah ! c’est parce que je me fie à cette justice, Sire, que j’attendrai patiemment et tranquillement le bon plaisir de Votre Majesté.

 

– Attendez donc, monsieur, attendez donc, dit le roi, je ne vous ferai pas longtemps attendre. »

 

En effet, la chance tournait, et comme le roi commençait à perdre ce qu’il avait gagné, il n’était pas fâché de trouver un prétexte pour faire – qu’on nous passe cette expression de joueur, dont, nous l’avouons, nous ne connaissons pas l’origine –, pour faire charlemagne. Le roi se leva donc au bout d’un instant, et mettant dans sa poche l’argent qui était devant lui et dont la majeure partie venait de son gain :

 

« La Vieuville, dit-il, prenez ma place, il faut que je parle à M. de Tréville pour affaire d’importance. Ah !… j’avais quatre-vingts louis devant moi ; mettez la même somme, afin que ceux qui ont perdu n’aient point à se plaindre. La justice avant tout. »

 

Puis, se retournant vers M. de Tréville et marchant avec lui vers l’embrasure d’une fenêtre :

 

« Eh bien, monsieur, continua-t-il, vous dites que ce sont les gardes de l’Éminentissime qui ont été chercher querelle à vos mousquetaires ?

 

– Oui, Sire, comme toujours.

 

– Et comment la chose est-elle venue, voyons ? car, vous le savez, mon cher capitaine, il faut qu’un juge écoute les deux parties.

 

– Ah ! mon Dieu ! de la façon la plus simple et la plus naturelle. Trois de mes meilleurs soldats, que Votre Majesté connaît de nom et dont elle a plus d’une fois apprécié le dévouement, et qui ont, je puis l’affirmer au roi, son service fort à cœur ; – trois de mes meilleurs soldats, dis-je, MM. Athos, Porthos et Aramis, avaient fait une partie de plaisir avec un jeune cadet de Gascogne que je leur avais recommandé le matin même. La partie allait avoir lieu à Saint-Germain, je crois, et ils s’étaient donné rendez-vous aux Carmes-Deschaux, lorsqu’elle fut troublée par M. de Jussac et MM. Cahusac, Biscarat, et deux autres gardes qui ne venaient certes pas là en si nombreuse compagnie sans mauvaise intention contre les édits.

 

– Ah ! ah ! vous m’y faites penser, dit le roi : sans doute, ils venaient pour se battre eux-mêmes.

 

– Je ne les accuse pas, Sire, mais je laisse Votre Majesté apprécier ce que peuvent aller faire cinq hommes armés dans un lieu aussi désert que le sont les environs du couvent des Carmes.

 

– Oui, vous avez raison, Tréville, vous avez raison.

 

– Alors, quand ils ont vu mes mousquetaires, ils ont changé d’idée et ils ont oublié leur haine particulière pour la haine de corps ; car Votre Majesté n’ignore pas que les mousquetaires, qui sont au roi et rien qu’au roi, sont les ennemis naturels des gardes, qui sont à M. le cardinal.

 

– Oui, Tréville, oui, dit le roi mélancoliquement, et c’est bien triste, croyez-moi, de voir ainsi deux partis en France, deux têtes à la royauté ; mais tout cela finira, Tréville, tout cela finira. Vous dites donc que les gardes ont cherché querelle aux mousquetaires ?

 

– Je dis qu’il est probable que les choses se sont passées ainsi, mais je n’en jure pas, Sire. Vous savez combien la vérité est difficile à connaître, et à moins d’être doué de cet instinct admirable qui a fait nommer Louis XIII le Juste…

 

– Et vous avez raison, Tréville ; mais ils n’étaient pas seuls, vos mousquetaires, il y avait avec eux un enfant ?

 

– Oui, Sire, et un homme blessé, de sorte que trois mousquetaires du roi, dont un blessé, et un enfant, non seulement ont tenu tête à cinq des plus terribles gardes de M. le cardinal, mais encore en ont porté quatre à terre.

 

– Mais c’est une victoire, cela ! s’écria le roi tout rayonnant ; une victoire complète !

 

– Oui, Sire, aussi complète que celle du pont de Cé.

 

– Quatre hommes, dont un blessé, et un enfant, dites-vous ?

 

– Un jeune homme à peine ; lequel s’est même si parfaitement conduit en cette occasion, que je prendrai la liberté de le recommander à Votre Majesté.

 

– Comment s’appelle-t-il ?

 

– D’Artagnan, Sire. C’est le fils d’un de mes plus anciens amis ; le fils d’un homme qui a fait avec le roi votre père, de glorieuse mémoire, la guerre de partisan.

 

– Et vous dites qu’il s’est bien conduit, ce jeune homme ? Racontez-moi cela, Tréville ; vous savez que j’aime les récits de guerre et de combat. »

 

Et le roi Louis XIII releva fièrement sa moustache en se posant sur la hanche.

 

« Sire, reprit Tréville, comme je vous l’ai dit M. d’Artagnan est presque un enfant, et comme il n’a pas l’honneur d’être mousquetaire, il était en habit bourgeois ; les gardes de M. le cardinal, reconnaissant sa grande jeunesse et, de plus, qu’il était étranger au corps, l’invitèrent donc à se retirer avant qu’ils attaquassent.

 

– Alors, vous voyez bien, Tréville, interrompit le roi, que ce sont eux qui ont attaqué.


Date: 2015-12-17; view: 558


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