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LES TROIS MOUSQUETAIRES 2 page

 

« C’est fâcheux, continua-t-il, quelle trouvaille pour Sa Majesté, qui cherche des braves de tous côtés pour recruter ses mousquetaires ! »

 

Il achevait à peine, que d’Artagnan lui allongea un si furieux coup de pointe, que, s’il n’eût fait vivement un bond en arrière, il est probable qu’il eût plaisanté pour la dernière fois. L’inconnu vit alors que la chose passait la raillerie, tira son épée, salua son adversaire et se mit gravement en garde. Mais au même moment ses deux auditeurs, accompagnés de l’hôte, tombèrent sur d’Artagnan à grands coups de bâtons, de pelles et de pincettes. Cela fit une diversion si rapide et si complète à l’attaque, que l’adversaire de d’Artagnan, pendant que celui-ci se retournait pour faire face à cette grêle de coups, rengainait avec la même précision, et, d’acteur qu’il avait manqué d’être, redevenait spectateur du combat, rôle dont il s’acquitta avec son impassibilité ordinaire, tout en marmottant néanmoins :

 

« La peste soit des Gascons ! Remettez-le sur son cheval orange, et qu’il s’en aille !

 

– Pas avant de t’avoir tué, lâche ! » criait d’Artagnan tout en faisant face du mieux qu’il pouvait et sans reculer d’un pas à ses trois ennemis, qui le moulaient de coups.

 

« Encore une gasconnade, murmura le gentilhomme. Sur mon honneur, ces Gascons sont incorrigibles ! Continuez donc la danse, puisqu’il le veut absolument. Quand il sera las, il dira qu’il en a assez. »

 

Mais l’inconnu ne savait pas encore à quel genre d’entêté il avait affaire ; d’Artagnan n’était pas homme à jamais demander merci. Le combat continua donc quelques secondes encore ; enfin d’Artagnan, épuisé, laissa échapper son épée qu’un coup de bâton brisa en deux morceaux. Un autre coup, qui lui entama le front, le renversa presque en même temps tout sanglant et presque évanoui.

 

C’est à ce moment que de tous côtés on accourut sur le lieu de la scène. L’hôte, craignant du scandale, emporta, avec l’aide de ses garçons, le blessé dans la cuisine où quelques soins lui furent accordés.

 

Quant au gentilhomme, il était revenu prendre sa place à la fenêtre et regardait avec une certaine impatience toute cette foule, qui semblait en demeurant là lui causer une vive contrariété.

 

« Eh bien, comment va cet enragé ? reprit-il en se retournant au bruit de la porte qui s’ouvrit et en s’adressant à l’hôte qui venait s’informer de sa santé.



 

– Votre Excellence est saine et sauve ? demanda l’hôte.

 

– Oui, parfaitement saine et sauve, mon cher hôtelier, et c’est moi qui vous demande ce qu’est devenu notre jeune homme.

 

– Il va mieux, dit l’hôte : il s’est évanoui tout à fait.

 

– Vraiment ? fit le gentilhomme.

 

– Mais avant de s’évanouir il a rassemblé toutes ses forces pour vous appeler et vous défier en vous appelant.

 

– Mais c’est donc le diable en personne que ce gaillard-là ! s’écria l’inconnu.

 

– Oh ! non, Votre Excellence, ce n’est pas le diable, reprit l’hôte avec une grimace de mépris, car pendant son évanouissement nous l’avons fouillé, et il n’a dans son paquet qu’une chemise et dans sa bourse que onze écus, ce qui ne l’a pas empêché de dire en s’évanouissant que si pareille chose était arrivée à Paris, vous vous en repentiriez tout de suite, tandis qu’ici vous ne vous en repentirez que plus tard.

 

– Alors, dit froidement l’inconnu, c’est quelque prince du sang déguisé.

 

– Je vous dis cela, mon gentilhomme, reprit l’hôte, afin que vous vous teniez sur vos gardes.

 

– Et il n’a nommé personne dans sa colère ?

 

– Si fait, il frappait sur sa poche, et il disait : « Nous verrons ce que M. de Tréville pensera de cette insulte faite à son protégé.

 

– M. de Tréville ? dit l’inconnu en devenant attentif ; il frappait sur sa poche en prononçant le nom de M. de Tréville ?… Voyons, mon cher hôte, pendant que votre jeune homme était évanoui, vous n’avez pas été, j’en suis bien sûr, sans regarder aussi cette poche-là. Qu’y avait-il ?

 

– Une lettre adressée à M. de Tréville, capitaine des mousquetaires.

 

– En vérité !

 

– C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire, Excellence. »

 

L’hôte, qui n’était pas doué d’une grande perspicacité, ne remarqua point l’expression que ses paroles avaient donnée à la physionomie de l’inconnu. Celui-ci quitta le rebord de la croisée sur lequel il était toujours resté appuyé du bout du coude, et fronça le sourcil en homme inquiet.

 

« Diable ! murmura-t-il entre ses dents, Tréville m’aurait-il envoyé ce Gascon ? il est bien jeune ! Mais un coup d’épée est un coup d’épée, quel que soit l’âge de celui qui le donne, et l’on se défie moins d’un enfant que de tout autre ; il suffit parfois d’un faible obstacle pour contrarier un grand dessein. »

 

Et l’inconnu tomba dans une réflexion qui dura quelques minutes.

 

« Voyons, l’hôte, dit-il, est-ce que vous ne me débarrasserez pas de ce frénétique ? En conscience, je ne puis le tuer, et cependant, ajouta-t-il avec une expression froidement menaçante, cependant il me gêne. Où est-il ?

 

– Dans la chambre de ma femme, où on le panse, au premier étage.

 

– Ses hardes et son sac sont avec lui ? il n’a pas quitté son pourpoint ?

 

– Tout cela, au contraire, est en bas dans la cuisine. Mais puisqu’il vous gêne, ce jeune fou…

 

– Sans doute. Il cause dans votre hôtellerie un scandale auquel d’honnêtes gens ne sauraient résister. Montez chez vous, faites mon compte et avertissez mon laquais.

 

– Quoi ! Monsieur nous quitte déjà ?

 

– Vous le savez bien, puisque je vous avais donné l’ordre de seller mon cheval. Ne m’a-t-on point obéi ?

 

– Si fait, et comme Votre Excellence a pu le voir, son cheval est sous la grande porte, tout appareillé pour partir.

 

– C’est bien, faites ce que je vous ai dit alors. »

 

« Ouais ! se dit l’hôte, aurait-il peur du petit garçon ? »

 

Mais un coup d’œil impératif de l’inconnu vint l’arrêter court. Il salua humblement et sortit.

 

« Il ne faut pas que Milady soit aperçue de ce drôle, continua l’étranger : elle ne doit pas tarder à passer : déjà même elle est en retard. Décidément, mieux vaut que je monte à cheval et que j’aille au-devant d’elle… Si seulement je pouvais savoir ce que contient cette lettre adressée à Tréville ! »

 

Et l’inconnu, tout en marmottant, se dirigea vers la cuisine.

 

Pendant ce temps, l’hôte, qui ne doutait pas que ce ne fût la présence du jeune garçon qui chassât l’inconnu de son hôtellerie, était remonté chez sa femme et avait trouvé d’Artagnan maître enfin de ses esprits. Alors, tout en lui faisant comprendre que la police pourrait bien lui faire un mauvais parti pour avoir été chercher querelle à un grand seigneur – car, à l’avis de l’hôte, l’inconnu ne pouvait être qu’un grand seigneur –, il le détermina, malgré sa faiblesse, à se lever et à continuer son chemin. D’Artagnan à moitié abasourdi, sans pourpoint et la tête tout emmaillotée de linges, se leva donc et, poussé par l’hôte, commença de descendre ; mais, en arrivant à la cuisine, la première chose qu’il aperçut fut son provocateur qui causait tranquillement au marchepied d’un lourd carrosse attelé de deux gros chevaux normands.

 

Son interlocutrice, dont la tête apparaissait encadrée par la portière, était une femme de vingt à vingt-deux ans. Nous avons déjà dit avec quelle rapidité d’investigation d’Artagnan embrassait toute une physionomie ; il vit donc du premier coup d’œil que la femme était jeune et belle. Or cette beauté le frappa d’autant plus qu’elle était parfaitement étrangère aux pays méridionaux que jusque-là d’Artagnan avait habités. C’était une pâle et blonde personne, aux longs cheveux bouclés tombant sur ses épaules, aux grands yeux bleus languissants, aux lèvres rosées et aux mains d’albâtre. Elle causait très vivement avec l’inconnu.

 

« Ainsi, Son Éminence m’ordonne…, disait la dame.

 

– De retourner à l’instant même en Angleterre, et de la prévenir directement si le duc quittait Londres.

 

– Et quant à mes autres instructions ? demanda la belle voyageuse.

 

– Elles sont renfermées dans cette boîte, que vous n’ouvrirez que de l’autre côté de la Manche.

 

– Très bien ; et vous, que faites-vous ?

 

– Moi, je retourne à Paris.

 

– Sans châtier cet insolent petit garçon ? » demanda la dame.

 

L’inconnu allait répondre : mais, au moment où il ouvrait la bouche, d’Artagnan, qui avait tout entendu, s’élança sur le seuil de la porte.

 

« C’est cet insolent petit garçon qui châtie les autres, s’écria-t-il, et j’espère bien que cette fois-ci celui qu’il doit châtier ne lui échappera pas comme la première.

 

– Ne lui échappera pas ? reprit l’inconnu en fronçant le sourcil.

 

– Non, devant une femme, vous n’oseriez pas fuir, je présume.

 

– Songez, s’écria Milady en voyant le gentilhomme porter la main à son épée, songez que le moindre retard peut tout perdre.

 

– Vous avez raison, s’écria le gentilhomme ; partez donc de votre côté, moi, je pars du mien. »

 

Et, saluant la dame d’un signe de tête, il s’élança sur son cheval, tandis que le cocher du carrosse fouettait vigoureusement son attelage. Les deux interlocuteurs partirent donc au galop, s’éloignant chacun par un côté opposé de la rue.

 

« Eh ! votre dépense », vociféra l’hôte, dont l’affection pour son voyageur se changeait en un profond dédain en voyant qu’il s’éloignait sans solder ses comptes.

 

« Paie, maroufle », s’écria le voyageur toujours galopant à son laquais, lequel jeta aux pieds de l’hôte deux ou trois pièces d’argent et se mit à galoper après son maître.

 

« Ah ! lâche, ah ! misérable, ah ! faux gentilhomme ! » cria d’Artagnan s’élançant à son tour après le laquais.

 

Mais le blessé était trop faible encore pour supporter une pareille secousse. À peine eut-il fait dix pas, que ses oreilles tintèrent, qu’un éblouissement le prit, qu’un nuage de sang passa sur ses yeux et qu’il tomba au milieu de la rue, en criant encore :

 

« Lâche ! lâche ! lâche !

 

– Il est en effet bien lâche », murmura l’hôte en s’approchant de d’Artagnan, et essayant par cette flatterie de se raccommoder avec le pauvre garçon, comme le héron de la fable avec son limaçon du soir.

 

« Oui, bien lâche, murmura d’Artagnan ; mais elle, bien belle !

 

– Qui, elle ? demanda l’hôte.

 

– Milady », balbutia d’Artagnan.

 

Et il s’évanouit une seconde fois.

 

« C’est égal, dit l’hôte, j’en perds deux, mais il me reste celui-là, que je suis sûr de conserver au moins quelques jours. C’est toujours onze écus de gagnés. »

 

On sait que onze écus faisaient juste la somme qui restait dans la bourse de d’Artagnan.

 

L’hôte avait compté sur onze jours de maladie à un écu par jour ; mais il avait compté sans son voyageur. Le lendemain, dès cinq heures du matin, d’Artagnan se leva, descendit lui-même à la cuisine, demanda, outre quelques autres ingrédients dont la liste n’est pas parvenue jusqu’à nous, du vin, de l’huile, du romarin, et, la recette de sa mère à la main, se composa un baume dont il oignit ses nombreuses blessures, renouvelant ses compresses lui-même et ne voulant admettre l’adjonction d’aucun médecin. Grâce sans doute à l’efficacité du baume de Bohême, et peut-être aussi grâce à l’absence de tout docteur, d’Artagnan se trouva sur pied dès le soir même, et à peu près guéri le lendemain.

 

Mais, au moment de payer ce romarin, cette huile et ce vin, seule dépense du maître qui avait gardé une diète absolue, tandis qu’au contraire le cheval jaune, au dire de l’hôtelier du moins, avait mangé trois fois plus qu’on n’eût raisonnablement pu le supposer pour sa taille, d’Artagnan ne trouva dans sa poche que sa petite bourse de velours râpé ainsi que les onze écus qu’elle contenait ; mais quant à la lettre adressée à M. de Tréville, elle avait disparu.

 

Le jeune homme commença par chercher cette lettre avec une grande patience, tournant et retournant vingt fois ses poches et ses goussets, fouillant et refouillant dans son sac, ouvrant et refermant sa bourse ; mais lorsqu’il eut acquis la conviction que la lettre était introuvable, il entra dans un troisième accès de rage, qui faillit lui occasionner une nouvelle consommation de vin et d’huile aromatisés : car, en voyant cette jeune mauvaise tête s’échauffer et menacer de tout casser dans l’établissement si l’on ne retrouvait pas sa lettre, l’hôte s’était déjà saisi d’un épieu, sa femme d’un manche à balai, et ses garçons des mêmes bâtons qui avaient servi la surveille.

 

« Ma lettre de recommandation ! s’écria d’Artagnan, ma lettre de recommandation, sangdieu ! ou je vous embroche tous comme des ortolans ! »

 

Malheureusement une circonstance s’opposait à ce que le jeune homme accomplît sa menace : c’est que, comme nous l’avons dit, son épée avait été, dans sa première lutte, brisée en deux morceaux, ce qu’il avait parfaitement oublié. Il en résulta que, lorsque d’Artagnan voulut en effet dégainer, il se trouva purement et simplement armé d’un tronçon d’épée de huit ou dix pouces à peu près, que l’hôte avait soigneusement renfoncé dans le fourreau. Quant au reste de la lame, le chef l’avait adroitement détourné pour s’en faire une lardoire.

 

Cependant cette déception n’eût probablement pas arrêté notre fougueux jeune homme, si l’hôte n’avait réfléchi que la réclamation que lui adressait son voyageur était parfaitement juste.

 

« Mais, au fait, dit-il en abaissant son épieu, où est cette lettre ?

 

– Oui, où est cette lettre ? cria d’Artagnan. D’abord, je vous en préviens, cette lettre est pour M. de Tréville, et il faut qu’elle se retrouve ; ou si elle ne se retrouve pas, il saura bien la faire retrouver, lui ! »

 

Cette menace acheva d’intimider l’hôte. Après le roi et M. le cardinal, M. de Tréville était l’homme dont le nom peut-être était le plus souvent répété par les militaires et même par les bourgeois. Il y avait bien le père Joseph, c’est vrai ; mais son nom à lui n’était jamais prononcé que tout bas, tant était grande la terreur qu’inspirait l’Éminence grise, comme on appelait le familier du cardinal.

 

Aussi, jetant son épieu loin de lui, et ordonnant à sa femme d’en faire autant de son manche à balai et à ses valets de leurs bâtons, il donna le premier l’exemple en se mettant lui-même à la recherche de la lettre perdue.

 

« Est-ce que cette lettre renfermait quelque chose de précieux ? demanda l’hôte au bout d’un instant d’investigations inutiles.

 

– Sandis ! je le crois bien ! s’écria le Gascon qui comptait sur cette lettre pour faire son chemin à la cour ; elle contenait ma fortune.

 

– Des bons sur l’épargne ? demanda l’hôte inquiet.

 

– Des bons sur la trésorerie particulière de Sa Majesté », répondit d’Artagnan, qui, comptant entrer au service du roi grâce à cette recommandation, croyait pouvoir faire sans mentir cette réponse quelque peu hasardée.

 

« Diable ! fit l’hôte tout à fait désespéré.

 

– Mais il n’importe, continua d’Artagnan avec l’aplomb national, il n’importe, et l’argent n’est rien : – cette lettre était tout. J’eusse mieux aimé perdre mille pistoles que de la perdre. »

 

Il ne risquait pas davantage à dire vingt mille, mais une certaine pudeur juvénile le retint.

 

Un trait de lumière frappa tout à coup l’esprit de l’hôte qui se donnait au diable en ne trouvant rien.

 

« Cette lettre n’est point perdue, s’écria-t-il.

 

– Ah ! fit d’Artagnan.

 

– Non ; elle vous a été prise.

 

– Prise ! et par qui ?

 

– Par le gentilhomme d’hier. Il est descendu à la cuisine, où était votre pourpoint. Il y est resté seul. Je gagerais que c’est lui qui l’a volée.

 

– Vous croyez ? » répondit d’Artagnan peu convaincu ; car il savait mieux que personne l’importance toute personnelle de cette lettre, et n’y voyait rien qui pût tenter la cupidité. Le fait est qu’aucun des valets, aucun des voyageurs présents n’eût rien gagné à posséder ce papier.

 

« Vous dites donc, reprit d’Artagnan, que vous soupçonnez cet impertinent gentilhomme.

 

– Je vous dis que j’en suis sûr, continua l’hôte ; lorsque je lui ai annoncé que Votre Seigneurie était le protégé de M. de Tréville, et que vous aviez même une lettre pour cet illustre gentilhomme, il a paru fort inquiet, m’a demandé où était cette lettre, et est descendu immédiatement à la cuisine où il savait qu’était votre pourpoint.

 

– Alors c’est mon voleur, répondit d’Artagnan ; je m’en plaindrai à M. de Tréville, et M. de Tréville s’en plaindra au roi. » Puis il tira majestueusement deux écus de sa poche, les donna à l’hôte, qui l’accompagna, le chapeau à la main, jusqu’à la porte, remonta sur son cheval jaune, qui le conduisit sans autre incident jusqu’à la porte Saint-Antoine à Paris, où son propriétaire le vendit trois écus, ce qui était fort bien payé, attendu que d’Artagnan l’avait fort surmené pendant la dernière étape. Aussi le maquignon auquel d’Artagnan le céda moyennant les neuf livres susdites ne cacha-t-il point au jeune homme qu’il n’en donnait cette somme exorbitante qu’à cause de l’originalité de sa couleur.

 

D’Artagnan entra donc dans Paris à pied, portant son petit paquet sous son bras, et marcha tant qu’il trouvât à louer une chambre qui convînt à l’exiguïté de ses ressources. Cette chambre fut une espèce de mansarde, sise rue des Fossoyeurs, près du Luxembourg.

 

Aussitôt le denier à Dieu donné, d’Artagnan prit possession de son logement, passa le reste de la journée à coudre à son pourpoint et à ses chausses des passementeries que sa mère avait détachées d’un pourpoint presque neuf de M. d’Artagnan père, et qu’elle lui avait données en cachette ; puis il alla quai de la Ferraille, faire remettre une lame à son épée ; puis il revint au Louvre s’informer, au premier mousquetaire qu’il rencontra, de la situation de l’hôtel de M. de Tréville, lequel était situé rue du Vieux-Colombier, c’est-à-dire justement dans le voisinage de la chambre arrêtée par d’Artagnan : circonstance qui lui parut d’un heureux augure pour le succès de son voyage.

 

Après quoi, content de la façon dont il s’était conduit à Meung, sans remords dans le passé, confiant dans le présent et plein d’espérance dans l’avenir, il se coucha et s’endormit du sommeil du brave.

 

Ce sommeil, tout provincial encore, le conduisit jusqu’à neuf heures du matin, heure à laquelle il se leva pour se rendre chez ce fameux M. de Tréville, le troisième personnage du royaume d’après l’estimation paternelle.

 

CHAPITRE II
L’ANTICHAMBRE DE M. DE TRÉVILLE

M. de Troisvilles, comme s’appelait encore sa famille en Gascogne, ou M. de Tréville, comme il avait fini par s’appeler lui-même à Paris, avait réellement commencé comme d’Artagnan, c’est-à-dire sans un sou vaillant, mais avec ce fonds d’audace, d’esprit et d’entendement qui fait que le plus pauvre gentillâtre gascon reçoit souvent plus en ses espérances de l’héritage paternel que le plus riche gentilhomme périgourdin ou berrichon ne reçoit en réalité. Sa bravoure insolente, son bonheur plus insolent encore dans un temps où les coups pleuvaient comme grêle, l’avaient hissé au sommet de cette échelle difficile qu’on appelle la faveur de cour, et dont il avait escaladé quatre à quatre les échelons.

 

Il était l’ami du roi, lequel honorait fort, comme chacun sait, la mémoire de son père Henri IV. Le père de M. de Tréville l’avait si fidèlement servi dans ses guerres contre la Ligue, qu’à défaut d’argent comptant – chose qui toute la vie manqua au Béarnais, lequel paya constamment ses dettes avec la seule chose qu’il n’eût jamais besoin d’emprunter, c’est-à-dire avec de l’esprit –, qu’à défaut d’argent comptant, disons-nous, il l’avait autorisé, après la reddition de Paris, à prendre pour armes un lion d’or passant sur gueules avec cette devise : Fidelis et fortis. C’était beaucoup pour l’honneur, mais c’était médiocre pour le bien-être. Aussi, quand l’illustre compagnon du grand Henri mourut, il laissa pour seul héritage à monsieur son fils son épée et sa devise. Grâce à ce double don et au nom sans tache qui l’accompagnait, M. de Tréville fut admis dans la maison du jeune prince, où il servit si bien de son épée et fut si fidèle à sa devise, que Louis XIII, une des bonnes lames du royaume, avait l’habitude de dire que, s’il avait un ami qui se battît, il lui donnerait le conseil de prendre pour second, lui d’abord, et Tréville après, et peut-être même avant lui.

 

Aussi Louis XIII avait-il un attachement réel pour Tréville, attachement royal, attachement égoïste, c’est vrai, mais qui n’en était pas moins un attachement. C’est que, dans ces temps malheureux, on cherchait fort à s’entourer d’hommes de la trempe de Tréville. Beaucoup pouvaient prendre pour devise l’épithète de fort, qui faisait la seconde partie de son exergue ; mais peu de gentilshommes pouvaient réclamer l’épithète de fidèle, qui en formait la première. Tréville était un de ces derniers ; c’était une de ces rares organisations, à l’intelligence obéissante comme celle du dogue, à la valeur aveugle, à l’œil rapide, à la main prompte, à qui l’œil n’avait été donné que pour voir si le roi était mécontent de quelqu’un et la main que pour frapper ce déplaisant quelqu’un, un Besme, un Maurevers, un Poltrot de Méré, un Vitry. Enfin à Tréville, il n’avait manqué jusque-là que l’occasion ; mais il la guettait, et il se promettait bien de la saisir par ses trois cheveux si jamais elle passait à la portée de sa main. Aussi Louis XIII fit-il de Tréville le capitaine de ses mousquetaires, lesquels étaient à Louis XIII, pour le dévouement ou plutôt pour le fanatisme, ce que ses ordinaires étaient à Henri III et ce que sa garde écossaise était à Louis XI.


Date: 2015-12-17; view: 570


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