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L’entrepreneur britannique en question

 

A partir des années 1960, une bonne partie de l’historiographie a cherché à la « grande dépression » des causes socio-culturelles, souvent centrées sur le problème de l’éducation. David S. Landes (1975) a souligné l’«affaiblissement de l’esprit d’entreprise » à la fin de l’époque victorienne, notamment au sein des dynasties familiales. Derek M. Aldcroft (1964) et David Ward (1967) ont critiqué l’inadaptation du système scolaire et universitaire britannique aux besoins de l’économie, en particulier l’insuffisance des public schools. Des travaux plus récents, plutôt américains, ont insisté sur l’incompétence relative des entrepreneurs, à l’instar de Michael J. Wiener (1981) et de Walt D. Rubinstein (1994). Nuancée par Sydney Pollard (1989), cette thèse a été contestée par des historiens tels que David McCloskey (1995, vol. 2) et L.G. Sandberg (ibidem, 1995, vol. 2). Ces derniers cherchent à démontrer l’absence d’entrepreneur failure en liaison avec le retard technologique de la Grande-Bretagne par rapport aux autres grands pays industriels. Pour Sandberg, il y eut certes des carences dans la dynamique entrepreneuriale, mais elles n’ont joué qu’un rôle mineur dans le déclin supposé de l’économie britannique.

 

Il s’agit d’un vieux débat. A la fin du XIXe siècle et au début de l’ère edouardienne, une partie de la presse – dont le Times – dénonce le manque de dynamisme des entrepreneurs britanniques face à la concurrence internationale. De même, dans l’entre-deux-guerres, nombre d’économistes, dont John Maynard Keynes, ont cherché la cause des difficultés économiques du Royaume-Uni dans l’attitude des entrepreneurs. Néanmoins, Derek H. Aldcroft a appuie, dans sa critique, sur des arguments réels. Il utilise les archives diplomatiques et consulaires, qui soulignent la rareté des représentants de commerce à l’étranger, le mauvais conditionnement des marchandises, les difficultés à obtenir des facilités de paiement, la rareté des « gestes commerciaux ». Aldcroft dénonce alors leur « suffisance », leur « conservatisme », leurs « méthodes surannées », leur « mauvaise volonté », leur capacité d’innovation très inférieure à celle des Allemands et des Américains.

 

A ces faiblesses, qui ne s’appliquent certes pas à tous les entrepreneurs victoriens, Aldcroft voit quatre sources d’explication :

1/ l’opinion publique britannique est plus réticente au changement et aux idées nouvelles que celle des pays à traditions industrielles plus récentes (Etats-Uni)

2/ plus que le dynamisme commercial, c’est l’esprit suffisant, sinon arrogant et dominateur de l’entrepreneur britannique qui est en cause.



3/ la relative abondance de main-d’œuvre qualifiée (skilled manual) en Grande-Bretagne n’incite pas à l’achat de machines où à l’introduction de méthodes de production de masse (Taylor)

4/ l’entreprise, à base familiale, est le plus souvent de petite ou de moyenne taille. Elle souffre d’un manque de fonds propres et de lieu avec les grandes banques d’affaires. La gestion saine, mais frileuse, n’incite pas à la prise de risques.

 

Une grande partie de l’argumentation dénonçant les insuffisances entrepreneuriales s’appuie sur une critique du système scolaire. L’aspect le convaincant concerne l’absence d’un enseignement technique et secondaire supérieur ainsi que la faiblesse du nombre des étudiants, par rapport à l’Allemagne ou aux Etats-Unis. En 1913, la Grande-Bretagne n’en compte que 9000 contre 60000 en Allemagne, souvent dans des écoles techniques supérieures. A cette époque, les Etats-Unis ont 13 étudiants pour 10000 habitants, le Royaume-Uni 5 pour 10000. L’enseignement classique des humanités domine le programme des grammar schools comme des public schools, à une époque où il n’existe pas de lycées techniques. A la fin du XIXe siècle, il existe cependant trois collèges universitaires techniques à Londres, Birmingham et Salford. La Technical Instruction Act de 1909 encourage, sans beaucoup de succès, les autorités locales à favoriser l’enseignement technique. Le patronal régional finance cependant de nouvelles universités, qui permettent de combler en partie le retard sur l’Allemagne : ainsi Owen’s College, qui deviendra l’université de Manchester. A Cambridge, c’est seulement en 1894 que s’ouvre le premier centre d’études mécaniques. Dans le monde entrepreneurial, l’on préfère la formation sur le tas. L’enseignement supérieur, qui n’offre que de maigres débouchés, ne professionnalise pas. Au contraire, l’Allemagne, à travers ses Realschulen, prépare directement aux filières techniques et commerciales et les écoles supérieures techniques y ont obtenu un statut universitaire. En conséquence de quoi, si la Grande-Bretagne dépose deux fois plus de brevets que l’Allemagne en 1890, en 1910, la situation s’est inversée avec 4,5 brevets allemands pour 3 britanniques.

 

Le procès fait au système scolaire britannique concerne au premier chef les public schools, en particulier les Sacred Nine, qui conduisent aux universités d’Oxford et de Cambridge (Lemonnier, 1997). Depuis la mission Clarendon (1865), les public schools ont été réformées au profit d’un idéal pédagogique alliant apprentissage des humanités, culture physique et sentiment d’appartenant à l’élite. La « religion du muscle » (Ward, 1967) conduit au mépris de l’individualisme et au refus du non-conformisme, l’honneur l’emporte sur le profit, le bien public sur l’intérêt personnel. La priorité va à l’éducation du gentleman, à l’acquisition des bonnes manières et de modes de vie aristocratiques de la gentry. W.D. Rubinstein (1994) a bien montré que les fils de nobles sont surreprésentés dans les grandes public schools : ils constituent des modèles sociaux pour l’upper middle class. Néanmoins, si, à Eton, l’on compte 21,6% de fils de nobles à l’entrée entre 1895 et 1900, dans les autres Sacred Nine, la proportion ne dépasse pas 10% (Harrow). Dans les public schools, moins réputées, il n’y a souvent aucun enfant de pair ou de comte.

 

Ceux qui, après Oxford ou Cambridge, se lancent dans les affaires, le font souvent dans le but d’avoir les moyens financiers, de mener un genre de vie aristocratique. Il s’agit de disposer de temps libre en laissant la gestion quotidienne de l’entreprise à des managers de la middle class, issus de la promotion interne de l’entreprise. De fait, ces entrepreneurs pérennisent, dans l’industrie, l’absentéisme du landlord. De moins en moins intégrés au monde de l’industrie, ils favorisent la « gentryfication » de la middle class industrielles. En effet, de nombreuses entreprises sont menées à la ruine par le manque d’invesissements industriels et le style de vie dépensier de leurs propriétaires. Selon Ward, « les écoles privées ont facilité la transmission de la culture de l’aristocratie et de la gentry aux classes industrielles, une culture qui ignorait dans la pratique la vie industrielle du pays » (cité in Bertrand Lemonnier, Un siècle d’Histoire industrielle du Royaume-Uni. Industrialisation et sociétés 1873-1973, Paris, SEDES, 1997, p. 32-33). Indéniable, cette « gentryfication » touche plus la banque que l’industrie : au début du XXe siècle, environ 75% des chefs d’entreprise industriels sont issus d’une middle class ou d’une lower middle class n’ayant pas fréquenté les meilleures public schools ou universités (Cassis, 1997).

 

L’idée d’un échec global des entrepreneurs victoriens n’est pas démontrée (I. Lescent-Giles, 1997). Dans les secteurs en crise, ils obéissent à une logique de rentabilité en conservant des installations vieillies. Ils paient ainsi le prix d’une industrie lourde vieillie. D’autres secteurs traditionnels résistent bien (constructions navales), ce qui n’autorise pas de généraliser de l’image d’une industrie lourde vieillissante et archaïque. Certaines firmes, comme Pilkington, prospèrent dans des secteurs peu porteurs et concurrencent avec succès les entreprises allemandes ou américaines. S’il y a échec des années 1880 à 1914, il faut le chercher plutôt dans la faiblesse de secteurs d’avenir (chimie, électricité, machines-outils). Plusieurs facteurs y ont concouru, notamment l’insuffisance des moyens investis dans l’éducation technique avant 1890 et le manque de capitaux pour la création d’entreprise. La principale raison réside probablement dans la priorité accordée par les investisseurs aux industries de consommations (automobile, agro-alimentaire, détergents) et au secteur tertiaire. Ils jugent qu’il y a là un potentiel de croissance supérieur à celui de la chimie ou des constructions électriques au vu des avantages comparatifs du Royaume-Uni : une expertise ancienne et inégalée dans les services et l’émergence d’une forte demande du marché intérieur pour les biens de consommation, dans une société en transformation.

 

 


Date: 2015-12-11; view: 744


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