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Illimité émotionnel

 

 

De retour à Paris, il trouva une lettre de Desplechin. Selon l'article 66 du règlement intérieur du CNRS, il devait solliciter sa réintégration, ou le prolongement de sa disponibilité, deux mois avant l'expiration de la période. La lettre était courtoise et pleine d'humour, Desplechin ironisait sur les contraintes administrati­ves; il n'empêche que le délai était dépassé de trois semaines. Il posa la lettre sur son bureau, dans un état de profonde incertitude. Depuis un an, il était libre de définir lui-même le champ de ses recherches; à quoi avait-il abouti? En définitive, à peu près à rien. Allu­mant son micro-ordinateur, il constata avec écœure­ment que son e-mail s'était enrichie de quatre-vingts nouvelles pages; il n'était pourtant resté absent que deux jours. Une des communications provenait de l'Ins­titut de biologie moléculaire de Palaiseau. La collègue qui le remplaçait avait déclenché un programme de recherches sur l'ADN des mitochondries; contraire­ment à l'ADN du noyau, il semblait dépourvu de méca­nismes de réparation du code endommagé par les attaques radicalaires, ce n'était pas réellement une sur­prise. L'université de l'Ohio était à l'origine d'une com­munication plus intéressante: suite à des études sur Saccharomyces, ils avaient montré que les variétés se reproduisant par voie sexuelle évoluaient moins vite que celles qui se reproduisaient par clonage; les muta­tions aléatoires, donc, apparaissaient dans ce cas plus efficaces que la sélection naturelle. Le montage expéri­mental était amusant, et contredisait avec clarté l'hypothèse classique de la reproduction sexuée comme moteur de l'évolution; mais de toute façon cela n'avait plus qu'un intérêt anecdotique. Dès que le code généti­que serait entièrement déchiffré (et ce n'était plus qu'une question de mois), l'humanité serait en mesure de contrôler sa propre évolution biologique; la sexua­lité apparaîtrait alors clairement comme ce qu'elle est: une fonction inutile, dangereuse et régressive. Mais même si l'on parvenait à détecter l'apparition des muta­tions, voire à supputer leur éventuel effet délétère, rien pour l'instant n'apportait la moindre lueur sur leur déterminisme; rien par conséquent ne permettait de leur donner un sens défini et utilisable: c'était, à l'évi­dence, dans cette direction qu'il fallait orienter les recherches.

 

Débarrassé des dossiers et des livres qui encom­braient ses rayonnages, le bureau de Desplechin parais­sait immense. «Eh oui... fit-il avec un sourire discret. Je pars en retraite à la fin du mois.» Djerzinski en resta bouche bée. On fréquente les gens pendant des années, parfois des dizaines d'années, en s'habituant peu à peu à éviter les questions personnelles et les sujets réelle­ment importants, mais on garde l'espoir que plus tard, dans des circonstances plus favorables, on pourra justement aborder ces sujets, ces questions; la perspective indéfiniment repoussée d'un mode de relation plus humain et plus complet ne s'efface jamais tout à fait, simplement parce que c'est impossible, parce qu'au­cune relation humaine ne s'accommode d'un cadre définitivement étroit et figé. La perspective demeure, donc, d'une relation «authentique et profonde»; elle demeure pendant des années, parfois des dizaines d'an­nées, jusqu'à ce qu'un événement définitif et brutal (en général de l'ordre du décès) vienne vous apprendre qu'il est trop tard, que cette relation «authentique et profonde» dont on avait caressé l'image n'aurait pas lieu, elle non plus, pas davantage que les autres. En quinze ans de vie professionnelle, Desplechin était la seule personne avec qui il ait souhaité établir un contact dépassant le cadre de la simple juxtaposition de hasard, purement utilitaire, indéfiniment ennuyeuse, qui consti­tue le climat naturel de la vie de bureau. Eh bien c'était raté. Il jeta un regard atterré sur les cartons de livres qui s'empilaient sur le sol du bureau. «Je crois qu'on ferait mieux d'aller prendre un pot quelque part...» pro­posa Desplechin, résumant avec pertinence l'ambiance du moment.



 

Ils longèrent le musée d'Orsay, s'installèrent à une table en terrasse du XIXe siècle. À la table à côté une demi-douzaine de touristes italiennes babillaient avec vivacité, tels d'innocents volatiles. Djerzinski com­manda une bière, Desplechin un whisky sec.

«Qu'est-ce que vous allez faire, maintenant? - Je ne sais pas...» Desplechin avait réellement l'air de ne pas savoir. «Voyager... Un peu de tourisme sexuel, peut-être.» II sourit, son visage lorsqu'il sou­riait avait encore beaucoup de charme, un charme désenchanté, certes, on avait visiblement affaire à un homme détruit, mais un vrai charme tout de même. «Je plaisante... La vérité est que ça ne m'intéresse plus du tout. La connaissance, oui... Il reste un désir de connais­sance. C'est une chose curieuse, le désir de connais­sance... Très peu de gens l'ont, vous savez, même parmi les chercheurs, la plupart se contentent de faire car­rière, ils bifurquent rapidement vers l'administratif; pourtant, c'est terriblement important dans l'histoire de l'humanité. On pourrait imaginer une fable dans laquelle un tout petit groupe d'hommes - au maximum quelques centaines de personnes à la surface de la pla­nète - poursuit avec acharnement une activité très dif­ficile, très abstraite, absolument incompréhensible aux non-initiés. Ces hommes restent à jamais inconnus du reste de la population; ils ne connaissent ni le pouvoir, ni la fortune, ni les honneurs; personne n'est même capable de comprendre le plaisir que leur procure leur petite activité. Pourtant ils sont la puissance la plus importante du monde, et cela pour une raison très sim­ple, une toute petite raison: ils détiennent les clefs de la certitude rationnelle. Tout ce qu'ils déclarent comme vrai est tôt ou tard reconnu tel par l'ensemble de la population. Aucune puissance économique, politique, sociale ou religieuse n'est capable de tenir face à l'évi­dence de la certitude rationnelle. On peut dire que l'Occident s'est intéressé au-delà de toute mesure à la philosophie et à la politique, qu'il s'est battu de manière parfaitement déraisonnable autour de questions philo­sophiques ou politiques; on peut dire aussi que l'Occi­dent a passionnément aimé la littérature et les arts; mais rien en réalité n'aura eu autant de poids dans son histoire que le besoin de certitude rationnelle. À ce besoin de certitude rationnelle, l'Occident aura finale­ment tout sacrifié: sa religion, son bonheur, ses espoirs, et en définitive sa vie. C'est une chose dont il faudra se souvenir, lorsqu'on voudra porter un jugement d'en­semble sur la civilisation occidentale.» II se tut, pensif. Son regard flotta un instant entre les tables, puis se reposa sur son verre.

«Je me souviens d'un garçon que j'ai connu en pre­mière, quand j'avais seize ans. Quelqu'un de très com­plexe, très tourmenté. Il venait d'une famille riche, plutôt traditionaliste, et d'ailleurs il partageait entière­ment les valeurs de son milieu. Un jour, au cours d'une discussion, il m'a dit: "Ce qui décide de la valeur d'une religion, c'est la qualité de la morale qu'elle permet de fonder." J'en suis resté muet de surprise et d'admira­tion. Je n'ai jamais su s'il en était arrivé de lui-même à cette conclusion, ou s'il avait trouvé la thèse exprimée dans un livre, en tout cas la phrase m'a énormément impressionné. Cela fait quarante ans que j'y réfléchis; aujourd'hui, je pense qu'il avait tort. Il me paraît impos­sible en matière de religion de se placer d'un point de vue exclusivement moral; pourtant, Kant a raison lorsqu'il affirme que le Sauveur de l'humanité lui-même doit être jugé suivant les critères universels de l'éthique. Mais j'en suis venu à penser que les religions sont avant tout des tentatives d'explication du monde; et aucune tentative d'explication du monde ne peut tenir si elle se heurte à notre besoin de certitude rationnelle. La preuve mathématique, la démarche expérimentale sont des acquis définitifs de la conscience humaine. Je sais bien que les faits semblent me contredire, je sais bien que l'islam - de loin la plus bête, la plus fausse et la plus obscurantiste de toutes les religions - semble actuellement gagner du terrain; mais ce n'est qu'un phénomène superficiel et transitoire: à long ternie l'islam est condamné, encore plus sûrement que le christianisme.»

 

Djerzinski releva la tête, il avait écouté avec beau­coup d'attention. Il n'aurait jamais soupçonné que Desplechin soit sensible à ces questions, celui-ci hésita, puis reprit:

«J'ai perdu de vue Philippe après le bac, mais j'ai appris qu'il s'était suicidé quelques années plus tard. Enfin, je ne pense pas que ce soit lié: être à la fois homosexuel, catholique intégriste et royaliste, ça ne doit quand même pas être un mélange très simple.»

Au fond lui-même Djerzinski n'avait jamais, il s'en rendit compte à cet instant, été envahi par de réelles interrogations religieuses. Pourtant il savait, et depuis très longtemps, que la métaphysique matérialiste, après avoir anéanti les croyances religieuses des siècles pré­cédents, avait elle-même été détruite par les avancées plus récentes de la physique. Il était curieux que lui-même, aucun des physiciens qu'il avait pu connaître n'en ait jamais conçu au moins un doute, une inquié­tude spirituelle.

«À titre personnel, dit-il en même temps qu’il en prenait conscience, il me semble que j’ai dû m’en tenir à ce positivisme pragmatique, de base, qui est en général celui des chercheurs. Les faits existent, ils s’enchaînent par des lois, la notion de la cause n’est pas scientifique. Le monde est égal à la somme des connaissances que nous avons sur lui.

— Je ne suis plus chercheur... répondit Desplechin avec une simplicité désarmante. C'est sans doute pour ça que je me laisse envahir, sur le tard, par des ques­tions métaphysiques. Mais bien sûr c'est vous qui avez raison. Il faut continuer à chercher, à expérimenter, à découvrir de nouvelles lois, et le reste n'a aucune importance. Souvenez-vous de Pascal: "II faut dire en gros: cela se fait par figure et mouvement, car cela est vrai. Mais de dire quels, et composer la machine, cela est ridicule, car cela est inutile, et incertain, et pénible. " Bien sûr, une fois de plus, c'est lui qui a raison contre Descartes. Au fait... vous avez décidé de ce que vous alliez faire? C'est à cause... (il s'excusa d'un geste) de cette histoire de délais.

— Oui. Il faudrait que je sois nommé au Centre de recherches génétiques de Galway, en Irlande. J'ai besoin de pouvoir mettre sur pied rapidement des mon­tages expérimentaux simples, dans des conditions de température et de pression suffisamment précises, avec une bonne gamme de marqueurs radioactifs. Surtout, j'ai besoin d'une grosse puissance de calcul - il me semble me souvenir qu'ils ont deux Cray en parallèle.

- Vous pensez à une nouvelle direction de recher­ches?» La voix de Desplechin trahissait une pointe d'excitation, il s'en aperçut, eut à nouveau son petit sourire discret, qui semblait se moquer de lui-même. «Le désir de connaissance... dit-il d'une voix douce.

— À mon avis, l'erreur est de vouloir travailler uni­quement à partir de l'ADN naturel. L'ADN est une molé­cule complexe, qui a évolué un peu au hasard: il y a des redondances injustifiées, de longues séquences non codantes, enfin il y a un peu n'importe quoi. Si l'on veut vraiment tester les conditions de mutation en géné­ral, il faut partir de molécules autoreproductrices plus simples, avec au maximum quelques centaines de liai­sons.»

Desplechin hochait la tête, les yeux brillants, il ne cherchait plus à dissimuler son excitation. Les touristes italiennes étaient parties, maintenant, à part eux, le café était désert.

«Ce sera certainement très long, poursuivit Michel, a priori rien ne distingue les configurations mutables. Mais il doit y avoir des conditions de stabilité structu­relle au niveau subatomique. Si l'on arrive à calculer une configuration stable, même sur quelques centaines d'atomes, ce ne sera plus qu'une question de puissance de traitement... Enfin, je m'avance peut-être un peu.

- Pas sûr...» Desplechin avait maintenant la voix lente et rêveuse de l'homme qui entrevoit des perspec­tives infiniment lointaines, des configurations mentales fantomatiques et inconnues.

«II faudra que je puisse travailler en toute indépen­dance, en dehors de la hiérarchie du centre. Il y a des choses qui sont de l'ordre de la pure hypothèse: trop long, trop difficile à expliquer.

- Bien sûr. Je vais écrire à Walcott, qui dirige le centre. C'est un type bien, il vous foutra la paix. Vous avez déjà travaillé avec eux, d'ailleurs, je crois? Une histoire de vaches...

- Une toute petite chose, oui.

- Ne vous inquiétez pas. Je pars à la retraite... (cette fois, il y avait un peu d'amertume dans son sourire), mais j'ai encore le pouvoir de faire ça. Sur le plan administratif, vous serez en position de détachement - recon­ductible d'année en année, aussi longtemps que vous le souhaiterez. Quel que soit mon successeur, il n'y a aucune chance que la mesure soit remise en cause.»

Ils se quittèrent peu après à la hauteur du Pont Royal. Desplechin lui tendit la main. Il n'avait pas eu de fils, ses préférences sexuelles le lui avaient interdit, il avait toujours trouvé ridicule l'idée d'un mariage de complai­sance. Pendant quelques secondes, en lui serrant la main, il se dit que ce qu'il était en train de vivre était d'un ordre supérieur, puis il se dit qu'il était extrême­ment fatigué, puis il se retourna et partit le long du quai, longeant les étals des bouquinistes. Pendant une à deux minutes, Djerzinski regarda cet homme qui s'éloignait dans la lumière décroissante.

 

 

 

Il dîna chez Annabelle le lendemain soir et lui expli­qua très clairement, de manière synthétique et précise, pourquoi il devait partir en Irlande. Pour lui mainte­nant le programme à remplir était tracé, tout s'enchaî­nait avec netteté. L'essentiel était de ne pas se polariser sur l'ADN, d'envisager dans toute sa généralité l'être vivant comme système autoreproductible.

Dans un premier temps, Annabelle ne répondit rien, elle ne pouvait réprimer une légère torsion de la bou­che. Puis elle lui resservit du vin; elle avait préparé du poisson, ce soir-là, et son petit studio évoquait plus que jamais une cabine de bateau.

«Tu n'as pas prévu de m'emmener...» Ses mots résonnèrent dans le silence; le silence se prolongea. «Tu n'y as même pas pensé...» dit-elle avec un mélange de dépit enfantin et de surprise; puis elle éclata en sanglots. Il ne fit pas un geste; s'il avait fait un geste, à ce moment, elle l'aurait certainement repoussé; il faut que les gens pleurent, il n'y a que ça à faire. «Pour­tant, on s'entendait bien quand on avait douze ans...» dit-elle au milieu de ses larmes.

Elle leva ensuite les yeux vers lui. Son visage était pur, et d'une extrême beauté. Elle parla sans réfléchir:

«Fais-moi un enfant. J'ai besoin d'avoir quelqu'un près de moi. Tu n'auras pas forcément à l'élever, ni à t'occuper de lui, tu n'auras pas non plus besoin de le reconnaître. Je ne te demande même pas de l'aimer, ni de m'aimer; mais fais-moi juste un enfant. Je sais que j'ai quarante ans: tant pis, je prends le risque. C'est ma dernière chance, maintenant. Parfois, j'en viens à regretter d'avoir avorté. Pourtant le premier homme dont j'ai été enceinte était une ordure, et le deuxième un irresponsable; quand j'avais dix-sept ans jamais je n'aurais imaginé que la vie soit si restreinte, que les possibilités soient si brèves.»

Michel alluma une cigarette pour réfléchir. «C'est une drôle d'idée... dit-il entre ses dents. Une drôle d'idée de se reproduire, quand on n'aime pas la vie.» Annabelle se leva, ôta un à un ses vêtements. «De toute façon faisons l'amour, dit-elle. Ça fait au moins un mois qu'on n'a pas fait l'amour. J'ai arrêté de prendre la pilule il y a deux semaines, aujourd'hui, je suis dans une période de fécondité.» Elle posa les mains sur son ventre, remonta jusqu'à ses seins, ouvrit légèrement les cuisses. Elle était belle, désirable et aimante, pourquoi ne res­sentait-il rien? C'était inexplicable. Il alluma une nou­velle cigarette, s'aperçut soudain que la réflexion ne lui servirait à rien. On fait un enfant, ou on ne le fait pas, ce n'est pas de l'ordre de la décision rationnelle, ça ne fait pas partie des décisions qu'un être humain puisse rationnellement prendre. Il écrasa son mégot dans le cendrier, murmura: «J'accepte.»

Annabelle l'aida à enlever ses vêtements et le mas­turba doucement pour qu'il puisse venir en elle. Il ne ressentait pas grand-chose, sauf la douceur et la chaleur de son vagin. Il cessa rapidement de bouger, saisi par l'évidence géométrique de l'accouplement, émerveillé aussi par la souplesse et la richesse des muqueuses. Annabelle posa sa bouche sur la sienne, l'entoura de ses bras. Il ferma les yeux, sentit plus nettement l'exis­tence de son propre sexe, recommença à aller et venir. Peu avant d'éjaculer il eut la vision - extrêmement nette - de la fusion des gamètes, et tout de suite après des premières divisions cellulaires. C'était comme une fuite en avant, un petit suicide. Une onde de conscience remonta le long de son sexe, il sentit son sperme projeté hors de lui-même. Annabelle le sentit également, poussa une longue expiration; puis ils demeurèrent immobiles.

 

«Vous deviez prendre rendez-vous pour un frottis il y a un mois... dit le gynécologue d'une voix lasse. Au lieu de ça vous arrêtez la pilule sans m'en parler, et vous vous lancez dans une grossesse. Vous n'êtes plus une gamine, tout de même!...» L'atmosphère du cabi­net était froide et un peu gluante, Annabelle fut sur­prise, en sortant, de retrouver le soleil de juin.

Elle téléphona le lendemain. L'examen cellulaire révélait des anomalies «assez sérieuses», il allait fal­loir faire une biopsie et un curetage de la muqueuse utérine. «Pour la grossesse, évidemment, il vaut mieux y renoncer pour l'instant. Autant faire les choses sur de bonnes bases, hein?...» II n'avait pas l'air inquiet, juste un peu ennuyé.

 

Annabelle connut donc son troisième avortement - le fœtus n'avait que deux semaines, il suffisait d'une aspi­ration rapide. L'appareillage avait beaucoup progressé depuis sa dernière intervention et tout fut terminé, à sa grande surprise, en moins de dix minutes. Les résultats d'analyse arrivèrent trois jours plus tard. «Eh bien...», le médecin avait l'air terriblement vieux, compétent et triste, «je crois malheureusement qu'il n'y a aucun doute: vous avez un cancer de l'utérus au stade pré­envahissant.» II rassujettit ses lunettes sur son nez, exa­mina les feuillets à nouveau, l'impression de compé­tence générale en fut sensiblement augmentée. Il n'était pas réellement surpris: le cancer de l'utérus s'attaque souvent aux femmes dans les années qui précèdent la ménopause, et le fait de ne pas avoir eu d'enfants consti­tuait un facteur d'aggravation du risque. Les modalités du traitement étaient connues, sur ce point il n'avait aucun doute. «Il faut pratiquer une hystérectomie abdominale et une salpingo-ovariectomie bilatérale. Ce sont des gestes opératoires bien maîtrisés maintenant, les risques de complication sont quasi nuls.» II jeta un regard à Annabelle: chose ennuyeuse, elle ne réagissait pas, elle restait complètement bouche bée, c'était pro­bablement le prélude à une crise. On recommandait en général aux praticiens d'orienter la patiente vers une psychothérapie de soutien - il avait préparé une petite liste d'adresses - et surtout d'insister sur une idée forte: la fin de la fertilité ne signifiait nullement la fin de la vie sexuelle, certaines patientes, au contraire, en voyaient leurs désirs sensiblement augmentes.

«Donc, on va m'enlever l'utérus... dit-elle avec incré­dulité.

- L'utérus, les ovaires et les trompes de Fallope; autant éviter tout risque de prolifération. Je vous pres­crirai un traitement hormonal de substitution - d'ail­leurs on le prescrit de plus en plus souvent, même dans les cas de ménopause simple.»

 

Elle retourna chez ses parents à Crécy-en-Brie, l'opération était fixée au 17 juillet. Michel l'accompa­gna, avec sa mère, à l'hôpital de Meaux. Elle n'avait pas peur. L'intervention chirurgicale dura un peu plus de deux heures. Annabelle se réveilla le lendemain. Par sa fenêtre elle voyait le ciel bleu, le léger mouvement du vent entre les arbres. Elle ne ressentait pratiquement rien. Elle avait envie de voir la cicatrice de son bas-ventre, mais n'osa pas le demander à l'infirmière. Il était étrange de penser qu'elle était la même femme, mais que les organes de la reproduction lui avaient été ôtés. Le mot «ablation» flotta quelque temps dans son esprit, avant d'être remplacé par une image plus bru­tale. «On m'a vidée, se dit-elle, on m'a vidée comme un poulet.»

 

Elle sortit de l'hôpital une semaine plus tard. Michel avait écrit à Walcott pour lui annoncer qu'il retardait son départ, après quelques tergiversations il accepta de s'installer chez ses parents, dans l'ancienne chambre de son frère. Annabelle s'aperçut qu'il avait sympathisé avec sa mère durant la période de son hospitalisation. Son frère aîné, aussi, passait plus volontiers à la maison depuis que Michel était là. Ils n'avaient au fond pas grand-chose à se dire: Michel ne connaissait rien aux problèmes de la petite entreprise, et Jean-Pierre restait parfaitement étranger aux questions soulevées par le développement de la recherche en biologie molécu­laire, cependant, une complicité masculine partielle­ment fictive finissait par se créer autour de l'apéritif du soir. Elle devait se reposer, et surtout éviter de soulever des objets lourds, mais elle pouvait maintenant se laver seule, et manger normalement. L'après-midi, elle res­tait assise dans le jardin, Michel et sa mère cueillaient des fraises, ou des mirabelles. C'était comme une curieuse période de vacances, ou de retour à l'enfance. Elle sentait la caresse du soleil sur son visage et sur ses bras. Le plus souvent elle restait sans rien faire, parfois aussi elle brodait, ou confectionnait de petits objets en peluche pour son neveu et ses nièces. Un psychiatre de Meaux lui avait prescrit des somnifères, et des doses assez fortes de tranquillisants. Elle dormait de toute façon beaucoup, et ses rêves étaient uniformément heu­reux et paisibles, le pouvoir de l'esprit est immense, tant qu'il demeure dans son propre domaine. Michel était allongé à ses côtés dans le lit, une main posée au-dessus de sa taille, il sentait ses côtes se soulever et s'abaisser avec régularité. Le psychiatre venait réguliè­rement la voir, s'inquiétait, marmonnait, parlait de «perte d'adhérence par rapport au réel». Elle était devenue très douce, un peu bizarre, et riait souvent sans raison, parfois aussi, d'un seul coup, ses yeux s'emplis­saient de larmes. Elle prenait alors un Tercian supplé­mentaire.

À partir de la troisième semaine elle put sortir, et faire de courtes promenades au bord de la rivière, ou dans les bois environnants. C'était un mois d'août exceptionnellement beau, les journées se succédaient, identiques et radieuses, sans la moindre menace d'orage, sans que rien non plus puisse laisser présager une fin. Michel la tenait par la main, souvent, ils s'as­seyaient sur un banc au bord du Grand Morin. Les herbes de la berge étaient calcinées, presque blanches, sous le couvert des hêtres la rivière déroulait indéfiniment ses ondulations liquides, d'un vert sombre. Le monde extérieur avait ses propres lois, et ces lois n'étaient pas humaines.

 

 

 

Le 25 août, un examen de contrôle révéla des métas­tases dans la région abdominale, elles allaient, nor­malement, continuer à s'étendre, et le cancer se géné­raliser. On pouvait tenter une radiothérapie, à vrai dire c'était même la seule chose à faire, mais, il ne fallait pas se le dissimuler, il s'agissait d'un traitement lourd, et le taux de guérison ne dépassait pas 50 %.

Le repas fut extrêmement silencieux. «On va te gué­rir, ma petite chérie...» dit la mère d'Annabelle d'une voix qui tremblait un peu. Elle prit sa mère par le cou, posa son front contre le sien, elles restèrent ainsi envi­ron une minute. Après que sa mère était partie se cou­cher elle traîna dans le salon, feuilleta quelques livres. Assis dans un fauteuil, Michel la suivait du regard. «On pourrait consulter quelqu'un d'autre... dit-il après un long silence. - Oui, on pourrait» répondit-elle avec légèreté.

Elle ne pouvait pas faire l'amour, la cicatrice était trop récente et trop douloureuse, mais elle le serra longuement dans ses bras. Elle entendait ses dents grin­cer dans le silence. À un moment donné, passant la main sur son visage, elle s'aperçut qu'il était mouillé de larmes. Elle lui caressa doucement le sexe, c'était excitant et apaisant à la fois. Il prit deux comprimés de Mépronizine, et finit par s'endormir.

 

Vers trois heures du matin elle se leva, enfila une robe de chambre et descendit à la cuisine. En fouillant dans le buffet elle trouva un bol, gravé à son prénom, que sa marraine lui avait offert pour ses dix ans. Dans le bol elle pila soigneusement le contenu de son tube de Rohypnol, ajouta un peu d'eau et de sucre. Elle ne ressentait rien, sinon une tristesse d'ordre extrêmement général, presque métaphysique. La vie était organisée ainsi, pensait-elle, une bifurcation s'était produite dans son corps, une bifurcation imprévisible et injustifiée, et maintenant son corps ne pouvait plus être une source de bonheur et de joie. Il allait au contraire, progressi­vement mais en fait assez vite, devenir pour elle-même comme pour les autres une source de gêne et de mal­heur. Par conséquent, il fallait détruire son corps. Une horloge en bois d'aspect massif égrenait les secondes avec bruit, sa mère la tenait de sa grand-mère, elle l'avait déjà au moment de son mariage, c'était le meuble le plus ancien de la maison. Dans le bol, elle rajouta un peu de sucre. Son attitude était très éloignée de l'acceptation, la vie lui apparaissait comme une mau­vaise plaisanterie, une plaisanterie inadmissible, mais, inadmissible ou pas, c'était ainsi. En quelques semaines de maladie, avec une rapidité surprenante, elle en était arrivée à ce sentiment si fréquent chez les vieillards: elle ne voulait plus être une charge pour les autres. Sa vie, vers la fin de son adolescence, s'était mise à aller très vite, puis il y avait eu une longue période d'ennui, sur la fin, de nouveau, tout recommençait à aller très vite.

Peu avant l'aube, en se retournant dans le lit, Michel s'aperçut de l'absence d'Annabelle. Il s'habilla, descen­dit: son corps inanimé gisait sur le canapé du salon. Près d'elle, sur la table, elle avait laissé une lettre. La première phrase disait: «Je préfère mourir au milieu de ceux que j'aime.»

 

Le chef du service des urgences à l'hôpital de Meaux était un homme d'une trentaine d'années, aux cheveux bruns et bouclés, au visage ouvert, il leur fit tout de suite une excellente impression. Il y avait peu de chances pour qu'elle se réveille, dit-il, ils pouvaient rester auprès d'elle, à titre personnel il n'y voyait aucun incon­vénient. Le coma était un état étrange, mal connu. Il était à peu près certain qu'Annabelle ne percevait rien de leur présence, cependant, une activité électrique fai­ble persistait dans le cerveau, elle devait correspondre à une activité mentale, dont la nature restait absolu­ment mystérieuse. Le pronostic médical lui-même n'avait rien d'assuré: on avait vu des cas où un malade plongé dans un coma profond depuis plusieurs semai­nes, voire plusieurs mois, revenait d'un seul coup à la vie, le plus souvent, hélas, l'état de coma bifurquait, tout aussi subitement, vers la mort. Elle n'avait que quarante ans, au moins on pouvait être sûr que le cœur tiendrait, c'était, pour l'instant, tout ce qu'on pouvait dire.

Le jour se levait sur la ville. Assis à côté de Michel, le frère d'Annabelle secouait la tête en marmonnant. «C'est pas possible... C'est pas possible...» répétait-il sans cesse, comme si ces mots avaient eu un pouvoir. Mais si, c'était possible. Tout est possible. Une infir­mière passa devant eux, poussant un chariot métalli­que sur lequel s'entrechoquaient des bouteilles de sérum.

 

Un peu plus tard le soleil déchira les nuages, et le ciel tourna au bleu. La journée serait belle, aussi belle que les précédentes. La mère d'Annabelle se leva avec effort. «Autant se reposer un peu...» dit-elle en maîtri­sant le tremblement de sa voix. Son fils se leva à son tour, les bras ballants, et la suivit comme un automate. D'un signe de tête, Michel refusa de les accompagner. Il ne ressentait aucune fatigue. Dans les minutes qui suivirent, il ressentit surtout l'étrange présence du monde observable. Il était assis, seul, dans un couloir ensoleillé, sur une chaise de plastique tressé. Cette aile de l'hôpital était excessivement calme. De temps en temps une porte s'ouvrait à distance, une infirmière en sortait, se dirigeait vers un autre couloir. Les bruits de la ville, quelques étages plus bas, étaient très assourdis. Dans un état d'absolu détachement mental, il passait en revue l'enchaînement des circonstances, les étapes du mécanisme qui avait brisé leurs vies. Tout apparais­sait définitif, limpide et irrécusable. Tout apparaissait dans l'évidence immobile d'un passé restreint. Il était peu vraisemblable, aujourd'hui, qu'une fille de dix-sept ans puisse faire preuve d'une telle naïveté, il était sur­tout peu vraisemblable, aujourd'hui, qu'une fille de dix-sept ans accorde une telle importance à l'amour. Il s'était écoulé vingt-cinq ans depuis l'adolescence d'Annabelle, et les choses avaient beaucoup changé, s'il fal­lait en croire les sondages et les magazines. Les jeunes filles d'aujourd'hui étaient plus avisées et plus ration­nelles. Elles se préoccupaient avant tout de leur réussite scolaire, tâchaient avant tout de s'assurer un avenir professionnel décent. Les sorties avec les garçons n'étaient pour elles qu'une activité de loisirs, un diver­tissement où intervenaient à parts plus ou moins égales le plaisir sexuel et la satisfaction narcissique. Par la suite elles s'attachaient à conclure un mariage rai­sonné, sur la base d'une adéquation suffisante des situa­tions socio-professionnelles et d'une certaine commu­nauté de goûts. Bien entendu elles se coupaient ainsi de toute possibilité de bonheur - celui-ci étant indisso­ciable d'états fusionnels et régressifs incompatibles avec l'usage pratique de la raison - mais elles espéraient ainsi échapper aux souffrances sentimentales et morales qui avaient torturé leurs devancières. Cet espoir était d'ailleurs rapidement déçu, la disparition des tourments passionnels laissait en effet le champ libre à l'ennui, à la sensation de vide, à l'attente angois­sée du vieillissement et de la mort. Ainsi, la seconde partie de la vie d'Annabelle avait été beaucoup plus triste et plus morne que la première, elle ne devait, sur la fin, en garder aucun souvenir.

Vers midi, Michel poussa la porte de sa chambre. Sa respiration était extrêmement faible, le drap qui recou­vrait sa poitrine était presque immobile - d'après le médecin, c'était cependant suffisant pour permettre l'oxygénation des tissus, si la respiration devait encore baisser, on envisagerait de mettre en place un dispositif de ventilation assistée. Pour l'instant l'aiguille d'une perfusion pénétrait dans son bras un peu au-dessus du coude, une électrode était fixée à sa tempe, et c'était tout. Un rayon de soleil traversait le drap immaculé et venait illuminer une mèche de ses magnifiques cheveux clairs. Son visage aux yeux clos, juste un peu plus pâle que d'habitude, semblait infiniment paisible. Toute crainte paraissait l'avoir abandonnée; elle n'avait jamais paru à Michel aussi heureuse. Il est vrai qu'il avait toujours eu tendance à confondre le coma et le bonheur; il n'empêche, elle lui paraissait infiniment heureuse. Il passa la main dans ses cheveux, embrassa son front et ses lèvres tièdes. C'était évidemment trop tard; mais, quand même, c'était bien. Il demeura dans sa chambre jusqu'à la tombée du soir. De retour dans le couloir, il ouvrit un livre de méditations bouddhiques recueillies par le docteur Evans-Wentz (il avait le livre depuis plusieurs semaines dans sa poche; c'était un tout petit livre, à la couverture rouge sombre).

Que tous les êtres dans l'Est,

Que tous les êtres dans l'Ouest

Que tous les êtres dans le Nord,

Que tous les êtres dans le Sud

Soient heureux, gardent leur bonheur,

Puissent-ils vivre sans inimitié.

 

Ce n'était pas entièrement de leur faute, songeait-il; ils avaient vécu dans un monde pénible, un monde de compétition et de lutte, de vanité et de violence; ils n'avaient pas vécu dans un monde harmonieux. D'un autre côté ils n'avaient rien fait pour modifier ce monde, ils n'avaient nullement contribué à l'améliorer. Il se dit qu'il aurait dû faire un enfant à Annabelle; puis d'un seul coup il se souvint qu'il l'avait fait, ou plutôt qu'il avait commencé à le faire, qu'il avait tout du moins accepté la perspective; et cette pensée le remplit d'une grande joie. Il comprit alors la paix et la douceur qui l'avaient envahi ces dernières semaines. Il ne pouvait plus rien maintenant, personne ne pouvait rien à l'em­pire de la maladie et de la mort; mais, au moins pen­dant quelques semaines, elle aurait eu la sensation d'être aimée.

Si quelqu'un pratique la pensée de l'amour

Et ne s'abandonne pas aux pratiques licencieuses,

S'il coupe les liens des passions

Et tourne son regard vers la Voie,

Du fait qu'il a été capable de pratiquer cet amour,

II renaîtra dans le ciel de Brahmâ

II obtiendra rapidement la Délivrance

Et à jamais gagnera le Domaine de l'Inconditionné.

S'il ne tue pas ni ne pense à nuire,

S'il ne cherche pas à se faire valoir en humiliant autrui,

S'il pratique l'amour universel

A la mort, il n'aura pas de pensées de haine.

 

Dans la soirée la mère d'Annabelle le rejoignit, elle venait voir s'il y avait du nouveau. Non, la situation n'avait pas évolué; les états de coma profond pouvaient être très stables, lui rappela l'infirmière avec patience, il s'écoulait parfois des semaines avant qu'un pronostic puisse être établi. Elle entra voir sa fille, ressortit au bout d'une minute en sanglotant. «Je ne comprends pas... dit-elle en secouant la tête. Je ne comprends pas comment la vie est faite. C'était une gentille fille, vous savez. Elle a toujours été affectueuse, sans histoires. Elle ne se plaignait pas, mais je savais qu'elle n'était pas heureuse. Elle n'a pas eu la vie qu'elle méritait.»

Elle repartit peu après, visiblement découragée. Assez étrangement, il n'avait ni faim ni sommeil. Il fit les cent pas dans le couloir, descendit jusqu'au hall d'entrée. Un Antillais installé à l'accueil faisait des mots fléchés, il lui adressa un signe de tête. Il prit un cho­colat chaud au distributeur, s'approcha des baies vitrées. La lune flottait entre les tours; quelques voitu­res circulaient dans l'avenue de Châlons. Il avait suffi­samment de connaissances médicales pour savoir que la vie d'Annabelle ne tenait qu'à un souffle. Sa mère avait eu raison de refuser de comprendre; l'homme n'est pas fait pour accepter la mort: ni la sienne, ni celle des autres. Il s'approcha du gardien, lui demanda s'il pouvait lui emprunter du papier; un peu surpris, celui-ci lui tendit une liasse de feuilles à en-tête de l'hô­pital (ce fut cet en-tête qui, bien plus tard, devait per­mettre à Hubczejak d'identifier le texte au milieu de la masse de notes retrouvées à Clifden). Certains êtres humains s'accrochent avec férocité à la vie, ils la quit­tent, comme disait Rousseau, de mauvaise grâce; tel ne serait pas, il le pressentait déjà, le cas d'Annabelle.

 

Elle était cette enfant faite pour le bonheur,

Tendait à qui voulait le trésor de son cœur

Elle aurait pu donner sa vie pour d'autres vies,

Au milieu des petits nés de son même lit.

Par le cri des enfants,

Par le sang de la race

Son rêve toujours présent

Laisserait une trace

Inscrite dans le temps,

Inscrite dans l'espace

Inscrite dans la chair

À jamais sanctifiée

Dans les montagnes, dans l'air

Et dans l'eau des rivières,

Dans le ciel modifié.

Maintenant tu es là,

Sur ton lit de mourante

Si calme dans ton coma

Et à jamais aimante.

Nos corps deviendront froids et simplement présents

Dans l'herbe, mon Annabelle

Ce sera le néant

De l'être individuel.

Nous aurons peu aimé

Sous nos formes humaines

Peut-être le soleil, et la pluie sur nos tombes, le vent et la gelée

Mettront fin à nos peines.

 

 

 

Annabelle mourut le surlendemain, et pour la famille c'était peut-être mieux. Dans les cas de décès, on a toujours tendance à dire une connerie de ce genre, mais il est vrai que sa mère et son frère auraient diffi­cilement supporté un état d'incertitude prolongé.

Dans le bâtiment de béton blanc et d'acier, là même où sa grand-mère était morte, Djerzinski prit con­science, pour la deuxième fois, de la puissance du vide. Il traversa la chambre et s'approcha du corps d'Annabelle. Ce corps était identique à ce qu'il avait connu, à ceci près que la tiédeur l'abandonnait lentement. Sa chair, maintenant, était presque froide.

Certains êtres vivent jusqu'à soixante-dix, voire qua­tre-vingts ans, en pensant qu'il y a toujours du nouveau, que l'aventure est, comme on dit, au coin de la rue, il faut en définitive pratiquement les tuer, ou du moins les réduire à un état d'invalidité très avancé, pour leur faire entendre raison. Tel n'était pas le cas de Michel Djerzinski. Sa vie d'homme il l'avait vécue seul, dans un vide sidéral. Il avait contribué au progrès des connaissances, c'était sa vocation, c'était la manière dont il avait trouvé à exprimer ses dons naturels, mais l'amour, il ne l'avait pas connu. Annabelle non plus, malgré sa beauté, n'avait pas connu l'amour, et maintenant elle était morte. Son corps reposait à mi-hauteur, désormais inutile, analogue à un poids pur, dans la lumière. On referma le couvercle du cercueil.

 

Dans sa lettre d'adieux, elle avait demandé à être incinérée. Avant la cérémonie, ils prirent un café au Relais H du hall d'accueil, à la table à côté, un gitan sous perfusion parlait bagnoles avec deux de ses amis venus lui rendre visite. L'éclairage était faible - quel­ques appliques dans le plafond, au milieu d'une déco­ration déplaisante évoquant d'énormes bouchons de liège.

Ils sortirent, sous le soleil. Les bâtiments du créma­torium étaient situés non loin de l'hôpital, dans le même complexe. La chambre d'incinération était un gros cube de béton blanc, au milieu d'un parvis d'une blancheur égale, la réverbération était éblouissante. L'air chaud ondulait autour d'eux comme une myriade de petits serpents.

Le cercueil fut assujetti sur une plate-forme mobile qui conduisait à l'intérieur du four. Il y eut trente secon­des de recueillement collectif, puis un employé déclen­cha le mécanisme. Les roues dentées qui actionnaient la plate-forme grincèrent légèrement; la porte se referma. Un hublot de Pyrex permettait de surveiller la combustion. Au moment où les flammes jaillirent des énormes brûleurs, Michel détourna la tête. Pendant environ vingt secondes, un éclat rouge persista à la péri­phérie de son champ visuel; puis ce fut tout. Un employé recueillit les cendres dans une petite boîte, un parallélépipède de sapin blanc, et les remit au frère aîné d'Annabelle.

 

Ils repartirent vers Crécy en conduisant lentement. Le soleil brillait entre les feuilles des marronniers le long de l'allée de l'Hôtel-dé-Ville. Annabelle et lui s'étaient promenés dans cette même allée, vingt-cinq ans auparavant, après la sortie des cours. Une quin­zaine de personnes étaient réunies dans le jardin du pavillon de sa mère. Son frère cadet était revenu des États-Unis pour l'occasion; il était maigre, nerveux, visiblement stressé, vêtu avec un peu trop d'élégance.

Annabelle avait demandé à ce que ses cendres soient dispersées dans le jardin de la maison de ses parents, cela aussi fut fait. Le soleil commençait à décroître. C'était une poussière - une poussière presque blanche. Elle se déposa doucement, comme un voile, sur la terre entre les rosiers. À ce moment on entendit, dans le loin­tain, la sonnerie du passage à niveau. Michel se souvint des après-midi de ses quinze ans, quand Annabelle venait l'attendre à la gare, et se serrait dans ses bras. Il regarda la terre, le soleil, les roses; la surface élas­tique de l'herbe. C'était incompréhensible. L'assistance était silencieuse, la mère d'Annabelle avait servi un vin d'honneur. Elle lui tendit un verre, le regarda dans les yeux. «Vous pouvez rester quelques jours, Michel, si vous voulez» dit-elle à voix basse. Non, il allait partir, il allait travailler. Il ne savait rien faire d'autre. Le ciel lui parut traversé de rayons; il se rendit compte qu'il pleurait.

 

 

 

Au moment où l'avion s'approchait du plafond nua­geux qui s'étendait, à l'infini, en dessous du ciel intan­gible, il eut l'impression que sa vie entière devait conduire à ce moment. Pendant quelques secondes encore il n'y eut que la coupole immense de l'azur, et un plan immense, ondulé, où alternaient un blanc éblouissant et un blanc mat; puis ils pénétrèrent dans une zone intermédiaire, mobile et grise, où les percep­tions étaient confuses. En dessous, dans le monde des hommes, il y avait des prairies, des animaux et des arbres, tout était vert, humide, et infiniment détaillé.

 

Walcott l'attendait à l'aéroport de Shannon. C'était un homme trapu, aux gestes vifs; sa calvitie prononcée était entourée par une couronne de cheveux blond-roux. Il conduisait rapidement sa Toyota StarJet entre les pâturages brumeux, les collines. Le centre était ins­tallé un peu au nord de Galway, sur le territoire de la commune de Rosscahill. Walcott lui fit visiter les ins­tallations et lui présenta les techniciens; ils seraient à sa disposition pour réaliser les expériences, pour pro­grammer le calcul des configurations moléculaires. Tous les équipements étaient ultramodernes, les salles d'une propreté immaculée - l'ensemble avait été financé sur un budget de la CEE. Dans une salle réfri­gérée, Djerzinski jeta un regard sur les deux grands Cray, en forme de tour, dont les panneaux de contrôle luisaient dans la pénombre. Leurs millions de proces­seurs à l'architecture massivement parallèle se tenaient prêts à intégrer les lagrangiens, les fonctions d'onde, les décompositions spectrales, les opérateurs de Hermite; c'est dans cet univers, dorénavant, qu'allait se dérouler sa vie. Croisant les bras sur la poitrine, serrant ses bras contre son corps, il ne parvenait pourtant pas à dissiper une impression de tristesse, de froid inté­rieur. Walcott lui offrit un café au distributeur automa­tique. Par les baies vitrées on distinguait des pentes verdoyantes, qui plongeaient dans les eaux sombres du Lough Corrib.

 

En descendant la route qui menait à Rosscahill ils longèrent un pré en pente douce où paissait un trou­peau de vaches plus petites que la moyenne, d'un beau brun clair. «Vous les reconnaissez? demanda Walcott avec un sourire. Oui... ce sont les descendantes des pre­mières vaches issues de vos travaux, il y a déjà de ça dix ans. À l'époque nous étions un tout petit centre, pas très bien équipé, vous nous avez donné un sacré coup de main. Elles sont robustes, elles se reproduisent sans difficultés et elles donnent un lait excellent. Vous voulez les voir?» II se gara dans un chemin creux. Djerzinski s'approcha du muret en pierres qui délimitait le pré. Les vaches broutaient calmement, frottaient leurs têtes contre les flancs de leurs compagnes; deux ou trois étaient allongées. Le code génétique qui gouvernait la réplication de leurs cellules c'est lui qui l'avait créé, qui l'avait amélioré tout du moins. Pour elles, il aurait dû être comme un Dieu; pourtant, elles semblaient indif­férentes à sa présence. Un banc de brume descendit du sommet de la colline, les cachant progressivement à sa vue. Il retourna à la voiture.

Assis au volant, Walcott fumait une Craven; la pluie avait recouvert le pare-brise. De sa voix douce, discrète (mais dont la discrétion, pourtant, ne paraissait nulle­ment un signe d'indifférence), il lui demanda: «Vous avez eu un deuil?...» Alors il lui raconta l'histoire d'Annabelle, et de sa fin. Walcott écoutait, de temps en temps il hochait la tête, ou poussait un soupir. Après le récit il demeura silencieux, alluma, puis éteignit une nouvelle cigarette et dit: «Je ne suis pas d'origine irlan­daise. Je suis né à Cambridge, et il paraît que je suis resté très anglais. On dit souvent que les Anglais ont développé des qualités de sang-froid et de réserve, une manière aussi d'envisager les événements de la vie - y compris les plus tragiques - avec humour. C'est assez vrai; c'est complètement idiot de leur part. L'humour ne sauve pas, l'humour ne sert en définitive à peu près à rien. On peut envisager les événements de la vie avec humour pendant des années, parfois de très longues années, dans certains cas on peut adopter une attitude humoristique pratiquement jusqu'à la fin; mais en défi­nitive la vie vous brise le cœur. Quelles que soient les qualités de courage, de sang-froid et d'humour qu'on a pu développer tout au long de sa vie, on finit toujours par avoir le cœur brisé. Alors, on arrête de rire. Au bout du compte il n'y a plus que la solitude, le froid et le silence. Au bout du compte, il n'y a plus que la mort.»

Il actionna les essuie-glaces, remit le moteur en mar­che. «Beaucoup de gens, ici, sont catholiques, dit-il encore. Enfin, c'est en train de changer. L'Irlande se modernise. Plusieurs entreprises de haute technologie se sont installées en profitant des réductions de charges sociales et d'impôts - dans la région on a Roche et Lilly. Et, bien sûr, il y a Microsoft: tous les jeunes de ce pays rêvent de travailler pour Microsoft. Les gens vont moins à la messe, la liberté sexuelle est plus grande qu'il y a quelques années, il y a de plus en plus de discothèques et d'antidépresseurs. Enfin, le scénario classique...»

Ils longeaient à nouveau le lac. Le soleil émergea au milieu d'un banc de brume, dessinant à la surface des eaux des irisations étincelantes. «Quand même... pour­suivit Walcott, le catholicisme est resté très fort ici. La plupart des techniciens du centre, par exemple, sont catholiques. Ça ne facilite pas mes rapports avec eux, Ils sont corrects, courtois, mais ils me considèrent comme quelqu'un d'un peu à part, avec qui on ne peut pas vraiment parler.»

Le soleil se dégagea complètement, formant un cer­cle d'un blanc parfait; le lac entjer apparut, baigné de lumière. À l'horizon, les chaînes des Twelve Bens Mountains se superposaient dans une gamme de gris décrois­sants, comme les pellicules d'un rêve. Ils gardèrent le silence. À l'entrée de Galway, Walcott parla de nou­veau: «Je suis resté athée, mais je peux comprendre qu'on soit catholique ici. Ce pays a quelque chose de très particulier. Tout vibre constamment, l'herbe des prairies comme la surface des eaux, tout semble indi­quer une présence. La lumière est mobile et douce, elle est comme une matière changeante. Vous verrez. Le ciel, lui aussi, est vivant.»

 

 

 

Il loua un appartement près de Clifden, sur la Sky Road, dans une ancienne maison de garde-côtes qui avait été réaménagée en location pour touristes. Les pièces étaient décorées de rouets, de lampes à pétrole, enfin d'objets anciens supposés faire la joie des touris­tes, cela ne le dérangeait pas. Dans cette maison, dans la vie en général, il savait désormais qu'il se sentirait comme à l'hôtel.

Il n'avait aucune intention de retourner en France, mais pendant les premières semaines il dut plusieurs fois se rendre à Paris pour s'occuper de la vente de son appartement, du transfert de ses comptes. Il prenait le vol de 11 h 50 à Shannon. L'avion survolait la mer, le soleil chauffait à blanc la surface des eaux; les vagues ressemblaient à des vers, qui s'enchevêtraient et se tordaient sur une distance énorme. Endessous de cette immense pellicule de vers, il le savait, des mollusques engendraient leur propre chair; des poissons aux dents fines dévoraient les mollusques, avant d'être dévorés par d'autres poissons plus massifs. Souvent il s'endormait, il faisait de mauvais rêves. Lorsqu'il s'éveillait, l'avion survolait la campagne. Dans son état de demi-sommeil, il s'étonnait de l'uniforme couleur des champs. Les champs étaient bruns, parfois verts, mais toujours ternes. La banlieue parisienne était grise. L'avion perdait de l'altitude, s'enfonçait avec lenteur, irrésistiblement attiré par cette vie, cette palpitation de millions de vies.

 

À partir de la mi-octobre une brume épaisse recouvrit la péninsule de Clifden, venue tout droit de l'Atlantique. Les derniers touristes étaient partis. Il ne faisait pas froid, mais tout baignait dans un gris profond et doux. Djerzinski sortait peu. Il avait emporté trois DVD, repré­sentant plus de 40 gigaoctets de données. De temps à autre il allumait son micro-ordinateur, examinait une configuration moléculaire, puis s'allongeait sur le lit immense, son paquet de cigarettes à portée de la main. Il n'était pas encore retourné au centre. À travers la baie vitrée, les masses de brume bougeaient lentement.

Aux environs du 20 novembre le ciel se dégagea, le temps devint plus froid et plus sec. Il prit l'habitude de faire de longues promenades à pied sur la route côtière. Il dépassait Gortrumnagh et Knockavally, poussait le plus souvent jusqu'à Claddaghduff, parfois jusqu'à Aughrus Point. Il se trouvait alors au point le plus occiden­tal de l'Europe, à la pointe extrême du monde occidental. Devant lui l'océan Atlantique s'étendait, quatre mille kilomètres d'océan le séparaient de l'Amé­rique.

Selon Hubczejak, ces deux ou trois mois de réflexion solitaire au cours desquels Djerzinski ne fit rien, ne mit sur pied aucune expérience, ne programma aucun calcul doivent être considérés comme une période clef au cours de laquelle se mirent en place les principaux élé­ments de sa réflexion ultérieure. Les derniers mois de 1999 furent de toute façon pour l'ensemble de l'huma­nité occidentale une période étrange, marquée par une attente particulière, une sorte de rumination sourde.

 

Le 31 décembre 1999 tombait un vendredi. Dans la clinique de Verrières-le-Buisson, où Bruno devait pas­ser le reste de ses jours, une petite fête eut lieu, réunis­sant les malades et le personnel soignant. On but du Champagne en mangeant des chips aromatisées au paprika. Plus tard dans la soirée, Bruno dansa avec une infirmière. Il n'était pas malheureux; les médicaments faisaient leur effet, et tout désir était mort en lui. Il aimait le goûter, les jeux télévisés regardés en commun avant le repas du soir. Il n'attendait plus rien de la succession des jours, et cette dernière soirée du deuxième millénaire, pour lui, se passa bien.

Dans les cimetières du monde entier, les humains récemment décèdes continuèrent à pourrir dans leurs tombes, à se transformer peu à peu en squelettes.

 

Michel passa la soirée chez lui. Il était trop éloigné pour entendre les échos de la fête qui se déroulait au village. À plusieurs reprises sa mémoire fut traversée par des images d'Annabelle, adoucies et paisibles; des images, également, de sa grand-mère.

Il se souvint qu'à l'âge de treize ou quatorze ans il achetait des lampes-torches, de petits objets mécani­ques qu'il aimait à démonter et remonter sans cesse. Il se souvint également d'un avion à moteur, offert par sa grand-mère, et qu'il ne réussit jamais à faire décoller. C'était un bel avion, au camouflage kaki; il resta finalement dans sa boîte. Traversée de courants de conscience, son existence présentait pourtant certains traits individuels. Il y a des êtres, il y a des pensées. Les pensées n'occupent pas d'espace. Les êtres occupent une portion de l'espace, nous les voyons. Leur image se forme sur le cristallin, traverse l'humeur choroïde, vient frapper la rétine. Seul dans la maison déserte, Michel assista à un modeste défilé de souvenirs. Une seule certitude, au long de la soirée, emplissait peu à peu son esprit: il allait bientôt pouvoir se remettre au travail.

 

Partout à la surface de la planète l'humanité fatiguée, épuisée, doutant d'elle-même et de sa propre histoire, s'apprêtait tant bien que mal à entrer dans un nouveau millénaire.

 

 

 

Certains disent:

«La civilisation que nous avons bâtie est encore fragile

C'est à peine si nous sortons de la nuit.

De ces siècles de malheur, nous portons encore l'image hostile,

Ne vaudrait-il pas mieux que tout cela reste enfoui? »

Le narrateur se lève, se rassemble et il rappelle

Avec équanimité, mais fermement, il se lève et il rap­pelle

Qu'une révolution métaphysique a eu lieu.

De même que les chrétiens pouvaie


Date: 2015-12-11; view: 896


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