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L'hypothèse MacMillan 2 page

À cette règle, il convenait cependant de faire une exception dans le cas de son demi-frère; le terme même de plaisir semblait difficile à lui associer; mais, à vrai dire, Michel était-il mû par quelque chose? Un mouve­ment rectiligne uniforme persiste indéfiniment en l'absence de frottement ou de l'application d'une force externe. Organisée, rationnelle, sociologiquement située dans la médiane des catégories supérieures, la vie de son demi-frère semblait jusqu'à présent s'accomplir sans frottement. Il était possible que d'obscures et terribles luttes d'influence se déroulent dans le champ clos des chercheurs en biophysique moléculaire; Bruno en doutait, cependant.

«Tu as une vision de la vie très sombre...» dit Christiane, mettant fin à un silence qui s'appesantissait. «Nietzschéenne, précisa Bruno. Plutôt nietzschéenne bas de gamme, estima-t-il utile d'ajouter. Je vais te lira un poème.» Il sortit un carnet de sa poche et déclama les vers suivants:

C'est toujours la même vieille foutaise

D'éternel retour, etc.

Et je mange des glaces à la fraise

À la terrasse du Zarathoustra.

 

«Je sais ce qu'il faut faire, dit-elle après un nouveau temps de silence. On va aller partouzer au Cap d'Agde, dans le secteur naturiste. Il y a des infirmières hollandaises, des fonctionnaires allemands, tous très corrects, bourgeois, genre pays nordiques ou Bénélux. Pourquoi pas partouzer avec des policiers luxembourgeois?

- J'ai épuisé mes semaines de vacances.

- Moi aussi, la rentrée est mardi; mais j'ai encore besoin de vacances. J'en ai marre d'enseigner, les enfants sont des cons. Toi aussi tu as besoin de vacances, et tu as besoin de jouir, avec plein de femmes différentes. C'est possible. Je sais que tu n'y crois pas, mais je te l'affirme: c'est possible. J'ai un copain médecin, il va nous faire un arrêt-maladie.»

 

Ils arrivèrent en gare d'Agde le lundi matin, prirent un taxi pour le secteur naturiste. Christiane avait extrê­mement peu de bagages, elle n'avait pas eu le temps de retourner à Noyon. «Il va falloir que j'envoie du fric à mon fils, dit-elle. Il me méprise, mais je vais encore être obligée de le supporter quelques années. J'ai juste peur qu'il ne devienne violent. Il fréquente vraiment de drô­les de types, des musulmans, des nazis... S'il se tuait en moto j'aurais de la peine, mais je crois que je me sen­tirais plus libre.»

On était déjà en septembre, ils trouvèrent facilement une location. Le complexe naturiste du Cap d'Agde, divisé en cinq résidences construites dans les années soixante-dix et le début des années quatre-vingt, offre une capacité hôtelière totale de dix mille lits, ce qui est un record mondial. Leur appartement, d'une surface de 22 m2, comportait une chambre-salon dotée d'un canapé-lit, une kitchenette, deux couchettes individuel­les superposées, une salle d'eau, un W.-C. séparé et une terrasse. Sa capacité maximale était de quatre person­nes - le plus souvent une famille avec deux enfants. Ils s'y sentirent tout de suite très bien. Orientée à l'Ouest, la terrasse donnait sur le port de plaisance et permettait de prendre l'apéritif en profitant des derniers rayons du soleil couchant.



Si elle dispose de trois centres commerciaux, d'un mini-golf et d'un loueur de bicyclettes, la station natu­riste du Cap d'Agde compte en premier lieu pour séduire les estivants sur les joies plus élémentaires de la plage et du sexe. Elle constitue en définitive le lieu d'une proposition sociologique particulière, d'autant plus surprenante qu'elle semble trouver ses repères en dehors de toute charte préétablie, sur la simple base d'initiatives individuelles convergentes. C'est du moins en ces termes que Bruno introduisait un article où il faisait la synthèse de ses deux semaines de villégiature, intitulé «LES DUNES DE MARSEILLAN-PLAGE: POUR UNE ESTHÉTIQUE DE LA BONNE VOLONTÉ.» Cet article devait être refusé de justesse par la revue Esprit.

 

«Ce qui frappe en tout premier lieu au Cap d'Agde, notait Bruno, c'est la coexistence de lieux de consom­mation banals, absolument analogues à ceux qu'on rencontre dans l'ensemble des stations balnéaires européennes, avec d'autres commerces explicitement orientés vers le libertinage et le sexe. Il est par exemple surprenant de voir juxtaposées une boulangerie, une supérette et un magasin de vêtements proposant essen­tiellement des micro-jupes transparentes, des sous-vêtements en latex et des robes conçues pour laisser à découvert les seins et les fesses. Il est surprenant également de voir les femmes et les couples, accompagnés ou non d'enfants, chiner entre les rayons, déambuler sans gêne entre ces différents commerces. On s'étonne enfin de voir les maisons de la presse présentes sur la station offrir, outre l'échantillonnage habituel de quo­tidiens et de magazines, un choix particulièrement étendu de revues échangistes et pornographiques, ainsi que de gadgets erotiques divers, le tout sans susciter chez aucun des consommateurs, le moindre émoi.

Les centres de vacances institutionnels peuvent classiquement se distribuer le long d'un axe allant du style «familial» (Mini Club, Kid's Club, chauffe-biberons, tables à langer) au style "jeunes" (sports de glisse, soi­rées animées pour les couche-tard, moins de 12 ans déconseillés). Par sa fréquentation en grande partie familiale, par l'importance qu'y prennent des loisirs sexuels déconnectés du contexte habituel de la "drague", le centre naturiste du Cap d'Agde échappe largement à cette dichotomie. Il se sépare tout autant, et c'est pour le visiteur une surprise, des centres naturistes traditionnels. Ceux-ci mettent en effet l'accent sur une conception "saine" de la nudité, excluant toute inter­prétation sexuelle directe; les mets biologiques y sont à l'honneur, le tabac pratiquement banni. Souvent de sensibilité écologiste, les participants se retrouvent autour d'activités telles que le yoga, la peinture sur soie, les gymnastiques orientales; ils s'accommodent volon­tiers d'un habitat rudimentaire au milieu d'un site sau­vage. Les appartements proposés par les loueurs du Cap répondent au contraire largement aux normes de confort standard des stations de vacances; la nature y est essentiellement présente sous forme de pelouses et de massifs floraux. Enfin la restauration, de type clas­sique, fait se juxtaposer pizzerias, restaurants de fruits de mer, friteries et glaciers. La nudité elle-même sem­ble, si l'on ose dire, y revêtir un caractère différent. Dans un centre naturiste traditionnel, elle est obliga­toire chaque fois que les conditions atmosphériques le permettent; cette obligation fait l'objet d'une surveil­lance rigoureuse, et s'accompagne d'une vive réproba­tion à l'égard de tout comportement assimilé au voyeurisme. Au Cap d'Agde, à l'opposé, on assiste à la coexistence paisible, dans les supermarchés comme dans les bars, de tenues extrêmement variées, allant de la nudité intégrale à un habillement de type tradition­nel, en passant par des tenues à vocation ouvertement erotique (minijupes en résille, lingerie, cuissardes). Le voyeurisme y est en outre tacitement admis: il est cou­rant sur la plage de voir les hommes s'arrêter devant les sexes féminins offerts à leur regard; de nombreuses femmes donnent même à cette contemplation un carac­tère plus intime par le choix de l'épilation, qui facilite l'examen du clitoris et des grandes lèvres. Tout ceci crée, lors même qu'on n'a pas pris part aux activités spécifiques du centre, un climat extrêmement singulier, aussi éloigné de l'ambiance erotique et narcissique des discothèques italiennes que du climat "louche" propre aux quartiers chauds des grandes villes. En somme on a affaire à une station balnéaire classique, plutôt bon enfant, à ceci près que les plaisirs du sexe y occupent une place importante et admise. Il est tentant d'évoquer à ce propos quelque chose comme une ambiance sexuelle "social-démocrate", d'autant que la fréquenta­tion étrangère, très importante, est essentiellement constituée d'Allemands, avec également de forts contin­gents néerlandais et Scandinaves.»

 

Dès le deuxième jour, Bruno et Christiane firent la connaissance sur la plage d'un couple, Rudi et Hannelore, qui put les introduire à une meilleure compréhen­sion du fonctionnement sociologique de l'endroit. Rudi était technicien dans un centre de guidage de satellites, qui contrôlait notamment le positionnement géostationnaire du satellite de télécommunications Astra; Hannelore travaillait dans une importante librairie de Hambourg. Habitués du Cap d'Agde depuis une dizaine d'années, ils avaient deux enfants jeunes, mais avaient préféré cette année les laisser aux parents d'Hannelore pour partir une semaine en couple. Le soir même, il dînèrent tous les quatre dans un restaurant de poissons qui proposait une excellente bouillabaisse. Ils se rendirent ensuite dans l'appartement du couple allemand, Bruno et Rudi pénétrèrent successivement Hannelore, cependant que celle-ci léchait le sexe de Christiane, puis ils échangèrent les positions des deux femmes, Hannelore effectua ensuite une fellation à Bruno. Elleavait un très beau corps, plantureux mais ferme, visiblement entretenu par la pratique sportive. En outre elle suçait avec beaucoup de sensibilité; très excité par la situation, Bruno jouit malheureusement un peu vite. Rudi, plus expérimenté, réussit à retenir son éjaculation pendant vingt minutes cependant qu'Hannelore et Christiane le suçaient de concert, entrecroisant aniicalement leurs langues sur son gland. Hannelore proposa un verre de kirsch pour conclure la soirée.

Les deux discothèques pour couples situées dans le centre jouaient en fait un rôle assez faible dans la vie libertine du couple allemand. Le Cléopâtre et l'Absolu souffraient durement de la concurrence de l'Extasia implantée en dehors du périmètre naturiste, sur le territoire de la commune de Marseillan: dotée d'équipements spectaculaires (black room, peep room, piscine chauffée, jacuzzi, et plus récemment la plus belle mirror room du Languedoc-Roussillon), l’Extasia, loin de s'endormir sur ses lauriers acquis dès le début des années soixante-dix, servie en outre par un cadre enchanteur, avait su conserver son statut de «boîte mythique». Hannelore et Rudi leur proposèrent cependant de se rendre au Cléopâtre le lendemain soir. Plus petite, caractérisée par une ambiance conviviale et chaleu­reuse, le Cléopâtre constituait à leur avis un excellent point de départ pour un couple novice, et elle était vraiment située en plein milieu de la station: l'occasion de prendre un verre entre amis, après le repas, à la bonne franquette; l'occasion également, pour les femmes, de tester dans une ambiance sympathique les tenues ero­tiques nouvellement acquises.

Rudi fit circuler à nouveau la bouteille de kirsch. Aucun des quatre ne s'était rhabillé. Bruno s'aperçut avec ravissement qu'il avait une nouvelle érection, moins d'une heure après avoir joui entre les lèvres d'Hannelore; il s'en expliqua en des termes empreints d'un enthousiasme naïf. Très émue, Christiane entreprit de le branler, sous le regard attendri de leurs nouveaux amis. Sur la fin Hannelore s'accroupit entre ses cuisses et téta son sexe par petits coups, cependant que Chris­tiane continuait à le caresser. Un peu parti, Rudi répé­tait machinalement « Gut... gut...» Ils se séparèrent à moitié ivres, mais d'excellente humeur. Bruno évoqua pour Christiane le Club des Cinq, la ressemblance entre elle et l'image qu'il se faisait depuis toujours de Claude; il ne manquait plus, selon lui, que le brave chien Dago.

Le lendemain après-midi, ils allèrent ensemble à la plage. Il faisait beau et très chaud, pour un mois de septembre. C'était agréable, se dit Bruno, de marcher tous les quatre, nus, le long de la limite des eaux. C'était agréable de savoir qu'il n'y aurait aucune dissension, que les problèmes sexuels étaient déjà résolus; c'était agréable de savoir que chacun s'efforcerait, dans la mesure de ses possibilités, d'apporter du plaisir aux autres.

 

Longue de plus de trois kilomètres, la plage naturiste du Cap d'Agde descend en pente douce, ce qui permet une baignade sans risques, y compris pour les enfants jeunes. Sa plus grande longueur est d'ailleurs réservée à la baignade en famille, ainsi qu'aux jeux sportifs (planche à voile, badminton, cerf-volant). Il est tacitement admis, expliqua Rudi, que les couples à la recherche d'une expérience libertine se retrouvent sur la partie orientale de la plage, un peu au-delà de la buvette de Marseillan. Les dunes, consolidées par des palissa­des, y forment un léger ressaut. Lorsqu'on est au sommet de cette dénivellation on voit d'un côté la plage, qui descend en pente douce vers la mer, de l'autre une zone plus accidentée composée de dunes et d'aplats, plantée ça et là de bosquets d'yeuses. Ils s'installèrent du côté plage, juste en dessous du ressaut dunaire. Environ deux cents couples étaient concentrés là dans un espace restreint. Quelques hommes seuls s'étaient installés au milieu des couples; d'autres arpentaient la ligne de dunes, surveillant alternativement les deux directions.

«Lors des deux semaines qu'a duré notre séjour, nous nous sommes rendus toutes les après-midi sur cette plage, poursuivait Bruno dans son article. Natu­rellement il est possible de mourir, d'envisager la mort, et de porter un regard sévère sur les plaisirs humains. Dans la mesure où l'on rejette cette position extrémiste, les dunes de Marseillan-Plage constituent - c'est ce que je m'attacherai à démontrer - le lieu adéquat d'une proposition humaniste, visant à maximiser le plaisir de chacun sans créer de souffrance morale insoutenable chez personne. La jouissance sexuelle (la plus vive que puisse connaître l'être humain) repose essentiellement sur les sensations tactiles, en particulier sur l'excitation raisonnée de zones épidermiques particulières, tapis­sées de corpuscules de Krause, eux-mêmes en liaison avec des neurones susceptibles de déclencher dans l'hypothalamus une puissante libération d'endorphines. A ce système simple est venue se superposer dans le néo­cortex, grâce à la succession des générations culturel­les, une construction mentale plus riche faisant appel aux fantasmes et (principalement chez les femmes) à l'amour. Les dunes de Marseillan-Plage - c'est du moins mon hypothèse - ne doivent pas être considérées comme le lieu d'une exacerbation irraisonnée des fan­tasmes, mais au contraire comme un dispositif de rééquilibrage des enjeux sexuels, comme le support géo­graphique d'une tentative de retour à la normale - sur la base, essentiellement, d'un principe de bonne volonté. Concrètement, chacun des couples réunis dans l'espace séparant la ligne de dunes de la limite des eaux peut prendre l'initiative d'attouchements sexuels publics; souvent c'est la femme qui branle ou lèche son compa­gnon, souvent aussi l'homme lui rend la pareille. Les couples voisins observent ces caresses avec une atten­tion particulière, s'approchent pour mieux voir, imitent peu à peu leur exemple. À partir du couple initial se propage ainsi rapidement, sur la plage, une onde de caresses et de luxure incroyablement excitante. La fré­nésie sexuelle augmentant, de nombreux couples se rapprochent afin de se livrer à des attouchements en groupe; mais, il est important de le noter, chaque rap­prochement fait au préalable l'objet d'un consentement, le plus souvent explicite. Lorsqu'une femme souhaite se soustraire à une caresse non désirée elle l'indique très simplement, d'un simple signe de tête - provoquant aus­sitôt, chez l'homme, des excuses cérémonieuses et pres­que comiques.

L'extrême correction des participants masculins apparaît encore plus frappante lorsqu'on s'aventure vers l'intérieur des terres, au-delà de la ligne de dunes. En effet, cette zone est classiquement dévolue aux ama­teurs de gang bang et de pluralité masculine. Le germe initial est là aussi constitué par un couple qui se livre à une caresse intime - assez communément une fella­tion. Rapidement, les deux partenaires se voient entou­rés par une dizaine ou une vingtaine d'hommes seuls. Assis, debout ou accroupis sur leurs talons, ceux-ci se masturbent en assistant à la scène. Parfois les choses s'arrêtent là, le couple revient à son enlacement initial et les spectateurs, peu à peu, se dispersent. Parfois, d'un signe de main, la femme indique qu'elle souhaite mas­turber, sucer ou se faire pénétrer par d'autres hommes. Ils se succèdent alors, sans précipitation particulière.

Lorsqu'elle souhaite arrêter, elle l'indique là aussi d'un simple geste. Aucune parole n'est échangée; on entend distinctement le vent qui siffle entre les dunes, qui courbe les massifs d'herbe. Parfois, le vent tombe; le silence est alors total, uniquement troublé par les râles de la jouissance.

Il ne s'agit nullement ici de dépeindre la station naturiste du Cap d'Agde sous l'aspect idyllique d'on ne sait quel phalanstère fouriériste. Au Cap d'Agde comme ailleurs une femme au corps jeune et harmo­nieux, un homme séduisant et viril se voient entourés de propositions flatteuses. Au Cap d'Agde comme ailleurs un individu obèse, vieillissant ou disgracieux sera condamné à la masturbation - à ceci près que cette activité, en général proscrite dans les lieux publics, sera ici considérée avec une aimable bienveillance. Ce qui surprend malgré tout c'est que des activités sexuelles aussi diversifiées, largement plus excitantes que ce qui est représenté dans n'importe quel film pornographique, puissent se dérouler sans engendrer la moindre violence, ni même le plus léger manquement à la courtoisie. Introduisant à nouveau la notion de "sexualité social-démocrate", j'aurais pour ma part tendance à y voir une application inusitée de ces mêmes qualités de discipline et de respect dû à tout contrat qui ont permis aux Allemands de mener deux guerres mondiales hor­riblement meurtrières à une génération d'intervalle avant de reconstruire, au milieu d'un pays en ruines, une économie puissante et exportatrice. Il serait inté­ressant à cet égard de confronter aux propositions sociologiques mises en œuvre au Cap d'Agde les ressortissants de pays où ces mêmes valeurs culturelles sont classiquement à l'honneur (Japon, Corée). Cette attitude respectueuse et légaliste, assurant à chacun, s'il remplit les termes du contrat, de multiples moments de jouissance paisible, semble en tout cas disposer d'un pouvoir de conviction puissant, puisqu'elle s'impose sans difficulté, et cela en dehors du moindre code explicite, aux éléments minoritaires présents sur la station (beaufs frontistes languedociens, délinquants arabes, Italiens de Rimini).»

 

Bruno interrompit là son article après une semaine de séjour. Ce qu'il restait à dire était plus tendre, plus délicat et plus incertain. Ils avaient pris l'habitude, après leurs après-midi sur la plage, de rentrer prendre l'apéritif vers sept heures. Il prenait un Campari, Christiane le plus souvent un Martini blanc. Il contemplait les mouvements du soleil sur le crépi - blanc à l'inté­rieur, légèrement rosé à l'extérieur. Il prenait plaisir à voir Christiane se déplacer nue dans l'appartement, aller chercher les glaçons et les olives. Ce qu'il éprou­vait était étrange, très étrange: il respirait plus facile­ment, il restait parfois des minutes entières sans penser, il n'avait plus tellement peur. Une après-midi, huit jours après leur arrivée, il dit à Christiane: «Je crois que je suis heureux.» Elle s'arrêta net, la main crispée sur le bac à glace, et poussa une très longue expiration. Il poursuivit:

«J'ai envie de vivre avec toi. J'ai l'impression que ça suffit, qu'on a été assez malheureux comme ça, pendant trop longtemps. Plus tard il y aura la maladie, l'invali­dité et la mort. Mais je crois qu'on peut être heureux, ensemble, jusqu'à la fin. En tout cas j'ai envie d'essayer. Je crois que je t'aime.»

Christiane se mit à pleurer. Plus tard, autour d'un pla­teau de fruits de mer au Neptune, ils essayèrent d'envi­sager la question en pratique. Elle pouvait venir tous les week-ends, ça c'était facile; mais il lui serait certai­nement très difficile d'obtenir une mutation à Paris. Compte tenu de la pension alimentaire, le salaire de Bruno était insuffisant pour les faire vivre tous les deux. Et puis il y avait le fils de Christiane; pour ça aussi, il faudrait attendre. Mais, quand même, c'était possible; pour la première fois depuis tant d'années, quelque chose paraissait possible.

Le lendemain, Bruno écrivit une lettre courte et émue à Michel. Il s'y déclarait heureux, regrettait qu'ils n'aient jamais parfaitement réussi à se comprendre. Il lui souhaitait d'accéder lui aussi, dans la mesure du possible, à une certaine forme de bonheur. Il signait: «Ton frère, Bruno.»

 

 

 

La lettre atteignit Michel en pleine crise de découra­gement théorique. Selon l'hypothèse de Margenau, on pouvait assimiler la conscience individuelle à un champ de probabilités dans un espace de Fock, défini comme somme directe d'espaces de Hilbert. Cet espace pouvait en principe être construit à partir des événements électroniques élémentaires survenant au niveau des micro-sites synaptiques. Le comportement normal était dès lors assimilable à une déformation élastique de champ, l'acte libre à une déchirure: mais dans quelle topologie? Il n'était nullement évident que la topologie natu­relle des espaces hilbertiens permette de rendre compte de l'apparition de l'acte libre; il n'était même pas certain qu'il soit aujourd'hui possible de poser le problème, sinon en termes extrêmement métaphoriques. Cependant, Michel en était convaincu, un cadre conceptuel nouveau devenait indispensable. Tous les soirs, avant d'éteindre son micro-ordinateur, il lançait une requête d'accès Internet aux résultats expérimentaux publiés dans la journée. Le lendemain matin il en prenait connaissance, constatait que, partout dans le monde, les centres de recherche semblaient de plus en plus avancer à l'aveuglette, dans un empirisme dénué de sens. Aucun résultat ne permettait d'approcher de la moindre conclusion, ni même de formuler la moindre hypothèse théorique. La conscience individuelle apparaissait brusquement, sans raison apparente, au milieu des lignées animales; elle précédait sans aucun doute très largement le langage. Avec leur finalisme incons­cient les darwiniens mettaient comme d'habitude en avant d'hypothétiques avantages sélectifs liés à son apparition, et comme d'habitude cela n'expliquait rien, c'était juste une aimable reconstruction mythique; mais le principe anthropique, en l'occurrence, n'était guère plus convaincant. Le monde s'était donné un œil capable de le contempler, un cerveau capable de le comprendre; oui, et alors? Cela n'apportait rien à la compréhension du phénomène. Une conscience de soi, absente chez les nématodes, avait pu être mise en évi­dence chez des lézards peu spécialisés tels que Lacerta agilis; elle impliquait très probablement la présence d'un système nerveux central, et quelque chose de plus. Ce quelque chose restait absolument mystérieux; l'appa­rition de la conscience ne semblait pouvoir être reliée à aucune donnée anatomique, biochimique ou cellulaire; c'était décourageant.

Qu'aurait fait Heisenberg? Qu'aurait fait Niels Bohr? Prendre du champ, réfléchir; marcher dans la campagne, écouter de la musique. Le nouveau ne se produit jamais par simple interpolation de l'ancien; les informations s'ajoutaient aux informations comme des poignées de sable, prédéfinies dans leur nature par le cadre conceptuel délimitant le champ des expériences; aujourd'hui plus que jamais ils avaient besoin d'un angle neuf.

 

Les journées étaient chaudes et brèves, elles se dérou­laient tristement. Dans la nuit du 15 septembre, Michel eut un rêve inhabituellement heureux. Il était aux côtés d'une petite fille qui chevauchait dans la forêt, entourée de papillons et de fleurs (au réveil il se rendit compte que cette image, ressurgie à trente ans de distance, était celle du générique du «Prince Saphir», un feuilleton qu'il regardait les dimanches après-midi dans la maison de sa grand-mère, et qui trouvait, si exactement, le point d'ouverture du cœur). L'instant d'après il marchait seul, au milieu d'une prairie immense et vallon­née, à l'herbe profonde. Il ne distinguait pas l'horizon, les collines herbeuses semblaient se répéter à l'infini, sous un ciel lumineux, d'un beau gris clair. Cependant il avançait, sans hésitation et sans hâte; il savait qu'à quelques mètres sous ses pieds coulait une rivière sou­terraine, et que ses pas le conduiraient inévitablement, d'instinct, le long de la rivière. Autour de lui, le vent faisait onduler les herbes.

Au réveil il se sentit joyeux et actif, comme il ne l'avait jamais été depuis le début de sa disponibilité, plus de deux mois auparavant. Il sortit, tourna dans l'avenue Emile-Zola, marcha entre les tilleuls. Il était seul, mais n'en souffrait pas. Il s'arrêta au coin de la rue des Entrepreneurs. Le magasin Zolacolor ouvrait, les vendeuses asiatiques s'installaient à leurs caisses; il était environ neuf heures. Entre les tours de Beaugrenelle, le ciel était étrangement clair; tout cela était sans issue. Peut-être aurait-il dû parler à sa voisine d'en face, la fille de 20 Ans. Employée dans un magazine généra­liste, informée des faits de société, elle connaissait probablement les mécanismes de l'adhésion au monde; les facteurs psychologiques ne devaient pas lui être étran­gers, non plus; cette fille avait probablement beaucoup à lui apprendre. Il rentra à grandes enjambées, presque en courant, gravit d'un trait les étages menant à l'appartement de sa voisine. Il sonna longuement, trois reprises. Personne ne répondit. Désemparé, il, rebroussa chemin vers son immeuble; devant l'ascen­seur, il s'interrogea sur lui-même. Était-il dépressif, et la question avait-elle un sens? Depuis quelques années les affiches se multipliaient dans le quartier, appelant à la vigilance et à la lutte contre le Front national. L'ex­trême indifférence qu'il manifestait, dans un sens comme dans l'autre, pour cette question, était déjà en soi un signe inquiétant. La traditionnelle lucidité des dépressifs, souvent décrite comme un désinvestissement radical à l'égard des préoccupations humaines, se manifeste en tout premier lieu par un manque d'intérêt pour les questions effectivement peu intéressantes. Ainsi peut-on, à la rigueur, imaginer un dépressif amou­reux, tandis qu'un dépressif patriote paraît franche­ment inconcevable.


Date: 2015-12-11; view: 985


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