Home Random Page


CATEGORIES:

BiologyChemistryConstructionCultureEcologyEconomyElectronicsFinanceGeographyHistoryInformaticsLawMathematicsMechanicsMedicineOtherPedagogyPhilosophyPhysicsPolicyPsychologySociologySportTourism






Conversation de caravane 5 page

 

Je regardais Ben: il se grattait la tête, il se grattait les couilles, il mastiquait son chewing-gum. Qu'est-ce qu'il pouvait bien y comprendre, ce grand singe? Qu'est-ce que tous les autres pouvaient bien y comprendre, d'ailleurs? Moi-même, je commençais à avoir du mal à comprendre de quoi Proust voulait parler au juste. Ces dizaines de pages sur la pureté du sang, la noblesse du génie mise en regard de la noblesse de race, le milieu spécifique des grands professeurs de méde­cine... tout ça me paraissait complètement foireux. On vivait aujourd'hui dans un monde simplifié, à l'évidence. La duchesse de Guermantes avait beaucoup moins de thune que Snoop Doggy Dog; Snoop Doggy Dog avait moins de thune que Bill Gates, mais il faisait davantage mouiller les filles. Deux paramètres, pas plus. Bien sûr on aurait pu envisager d'écrire un roman proustien jet set où l'on aurait confronté la célébrité et la richesse, où l'on aurait mis en scène des oppositions entre une célébrité grand public et une célébrité plus confidentielle, à l'usage des happy few; ça n'aurait eu aucun intérêt. La célébrité culturelle n'était qu'un médiocre ersatz à la vraie gloire, la gloire médiatique; et celle-ci, liée à l'industrie du divertissement, drainait des masses d'argent plus considérables que toute autre activité humaine. Qu'était un banquier, un ministre, un chef d'entreprise par rapport à un acteur de cinéma ou à une rock star? Financièrement, sexuellement et à tous points de vue un zéro. Les stratégies de distinction si subtilement décrites par Proust n'avaient plus aucun sens aujourd'hui. Considérant l'homme comme animal hiérarchique, comme animal bâtisseur de hiérarchies, il y avait le même rapport entre la société contempo­raine et le XVI siècle qu'entre la tour GAN et le petit Trianon. Proust était resté radicalement européen, un des derniers Européens avec Thomas Mann; ce qu'il écrivait n'avait plus aucun rapport avec une réalité quelconque. La phrase sur la duchesse de Guermantes restait magnifique, évidemment. Il n'empêche que tout cela devenait un peu déprimant, et j'ai fini par me tour­ner vers Baudelaire, L'angoisse, la mort, la honte, l’ivresse, la nostalgie, l'enfance perdue... rien que des sujets indiscutables, des thèmes solides. C'était bizarre, quand même. Le printemps, la chaleur, toutes ces peti­tes nanas excitantes; et moi qui lisais:

Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille.

Tu réclamais le Soir; il descend; le voici:



Une atmosphère obscure enveloppe la ville,

Aux uns portant la paix, aux autres le souci.

Pendant que des mortels la multitude vile,

Sous le fouet du Plaisir, ce bourreau sans merci,

Va cueillir des remords dans la fête servile,

Ma Douleur, donne-moi la main; viens par ici...

 

J'ai marqué une pause. Elles étaient sensibles à ce poème, je le sentais bien, le silence était total. C'était la dernière heure de cours; dans une demi-heure j'allais reprendre le train, et plus tard retrouver ma femme. Tout à coup, venant du fond de la salle, j'ai entendu voix de Ben: "T'as le principe de la mort dans ta tête ho, vieux!..." Il avait parlé fort mais ce n'était pas vraiment une insolence, son ton avait même quelque chose d'un peu admiratif. Je n'ai jamais tout à fait compris s’il s'adressait à Baudelaire ou à moi; au fond, comme commentaire de texte, ce n'était pas si mal. Il n'empêche que je devais intervenir. J'ai simplement dit: "Sortez." Il n'i pas bougé. J'ai attendu trente secondes, je transpirais de trouille, j'ai vu le moment où je n'allais plus pouvoir parler; mais j'ai quand même eu la force de répéter: "Sortez." Il s'est levé, a rassemblé très lentement ses affaires, il s'est avancé vers moi. Dans toute confronta­tion violente il y a comme un instant de grâce, une seconde magique où les pouvoirs suspendus s'équilibrent. Il s'est arrêté à ma hauteur, il me dépassait d'une bonne tête, j'ai bien cru qu'il allait me mettre un pain, mais finalement non, il s'est juste dirigé vers la porte. J'avais remporté ma victoire. Petite victoire: il est revenu en cours dès le lendemain. Il semblait avoir compris quelque chose, saisi un de mes regards, parce qu'il s'est mis à peloter sa petite copine pendant les cours. Il retroussait sa jupe, posait sa main le plus haut possible, très haut sur les cuisses; puis il me regardait en souriant, très cool. Je désirais cette nana à un point atroce. J'ai passé le week-end à rédiger un pamphlet raciste, dans un état d'érection quasi constante; le lundi j'ai téléphoné à L'Infini. Cette fois, Sollers m'a reçu dans son bureau. Il était guilleret, malicieux, comme à la télé - mieux qu'à la télé, même. "Vous êtes authentiquement raciste, ça se sent, ça vous porte, c'est bien. Boum boum!" Il a fait un petit mouvement de main très gra­cieux, a sorti une page, il avait souligné un passage dans la marge: "Nous envions et nous admirons les nègres parce que nous souhaitons à leur exemple redevenir des animaux, des animaux dotés d'une grosse bite et d'un tout petit cerveau reptilien, annexe de leur bite." II a secoué la feuille avec enjouement. "C'est corsé, enlevé, très talon rouge. Vous avez du talent. Des facilités parfois, j'ai moins aimé le sous-titre: On ne naît pas raciste, on le devient. Le détournement, le second degré, c'est tou­jours un peu... Hmm..." Son visage s'est rembruni, mais il a refait une pirouette avec son fume-cigarettes, il a souri de nouveau. Un vrai clown - gentil comme tout. "Pas trop d'influences, en plus, rien d'écrasant. Par exemple, vous n'êtes pas antisémite!" Il a sorti un autre passage: "Seuls les Juifs échappent au regret de ne pas être nègres, car ils ont choisi depuis longtemps la voie de l'intelligence, de la culpabilité et de la honte. Rien dans la culture occidentale ne peut égaler ni même approcher ce que les Juifs sont parvenus à faire à partir de la culpa­bilité et de la honte; c'est pourquoi les nègres les haïssent tout particulièrement." L'air tout heureux il s'est ren­foncé dans son siège, a croisé les mains derrière la tête; j'ai cru un instant qu'il allait poser les pieds sur son bureau, mais finalement non. Il s'est repenché en avant, il ne tenait pas en place.

"Alors? Qu'est-ce qu'on fait?

- Je ne sais pas, vous pourriez publier mon texte.

- Ouh là là! il s'est esclaffé comme si j'avais fait une bonne farce. Une publication dans L'Infini? Mais, petit bonhomme, vous ne vous rendez pas compte... Nous ne sommes plus au temps de Céline, vous savez. On n'écrit plus ce qu'on veut, aujourd'hui, sur certains sujets... un texte pareil pourrait me valoir réellement des ennuis. Vous croyez que je n'ai pas assez d’ennuis? Parce que je suis chez Gallimard, vous croyez que je peux faire ce que je veux? On me surveille, vous savez. On guette la faute. Non non, ça va être difficile. Qu'est-ce que vous avez d'autre?"

Il a paru réellement surpris que je n'aie pas apporté d'autre texte. Moi j'étais désolé de le décevoir, j'aurais bien aimé être son petit bonhomme, et qu'il m'emmène danser, qu'il m'offre des whiskies au Pont-Royal. Es sortant, sur le trottoir, j'ai eu un moment de désespoir extrêmement vif. Des femmes passaient boulevard Saint-Germain, la fin d'après-midi était chaude et j'ai compris que je ne deviendrais jamais écrivain; j'ai également compris que je m'en foutais. Mais alors quoi? Le sexe me coûtait déjà la moitié de mon salaire, il était incompréhensible qu'Anne ne se soit encore rendu compte de rien. J'aurais pu adhérer au Front national, mais à quoi bon manger de la choucroute avec des cons? De toute façon les femmes de droite n'existent pas, et elles baisent avec des parachutistes. Ce texte était une absurdité, je l'ai jeté dans la première poubelle venue. Il fallait que je garde mon positionnement "gauche humaniste", c'était ma seule chance de tirer, j'en avais la certitude intime. Je me suis assis à la terrasse de l'Escurial. Mon pénis était chaud, douloureux, gonflé. J'ai pris deux bières, puis je suis rentré à pied chez moi. En traversant la Seine, je me suis souvenu d'Adjila. C'était une beurette de ma classe de seconde, très jolie, très fine. Bonne élève, sérieuse, un an d'avance. Elle avait un visage intelligent et doux, pas du tout moqueur; elle avait très envie de réussir ses études, ça se voyait. Souvent ces filles-là vivent au milieu de brutes et d'assassins, il suffit d'être un peu gentil avec elle! À nouveau, je nie suis mis à y croire. Pendant les deux semaines suivantes je lui ai parlé, je l'ai invitée à venir au tableau. Elle répondait à mes regards, elle n'avait pas l'air de trouver ça bizarre. Il fallait que je me dépêche, on était déjà début juin. Quand elle retournait à sa place, je voyais son petit cul moulé dans son jean. Elle me plaisait tellement que j'ai arrêté les putes. J'imaginais ma bite pénétrant dans la douceur de ses longs cheveux noirs; je me suis même branlé sur une de ses dissertations.

Le vendredi 11 juin elle est venue avec une petite jupe noire, le cours se terminait à six heures. Elle était assise au premier rang. Au moment où elle a croisé ses jambes sous la table, j'ai été à deux doigts de m'éva­nouir. Elle était à côté d'une grosse blonde qui est partie très vite après la sonnerie. Je nie suis levé, j'ai posé une main sur son classeur. Elle est restée assise, elle n'avait pas l'air pressée du tout. Tous les élèves sont sortis, le silence est retombé dans la salle. J'avais son classeur à la main, je parvenais même à lire certains mots: "Remember... l'enfer..." Je me suis assis à côté d'elle, j'ai reposé le classeur sur la table; mais je n'ai pas réussi à lui parler. Nous sommes restés ainsi, en silence, pen­dant au moins une minute. À plusieurs reprises j'ai plongé mon regard dans ses grands yeux noirs; mais, aussi, je distinguais le moindre de ses gestes, la plus faible palpitation de ses seins. Elle était à demi tournée vers moi, elle a entrouvert les jambes. Je ne me souviens pas d'avoir accompli le mouvement suivant, j'ai l'im­pression d'un acte semi-volontaire. L'instant d'après j’ai senti sa cuisse sous la paume de ma main gauche, les images se sont brouillées, j'ai revu Caroline Yessayan et j'ai été foudroyé par la honte. La même erreur, exactement la même erreur au bout de vingt ans. Comme Caroline Yessayan vingt ans plus tôt elle est restée quelques secondes sans rien faire, elle a un peu rougi. Puis, très doucement, elle a écarté ma main; mais elle ne s'est pas levée, elle n'a pas fait un geste pour partir. Par la fenêtre grillagée j'ai vu une fille tra­verser la cour, se hâter en direction de la gare. De la main droite, j'ai descendu la fermeture éclair de ma braguette. Elle a écarquillé les yeux, son regard s'est posé sur mon sexe. De ses yeux émanaient des vibrations chaudes, j'aurais pu jouir par la force de son seul regard, en même temps j'étais conscient qu'il fallait qu'elle esquisse un geste pour devenir complice. Mamain droite s'est déplacée vers la sienne, mais je n'ai pas eu la force d'aller jusqu'au bout: dans un geste implorant, j'ai attrapé mon sexe pour lui tendre. Elle a éclaté de rire; je crois que j'ai ri aussi en commençant à me masturber. J'ai continué à rire et à me branler pendant qu'elle rassemblait ses affaires, qu'elle se leva pour sortir. Sur le pas de la porte, elle s'est retournée pour me regarder une dernière fois; j'ai éjaculé et je n'ai plus rien vu. J'ai juste entendu le bruit de la porte qui se refermait, de ses pas qui s'éloignaient. J'étais étourdi, comme sous l'effet d'un immense coup de gong. Cependant, j'ai réussi à téléphoner à Azoulay de la gare. Je n'ai aucun souvenir du retour en train, du trajet en métro; il m'a reçu à huit heures. Je ne pouvais pas m'arrêter de trembler; il m'a tout de suite fait une piqûre pour me calmer.

J'ai passé trois nuits à Sainte-Anne, puis on m'a transféré dans une clinique psychiatrique de l'Éducation nationale, à Verrières-le-Buisson. Azoulay étal visiblement inquiet; les journalistes commençaient à beaucoup parler de la pédophilie cette année-là, on aurait dit qu'ils s'étaient passé le mot: "Fais le forcing sur les pédophiles, Emile." Tout ça par haine des vieux, par haine et par dégoût de la vieillesse, c'était en train de devenir une cause nationale. La fille avait quinze ans, j'étais enseignant, j'avais abusé de mon autorité sur elle; en plus c'était une beurette. Bref, le dossier idéal pour une révocation suivie d'un lynchage. Au bout de quinze jours, il a commencé à se détendre un peu; on arrivait à la fin de l'année scolaire, et visiblement Adjila n'avait pas parlé. Le dossier prenait un tour plus classique. Un enseignant dépressif, un peu suicidaire, qui a besoin de reconstituer son psychisme... Ce qui était surprenant dans l'histoire, c'est que le lycée de Meaux ne passait pas pour spécialement dur; mais il a mis en avant des traumatismes liés à la petite enfance réactivés par le retour dans ce lycée, enfin il a très bien organisé son affaire.

Je suis resté un peu plus de six mois dans cette cli­nique; mon père est venu me voir plusieurs fois, il avait l'air de plus en plus bienveillant et fatigué. J'étais tel­lement bourré de neuroleptiques que je n'avais plus aucun désir sexuel; mais de temps en temps les infir­mières me prenaient dans leurs bras. Je me blottissais contre elles, je restais sans bouger une à deux minutes, puis je m'allongeais de nouveau. Ça me faisait tellement de bien que le psychiatre en chef leur avait conseillé d'accepter, si elles n'y voyaient pas d'inconvénient majeur. Il se doutait qu'Azoulay ne lui avait pas tout dit; mais il avait beaucoup de cas plus graves, des schi­zophrènes et des délirants dangereux, il n'avait pas trop le temps de s'occuper de moi; pour lui j'avais un méde­cin traitant, c'était l'essentiel.

Il n'était évidemment plus question d'enseignement, mais début 1991 l'Éducation nationale a trouvé à me recaser dans la Commission des programmes de fran­çais. Je perdais les horaires d'enseignant et les vacances scolaires, mais mon salaire n'était pas diminué. Peu après, j'ai divorcé d'avec Anne. On a convenu d'une formule tout à fait classique pour la pension alimentaire et la garde alternée; de toute façon les avocats ne vous laissent pas le choix, c'est pratiquement un contrat type. On est passés les premiers de la filé d'attente, le juge lisait à toute allure, en tout le divorce a duré moins d'un quart d'heure. On est sortis ensemble sur les marches du Palais de justice, il était un peu plus de midi. Nous étions début mars, je venais d'avoir trente-cinq ans; je savais que la première partie de ma vie était terminée.»

 

Bruno s'interrompit. Il faisait complètement nuit, maintenant; ni lui ni Christiane ne s'étaient rhabillés. Il leva son regard vers elle. Elle fit alors quelque chose de surprenant: elle s'approcha de lui, passa le bras autour de son cou et l'embrassa sur les deux joues.

«Les années suivantes, tout a continué, reprit dou­cement Bruno. Je me suis fait faire des greffes de cheveux, ça s'est bien passé, le chirurgien était un ami de mon père. J'ai continué le Gymnase Club, aussi. Pour les vacances j'ai essayé Nouvelles Frontières, le Club Med à nouveau, l'UCPA. J'ai eu quelques aventures, enfin très peu; dans l'ensemble, les femmes de mon âge n'ont plus tellement envie de baiser. Bien sûr elles prétendent le contraire, et c'est vrai que parfois elles aime­raient retrouver une émotion, une passion, un désir; mais ça, je n'étais pas en mesure de le provoquer. Je n'avais jamais rencontré une femme comme toi auparavant. Je n'espérais même pas qu'une femme comme toi puisse exister.

- Il faut... dit-elle d'une voix un peu altérée, il faut un peu de générosité, il faut que quelqu'un commence. Si j'avais été à la place de cette beurette, je ne sais pas comment j'aurais réagi. Mais tu devais déjà avoir quelque chose de touchant, j'en suis sûre. Je crois, enfin il me semble que j'aurais accepté de te faire plaisir.» Elle se rallongea, posa sa tête entre les cuisses de Bruno, lui donna quelques petits coups de langue sur le gland.

- «J'aimerais bien manger quelque chose... dit-elle soudain. Il est déjà deux heures du matin, mais à Paris ça doit être possible, non?

- Bien sûr.

- Je te fais jouir maintenant, ou tu préfères que je te branle dans le taxi?

— Non, maintenant.»

 

 


Date: 2015-12-11; view: 627


<== previous page | next page ==>
Conversation de caravane 4 page | L'hypothèse MacMillan 1 page
doclecture.net - lectures - 2014-2024 year. Copyright infringement or personal data (0.01 sec.)