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Conversation de caravane 3 page

Au matin du 15 août il se releva, sortit en espérant qu'il n'y aurait personne dans les rues; c'était pratique­ment le cas. Il prit quelques notes qu'il devait retrouver une dizaine d'années plus tard, au moment où il rédigea sa publication la plus importante, Prolégomènes à la réplication parfaite.

 

Dans le même temps, Bruno ramenait son fils à son ex-femme; il se sentait épuisé et désespéré. Anne reviendrait d'une expédition Nouvelles Frontières, à l’île de Pâques ou au Bénin, il ne se souvenait plus au juste; elle aurait probablement rencontré des amies, échangé des adresses - elle les reverrait deux ou trois fois avant de se lasser; mais elle n'aurait pas rencontré d'hommes - Bruno avait l'impression qu'elle avait tout à fait renoncé, pour ce qui concerne les hommes. Elle le prendrait à part pendant deux minutes, elle voudrait savoir «comment ça s'était passé». Il répondrait: «Bien», il adopterait un ton calme et sûr de lui, comme les femmes l'aiment; mais c'est avec une nuance d'humour qu'il ajouterait: «Victor a quand même beaucoup regardé la télévision.» Il serait rapidement mal à l'aise, depuis qu'elle avait arrêté Anne ne supportait plus qu'on fume chez elle; son appartement était décoré avec goût. Au moment de partir il éprouverait des regrets, se demanderait une fois de plus comment faire pour que les choses soient différentes; il embrasserait rapidement Victor, puis il partirait. Voilà: les vacances avec son fils seraient terminées.

En réalité, ces deux semaines avaient été un calvaire. Allongé sur son matelas, une bouteille de bourbon à portée de la main, Bruno écoutait les bruits de son fils dans la pièce à côté: la chasse d'eau qu'il tirait après être allé pisser, les grésillements de la télécommande. Exactement comme son demi-frère au même moment, et sans le savoir, il contemplait stupidement, et pendant des heures, les tubulures de son radiateur. Victor cou­chait dans le canapé-lit du salon; il regardait la télévi­sion quinze heures par jour. Le matin, lorsque Bruno se réveillait, la télévision était déjà branchée sur les dessins animés de M6. Victor mettait un casque pour écouter le son. Il n'était pas violent, ne cherchait pas à être désagréable; mais lui et son père n'avaient abso­lument plus rien à se dire. Deux fois par jour, Bruno faisait chauffer un plat cuisiné; ils mangeaient, face à face, pratiquement sans prononcer une parole.



Comment les choses en étaient-elles arrivées là? Vic­tor avait treize ans depuis quelques mois. Il y a encore quelques années il faisait des dessins, qu'il montrait à son père. Il recopiait des personnages de Marvel Comics: Fatalis, Fantastik, le Pharaon du futur - qu'il mettait en scène dans des situations inédites. Parfois ils faisaient une partie de Mille Bornes, ou allaient au musée du Louvre le dimanche matin. Pour l'anniver­saire de Bruno, l'année de ses dix ans, Victor avait cal­ligraphié sur une feuille de Canson, en grosses lettres multicolores: «PAPA JE T'AIME.» Maintenant c'était fini. C'était réellement fini. Et, Bruno le savait, les cho­ses allaient encore s'aggraver: de l'indifférence réci­proque, ils allaient progressivement passer à la haine. Dans deux ans tout au plus, son fils essaierait de sortir avec des filles de son âge; ces filles de quinze ans, Bruno les désirerait lui aussi, ils approchaient de l'état de rivalité, état naturel des hommes. Ils étaient comme des animaux se battant dans la même cage, qui était le temps.

 

En rentrant chez lui, Bruno acheta deux bouteilles de liqueur d'anis chez un épicier arabe; puis, avant de se saouler à mort, il téléphona à son frère pour le voir le lendemain. Quand il arriva chez Michel, celui-ci, pris d'une fringale subite après sa période de jeûne, dévorait des tranches de saucisson italien en avalant de grands verres de vin. «Sers-toi, sers-toi...» fit-il vaguement. Bruno eut l'impression qu'il l'entendait à peine. C'était comme parler à un psychiatre, ou à un mur. Il parla, cependant.

«Pendant plusieurs années mon fils s'est tourné vers moi, et a demandé mon amour; j'étais déprimé, mécon­tent de ma vie, et je l'ai rejeté - en attendant d'aller mieux. Je ne savais pas alors que ces années seraient si brèves. Entre sept et douze ans l'enfant est un être merveilleux, gentil, raisonnable et ouvert. Il vit dans la raison parfaite et il vit dans la joie. Il est plein d'amour, et se contente lui-même de l'amour qu'on veut bien lui donner. Ensuite, tout se gâte. Irrémédiablement, tout se gâte.»

Michel avala les deux dernières tranches de saucisson, se resservit un verre de vin. Ses mains tremblaient énormément. Bruno poursuivit:

«Il est difficile d'imaginer plus con, plus agressif, plus insupportable et plus haineux qu'un pré-adolescent, spécialement lorsqu'il est réuni avec d'autres garçons de son âge. Le pré-adolescent est un monstre doublé d'un imbécile, son conformisme est presque incroyable; le pré-adolescent semble la cristallisation subite, maléfique (et imprévisible si l'on considère l'enfant) de ce qu'il y a de pire en l'homme. Comment, dès lors, douter que la sexualité ne soit une force absolument mauvaise? Et comment les gens supportent-ils de vivre sous le même toit qu'un pré-adolescent? Ma thèse est qu'ils y parviennent uniquement parce que leur vie est absolument vide; pourtant ma vie est vide aussi, et je n'y suis pas parvenu. De toute façon tout le monde ment, et tout le monde ment de manière grotesque. On est divorcés, niais on reste bons amis. On reçoit son fils un week-end sur deux; c'est de la saloperie. C'est une entière et complète saloperie. En réalité jamais les hommes ne se sont intéressés à leurs enfants, jamais ils n'ont éprouvé d'amour pour eux, et plus généralement les hommes sont incapables d'éprouver de l'amour, c'est un sentiment qui leur est totalement étranger. Ce qu'ils connaissent c'est le désir, le désir sexuel à l'état brut et la compétition entre mâles; et puis, beaucoup plus tard, dans le cadre du mariage, ils pouvaient autrefois en arriver à éprouver une certaine reconnaissance pour leur compagne - quand elle leur avait donné des enfants, qu'elle tenait bien leur ménage, qu'elle se mon­trait bonne cuisinière et bonne amante; ils éprouvaient alors du plaisir à coucher dans le même lit. Ce n'était peut-être pas ce que les femmes désiraient, il y avait peut-être un malentendu, mais c'était un sentiment qui pouvait être très fort - et même s'ils éprouvaient une excitation d'ailleurs décroissante à se taper un petit cul de temps à autre ils ne pouvaient littéralement plus vivre sans leur femme, quand par malheur elle disparaissait ils se mettaient à boire et décédaient rapide­ment, en général en quelques mois. Les enfants, quant à eux, étaient la transmission d'un état, de règles et d'un patrimoine. C'était bien entendu le cas dans les couches féodales, mais aussi chez les commerçants, les paysans, les artisans, dans toutes les classes de la société en fait. Aujourd'hui, tout cela n'existe plus: je suis salarié, je suis locataire, je n'ai rien à transmettre à mon fils. Je n'ai aucun métier à lui apprendre, je ne sais même pas ce qu'il pourra faire plus tard; les règles que j'ai connues ne seront de toute façon plus valables pour lui, il vivra dans un autre univers. Accepter l'idéo­logie du changement continuel c'est accepter que la vie d'un homme soit strictement réduite à son existence individuelle, et que les générations passées et futures n'aient plus aucune importance à ses yeux. C'est ainsi que nous vivons, et avoir un enfant, aujourd'hui, n'a plus aucun sens pour un homme. Le cas des femmes est différent, car elles continuent à éprouver le besoin d'avoir un être à aimer - ce qui n'est pas, ce qui n'a jamais été le cas des hommes. Il est faux de prétendre que les hommes ont eux aussi besoin de pouponner, de jouer avec leurs enfants, de leur faire des câlins. On a beau le répéter depuis des années, ça reste faux. Une fois qu'on a divorcé, que le cadre familial a été brisé, les relations avec ses enfants perdent tout sens. L'enfant c'est le piège qui s'est refermé, c'est l'ennemi qu'on va devoir continuer à entretenir, et qui va vous survivre.»

 

Michel se leva, marcha jusqu'à la cuisine pour se servir un verre d'eau. Il voyait des roues colorées qui tournaient à mi-hauteur dans l'atmosphère, et il commençait à avoir envie de vomir. La première chose était d’arrêter le tremblement de ses mains. Bruno avait rai­son, l'amour paternel était une fiction, un mensonge. Un mensonge est utile quand il permet de transformer la réalité, songea-t-il; mais quand la transformation échoue il ne reste plus que le mensonge, l'amertume et la conscience du mensonge.

Il revint dans la pièce. Bruno était tassé dans le fauteuil, il ne bougeait pas plus que s'il était mort. La nuit tombait entre les tours; après une nouvelle journée étouffante, la température redevenait supportable. Michel remarqua soudain la cage désormais vide où son canari avait vécu pendant plusieurs années; il faudrait jeter ça, il n'avait pas l'intention de remplacer l'animal. Fugitivement il pensa à sa voisine d'en face, la rédactrice de 20 Ans; il ne l'avait pas vue depuis des mois, elle avait probablement déménagé. Il se força à fixer son attention sur ses mains, constata que le tremblement avait légèrement diminué. Bruno était toujours immobile; le silence entre eux dura encore quelques minutes.

 

 

 

«J'ai rencontré Anne en 1981, poursuivit Bruno avec un soupir. Elle n'était pas tellement belle, mais j'en avais marre de me branler. Ce qui était bien, quand même, c'est qu'elle avait de gros seins. J'ai toujours aimé les gros seins...» II soupira de nouveau, longuement. «Ma BCBG protestante aux gros seins...», à la grande surprise de Michel, ses yeux se mouillèrent de larmes. «Plus tard ses seins sont tombés, et notre mariage s'est cassé la gueule lui aussi. J'ai foutu sa vie en l'air. C'est une chose que je n'oublie jamais: j'ai foutu en l'air la vie de cette femme. Il te reste du vin?»

Michel partit chercher une bouteille dans la cuisine. Tout cela était un peu exceptionnel; il savait que Bruno avait consulté un psychiatre, puis qu'il avait arrêté. On cherche toujours en réalité à minimiser la souffrance. Tant que la souffrance de la confession paraît moins forte, on parle; ensuite on se tait, on renonce, on est seul. Si Bruno éprouvait à nouveau le besoin de revenir sur l'échec de sa vie, c'était probablement qu'il espérait quelque chose, un nouveau départ; c'était probable­ment bon signe.

«Ce n'est pas qu'elle était laide, poursuivit Bruno, mais son visage était quelconque, sans grâce. Elle n'a jamais eu cette finesse, cette lumière qui irradient par­fois le visage des jeunes filles. Avec ses jambes un peu lourdes, il n'était pas question de lui faire porter de minijupes; mais je lui ai appris à mettre des petits hauts très courts, sans soutien-gorge; c'est très excitant, les gros seins vus par-dessous. Elle était un peu gênée, mais finalement elle acceptait; elle ne connaissait rien à l'érotisme, à la lingerie, elle n'avait aucune expérience. D'ailleurs je te parle d'elle mais tu la connais, je crois?

- Je suis venu à ton mariage...

- C'est vrai, acquiesça Bruno avec une stupéfaction proche de l'hébétude. Je me souviens que ça m'avait surpris que tu viennes. Je croyais que tu ne voulais plus avoir de relations avec moi.

- Je ne voulais plus avoir de relations avec toi.»

 

Michel repensa à ce moment, se demanda en effet ce qui avait pu le pousser à se rendre à cette cérémonie sinistre. Il revoyait le temple à Neuilly, la salle presque nue, d'une austérité déprimante, plus qu'à moitié rem­plie d'une assemblée à la richesse dénuée d'ostenta­tion; le père de la mariée était dans la finance. «Ils étaient de gauche, dit Bruno, d'ailleurs tout le monde était de gauche à l'époque. Ils trouvaient tout à fait normal que je vive avec leur fille avant le mariage, on s'est mariés parce qu'elle était enceinte, enfin le truc habi­tuel.» Michel se souvint des paroles du pasteur qui resonnaient avec netteté dans la salle froide: il y était question du Christ vrai homme et vrai Dieu, de la nouvelle alliance passée par l'Éternel avec son peuple; enfin il avait du mal à comprendre de quoi il était exactement question. Au bout de trois quarts d'heure de ce régime, il était dans un état proche de la somnolence; il se réveilla brusquement en percevant cette formule: «Que le Dieu d'Israël vous bénisse, lui qui a eu pitié de deux enfants seuls.» II eut d'abord du mal à reprendre pied: se trouvait-on chez les Juifs? Il lui fallut une minute de réflexion avant de se rendre compte qu'en fait il s'agissait du même Dieu. Le pasteur enchaînait en souplesse, avec une conviction grandissante: «Aimer sa femme, c'est s'aimer soi-même. Aucun homme n'a jamais haï sa propre chair, au contraire il la nourrit et la soigne, comme fait Christ pour l'Église; car nous sommes membres d'un même corps, nous sommes de sa chair et de ses os. Voici pourquoi l'homme quittera son père et sa mère, et il s'attachera à sa femme, et les deux deviendront une seule chair. Ce mystère est grand, je l'affirme, par rapport au Christ et à l'Eglise.» En effet, c'était une formule qui faisait mou­che: les deux deviendront une seule chair. Michel médita sur cette perspective quelque temps, jeta un regard à Anne: calme et concentrée, elle semblait retenir sa res­piration; elle en devenait presque belle. Probablement stimulé par la citation de saint Paul, le pasteur continuait avec une énergie croissante: «Seigneur, regarde avec bonté ta servante: au moment de s'unir à son époux par le mariage, elle demande ta protection. Fais qu'elle demeure dans le Christ une épouse fidèle et chaste, et qu'elle suive toujours les exemples des saintes femmes: qu'elle soit aimable à son époux comme Rachel, sage comme Rebecca, fidèle comme Sara. Qu'elle reste attachée à la foi et aux commandements; unie à son époux, qu'elle évite toute relation mauvaise; que sa réserve lui mérite l'estime, que sa pudeur inspire le respect, qu'elle soit instruite des choses de Dieu. Qu'elle ait une maternité féconde, que tous deux voient les enfants de leurs enfants jusqu'à la troisième et quatrième génération. Qu'ils parviennent à une heureuse vieillesse, et qu'ils connaissent le repos des élus dans le Royaume des cieux. Au nom de Notre Seigneur Jésus-Christ, amen.» Michel fendit la foule pour s'approcher de l'autel, provoquant autour de lui des regards irrités. Il s'arrêta à trois rangées de distance, assista à l'échange des anneaux. Le pasteur prit les mains des époux dans les siennes, la tête baissée, dans un état de concentration impressionnant; le silence à l'intérieur du temple était total. Puis il releva la tête et d'une voix forte, à la fois énergique et désespérée, d'une stupé­fiante intensité d'expression, il s'exclama avec vio­lence: «Que l'homme ne sépare pas ce que Dieu a uni!»

Plus tard, Michel s'approcha du pasteur qui rangeait ses ustensiles. «J'ai été très intéressé par ce que vous disiez tout à l'heure...» L'homme de Dieu sourit avec urbanité. Il enchaîna alors sur les expériences d'Aspect et le paradoxe EPR: lorsque deux particules ont été réunies, elles forment dès lors un tout inséparable, «ça me paraît tout à fait en rapport avec cette histoire d'une seule chair». Le sourire du pasteur se crispa légère­ment. «Je veux dire, poursuivit Michel en s'animant, sur le plan ontologique, on peut leur associer un vecteur d'état unique dans un espace de Hilbert. Vous voyez ce que je veux dire? - Bien sûr, bien sûr...» marmonna le serviteur du Christ en jetant des regards autour de lui. «Excusez-moi» fit-il brusquement avant de se tourner vers le père de la mariée. Ils se serrèrent longuement ta main, se donnèrent l'accolade. «Très belle célébra­tion, magnifique...» fit le financier avec émotion.

- Tu n'es pas resté à la fête... se souvint Bruno. C’était un peu gênant, je ne connaissais personne, et c’était tout de même mon mariage. Mon père est arrivé très en retard, mais il est quand même venu: il était mal rasé, la cravate de travers, il avait tout à fait l'air d’un vieux débris libertin. Je suis sûr que les parents d’Anne auraient préféré un autre parti, mais bon, des Bourgeois protestants de gauche, ils avaient malgré tout un certain respect pour l'enseignement. Et puis j'étais agrégé, elle n'avait que le CAPES. Ce qui est terrible, c'est que sa petite sœur était très jolie. Elle lui ressemblait assez, elle aussi avait de gros seins; mais au lieu d'être quelconque son visage était splendide. Ça tient à pas grand-chose, l'arrangement des traits, un détail. C'est dur...» Il soupira encore une fois, se resservit un verre.

«J'ai eu mon premier poste à la rentrée 84, au lycée Carnot, à Dijon. Anne était enceinte de six mois. Voilà, on était enseignants, on était un couple d'enseignants; il nous restait à mener une vie normale.

On a loué un appartement rue Vannerie, à deux pas du lycée. "Ce ne sont pas les prix de Paris, comme disait la fille de l'agence. Ce n'est pas non plus la vie de Paris, mais vous verrez c'est très gai en été, il y a des touristes, on a beaucoup de jeunes au moment du festival dt musique baroque." Musique baroque?...

 

J'ai tout de suite compris que j'étais maudit. Ce n'était pas la "vie de Paris", ça je n'en avais rien à foutre, j'avais été constamment malheureux à Paris. Simplement j'avais envie de toutes les femmes, sauf de la mienne. A Dijon, comme dans toutes les villes de province, il y a beaucoup de minettes, c'est bien pire qu'à Paris. Ces années-là, la mode devenait de plus en plus sexy. C'était insupportable, toutes ces filles avec leurs petites mines, leurs petites jupes et leurs petits rires. Je les voyais pendant la journée en cours, je les voyais le midi au Penalty, le bar à côté du lycée, elles discutaient avec des garçons; je rentrais déjeuner chez ma femme. Je les revoyais encore le samedi après-midi dans les rues commerçantes de la ville, elles achetaient des frin­gues et des disques. J'étais avec Anne, elle regardait les vêtements de bébé; sa grossesse se passait bien, elle était incroyablement heureuse. Elle dormait beaucoup, elle mangeait tout ce qu'elle voulait; on ne faisait plus l'amour, mais je crois qu'elle ne s'en rendait même pas compte. Pendant les séances de préparation à l'accouchement elle avait sympathisé avec d'autres femmes; elle était sociable, sociable et sympa, c'était une femme facile à vivre. Quand j'ai appris qu'elle attendait un garçon j'ai eu un choc terrible. D'emblée c'était le pire, il allait falloir que je vive le pire. J'aurais dû être heu­reux; je n'avais que vingt-huit ans et je me sentais déjà mort.

Victor est né en décembre; je me souviens de son baptême à l'église Saint-Michel, c'était bouleversant. "Les baptisés deviennent des pierres vivantes pour l'édi­fication d'un édifice spirituel, pour un sacerdoce saint" dit le prêtre. Victor était tout rouge et tout fripé, dans sa petite robe en dentelle blanche. C'était un baptême collectif, comme dans l'Église primitive, il y avait une dizaine de familles. "Le baptême incorpore à l'Église, dit le prêtre, il fait de nous des membres du corps du Christ." Anne le tenait dans ses bras, il faisait quatre kilos. Il était très sage, il n'a pas du tout crié. "Dès lors, dit le prêtre, ne sommes-nous pas membres les uns des autres?" On s'est regardés entre parents, il y a eu comme un doute. Puis le prêtre a versé l'eau baptis­male, par trois fois, sur la tête de mon fils; il l'a ensuite oint du saint-chrême. Cette huile parfumée, consacrée par l'évêque, symbolisait le don de l'Esprit Saint, dit le prêtre. Il s'adressa alors directement à lui. "Victor, dit Je prêtre, tu es maintenant devenu un chrétien. Par cette onction de l'Esprit Saint, tu es incorporé au Christ. Tu Participes désormais de sa mission prophétique, sacer­dotale et royale." Ça m'a tellement impressionné que je me suis inscrit à un groupe Foi et Vie qui se réunissait tous les mercredis. Il y avait une jeune Coréenne, très jolie, j'ai tout de suite eu envie de la sauter. C'était délicat, elle savait que j'étais marié. Anne a reçu le groupe un samedi chez nous, la Coréenne s'est assise sur le canapé, elle portait une jupe courte; j'ai regardé ses jambes toute l'après-midi, mais personne ne s'est rendu compte de rien.

Aux vacances de février, Anne est partie chez ses parents avec Victor; je suis resté seul à Dijon. J'ai fait une nouvelle tentative pour devenir catholique; allongé sur mon matelas Épéda, je lisais Le Mystère des Saints Innocents en buvant de la liqueur d'anis. C'est très beau, Péguy, c'est vraiment splendide; mais ça a fini par me déprimer complètement. Toutes ces histoires de péché et de pardon des péchés, et Dieu qui se réjouit plus du retour d'un pécheur que du salut de mille justes... moi j'aurais aimé être un pécheur, mais je n'y arrivais pas. J'avais le sentiment qu'on m'avait volé ma jeunesse. Tout ce que je voulais, c'était me faire sucer la queue par de jeunes garces aux lèvres pulpeuses. Il y avait beaucoup de jeunes garces aux lèvres pulpeuses dans les discothèques, et pendant l'absence d'Anne je suis allé plusieurs fois au Slow Rock et à L'Enfer; mais elles sortaient avec d'autres que moi, elles suçaient d'autres queues que la mienne; et ça, je n'arrivais simplement plus à le supporter. C'était la période de l'explosion du Minitel rosé, il y avait toute une frénésie autour de ça, je suis resté connecté des nuits entières. Victor dormait dans notre chambre, mais il faisait de bonnes nuits, il n'y avait pas de problème. J'ai eu très peur quand la première facture de téléphone est arrivée, je l'ai prise dans la boîte et j'ai ouvert l'enveloppe sur le chemin du lycée: quatorze mille francs. Heureu­sement il me restait un livret de Caisse d'Épargne qui datait de mes années d'étudiant, j'ai tout transféré sur notre compte, Anne ne s'est rendu compte de rien.

La possibilité de vivre commence dans le regard de l'autre. Progressivement je me suis rendu compte que mes collègues, les enseignants du lycée Carnot, jetaient sur moi un regard dénué de haine ou d'acrimonie. Ils ne se sentaient pas en compétition avec moi; nous étions engagés dans la même tâche, j'étais un des leurs. Ils m'enseignèrent le sens ordinaire des choses. J'ai passé mon permis de conduire et j'ai commencé à m'intéresser aux catalogues de la CAMIF. Le printemps venu, nous avons passé des après-midi sur la pelouse des Guilmard. Ils habitaient une maison assez laide à Fontaine-les-Dijon, mais il y avait une grande pelouse très agréable, avec des arbres. Guilmard était prof de maths, nous avions à peu près les mêmes classes. Il était long, maigre, voûté, les cheveux blond-roux, avec une mous­tache tombante; il ressemblait un peu à un comptable allemand. Il préparait le barbecue avec sa femme. L'après-midi s'avançait, on parlait vacances, on était un peu pétés; en général on était à quatre ou cinq cou­ples d'enseignants. La femme de Guilmard était infir­mière, elle avait la réputation d'être une supersalope; de fait, quand elle s'asseyait sur la pelouse, on voyait qu'elle n'avait rien sous sa jupe. Ils passaient leurs vacances au Cap d'Agde, dans le secteur naturiste. Je crois aussi qu'ils allaient dans un sauna pour couples, place Bossuet - enfin c'est ce que j'ai entendu dire. Je n'ai jamais osé en parler à Anne mais je les trouvais sympas, ils avaient un côté social-démocrate - pas du tout comme les hippies qui traînaient autour de notre mère dans les années soixante-dix. Guilmard était bon prof, il n'hésitait jamais à rester après la fin des cours pour aider un élève en difficulté. Il donnait pour les handicapés, aussi, je crois.»

Bruno se tut brusquement. Au bout de quelques minu­tes Michel se leva, ouvrit la porte-fenêtre et sortit sur le balcon aspirer l'air nocturne. La plupart des gens qu'il connaissait avaient mené des vies comparables à celle de Bruno. Mis à part dans certains secteurs de très haut niveau tels que la publicité ou la mode, il est relativement facile d'être accepté physiquement dans le milieu professionnel, les dress-codes y sont limités et implicites. Après quelques années de travail le désir sexuel disparaît, les gens se recentrent sur la gastronomie et les vins; certains de ses collègues, beaucoup plus jeunes que lui, avaient déjà commencé à se constituer une cave. Tel n’était pas le cas de Bruno, qui n'avait fait aucune remarque sur le vin - du Vieux Papes à 11,95 F. Oubliant à demi la présence de son frère, Michel jeta un regard sur les immeubles en s'appuyant à la balustrade. La nuit était tombée, maintenant; presque toutes les lumières étaient éteintes. On était le dernier soir du week-end du 15 août. Il revint vers Bruno, s'assit près de lui; leurs genoux étaient proches. Pouvait-on considérer Bruno comme un individu? Le pourrissement de ses organes lui appartenait, c'est à titre individuel qu'il connaîtrait le déclin physique et la mort. D'un autre côté, sa vision hédoniste de la vie, les champs de forces qui structuraient sa conscience et ses désirs appartenaient à l'ensemble de sa génération. De même que l'installa­tion d'une préparation expérimentale et le choix d'un ou plusieurs observables permettent d'assigner à un système atomique un comportement donné - tantôt corpusculaire, tantôt ondulatoire -, de même Bruno pouvait apparaître comme un individu, mais d'un autre point de vue il n'était que l'élément passif du déploiement d'un mouvement historique. Ses motivations, ses valeurs, ses désirs: rien de tout cela ne le distinguait, si peu que ce soit, de ses contemporains. La première réaction d'un animal frustré est généralement d'essayer avec plus de force d'atteindre son but. Par exemple une poule affamée (Gallus domesticus), empêchée d'obtenir sa nourriture par une clôture en fil de fer, tentera avec des efforts de plus en plus frénétiques de passer au tra­vers de cette clôture. Peu à peu, cependant, ce compor­tement sera remplacé par un autre, apparemment sans objet. Ainsi les pigeons (Columba livia) becquettent fré­quemment le sol lorsqu'ils ne peuvent obtenir la nour­riture convoitée, alors même que le sol ne comporté aucun objet comestible. Non seulement ils se livrent a ce becquetage indiscriminé, mais ils en viennent fréquemment à lisser leurs ailes; un tel comportement hors de propos, fréquent dans les situations qui impliquent une frustration ou un conflit, est appelé activité de substitution. Début 1986, peu après avoir atteint l'âge de trente ans, Bruno commença à écrire.


Date: 2015-12-11; view: 626


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