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Treize heures de vol

 

Très vite, le Lieu du Changement se trouva confronté à un problème de vieillissement. Les idéaux fondateurs de sa démarche paraissaient datés aux jeunes gens des années quatre-vingt. Mis à part les ateliers de théâtre spontané et de massage californien, le Lieu était au fond surtout un camping; du point de vue confort de 1'hébèrgement ou qualité de la restauration, il ne pouvait rivaliser avec les centres de vacances institutionnels. En outre, une certaine culture anarchiste propre à 1'endroit rendait difficile un contrôle précis des accès et des paiements; l'équilibre financier, précaire dès le début, devint donc de plus en plus difficile à trouver.

Une première mesure, adoptée à l'unanimité par fondateurs, consista à établir des tarifs nettement préférentiels pour les jeunes; elle s'avéra insuffisante. C'est au début de l'exercice 1984, au cours de l'assemblée générale annuelle, que Frédéric Le Dantec proposa la mutation qui devait assurer la prospérité de l'endroit. L'entreprise - telle était son analyse - était le nouvel espace d'aventure des années quatre-vingt. Tous, ils avaient acquis une expérience précieuse dans les techniques et thérapies issues de la psychologie humaniste (gestalt, rebirth, do in, marche sur les braises, analyse transactionnelle, méditation zen, PNL...) Pourquoi pas réinvestir ces compétences dans l'élaboration d'un programme de stages résidentiels à destination des entreprises? Après un débat houleux, le projet fut adopté. C'est alors qu'on entreprit la construction de pyramide, ainsi que d'une cinquantaine de bungalow au confort limité mais acceptable, destinés à recevoir les stagiaires. Dans le même temps, un mailing intensif mais ciblé fut adressé aux directeurs des ressources humaines de différentes grandes firmes. Certains fondateurs, aux options politiques marquées très à gauche, vécurent mal cette transition. Une brève lutte de pou­voir interne eut lieu, et l'association loi 1901 qui gérait l'endroit fut dissoute pour être remplacée par une SARL dont Frédéric Le Dantec était le principal actionnaire. Après tout ses parents étaient propriétaires du terrain, et le Crédit mutuel du Maine-et-Loire semblait disposé à soutenir le projet.

Cinq ans plus tard, le Lieu avait réussi à se constituer un joli catalogue de références (BNP, IBM, ministère du Budget, RATP, Bouygues...) Des stages inter ou intra-entreprises étaient organisés tout au long de l'année, et l'activité «lieu de vacances», conservée surtout par nostalgie, ne représentait plus que 5 % du chiffre d'af­faires annuel.



 

Bruno se réveilla avec un fort mal de crâne et sans illusions excessives. Il avait entendu parler de l'endroit par une secrétaire qui revenait d'un stage «Développe­ment personnel - pensée positive» à cinq mille francs la journée. Il avait demandé la brochure pour les vacan­ces d'été: sympa, associatif, libertaire, il voyait le genre. Cependant, une note statistique en bas de page avait retenu son attention: l'été dernier, en juillet-août, le Lieu avait reçu 63 % de femmes. Pratiquement deux femmes pour un mec; c'était un ratio exceptionnel. Il avait tout de suite décidé de mettre une semaine en juillet, pour voir; d'autant qu'en choisissant l'option camping c'était moins cher que le Club Med, ou même l’UCPA. Évidemment, il devinait le genre de femmes: d’ex-gauchistes flippées, probablement séropositives. Mais bon, deux femmes pour un mec, il avait sa chance; en se démerdant bien, il pourrait même en tirer deux.

Sexuellement, son année avait bien démarré. L'arrivée des filles des pays de l'Est avait fait chuter les prix, on trouvait maintenant sans problème une relaxation personnalisée à 200 francs, contre 400 quelques mois plus tôt. Malheureusement en avril il avait eu de grosses réparations sur sa voiture, et en plus il était en tort. Labanque avait commencé à le serrer, il avait dû restreindre.

Il se souleva sur un coude et se servit un premier whisky. Le Swing Magazine était toujours ouvert à la même page; un type qui avait gardé ses socquettes tendait son sexe vers l'objectif avec un effort visible; il s'appelait Hervé.

Pas mon truc, se répéta Bruno, pas mon truc. Il enfila un caleçon avant de se diriger vers le bloc de sanitaires. Après tout, se disait-il avec espoir, la squaw d'hier, par exemple, était relativement baisable. Des gros seins un peu flasques, c'était même l'idéal pour une bonne branlette espagnole; et ça faisait trois ans qu'il n'en avait pas eu. Pourtant, il était friand de branlettes espagno­les; mais les putes, en général, n'aiment pas ça. Est-ce que ça les énerve de recevoir le sperme sur le visage? Est-ce que ça demande plus de temps et d'investisse­ment personnel que la pipe? Toujours est-il que la pres­tation apparaissait atypique; la branletle espagnole n'était en général pas facturée, et donc pas prévue, et donc difficile à obtenir. Pour les filles, c'était plutôt un truc privé. Seulement le privé, voilà. Plus d'une fois Bruno, en quête en réalité d'une branlette espagnole, avait dû se rabattre sur une branlette simple, voire une pipe. Parfois réussie, d'ailleurs; il n'empêche, l'offre était structurellement insuffisante en matière de bran­lettes espagnoles, voilà ce que pensait Bruno.

À ce point de ses réflexions, il parvint à l'espace corps n° 8. Plus ou moins résigné à l'idée de croiser des vieilles peaux, il eut un choc atroce en découvrant les ado­lescentes. Elles étaient quatre, entre quinze et dix-sept ans, près des douches, juste en face de la rangée de lavabos. Deux d'entre elles attendaient en slip de bain, les deux autres s'ébattaient comme des ablettes, bavardaient, se lançaient de l'eau, poussaient des petits cris: elles étaient entièrement nues. Le spectacle était d'une grâce et d'un érotisme sans nom; il n'avait pas mérité cela. II bandait dans son caleçon; il sortit son sexe d'une main et se colla contre le support du lavabo, essayant de passer ses bâtonnets dentaires. Il se piqua une gencive, ressortit un bâtonnet sanglant de sa bou­che. Le bout de son sexe était chaud, gonflé, parcouru de fourmillements effroyables; une goutte commençait à se former.

Une des filles, une brune gracile, sortit de l'eau et attrapa une serviette-éponge; elle tapota ses jeunes seins avec satisfaction. Une petite rousse fit glisser son slip et la remplaça sous la douche; les poils de sa chatte étaient d'un blond doré. Bruno poussa un gémissement léger, fut parcouru d'un vertige. Mentalement, il se voyait bouger. Il avait le droit d'enlever son caleçon, d'aller attendre près des douches. Il avait le droit d'at­tendre pour prendre une douche. Il se voyait bandant devant elles; il s'imaginait prononçant une phrase du style: «L'eau est chaude?» Les deux douches étaient séparées par un espace de cinquante centimètres; s'il prenait une douche près de la petite rousse, peut-être est-ce qu'accidentellement elle lui frôlerait la bite. À cette pensée, il fut pris d'un vertige plus prononcé; il se cramponna à la faïence du lavabo. Au même instant, deux adolescents déboulèrent sur la droite en poussant des rires excessivement bruyants; ils étaient vêtus de shorts noirs striés de bandes fluo. Bruno débanda aus­sitôt, rangea son sexe dans son caleçon et se concentra sur ses soins dentaires.

 

Plus tard, encore sous le choc de la rencontre, il des­cendit vers les tables du petit déjeuner. Il s'installa à l’écart et n'engagea la conversation avec personne; en mastiquant ses céréales vitaminées il songeait au vampirisme de la quête sexuelle, à son aspect faustien. C'est tout à fait faussement, pensait par exemple Bruno, qu’on parle d'homosexuels. Lui-même n'avait jamais, où pratiquement jamais, rencontré d'homosexuels; par contre, il connaissait de nombreux pédérastes. Certains pédérastes - heureusement peu nombreux - préfèrent les petits garçons; ceux-là finissent en prison, avec des peines de sûreté incompressibles, et on n'en parle plus. La plupart des pédérastes, cependant, préfèrent les jeu­nes gens entre quinze et vingt-cinq ans; au-delà il n'y a plus, pour eux, que de vieux culs flapis. Observez deux vieilles pédales entre elles, aimait à dire Bruno, obser­vez-les avec attention: parfois il y a une sympathie, voire une affection mutuelle; mais est-ce qu'elles se désirent? en aucun cas. Dès qu'un petit cul rond de quinze - vingt-cinq ans vient à passer, elles se déchirent comme deux vieilles panthères sur le retour, elles se déchirent pour posséder ce petit cul rond; voilà ce que pensait Bruno.

Comme en bien d'autres cas, les prétendus homo­sexuels avaient joué un rôle de modèle pour le reste de la société, pensait encore Bruno. Lui-même, par exem­ple, avait quarante-deux ans; désirait-il pour autant les femmes de son âge? En aucune façon. Par contre, pour une petite chatte enrobée dans une minijupe, il se sen­tait encore prêt à aller jusqu'au bout du monde. Enfin, du moins jusqu'à Bangkok. Treize heures de vol tout de même.

 

 

 

Le désir sexuel se porte essentiellement sur les corps jeunes, et l'investissement progressif du champ de la séduction par les très jeunes filles ne fut au fond qu'un retour à la normale, un retour à la vérité du désir ana­logue à ce retour à la vérité des prix qui suit une sur­chauffe boursière anormale. Il n'empêche que les femmes qui avaient eu vingt ans aux alentours des «années 1968» se trouvèrent, la quarantaine venue, dans une fâcheuse situation. Généralement divorcées, elles ne pouvaient guère compter sur cette conjugalité - chaleureuse ou abjecte - dont elles avaient tout fait pour accélérer la disparition. Faisant partie d'une génération qui - la première à un tel degré - avait proclamé la supériorité de la jeunesse sur l'âge mur, elles ne pou­vaient guère s'étonner d'être à leur tour méprisées par la génération appelée à les remplacer. Enfin, le culte du corps qu'elles avaient puissamment contribué à constituer ne pouvait, à mesure de l'affaissement de leurs chairs, que les amener à éprouver pour elles-mêmes un dégoût de plus en plus vif - dégoût d'ailleurs analogue à celui qu'elles pouvaient lire dans le regard d'autrui.

Les hommes de leur âge se trouvaient grosso modo dans la même situation; mais cette communauté de destin ne devait engendrer nulle solidarité entre ces êtres: la quarantaine venue, les hommes continuèrent dans leur ensemble à rechercher des femmes jeunes - et parfois avec un certain succès, du moins pour ceux qui, se glissant avec habileté dans le jeu social, étaient par­venus à une certaine position intellectuelle, financière ou médiatique; pour les femmes, dans la quasi-totalité des cas, les années de la maturité furent celles de l'échec, de la masturbation et de la honte.

Lieu privilégié de liberté sexuelle et d'expression du désir, le Lieu du Changement devait naturellement, plus que tout autre, devenir un lieu de dépression et d’amertume. Adieu les membres humains s'entrelaçant dans la clairière, sous la pleine lune! Adieu les célébrations quasi dionysiaques des corps recouverts d'huile, sous le soleil de midi! Ainsi radotaient les quadragénaires, observant leurs bites flapies et leurs bourrelets adipeux.

C'est en 1987 que les premiers ateliers d'inspiration semi-religieuse firent leur apparition au Lieu. Naturellement, le christianisme restait exclu; mais une mystique exotique suffisamment floue pouvait - pour ces êtres d'esprit au fond assez faible - s'harmoniser avec le culte du corps qu'ils continuaient contre toute raison à prôner. Les ateliers de massage sensitif ou de libération de l'orgone, bien entendu, persistèrent; mais on eut le spectacle d'un intérêt de plus en plus vif pour l'astrologie, le tarot égyptien, la méditation sur les chakras, les énergies subtiles. Des «rencontres avec l'Ange» eurent lieu; on apprit à ressentir la vibration des cristaux. Le chamanisme sibérien fit une entrée remarquée en 1991, où le séjour initiatique prolongé dans une sweat lodge alimentée par les braises sacrées eut pour résultat la mort d'un des participants par arrêt cardiaque. Le tantra - qui unissait frottage sexuel, spi­ritualité diffuse et égoïsme profond - connut un succès particulièrement vif. En quelques années le Lieu - comme tant d'autres lieux en France ou en Europe occidentale - devint en somme un centre New Age relativement couru, tout en conservant un cachet hédoniste et libertaire plutôt «années soixante-dix» qui assurait sa singularité sur le marché.

 

Après le petit déjeuner Bruno retourna à sa tente, hésita à se masturber (le souvenir des adolescentes restait vif), finalement s'abstint. Ces affolantes jeunes filles devaient constituer le fruit des soixante-huitardes qu'on croisait, en rangs plus serrés, dans le périmètre du camping. Certaines de ces vieilles putes avaient donc, malgré tout, réussi à se reproduire. Le fait plongea Bruno dans des méditations floues, mais déplaisantes. Il ouvrit brutalement la fermeture éclair de sa tente-igloo; le ciel était bleu. De petits nuages flottaient, comme des éclaboussures de sperme, entre les pins; la journée serait radieuse. Il consulta le programme de sa semaine: il avait pris l'option numéro 1, Créativité et relaxation. Pour la matinée il avait le choix entre trois ateliers: mime et psychodrame, aquarelle, écriture douce. Psychodrame non merci, il avait déjà donné, un week-ent dans un château près de Chantilly: des assistantes en sociologie quinquagénaires se roulaient sur des tapis de gym en réclamant des nounours à leur papa; il valait mieux éviter ça. L'aquarelle était tentante, mais devait se dérouler en extérieur: s'accroupir dans les aiguilles de pin, avec les insectes et tous les problèmes, pour produire des croûtes, était-ce la chose à faire?

L'animatrice de l'atelier d'écriture avait de longs che­veux noirs, une grande bouche soulignée de carmin (de ce type qu'on appelle communément «bouche à pipes»); elle portait une tunique et un pantalon fuseau noirs. Belle femme, de la classe. Une vieille pute quand même, songea Bruno en s'accroupissant, un peu n'im­porte où, dans le vague cercle délimité par les partici­pants. À sa droite une grosse femme aux cheveux gris, aux lunettes épaisses, au teint atrocement terreux, soufflait avec bruit. Elle puait le vin; il n'était pourtant que dix heures et demie.

«Pour saluer notre présence commune, démarra l'animatrice, pour saluer la Terre et les cinq directions, nous allons commencer l'atelier par un mouvement de hatha-yoga qu'on appelle la salutation au soleil.» Suivit la description d'une posture incompréhensible; la pocharde à ses côtés émit un premier rot. «Tu es fati­guée, Jacqueline... commenta la yogini; ne fais pas l'exercice, si tu ne le sens pas. Allonge-toi, le groupe va te rejoindre un peu plus tard.»

En effet il fallut s'allonger, pendant que l'institutrice karniique débitait un discours lénifiant et creux, façon Contrexéville: «Vous entrez dans une eau merveilleuse et pure. Cette eau baigne vos membres, votre ventre. Vous remerciez votre mère la Terre. Vous vous collez avec confiance contre votre mère la Terre. Sentez votre désir. Vous vous remerciez vous-même de vous être donné ce désir», etc. Allongé sur le tatami crasseux, Bruno sentait ses dents vibrer d'agacement; la pocharde à ses côtés rotait avec régularité. Entre deux rots elle expirait avec de grands «Haaah!...» censés matérialiser son état de décontraction. La pouffiasse karmique continuait son sketch, évoquant les forces telluriques qui irradient le ventre et le sexe. Après avoir parcouru les quatre éléments, satisfaite de sa prestation, elle conclut par ces phrases: «Maintenant, voya avez franchi la barrière du mental rationnel; vous avez établi le contact avec vos plans profonds. Je vous demande de vous ouvrir sur l'espace illimité de la créa­tion. - Poil au fion!» songea rageusement Bruno en se relevant à grand-peine. La séquence d'écriture eut lieu, suivie d'une présentation générale et d'une lecture des textes. Il y avait une seule nana potable dans cet atelier: une petite rousse en jean et tee-shirt, pas mal roulée, répondant au prénom d'Emma et auteur d'un poème parfaitement niais où il était question de moutons lunai­res. En général tous suintaient de gratitude et de la joie du contact retrouvé, notre mère la Terre et notre père le Soleil, bref. Le tour de Bruno vint. D'une voix morne, il lut son court texte:

Les taxis, c'est bien des pédés

Ils s'arrêtent pas, on peut crever.

 

«C'est ce que tu ressens... fit la yogini. C'est ce que tu ressens, parce que tu n'as pas dépassé tes mauvaises énergies. Je te sens chargé de plans profonds. Nous pouvons t'aider, ici et maintenant. Nous allons nous lever et nous recentrer sur le groupe.»

Ils se remirent sur leurs pieds, formèrent un cercle en se prenant par la main. A contrecœur Bruno attrapa la main de la pocharde sur sa droite, sur sa gauche celle d'un dégoûtant vieux barbu qui ressemblait à Cavanna. Concentrée, calme cependant, l'institutrice yogique poussa un «ôm!» prolongé. Et c'était reparti, tous se mirent à pousser des «ôm!» comme s'ils n'avaient fait que ça toute leur vie. Courageusement, Bruno tentait de s'intégrer au rythme sonore de la démonstration lorsqu'il se sentit soudain déséquilibré sur la droite. La pocharde, hypnotisée, était en train de s'effondrer comme une masse. Il lâcha sa main, ne put cependant éviter la chute et se retrouva à genoux devant la vieille garce, étalée sur le dos, qui gigotait sur le tatami. La yogini s'interrompit un instant pour constater avec calme: «Oui, Jacqueline, tu as raison de t'allonger si tu le sens.» Ces deux-là avaient l'air de bien se connaî­tre.

La seconde séquence d'écriture se déroula un peu mieux; inspiré par une vision fugitive de la matinée, Bruno parvint à produire le poème suivant:

Je bronze ma queue

(Poil à la queue!)

A la piscine

(Poil à la pine!)

Je retrouve Dieu

Au solarium,

II a de beaux yeux,

II mange des pommes.

Où il habite?

(Poil à la bite!)

Au paradis

(Poil au zizi!)

 

«II y a beaucoup d'humour... commenta la yogini avec une légère réprobation. - Une mystique... hasarda la roteuse. Plutôt une mystique en creux...» Qu'allait-il devenir? Jusqu'à quand est-ce qu'il allait supporter ça? Est-ce que ça en valait la peine? Bruno s'interrogeait réllement. L'atelier terminé il se précipita vers sa tente sans même tenter d'engager la conversation avec la petite rousse; il avait besoin d'un whisky avant le déjeu­ner. Arrivant à proximité de son emplacement il tomba sur une des adolescentes qu'il avait matées à la douche; d'un geste gracieux, qui faisait remonter ses seins, elle décrochait les petites culottes en dentelle qu'elle avait mises à sécher la veille. Il se sentait prêt à exploser dans l'atmosphère et à se répandre en filaments graisseux sur le camping. Qu'est-ce qui avait changé, exactement, depuis sa propre adolescence? Il avait les mêmes désirs, avec la conscience qu'il ne pourrait probable­ment pas les satisfaire. Dans un monde qui ne respecte que la jeunesse, les êtres sont peu à peu dévorés. Pour le déjeuner, il repéra une catholique. Ce n'était pas dif­ficile, elle portait une grande croix en fer autour du cou; en outre elle avait ces paupières gonflées par en dessous, donnant de la profondeur au regard, qui signa­lent souvent la catholique, voire la mystique (parfois aussi, il est vrai, l'alcoolique). Longs cheveux noirs, peau très blanche, un peu maigre mais pas mal. En face d'elle était assise une fille aux cheveux blond-roux, genre suisse-californienne: au moins un mètre quatre-vingts, corps parfait, impression de santé effroyable. C'était la responsable de l'atelier tantra. En réalité elle était née à Créteil et s'appelait Brigitte Martin. En Cali­fornie, elle s'était fait refaire les seins et initier aux mystiques orientales; elle avait en outre changé de pré­nom. De retour à Créteil elle animait pendant l'année un atelier tantra aux Flanades sous le nom de Shanti Martin; la catholique semblait l'admirer énormément. Au début Bruno put prendre part à la conversation, qui roulait sur la diététique naturelle - il s'était documenté sur les germes de blé. Mais très vite on bascula vers des sujets religieux, et là il ne pouvait plus suivre. Pouvait-on assimiler Jésus à Krishna, ou sinon à quoi? Fallait-il préférer Rintintin à Rusty? Quoique catho­lique, la catholique n'aimait pas le pape; avec son men­tal moyenâgeux, Jean-Paul II freinait l'évolution spirituelle de l'Occident, telle était sa thèse. «C'est vrai, acquiesça Bruno, c'est un gogol.» L'expression, peu connue, lui valut un surcroît d'intérêt des deux autres. «Et le dalaï-lama sait faire bouger ses oreilles...» conclut-il tristement en finissant son steak de soja.

Avec entrain, la catholique se leva sans prendre de café. Elle ne voulait pas être en retard à son atelier de développement personnel, Les règles du oui-oui. « Ah oui, le oui-oui c'est super!» entonna la Suissesse avec chaleur en se levant à son tour. «Merci pour cet échange...» fit la catholique en tournant la tête de son côté avec un joli sourire. Allons, il ne s'en était pas trop mal tiré. «Parler avec ces pétasses, songeait Bruno en retraversant le camping, c'est comme pisser dans un urinoir rempli de mégots; ou encore c'est comme chier dans une chiotte remplie de serviettes hygiéniques: les choses ne rentrent pas, et elles se mettent à puer.» L'espace sépare les peaux. La parole traverse élastiquement l'espace, l'espace entre les peaux. Non perçus, dépourvus d'écho, comme bêtement suspendus dans l'atmosphère, ses mots se mettaient à pourrir et à puer, c'était une chose indiscutable. Mise en relation, la parole peut également séparer.

À la piscine, il s'installa sur un transat. Les adoles­centes se trémoussaient bêtement dans le but de se faire jeter à l'eau par les garçons. Le soleil était à son zénith; des corps luisants et nus se croisaient autour de la sur­face bleue. Sans en tenir compte, Bruno se plongea dans Les Six Compagnons et l'Homme au gant, proba­blement le chef-d'œuvre de Paul-Jacques Bonzon, récemment réédité en Bibliothèque verte. Sous le soleil à peine tolérable, il était agréable de se retrouver dans les brumes lyonnaises, dans la présence rassurante du brave chien Kapi.

 

Le programme de l'après-midi lui laissait le choix entre sensitive gestaltmassage, libération de la voix et rebirth en eau chaude. À priori, le massage avait l'air le plus hot. Il eut un aperçu de la libération de la voix en remontant vers l'atelier de massage: ils étaient une dizaine, très excités, qui sautaient partout sous la conduite de la tantriste en glapissant comme des din­dons effarés.

Au sommet de la colline, les tables à tréteaux, recou­vertes de draps de bain, formaient un large cercle. Les participants étaient nus. Au centre du cercle, l'anima­teur de l'atelier, un petit brun qui louchait légèrement, entama un bref historique du sensitive gestaltmassage; né des travaux de Fritz Péris sur le gestaltmassage ou «massage californien», il avait progressivement inté­gré certains acquis du sensitif jusqu'à devenir - c'était du moins son avis - la méthode de massage la plus complète. Il savait que certains au Lieu ne partageaient pas ce point de vue, mais il ne souhaitait pas entrer dans la polémique. Quoi qu'il en soit - et il conclurait là-dessus - il y avait massage et massage; on pouvait même dire, à la limite, qu'il n'y avait pas deux massages identiques. Ces préambules posés, il entama la démons­tration, faisant s'allonger une des participantes. «Sen­tir les tensions de sa partenaire...» fit-il observer en lui caressant les épaules; sa bite se balançait à quelques centimètres des longs cheveux blonds de la fille. «Uni­fier, toujours unifier...» poursuivit-il en versant de l'huile sur ses seins. «Respecter l'intégrité du schéma corporel...»: ses mains descendaient sur le ventre, la fille avait fermé les yeux et écartait les cuisses avec un plaisir visible.

«Voilà, conclut-il, vous allez maintenant travailler à deux. Circulez, rencontrez-vous dans l'espace; prenez le temps de vous rencontrer.» Hypnotisé par la scène précédente Bruno réagit avec retard, alors que c'est là que tout se jouait. Il s'agissait de s'approcher tranquil­lement de la partenaire convoitée, de s'arrêter devant elle en souriant et de lui demander avec calme: «Tu veux travailler avec moi?» Les autres avaient l'air de connaître la musique, et en trente secondes tout était emballé. Bruno jeta un regard affolé autour de lui et se retrouva face à un homme, un petit brun râblé, velu, au sexe épais. Il ne s'en était pas rendu compte, niais il n'y avait que cinq filles pour sept mecs.

Dieu merci, l'autre n'avait pas l'air pédé. Visiblement furieux il s'allongea sur le ventre sans un mot, posa la tête sur ses bras croisés et attendit. «Sentir les ten­sions... respecter l'intégrité du schéma corporel...» Bruno rajoutait de l'huile sans parvenir à dépasser les genoux; le type était immobile comme une bûche. Même ses fesses étaient velues. L'huile commençait à dégoutter sur le drap de bain, ses mollets devaient être complètement imbibés. Bruno redressa la tête. À proxi­mité immédiate, deux hommes étaient allongés sur le dos. Son voisin de gauche se faisait masser les pecto­raux, les seins de la fille bougeaient doucement; il avait le nez à hauteur de sa chatte. Le radio-cassettes de l'animateur émettait de larges nappes de synthétiseur dans l'atmosphère; le ciel était d'un bleu absolu. Autour de lui, les bites luisantes d'huile de massage se dressaient lentement dans la lumière. Tout cela était atrocement réel. Il ne pouvait pas continuer. À l'autre extrémité du cercle, l'animateur prodiguait des conseils à un couple. Bruno ramassa rapidement son sac à dos et descendit en direction de la piscine. Autour du bas­sin, c'était l'heure de pointe. Allongées sur la pelouse, des femmes nues bavardaient, lisaient ou prenaient simplement le soleil. Où allait-il se mettre? Sa serviette à la main, il entama un parcours erratique en travers de la pelouse; il titubait, en quelque sorte, entre les vagins. Il commençait à se dire qu'il lui fallait se déci­der quand il aperçut la catholique en conversation avec un petit brun trapu, vif, aux cheveux noirs et bouclés, aux yeux rieurs. II lui fit un vague signe de reconnais­sance - qu'elle ne vit pas - et s'affala à proximité. Un type héla le petit brun au passage: «Salut, Karim!» II agita la main en réponse sans interrompre son discours. Elle écoutait en silence, allongée sur le dos. Entre ses cuisses maigres elle avait une très jolie motte, bien bombée, aux poils délicieusement bouclés et noirs. Tout en lui parlant, Karim se massait doucement les couilles. Bruno posa la tête sur le sol et se concentra sur les poils pubiens de la catholique, un mètre devant lui: c'était un monde de douceur, il s'endormit comme une masse.

 

Le 14 décembre 1967, l'Assemblée nationale adopta en première lecture la loi Neuwirth sur la légalisation de la contraception; quoique non encore remboursée par la Sécurité sociale, la pilule était désormais en vente libre dans les pharmacies. C'est à partir de ce moment que de larges couches de la population eurent accès à la libération sexuelle, auparavant réservée aux cadres supérieurs, professions libérales et artistes - ainsi qu'à certains patrons de PME. Il est piquant de constater que cette libération sexuelle a parfois été pré­sentée sous la forme d'un rêve communautaire, alors qu'il s'agissait en réalité d'un nouveau palier dans la montée historique de l'individualisme. Comme l'indi­que le beau mot de «ménage», le couple et la famille représentaient le dernier îlot de communisme primitif au sein de la société libérale. La libération sexuelle eut pour effet la destruction de ces communautés intermé­diaires, les dernières à séparer l'individu du marché. Ce processus de destruction se poursuit de nos jours.

Après le repas, le comité de pilotage du Lieu du Changement organisait le plus souvent des soirées dan­santes. A priori surprenant dans un lieu aussi ouvert aux nouvelles spiritualités, ce choix confirmait à l'évidence le caractère indépassable de la soirée dansante comme mode de rencontre sexuelle en société non com­muniste. Les sociétés primitives, faisait remarquer Fré­déric Le Dantec, axaient elles aussi leurs fêtes sur la danse, voire la transe. Une sono et un bar étaient donc installés sur la pelouse centrale; et les gens gigotaient jusqu'à une heure avancée, sous la lune. Pour Bruno, c'était une deuxième chance. À vrai dire, les adolescen­tes présentes sur le camping fréquentaient peu ces soirées. Elles préféraient sortir dans les discothèques de la région (le Bilboquet, le Dynasty, le 2001, éventuellement le Pirates), qui offraient des soirées thématiques mousse, strip-tease masculin ou stars du X. Seuls demeuraient au Lieu deux ou trois garçons au tempé­rament rêveur et au sexe petit. Ils se contentaient d'ail­leurs de rester sous leur tente en grattouillant molle­ment une guitare désaccordée, tandis que les autres les tenaient dans un objectif mépris. Bruno se sentait pro­che de ces jeunes; mais quoi qu'il en soit, faute d'ado­lescentes de toute façon presque impossibles à capturer, il aurait bien, pour reprendre les termes d'un lecteur de Newlook rencontré à la cafétéria Angers-Nord, «planté son dard dans un bout de gras quelconque». C'est fort de cette espérance qu'il descendit à vingt-trois heures, vêtu d'un pantalon blanc et d'un polo marine, vers le centre générateur du bruit.

Jetant un regard semi-circulaire sur la foule des dan­seurs, il aperçut d'abord Karim. Délaissant la catho­lique, celui-ci concentrait ses efforts sur une ravissante rosicrucienne. Elle et son mari étaient arrivés dans l'après-midi: grands, sérieux et minces, ils semblaient être d'origine alsacienne. Ils s'étaient installés sous une tente immense et complexe, toute en auvents et en décrochages, que le mari avait mis quatre heures à monter. En début de soirée, il avait entrepris Bruno sur les beautés cachées de la Rosé-Croix. Son regard brillait derrière ses petites lunettes rondes; il avait tout du fanatique. Bruno avait écouté sans écouter. Selon les dires de l'individu, le mouvement était né en Allemagne; il s'inspirait bien entendu de certains travaux alchimiques, mais il fallait également le mettre en rela­tion avec la mystique rhénane. Des trucs de pédés et de nazis, vraisemblablement. «Fourre-toi ta croix dans le cul, mon bonhomme...» songea rêveusement Bruno en observant du coin de l'œil la croupe de sa très jolie femme agenouillée devant le Butagaz. «Et rajoute la rose par-dessus...» conclut-il mentalement lorsqu'elle se redressa, les seins à l'air, pour ordonner à son de venir changer l'enfant.

Toujours est-il qu'à l'heure actuelle elle dansait avec Karim. Ils formaient un couple bizarre, lui quinze centimètres de moins qu'elle, enveloppé et malin, face à cette grande gousse germanique. Il souriait et parlait sans discontinuer tout en dansant, quitte à perdre de vue son objectif de drague initial; il n'empêche que les choses semblaient avancer: elle souriait aussi, le regar­dait avec une curiosité presque fascinée, une fois même elle rit aux éclats. À l'autre extrémité de la pelouse, son mari expliquait à un nouvel adepte potentiel les origines du mouvement, en 1530 dans un land de Basse-Saxe. À intervalles réguliers son fils de trois ans, un insup­portable morveux blond, hurlait qu'on l'emmène se coucher. Bref, là encore, on assistait à un authentique moment de vie réelle. Près de Bruno deux individus maigrelets, d'apparence ecclésiastique, commentaient les performances du dragueur. «II est chaleureux, tu comprends... dit l'un. Sur le papier il peut pas se la payer, il est moins beau, il a du ventre, il est même plus petit qu'elle. Mais il est chaleureux, le salaud, c'est comme ça qu'il fait la différence.» L'autre acquiesçait d'un air morne, égrenant entre ses doigts un chapelet imaginaire. En terminant sa vodka orange, Bruno se rendit compte que Karim avait réussi à entraîner la rosicrucienne sur une pente herbeuse. Une main passée autour de son cou, sans cesser de parler, il glissait dou­cement l'autre main sous sa jupe. «Elle écarte quand même les cuisses, la pétasse nazie...» songea-t-il en s'éloignant des danseurs. Juste avant de sortir du cercle lumineux, il eut la vision fugitive de la catholique en train de se faire peloter les fesses par une sorte de moni­teur de ski. Il lui restait des raviolis en boîte sous sa tente.

Avant de rentrer, par un réflexe de pur désespoir, il interrogea son répondeur. Il y avait un message. «Tu dois être parti en vacances... énonçait la voix calme de Michel. Appelle-moi à ton retour. Je suis en vacances aussi, et pour longtemps.»

 

 

 

II marche, il rejoint la frontière. Des vols de rapaces tourbillonnent autour d'un centre invisible - probable­ment une charogne. Les muscles de ses cuisses répon­dent avec élasticité aux dénivellations du chemin. Une steppe jaunâtre recouvre les collines; la vue s'étend à l'infini en direction de l'Est. Il n'a pas mangé depuis la veille; il n'a plus peur.

Il s'éveille, tout habillé, en travers de son lit. Devant l'entrée de service du Monoprix, un camion décharge des marchandises. Il est un peu plus de sept heures.

 

Depuis des années, Michel menait une existence purement intellectuelle. Les sentiments qui constituent la vie des hommes n'étaient pas son sujet d'observa­tion; il les connaissait mal. La vie de nos jours pouvait s'organiser avec une précision parfaite; les caissières du supermarché répondaient à son bref salut. Il y avait eu, depuis dix ans qu'il était dans l'immeuble, beaucoup de va-et-vient. Parfois, un couple se formait. Il observait alors le déménagement; dans l'escalier, des amis trans­portaient des caisses et des lampes. Ils étaient jeunes, et, parfois, riaient. Souvent (mais pas toujours), lors de la séparation qui s'ensuivait, les deux concubins démé­nageaient en même temps. Il y avait, alors, un appar­tement de libre. Que conclure? Quelle interprétation donner à tous ces comportements? C'était difficile.

Lui-même ne demandait qu'à aimer, du moins il ne demandait rien. Rien de précis. La vie, pensait Michel, devrait être quelque chose de simple; quelque chose que l'on pourrait vivre comme un assemblage de petits rites, indéfiniment répétés. Des rites éventuellement un peu niais, mais auxquels, cependant, on pourrait croire. Une vie sans enjeux, et sans drames. Mais la vie des hommes n'était pas organisée ainsi. Parfois il sortait, observant les adolescents et les immeubles. Une chose était certaine: plus personne ne savait comment vivre. Enfin, il exagérait: certains semblaient mobilisés, transportés par une cause, leur vie en était comme alourdie de sens. Ainsi, les militants d'Act Up estimaient important de faire passer à la télévision certaines publi­cités, jugées par d'autres pornographiques, représen­tant différentes pratiques homosexuelles filmées en gros plan. Plus généralement leur vie apparaissait plai­sante et active, parsemée d'événements variés. Ils avaient des partenaires multiples, ils s'enculaient dans des backrooms. Parfois les préservatifs glissaient, ou explosaient. Ils mouraient alors du sida; mais leur mort elle-même avait un sens militant et digne. Plus géné­ralement la télévision, en particulier TF1, offrait une leçon permanente de dignité. Adolescent, Michel croyait que la souffrance donnait à l'homme une dignité supplémentaire. Il devait maintenant en convenir: il s'était trompé. Ce qui donnait à l'homme une dignité supplémentaire, c'était la télévision.

 

Malgré les joies répétées et pures que lui procurait la télévision, il estimait juste de sortir. Du reste, il devait faire ses courses. Sans repères précis l'homme se dis­perse, on ne peut plus rien en tirer.

Au matin du 9 juillet (c'était la Sainte-Amandine), il observa que les cahiers, les classeurs et les trousses étaient déjà en place dans les linéaires de son Mono­prix. L'accroche publicitaire de l'opération, «La ren­trée sans prise de tête», n'était qu'à demi convaincante à ses yeux. Qu'était l'enseignement, qu'était le savoir, sinon une interminable prise de tête?

Le lendemain, il trouva dans sa boîte le catalogue 3 Suisses automne-hiver. Le fort volume cartonné ne portait aucune indication d'adresse; avait-il été déposé par porteur? Depuis longtemps client du vépéciste, il gtait habitué à ces petites attentions, témoignages d'une fidélité réciproque. Décidément la saison s'avançait, les stratégies commerciales s'orientaient vers l'automne; pourtant le ciel restait splendide, on n'était somme toute qu'au début de juillet.

Encore jeune homme, Michel avait lu différents romans tournant autour du thème de l'absurde, du désespoir existentiel, de l'immobile vacuité des jours; cette littérature extrémiste ne l'avait que partiellement convaincu. À l'époque, il voyait souvent Bruno. Bruno rêvait de devenir écrivain; il noircissait des pages et se masturbait beaucoup; il lui avait fait découvrir Beckett. Beckett était probablement ce qu'on appelle un grand écrivain: pourtant, Michel n'avait réussi à terminer aucun de ses livres. C'était vers la fin des années soixante-dix; lui et Bruno avaient vingt ans et se sen­taient déjà vieux. Cela continuerait: ils se sentiraient de plus en plus vieux, et ils en auraient honte. Leur époque allait bientôt réussir cette transformation inédite: noyer le sentiment tragique de la mort dans la sensation plus générale et plus flasque du vieillissement. Vingt ans plus tard, Bruno n'avait toujours pas réellement pensé à la mort; et il commençait à se douter qu'il n'y penserait jamais. Jusqu'au bout il souhaiterait vivre, jusqu'au bout il serait dans la vie, jusqu'au bout il se battrait contre les incidents et les malheurs de la vie concrète, et du corps qui décline. Jusqu'au dernier instant il demanderait une petite rallonge, un petit supplément d'existence. Jusqu'au dernier instant, en particulier, il serait en quête d'un ultime moment de jouissance, d'une petite gâterie supplémentaire. Quelle que soit son inu­tilité à long terme, une fellation bien conduite était un réel plaisir; et cela, songeait aujourd'hui Michel en tournant les pages lingerie (Sensuelle! la guêpière) de son catalogue, il aurait été déraisonnable de le nier.

À titre personnel, il se masturbait peu; les fantasmes qui avaient pu, jeune chercheur, l'assaillir au travers de connexions Minitel, voire d'authentiques jeunes fem­mes (fréquemment des commerciales de grands labo­ratoires pharmaceutiques) s'étaient progressivement éteints. Il gérait maintenant paisiblement le déclin de sa virilité au travers d'anodines branlettes, pour les­quelles son catalogue 3 Suisses, occasionnellement complété par un CD-ROM de charme à 79 francs, s'avé­rait un support plus que suffisant. Bruno par contre, il le savait, dissipait son âge mûr à la poursuite d'incer­taines Lolitas aux seins gonflés, aux fesses rondes, à la bouche accueillante; Dieu merci, il avait un statut de fonctionnaire. Mais il ne vivait pas dans un monde absurde: il vivait dans un monde mélodramatique com­posé de canons et de boudins, de mecs top et de blai­reaux; c'était le monde dans lequel vivait Bruno. De son côté Michel vivait dans un monde précis, histori­quement faible, mais cependant rythmé par certaines cérémonies commerciales - le tournoi de Roland-Garros, Noël, le 31 décembre, le rendez-vous bisannuel des catalogues 3 Suisses. Homosexuel, il aurait pu pren­dre part au Sidathon, ou à la Gay Pride. Libertin, il se serait enthousiasmé pour le Salon de l'érotisme. Plus sportif, il vivrait à cette même minute une étape pyré­néenne du tour de France. Consommateur sans carac­téristiques, il accueillait cependant avec joie le retour des quinzaines italiennes dans son Monoprix de quartier. Tout cela était bien organisé, organisé de maniere humaine; dans tout cela, il pouvait y avoir du bonheur; aurait-il voulu faire mieux, qu'il n'aurait su comment s'y prendre.

 

Au matin du 15 juillet, il ramassa dans la poubelle de l'entrée un prospectus chrétien. Diverses narration de vie convergeaient vers une fin identique et heureuse: la rencontre avec le Christ ressuscité. Il s'intéressa quelque temps à l'histoire d'une jeune femme («Isabelle était en état de choc, car son année universitaire était en jeu»), dut cependant se reconnaître plus proche de l'expérience de Pavel («Pour Pavel, officier de l'armée tchèque, commander une station de poursuite de mis­siles était l'apogée de sa carrière militaire»). Il trans­posait sans difficultés à son propre cas la notation suivante: «En tant que technicien spécialisé, formé dans une académie réputée, Pavel aurait dû apprécier l'existence. Malgré cela il était malheureux, toujours à la recherche d'une raison de vivre.»

Le catalogue 3 Suisses, pour sa part, semblait faire une lecture plus historique du malaise européen. Impli­cite dès les premières pages, la conscience d'une muta­tion de civilisation à venir trouvait sa formulation définitive en page 17; Michel médita plusieurs heures sur le message contenu dans les deux phrases qui défi­nissaient la thématique de la collection: «Optimisme, générosité, complicité, harmonie font avancer le monde. DEMAIN SERA FÉMININ.»

Au journal de 20 heures, Bruno Masure annonça qu'une sonde américaine venait de détecter des traces de vie fossile sur Mars. Il s'agissait de formes bacté­riennes, vraisemblablement d'archéo-bactéries méthaniques. Ainsi, sur une planète proche de la Terre, des macromolécules biologiques avaient pu s'organiser, élaborer de vagues structures autoreproductibles com­posées d'un noyau primitif et d'une membrane mal connue; puis tout s'était arrêté, sans doute sous l'effet d’une variation climatique: la reproduction était devenue de plus en plus difficile, avant de s'interrompre tout à fait. L'histoire de la vie sur Mars se manifestait comme une histoire modeste. Cependant (et Bruno Masure ne semblait pas en avoir nettement conscience), ce mini-récit d'un ratage un peu flasque contredisait avec violence toutes les constructions mythiques ou religieuses dont l'humanité fait classiquement ses délices. Il n’y avait pas d'acte unique, grandiose et créateur; il n'y avait pas de peuple élu, ni même d'espèce ou de planète élue. Il n'y avait, un peu partout dans l'univers, que des tentatives incertaines et en général peu convaincantes. Tout cela était en outre d'une éprouvante monotonie. L'ADN des bactéries martiennes semblait exactement identique à l'ADN des bactéries terrestres. Cette constatation surtout le plongea dans une légère tristesse, qui était déjà à soi seule un signe dépressif. Un chercheur dans son état normal, un cher­cheur en bon état de fonctionnement aurait dû au contraire se réjouir de cette identité, y voir la promesse de synthèses unifiantes. Si l'ADN était partout identique il devait y avoir des raisons, des raisons profondes liées à la structure moléculaire des peptides, ou peut-être aux conditions topologiques de l'autoreproduction. Ces rai­sons profondes, il devait être possible de les découvrir; plus jeune, il s'en souvenait, une telle perspective l'au­rait plongé dans l'enthousiasme.

 

Au moment de sa rencontre avec Desplechin, en 1982, Djerzinski achevait sa thèse de troisième cycle à l'université d'Orsay. A ce titre, il devait prendre part aux magnifiques expériences d'Alain Aspect sur la non-séparabilité du comportement de deux photons succes­sivement émis par un même atome de calcium; il était le plus jeune chercheur de l'équipe.

Précises, rigoureuses, parfaitement documentées, les expériences d'Aspect devaient avoir un retentissement considérable dans la communauté scientifique: pour la première fois, de l'avis général, on avait affaire à une réfutation complète des objections émises en 1935 par Einstein, Podolsky et Rosen à l'encontre du formalisme quantique. Les inégalités de Bell dérivées à partir des hypothèses d'Einstein étaient nettement violées, les résultats s'accordaient parfaitement avec les prédictions de la théorie des quanta. Dès lors, il ne demeurait plus que deux hypothèses. Soit les propriétés cachées déterminant le comportement des particules étaient non locales, c'est-à-dire que les particules pouvaient avoir l'une sur l'autre une influence instantanée à une distance arbitraire. Soit il fallait renoncer au concept de particule élémentaire possédant, en l'absence de toute observation, des propriétés intrinsèques: on se retrouvait alors devant un vide ontologique profond - à moins d'adopter un positivisme radical, et de se conten­ter de développer le formalisme mathématique prédictif des observables en renonçant définitivement à l'idée de réalité sous-jacente. C'est naturellement cette dernière option qui devait rallier la majorité des chercheurs.

Le premier compte rendu des expériences d'Aspect parut dans le numéro 48 de la Physical Review, sous le titre: «Expérimental réalisation of Einstein-Podolsky-Rosen Gedankexperiment: a new violation of Bell's inequalities.» Djerzinski était cosignataire de l'article. Quelques jours plus tard, il reçut la visite de Desplechin. Âgé de quarante-trois ans, celui-ci dirigeait alors l'Ins­titut de biologie moléculaire du CNRS à Gif-sur-Yvette. Il était de plus en plus conscient que quelque chose de fondamental leur échappait dans le mécanisme des mutations de gènes; et que ce quelque chose avait pro­bablement à voir avec des phénomènes plus profonds survenant au niveau atomique.

Leur première entrevue eut lieu dans la chambre de Michel à la résidence universitaire. Desplechin ne fut pas surpris par la tristesse et l'austérité du décor: il s'était attendu à quelque chose de ce genre. La conver­sation se prolongea tard dans la nuit. L'existence d'une liste finie d'éléments chimiques fondamentaux, rappela Desplechin, était ce qui avait déclenché les premières réflexions de Niels Bohr, dès les années dix. Une théorie planétaire de l'atome basée sur les champs électro-magnétiques et gravitationnels devait normalement conduire à une infinité de solutions, à une infinité de corps chimiques possibles. Pourtant, l'univers entier était composé à partir d'une centaine d'éléments; cette liste était inamovible et rigide. Une telle situation, profondément anormale au regard des théories électromagnétiques classiques et des équations de Maxwell, devait finalement, rappela encore Desplechin, conduire au développement de la mécanique quantique. La biologie, à son avis, se trouvait aujourd'hui dans une situa­tion analogue. L'existence à travers tout le règne animal et végétal de macromolécules identiques, d'ultrastructures cellulaires invariables ne pouvait selon lui s'expli­quer à travers les contraintes de la chimie classique. D'une manière ou d'une autre, encore impossible à élu­cider, le niveau quantique devait intervenir directement dans la régulation des phénomènes biologiques. Il y avait là tout un champ de recherches, absolument nou­veau.

Ce premier soir, Desplechin fut frappé par l'ouver­ture d'esprit et le calme de son jeune interlocuteur. Il l'invita à dîner chez lui, rue de l'École-polytechnique, le samedi suivant. Un de ses collègues, un biochimiste auteur de travaux sur les ARN-transcriptases, serait également présent.

En arrivant chez Desplechin, Michel eut l'impression de se retrouver dans le décor d'un film. Meubles en bois clair, tommettes, kilims afghans, reproductions de Matisse... Il n'avait jusqu'à présent fait que soupçonner l'existence de ce milieu aisé, cultivé, d'un goût raffiné et sûr; maintenant il pouvait imaginer le reste, la pro­priété de famille en Bretagne, peut-être la fermette dans le Lubéron. «Et allons-y pour les quintettes de Bar­tok...» songea-t-il fugitivement en attaquant son entrée. C'était un repas au Champagne; le dessert, une char­lotte aux fruits rouges, était accompagne d'un excellent rosé demi-sec. C'est à ce moment que Desplechin lui exposa son projet. Il pouvait obtenir ia création d'un poste de contractuel dans son unité de recherches de Gif; il faudrait que Michel acquière quelques notions complémentaires en biochimie, mais cela pourrait aller assez vite. En même temps, il superviserait la préparation de sa thèse d'État; une fois cette thèse obtenue, il pourrait prétendre à un poste définitif.

Michel jeta un regard sur une petite statuette khmère au centre de la cheminée; de lignes très pures, elle représentait le Bouddha dans l'attitude de prise à témoin de la terre. Ils'éclaircit la gorge, puis accepta la proposition.

 

L'extraordinaire progrès de l'instrumentation et des techniques de marquage radioactif permit, au cours de la décennie suivante, d'accumuler des résultats en nom­bre considérable. Pourtant, songeait aujourd'hui Djerzinski, par rapport aux questions théoriques soulevées par Desplechin lors de leur première rencontre, ils n'avaient pas avancé d'un pouce.

Au milieu de la nuit, il fut à nouveau intrigué par les bactéries martiennes; il trouva une quinzaine de mes­sages sur Internet, la plupart en provenance d'univer­sités américaines. Adénine, guanine, thyrnine et cytosine avaient été trouvées en proportions normales. Un peu par désœuvrement, il se connecta sur le site d'Ann Arbor; il y avait une communication relative au vieil­lissement. Alicia Marcia-Coelho avait mis en évidence la perte de séquences codantes d'ADN lors de la division répétée de fibroblastes issus des muscles lisses; là non plus, ce n'était pas réellement une surprise. Il connais­sait cette Alicia: c'est même elle qui l'avait dépucelé, dix ans plus tôt, après un repas trop arrosé lors d'un congrès de génétique à Baltimore. Elle était tellement saoule qu'elle avait été incapable de l'aider à ôter son soutien-gorge. Ç'avait été un moment laborieux, et même pénible; elle venait de se séparer de son mari, lui confia-t-elle pendant qu'il bataillait avec les agrafes. Ensuite, tout s'était déroulé normalement; il s'était étonné de pouvoir bander, et même éjaculer dans le vagin de la chercheuse, sans ressentir le moindre plaisir.

 

 

 

Beaucoup des estivants qui fréquentaient le Lieu du Changement avaient, comme Bruno, la quarantaine; beaucoup travaillaient, comme lui, dans le secteur social ou éducatif, et se trouvaient protégés de la pauvreté par un statut de fonctionnaire. Pratiquement tous auraient pu se situer à gauche; pratiquement tous vivaient seuls, le plus souvent à l'issue d'un divorce. En somme il était assez représentatif de l'endroit, et au bout de quelques jours il prit conscience qu'il commen­çait à s'y sentir un peu moins mal que d'habitude. Insupportables à l'heure du petit déjeuner, les pétasses mystiques redevenaient à celle de l'apéritif des femmes, engagées dans une compétition sans espoir avec d'au­tres femmes plus jeunes. La mort est le grand égalisateur. Ainsi, dans l'après-midi du mercredi, il fit la connaissance de Catherine, une quinquagénaire ex­féministe qui avait fait partie des «Maries pas claires». Elle était brune, très bouclée, son teint était mat; elle avait dû être très attirante à l'âge de vingt ans. Ses seins tenaient encore bien la route, mais elle avait vraiment de grosses fesses, constata-t-il à la piscine. Elle s'était recyclée dans le symbolisme égyptien, les tarots solai­res, etc. Bruno baissa son caleçon au moment où elfe parlait du dieu Anubis; il sentait qu'elle ne se formaliserait pas d'une érection, et peut-être une amitié naî­trait entre eux. Malheureusement, l'érection ne se produisit pas. Elle avait des bourrelets entre les cuisses, qu'elle maintint serrées; ils se quittèrent assez froidement.

Le même soir, peu avant le repas, un type appelé Pierre-Louis lui adressa la parole. Il se présenta comme un professeur de mathématiques; en effet, c'était bien le genre. Bruno l'avait aperçu deux jours auparavant au cours de la soirée créativité; il s'était lancé dans un sketch sur une démonstration arithmétique qui tournait en rond, le genre comique de l'absurde, pas drôle du tout. Il écrivait à toute vitesse sur un tableau en Velléda blanc, marquant parfois des arrêts brusques; son grand crâne chauve était alors tout plissé par la méditation, ses sourcils écarquillés par une mimique qui se voulait amusante; le marqueur à la main il restait immobile quelques secondes, puis recommençait à écrire et à bégayer de plus belle. À l'issue du sketch cinq ou six personnes applaudirent, plutôt par compassion. Il rou­git violemment; c'était fini.

Dans les jours qui suivirent, Bruno eut plusieurs fois l'occasion de l'éviter. Généralement, il portait un bob. Il était plutôt maigre et très grand, au moins un mètre quatre-vingt-dix; mais il avait un peu de ventre, et c'était un spectacle curieux, son petit ventre, quand il avançait sur le plongeoir. Il pouvait avoir quarante-cinq ans.

Ce soir-là, une fois encore, Bruno s'éclipsa rapide­ment, profitant de ce que le grand dadais se lançait avec les autres dans une improvisation de danses africaines, et gravit la pente en direction du restaurant convivial. Il y avait une place libre à côté de l'ex-féministe, assise en face d'une consœur symboliste. Il avait à peine atta­qué son ragoût de tofu quand Pierre-Louis apparut à l'extrémité de la rang


Date: 2015-12-11; view: 1665


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