Home Random Page


CATEGORIES:

BiologyChemistryConstructionCultureEcologyEconomyElectronicsFinanceGeographyHistoryInformaticsLawMathematicsMechanicsMedicineOtherPedagogyPhilosophyPhysicsPolicyPsychologySociologySportTourism






LIVRE ONZIÈME 2 page

Son œil était hagard. Sa voix allait s'éteignant, il répéta encore plusieurs fois, machinalement, avec d'assez longs intervalles, comme une cloche qui prolonge sa dernière vibration: «À cause d'elle...—À cause d'elle...»

Puis sa langue n'articula plus aucun son perceptible, ses lèvres remuaient toujours cependant. Tout à coup il s'affaissa sur lui-même comme quelque chose qui s'écroule, et demeura à terre sans mouvement, la tête dans les genoux.

Un frôlement de la jeune fille qui retirait son pied de dessous lui le fit revenir. Il passa lentement sa main sur ses joues creuses, et regarda quelques instants avec stupeur ses doigts qui étaient mouillés. «Quoi! murmura-t-il, j'ai pleuré!»

Et se tournant subitement vers l'égyptienne avec une angoisse inexprimable:

«Hélas! vous m'avez regardé froidement pleurer! Enfant! sais-tu que ces larmes sont des laves? Est-il donc bien vrai? de l'homme qu'on hait rien ne touche. Tu me verrais mourir, tu rirais. Oh! moi je ne veux pas te voir mourir! Un mot! un seul mot de pardon! Ne me dis pas que tu m'aimes, dis-moi seulement que tu veux bien, cela suffira, je te sauverai. Sinon... Oh! l'heure passe, je t'en supplie par tout ce qui est sacré, n'attends pas que je sois redevenu de pierre comme ce gibet qui te réclame aussi! Songe que je tiens nos deux destinées dans ma main, que je suis insensé, cela est terrible, que je puis laisser tout choir, et qu'il y a au-dessous de nous un abîme sans fond, malheureuse, où ma chute poursuivra la tienne durant l'éternité! Un mot de bonté! dis un mot! rien qu'un mot!»

Elle ouvrit la bouche pour lui répondre. Il se précipita à genoux devant elle pour recueillir avec adoration la parole, peut-être attendrie, qui allait sortir de ses lèvres. Elle lui dit: «Vous êtes un assassin!»

Le prêtre la prit dans ses bras avec fureur et se mit à rire d'un rire abominable.

«Eh bien, oui! assassin! dit-il, et je t'aurai. Tu ne veux pas de moi pour esclave, tu m'auras pour maître. Je t'aurai. J'ai un repaire où je te traînerai. Tu me suivras, il faudra bien que tu me suives, ou je te livre! Il faut mourir, la belle, ou être à moi! être au prêtre! être à l'apostat! être à l'assassin! dès cette nuit, entends-tu cela? Allons! de la joie! allons! baise-moi, folle! La tombe ou mon lit!»

Son œil pétillait d'impureté et de rage. Sa bouche lascive rougissait le cou de la jeune fille. Elle se débattait dans ses bras. Il la couvrait de baisers écumants.

«Ne me mords pas, monstre! cria-t-elle. Oh! l'odieux infect! laisse-moi! Je vais t'arracher tes vilains cheveux gris et te les jeter à poignées par la face!»

Il rougit, il pâlit, puis il la lâcha et la regarda d'un air sombre. Elle se crut victorieuse, et poursuivit: «Je te dis que je suis à mon Phoebus, que c'est Phoebus que j'aime, que c'est Phoebus qui est beau! Toi, prêtre, tu es vieux! tu es laid! Va-t'en!»



Il poussa un cri violent, comme le misérable auquel on applique un fer rouge. «Meurs donc!» dit-il à travers un grincement de dents. Elle vit son affreux regard, et voulut fuir. Il la reprit, il la secoua, il la jeta à terre, et marcha à pas rapides vers l'angle de la Tour-Roland en la traînant après lui sur le pavé par ses belles mains.

Arrivé là, il se tourna vers elle:

«Une dernière fois, veux-tu être à moi?»

Elle répondit avec force:

«Non.»

Alors il s'écria d'une voix haute:

«Gudule! Gudule! voici l'égyptienne! venge-toi!»

La jeune fille se sentit saisir brusquement au coude. Elle regarda. C'était un bras décharné qui sortait d'une lucarne dans le mur et qui la tenait comme une main de fer.

«Tiens bien! dit le prêtre. C'est l'égyptienne échappée. Ne la lâche pas. Je vais chercher les sergents. Tu la verras pendre.»

Un rire guttural répondit de l'intérieur du mur à ces sanglantes paroles. «Hah! hah! hah!» L'égyptienne vit le prêtre s'éloigner en courant dans la direction du pont Notre-Dame. On entendait une cavalcade de ce côté.

La jeune fille avait reconnu la méchante recluse. Haletante de terreur, elle essaya de se dégager. Elle se tordit, elle fit plusieurs soubresauts d'agonie et de désespoir, mais l'autre la tenait avec une force inouïe. Les doigts osseux et maigres qui la meurtrissaient se crispaient sur sa chair et se rejoignaient à l'entour. On eût dit que cette main était rivée à son bras. C'était plus qu'une chaîne, plus qu'un carcan, plus qu'un anneau de fer, c'était une tenaille intelligente et vivante qui sortait d'un mur.

Épuisée, elle retomba contre la muraille, et alors la crainte de la mort s'empara d'elle. Elle songea à la beauté de la vie, à la jeunesse, à la vue du ciel, aux aspects de la nature, à l'amour, à Phoebus, à tout ce qui s'enfuyait et à tout ce qui s'approchait, au prêtre qui la dénonçait, au bourreau qui allait venir, au gibet qui était là. Alors elle sentit l'épouvante lui monter jusque dans les racines des cheveux, et elle entendit le rire lugubre de la recluse qui lui disait tout bas: «Hah! hah! hah! tu vas être pendue!»

Elle se tourna mourante vers la lucarne, et elle vit la figure fauve de la sachette à travers les barreaux.

«Que vous ai-je fait?» dit-elle presque inanimée.

La recluse ne répondit pas, elle se mit à marmotter avec une intonation chantante, irritée et railleuse: «Fille d'Égypte! fille d'Égypte! fille d'Égypte!»

La malheureuse Esmeralda laissa retomber sa tête sous ses cheveux, comprenant qu'elle n'avait pas affaire à un être humain.

Tout à coup la recluse s'écria, comme si la question de l'égyptienne avait mis tout ce temps pour arriver jusqu'à sa pensée: «Ce que tu m'as fait? dis-tu!—Ah! ce que tu m'as fait, égyptienne! Eh bien! écoute.—J'avais un enfant, moi! vois-tu? j'avais un enfant! un enfant, te dis-je!—Une jolie petite fille!—Mon Agnès, reprit-elle égarée et baisant quelque chose dans les ténèbres.—Eh bien! vois-tu, fille d'Égypte? on m'a pris mon enfant, on m'a volé mon enfant, on m'a mangé mon enfant. Voilà ce que tu m'as fait.»

La jeune fille répondit comme l'agneau:

«Hélas! je n'étais peut-être pas née alors!

—Oh! si! repartit la recluse, tu devais être née. Tu en étais. Elle serait de ton âge! Ainsi!—Voilà quinze ans que je suis ici, quinze ans que je souffre, quinze ans que je prie, quinze ans que je me cogne la tête aux quatre murs.—Je te dis que ce sont des égyptiennes qui me l'ont volée, entends-tu cela? et qui l'ont mangée avec leurs dents. As-tu un cœur? figure-toi ce que c'est qu'un enfant qui joue, un enfant qui tette, un enfant qui dort. C'est si innocent!—Eh bien! cela, c'est cela qu'on m'a pris, qu'on m'a tué! Le bon Dieu le sait bien!—Aujourd'hui, c'est mon tour, je vais manger de l'égyptienne.—Oh! que je te mordrais bien si les barreaux ne m'empêchaient. J'ai la tête trop grosse!—La pauvre petite! pendant qu'elle dormait! Et si elles l'ont réveillée en la prenant, elle aura eu beau crier, je n'étais pas là!—Ah! les mères égyptiennes, vous avez mangé mon enfant! Venez voir la vôtre.»

Alors elle se mit à rire ou à grincer des dents, les deux choses se ressemblaient sur cette figure furieuse. Le jour commençait à poindre. Un reflet de cendre éclairait vaguement cette scène, et le gibet devenait de plus en plus distinct dans la place. De l'autre côté, vers le pont Notre-Dame, la pauvre condamnée croyait entendre se rapprocher le bruit de cavalerie.

«Madame! cria-t-elle joignant les mains et tombée sur ses deux genoux, échevelée, éperdue, folle d'effroi, madame! ayez pitié. Ils viennent. Je ne vous ai rien fait. Voulez-vous me voir mourir de cette horrible façon sous vos yeux? Vous avez de la pitié, j'en suis sûre. C'est trop affreux. Laissez-moi me sauver. Lâchez-moi! Grâce! Je ne veux pas mourir comme cela!

—Rends-moi mon enfant! dit la recluse.

—Grâce! grâce!

—Rends-moi mon enfant!

—Lâchez-moi, au nom du ciel!

—Rends-moi mon enfant!»

Cette fois encore, la jeune fille retomba, épuisée, rompue, ayant déjà le regard vitré de quelqu'un qui est dans la fosse.

«Hélas! bégaya-t-elle, vous cherchez votre enfant. Moi, je cherche mes parents.

—Rends-moi ma petite Agnès! poursuivit Gudule. Tu ne sais pas où elle est? Alors, meurs!—Je vais te dire. J'étais une fille de joie, j'avais un enfant, on m'a pris mon enfant.—Ce sont les égyptiennes. Tu vois bien qu'il faut que tu meures. Quand ta mère l'égyptienne viendra te réclamer, je lui dirai: La mère, regarde à ce gibet!—Ou bien rends-moi mon enfant.—Sais-tu où elle est, ma petite fille? Tiens, que je te montre. Voilà son soulier, tout ce qui m'en reste. Sais-tu où est le pareil? Si tu le sais, dis-le-moi, et si ce n'est qu'à l'autre bout de la terre, je l'irai chercher en marchant sur les genoux.»

En parlant ainsi, de son autre bras tendu hors de la lucarne elle montrait à l'égyptienne le petit soulier brodé. Il faisait déjà assez jour pour en distinguer la forme et les couleurs.

«Montrez-moi ce soulier, dit l'égyptienne en tressaillant. Dieu! Dieu!» Et en même temps, de la main qu'elle avait libre, elle ouvrait vivement le petit sachet orné de verroterie verte qu'elle portait au cou.

—Va! va! grommelait Gudule, fouille ton amulette du démon!» Tout à coup elle s'interrompit, trembla de tout son corps, et cria avec une voix qui venait du plus profond des entrailles: «Ma fille!»

L'égyptienne venait de tirer du sachet un petit soulier absolument pareil à l'autre. À ce petit soulier était attaché un parchemin sur lequel ce carme était écrit:

Quand le pareil retrouveras,
Ta mère te tendra les bras.

En moins de temps qu'il n'en faut à l'éclair, la recluse avait confronté les deux souliers, lu l'inscription du parchemin, et collé aux barreaux de la lucarne son visage rayonnant d'une joie céleste en criant:

«Ma fille! ma fille!

—Ma mère!» répondit l'égyptienne.

Ici nous renonçons à peindre.

Le mur et les barreaux de fer étaient entre elles deux. «Oh! le mur! cria la recluse! Oh! la voir et ne pas l'embrasser! Ta main! ta main!»

La jeune fille lui passa son bras à travers la lucarne, la recluse se jeta sur cette main, y attacha ses lèvres, et y demeura, abîmée dans ce baiser, ne donnant plus d'autre signe de vie qu'un sanglot qui soulevait ses hanches de temps en temps. Cependant elle pleurait à torrents, en silence, dans l'ombre, comme une pluie de nuit. La pauvre mère vidait par flots sur cette main adorée le noir et profond puits de larmes qui était au dedans d'elle, et où toute sa douleur avait filtré goutté à goutte depuis quinze années.

Tout à coup, elle se releva, écarta ses longs cheveux gris de dessus son front, et, sans dire une parole, se mit à ébranler de ses deux mains les barreaux de sa loge plus furieusement qu'une lionne. Les barreaux tinrent bon. Alors elle alla chercher dans un coin de sa cellule un gros pavé qui lui servait d'oreiller, et le lança contre eux avec tant de violence qu'un des barreaux se brisa en jetant mille étincelles. Un second coup effondra tout à fait la vieille croix de fer qui barricadait la lucarne. Alors avec ses deux mains elle acheva de rompre et d'écarter les tronçons rouillés des barreaux. Il y a des moments où les mains d'une femme ont une force surhumaine.

Le passage frayé, et il fallut moins d'une minute pour cela, elle saisit sa fille par le milieu du corps et la tira dans sa cellule. «Viens! que je te repêche de l'abîme!» murmurait-elle.

Quand sa fille fut dans la cellule, elle la posa doucement à terre, puis la reprit, et la portant dans ses bras comme si ce n'était toujours que sa petite Agnès, elle allait et venait dans l'étroite loge, ivre, forcenée, joyeuse, criant, chantant, baisant sa fille, lui parlant, éclatant de rire, fondant en larmes, le tout à la fois et avec emportement.

«Ma fille! ma fille! disait-elle. J'ai ma fille! la voilà. Le bon Dieu me l'a rendue. Eh vous! venez tous! Y a-t-il quelqu'un là pour voir que j'ai ma fille? Seigneur Jésus, qu'elle est belle! Vous me l'avez fait attendre quinze ans, mon bon Dieu, mais c'était pour me la rendre belle.—Les égyptiennes ne l'avaient donc pas mangée! Qui avait dit cela? Ma petite fille! ma petite fille! baise-moi. Ces bonnes égyptiennes! J'aime les égyptiennes.—C'est bien toi. C'est donc cela que le cœur me sautait chaque fois que tu passais. Moi qui prenais cela pour de la haine! Pardonne-moi, mon Agnès, pardonne-moi. Tu m'as trouvée bien méchante, n'est-ce pas? Je t'aime.—Ton petit signe au cou, l'as-tu toujours? voyons. Elle l'a toujours. Oh! tu es belle! C'est moi qui vous ai fait ces grands yeux-là, mademoiselle. Baise-moi. Je t'aime. Cela m'est bien égal que les autres mères aient des enfants, je me moque bien d'elles à présent. Elles n'ont qu'à venir. Voici la mienne. Voilà son cou, ses yeux, ses cheveux, sa main. Trouvez-moi quelque chose de beau comme cela! Oh! je vous en réponds qu'elle aura des amoureux, celle-là! J'ai pleuré quinze ans. Toute ma beauté s'en est allée, et lui est venue. Baise-moi!»

Elle lui tenait mille autres discours extravagants dont l'accent faisait toute la beauté, dérangeait les vêtements de la pauvre fille jusqu'à la faire rougir, lui lissait sa chevelure de soie avec la main, lui baisait le pied, le genou, le front, les yeux, s'extasiait de tout. La jeune fille se laissait faire, en répétant par intervalles très bas et avec une douceur infinie: «Ma mère!

—Vois-tu, ma petite fille, reprenait la recluse en entrecoupant tous ses mots de baisers, vois-tu, je t'aimerai bien. Nous nous en irons d'ici. Nous allons être bien heureuses. J'ai hérité quelque chose à Reims, dans notre pays. Tu sais, Reims? Ah! non, tu ne sais pas cela, toi, tu étais trop petite! Si tu savais comme tu étais jolie, à quatre mois! Des petits pieds qu'on venait voir par curiosité d'Épernay qui est à sept lieues! Nous aurons un champ, une maison. Je te coucherai dans mon lit. Mon Dieu! mon Dieu! qui est-ce qui croirait cela? j'ai ma fille!

—Ô ma mère! dit la jeune fille trouvant enfin la force de parler dans son émotion, l'égyptienne me l'avait bien dit. Il y a une bonne égyptienne des nôtres qui est morte l'an passé, et qui avait toujours eu soin de moi comme une nourrice. C'est elle qui m'avait mis ce sachet au cou. Elle me disait toujours: «Petite, garde bien ce bijou. C'est un trésor. Il te fera retrouver ta mère. Tu portes ta mère à ton cou.» Elle l'avait prédit, l'égyptienne!»

La sachette serra de nouveau sa fille dans ses bras.

«Viens, que je te baise! tu dis cela gentiment. Quand nous serons au pays, nous chausserons un Enfant-Jésus d'église avec les petits souliers. Nous devons bien cela à la bonne sainte Vierge. Mon Dieu! que tu as une jolie voix! Quand tu me parlais tout à l'heure, c'était une musique! Ah! mon Dieu Seigneur! J'ai retrouvé mon enfant! Mais est-ce croyable, cette histoire-là? On ne meurt de rien, car je ne suis pas morte de joie.»

Et puis, elle se remit à battre des mains et à rire et à crier: «Nous allons être heureuses!»

En ce moment la logette retentit d'un cliquetis d'armes et d'un galop de chevaux qui semblait déboucher du pont Notre-Dame et s'avancer de plus en plus sur le quai. L'égyptienne se jeta avec angoisse dans les bras de la sachette.

«Sauvez-moi! sauvez-moi! ma mère! les voilà qui viennent!» La recluse devint pâle.

—Ô ciel! que dis-tu là? J'avais oublié! on te poursuit! Qu'as-tu donc fait?

—Je ne sais pas, répondit la malheureuse enfant, mais je suis condamnée à mourir.

—Mourir! dit Gudule chancelant comme sous un coup de foudre. Mourir! reprit-elle lentement et regardant sa fille avec son œil fixe.

—Oui, ma mère, reprit la jeune fille éperdue, ils veulent me tuer. Voilà qu'on vient me prendre. Cette potence est pour moi! Sauvez-moi! sauvez-moi! Ils arrivent! sauvez-moi!»

La recluse resta quelques instants immobile comme une pétrification, puis elle remua la tête en signe de doute, et tout à coup partant d'un éclat de rire, mais de son rire effrayant qui lui était revenu:

«Ho! ho! non! c'est un rêve que tu me dis là. Ah! oui! je l'aurais perdue, cela aurait duré quinze ans, et puis je la retrouverais, et cela durerait une minute! Et on me la reprendrait! et c'est maintenant qu'elle est belle, qu'elle est grande, qu'elle me parle, qu'elle m'aime, c'est maintenant qu'ils viendraient me la manger, sous mes yeux à moi qui suis la mère! Oh non! ces choses-là ne sont pas possibles. Le bon Dieu n'en permet pas comme cela.»

Ici la cavalcade parut s'arrêter, et l'on entendit une voix éloignée qui disait: «Par ici, messire Tristan! Le prêtre dit que nous la trouverons au Trou aux rats.» Le bruit de chevaux recommença.

La recluse se dressa debout avec un cri désespéré. «Sauve-toi! sauve-toi! mon enfant! Tout me revient. Tu as raison. C'est ta mort! Horreur! malédiction! Sauve-toi!»

Elle mit la tête à la lucarne, et la retira vite.

«Reste, dit-elle d'une voix basse, brève et lugubre, en serrant convulsivement la main de l'égyptienne plus morte que vive. Reste! ne souffle pas! il y a des soldats partout. Tu ne peux sortir. Il fait trop de jour.»

Ses yeux étaient secs et brûlants. Elle resta un moment sans parler. Seulement elle marchait à grands pas dans la cellule, et s'arrêtait par intervalles pour s'arracher des poignées de cheveux gris qu'elle déchirait ensuite avec ses dents.

Tout à coup elle dit: «Ils approchent. Je vais leur parler. Cache-toi dans ce coin. Ils ne te verront pas. Je leur dirai que tu t'es échappée, que je t'ai lâchée, ma foi!»

Elle posa sa fille, car elle la portait toujours, dans un angle de la cellule qu'on ne voyait pas du dehors. Elle l'accroupit, l'arrangea soigneusement de manière que ni son pied ni sa main ne dépassassent l'ombre, lui dénoua ses cheveux noirs qu'elle répandit sur sa robe blanche pour la masquer, mit devant elle sa cruche et son pavé, les seuls meubles qu'elle eût, s'imaginant que cette cruche et ce pavé la cacheraient. Et quand ce fut fini, plus tranquille, elle se mit à genoux, et pria. Le jour, qui ne faisait que de poindre, laissait encore beaucoup de ténèbres dans le Trou aux Rats.

En cet instant, la voix du prêtre, cette voix infernale, passa très près de la cellule en criant: «Par ici, capitaine Phoebus de Châteaupers!»

À ce nom, à cette voix, la Esmeralda, tapie dans son coin, fit un mouvement.

«Ne bouge pas!» dit Gudule.

Elle achevait à peine qu'un tumulte d'hommes, d'épées et de chevaux s'arrêta autour de la cellule. La mère se leva bien vite et s'alla poster devant sa lucarne pour la boucher. Elle vit une grande troupe d'hommes armés, de pied et de cheval, rangée sur la Grève. Celui qui les commandait mit pied à terre et vint vers elle. «La vieille, dit cet homme, qui avait une figure atroce, nous cherchons une sorcière pour la pendre: on nous a dit que tu l'avais.»

La pauvre mère prit l'air le plus indifférent qu'elle put, et répondit:

«Je ne sais pas trop ce que vous voulez dire.»

L'autre reprit: «Tête-Dieu! que chantait donc cet effaré d'archidiacre? Où est-il?»

«Monseigneur, dit un soldat, il a disparu.

—Or çà, la vieille folle, repartit le commandant, ne me mens pas. On t'a donné une sorcière à garder. Qu'en as-tu fait?»

La recluse ne voulut pas tout nier, de peur d'éveiller des soupçons, et répondit d'un accent sincère et bourru:

«Si vous parlez d'une grande jeune fille qu'on m'a accrochée aux mains tout à l'heure, je vous dirai qu'elle m'a mordue et que je l'ai lâchée. Voilà. Laissez-moi en repos.»

Le commandant fit une grimace désappointée.

«Ne va pas me mentir, vieux spectre, reprit-il. Je m'appelle Tristan l'Hermite, et je suis le compère du roi. Tristan l'Hermite, entends-tu?» Il ajouta, en regardant la place de Grève autour de lui: «C'est un nom qui a de l'écho ici.

—Vous seriez Satan l'Hermite, répliqua Gudule qui reprenait espoir, que je n'aurais pas autre chose à vous dire et que je n'aurais pas peur de vous.

—Tête-Dieu! dit Tristan, voilà une commère! Ah! la fille sorcière s'est sauvée! et par où a-t-elle pris?»

Gudule répondit d'un ton insouciant:

«Par la rue du Mouton, je crois.»

Tristan tourna la tête, et fit signe à sa troupe de se préparer à se remettre en marche. La recluse respira.

«Monseigneur, dit tout à coup un archer, demandez donc à la vieille fée pourquoi les barreaux de sa lucarne sont défaits de la sorte.»

Cette question fit rentrer l'angoisse au cœur de la misérable mère. Elle ne perdit pourtant pas toute présence d'esprit. «Ils ont toujours été ainsi, bégaya-t-elle.

—Bah! repartir l'archer, hier encore ils faisaient une belle croix noire qui donnait de la dévotion.»

Tristan jeta un regard oblique à la recluse.

«Je crois que la commère se trouble!»

L'infortunée sentit que tout dépendait de sa bonne contenance, et la mort dans l'âme elle se mit à ricaner. Les mères ont de ces forces-là.

«Bah! dit-elle, cet homme est ivre. Il y a plus d'un an que le cul d'une charrette de pierres a donné dans ma lucarne et en a défoncé la grille. Que même j'ai injurié le charretier!

—C'est vrai, dit un autre archer, j'y étais.»

Il se trouve toujours partout des gens qui ont tout vu. Ce témoignage inespéré de l'archer ranima la recluse, à qui cet interrogatoire faisait traverser un abîme sur le tranchant d'un couteau.

Mais elle était condamnée à une alternative continuelle d'espérance et d'alarme.

«Si c'est une charrette qui a fait cela, repartit le premier soldat, les tronçons des barres devraient être repoussés en dedans, tandis qu'ils sont ramenés en dehors.

—Hé! hé! dit Tristan au soldat, tu as un nez d'enquêteur au Châtelet. Répondez à ce qu'il dit, la vieille!

—Mon Dieu! s'écria-t-elle aux abois et d'une voix malgré elle pleine de larmes, je vous jure, monseigneur, que c'est une charrette qui a brisé ces barreaux. Vous entendez que cet homme l'a vu. Et puis, qu'est-ce que cela fait pour votre égyptienne?

—Hum! grommela Tristan.

—Diable! reprit le soldat flatté de l'éloge du prévôt, les cassures du fer sont toutes fraîches!»

Tristan hocha la tête. Elle pâlit. «Combien y a-t-il de temps, dites-vous, de cette charrette?

—Un mois, quinze jours peut-être, monseigneur. Je ne sais plus, moi.

—Elle a d'abord dit plus d'un an, observa le soldat.

—Voilà qui est louche! dit le prévôt.

—Monseigneur, cria-t-elle toujours collée devant la lucarne, et tremblant que le soupçon ne les poussât à y passer la tête et à regarder dans la cellule, monseigneur, je vous jure que c'est une charrette qui a brisé cette grille. Je vous le jure par les saints anges du paradis. Si ce n'est pas une charrette, je veux être éternellement damnée et je renie Dieu!

—Tu mets bien de la chaleur à ce jurement!» dit Tristan avec son coup d'œil d'inquisiteur.

La pauvre femme sentait s'évanouir de plus en plus son assurance. Elle en était à faire des maladresses, et elle comprenait avec terreur qu'elle ne disait pas ce qu'il aurait fallu dire.

Ici, un autre soldat arriva en criant: «Monseigneur, la vieille fée ment. La sorcière ne s'est pas sauvée par la rue Mouton. La chaîne de la rue est restée tendue toute la nuit, et le garde-chaîne n'a vu passer personne.»

Tristan, dont la physionomie devenait à chaque instant plus sinistre, interpella la recluse: «Qu'as-tu à dire à cela?»

Elle essaya encore de faire tête à ce nouvel incident: «Que je ne sais, monseigneur, que j'ai pu me tromper. Je crois qu'elle a passé l'eau en effet.

—C'est le côté opposé, dit le prévôt. Il n'y a pourtant pas grande apparence qu'elle ait voulu rentrer dans la Cité où on la poursuivait. Tu mens, la vieille!

—Et puis, ajouta le premier soldat, il n'y a de bateau ni de ce côté de l'eau ni de l'autre.

—Elle aura passé à la nage, répliqua la recluse défendant le terrain pied à pied.

—Est-ce que les femmes nagent? dit le soldat.

—Tête-Dieu! la vieille! tu mens! tu mens! reprit Tristan avec colère. J'ai bonne envie de laisser là cette sorcière, et de te pendre, toi. Un quart d'heure de question te tirera peut-être la vérité du gosier. Allons! tu vas nous suivre.»

Elle saisit ces paroles avec avidité.

«Comme vous voudrez, monseigneur. Faites. Faites. La question, je veux bien. Emmenez-moi. Vite, vite! partons tout de suite.» Pendant ce temps-là, pensait-elle, ma fille se sauvera.

«Mort-Dieu! dit le prévôt, quel appétit du chevalet! Je ne comprends rien à cette folle.»

Un vieux sergent du guet à tête grise sortit des rangs, et s'adressant au prévôt:

«Folle en effet, monseigneur! Si elle a lâché l'égyptienne, ce n'est pas sa faute, car elle n'aime pas les égyptiennes. Voilà quinze ans que je fais le guet, et que je l'entends tous les soirs maugréer les femmes bohèmes avec des exécrations sans fin. Si celle que nous poursuivons est, comme je le crois, la petite danseuse à la chèvre, elle déteste celle-là surtout.»

Gudule fit un effort et dit: «Celle-là surtout.»

Le témoignage unanime des hommes du guet confirma au prévôt les paroles du vieux sergent. Tristan l'Hermite, désespérant de rien tirer de la recluse, lui tourna le dos, et elle le vit avec une anxiété inexprimable se diriger lentement vers son cheval.

«Allons, disait-il entre ses dents, en route! remettons-nous à l'enquête. Je ne dormirai pas que l'égyptienne ne soit pendue.»


Date: 2015-12-11; view: 576


<== previous page | next page ==>
LIVRE ONZIÈME 1 page | LIVRE ONZIÈME 3 page
doclecture.net - lectures - 2014-2024 year. Copyright infringement or personal data (0.019 sec.)