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La Curée (1872) , ch. III

[Le roman se situe au début du Second Empire, dans un Paris que les travaux du baron Haussmann livrent à la spéculation immobilière. Le promoteur Saccard, avec la complicité de son frère, le ministre Eugène Rougon, amasse une fortune considérable en achetant à bas prix les immeubles voués à la démolition.]

Cependant la fortune des Saccard semblait à son apogée. Elle brûlait en plein Paris comme un feu de joie colossal. C'était l'heure où la curée ardente emplit un coin de forêt de l'aboiement des chiens, du claquement des fouets, du flamboiement des torches. Les appétits lâchés se contentaient enfin, dans l'impudence du triomphe, au bruit des quartiers écroulés et des fortunes bâties en six mois. La ville n'était plus qu'une grande débauche de millions et de femmes. Le vice, venu de haut, coulait dans les ruisseaux, s'étalait dans les bassins, remontait dans les jets d'eau des jardins, pour retomber sur les toits, en pluie fine et pénétrante. Et il semblait, la nuit, lorsqu'on passait les ponts, que la Seine charriât, au milieu de la ville endormie, les ordures de la cité, miettes tombées de la table, nœuds de dentelle laissés sur les divans, chevelures oubliées dans les fiacres, billets de banque glissés des corsages, tout ce que la brutalité du désir et le contentement immédiat de l'instinct jettent à la rue, après l'avoir brisé et souillé. Alors, dans le sommeil fiévreux de Paris, et mieux encore que dans sa quête haletante du grand jour, on sentait le détraquement cérébral, le cauchemar doré et voluptueux d'une ville folle de son or et de sa chair. Jusqu'à minuit, les violons chantaient ; puis les fenêtres s'éteignaient, et les ombres descendaient sur la ville. C'était comme une alcôve colossale où l'on aurait soufflé la dernière bougie, éteint la dernière pudeur. Il n'y avait plus, au fond des ténèbres, qu'un grand râle d'amour furieux et las ; tandis que les Tuileries, au bord de l'eau, allongeaient leurs bras dans le noir, comme pour une embrassade énorme.

On identifie certes dans ce passage une volonté d'absence de la part du narrateur : les pronoms employés (on sentait, on passait), les tournures impersonnelles (il semblait) pourraient laisser croire à l'impassibilité d'un écrivain soucieux de dresser, dans ce qui se donne l'air d'une chronique historique, le procès-verbal objectif d'une époque.

Pourtant nous nous avisons bien vite des indices du jugement. Le narrateur multiplie ainsi les évaluatifs moraux qui condamnent une époque avilie : les appétits lâchés, l'impudence du triomphe, une grande débauche, le détraquement cérébral, une ville folle de son or et de sa chair.



Le vocabulaire est marqué, comme souvent chez Zola, par l'importance du lexique de la pulsion sexuelle, mêlée aux fièvres de la possession matérielle : nœuds de dentelle laissés sur les divans, chevelures oubliées dans les fiacres, billets de banque glissés des corsages ; cauchemar voluptueux d'une ville folle de son or et de sa chair, alcôve, dernière pudeur, râle d'amour, embrassade.

Les nombreuses énumérations, le gigantisme systématique des adjectifs donnent au texte une ampleur épique : un feu de joie colossal, une grande débauche, une alcôve colossale, un grand râle.

Les métaphores animistes contribuent à peindre une sorte d'hystérie collective qui se communique aux objets eux-mêmes : le vice, venu de haut, coulait dans les ruisseaux, s'étalait dans les bassins, remontait dans les jets d'eau des jardins ; le sommeil fiévreux de Paris ; le cauchemar doré et voluptueux d'une ville ; les Tuileries, au bord de l'eau, allongeaient leurs bras dans le noir, comme pour une embrassade énorme.

Les métonymies relèvent d'un art de romancier : c'est par elles que le lecteur entrevoit le mieux la corruption des mœurs : miettes tombées de la table, nœuds de dentelle laissés sur les divans, chevelures oubliées dans les fiacres, billets de banque glissés des corsages.

Le style de Zola n'est donc évidemment pas "fait de logique et de clarté", quelque volonté qu'il ait pu manifester dans ce sens. Ceci peut d'ailleurs nous amener à deux remarques d'importance :

- cette disparité entre la théorie du style et sa pratique (Zola n'est pas le seul à en offrir un témoignage) donne d'abord raison aux conceptions modernes du style, particulièrement à celles de Roland Barthes, qui y voit comme une germination biologique, indissociable de l'histoire profonde et spécifique de l'écrivain :

Le style est presque un au-delà [de la littérature] : des images, un débit, un lexique naissent du corps et du passé de l'écrivain et deviennent peu à peu les automatismes mêmes de son art. Ainsi sous le nom de style, se forme un langage autarcique qui ne plonge que dans la mythologie personnelle et secrète de l'auteur... où se forme le premier couple des mots et des choses, où s'installent une fois pour toutes les grands thèmes verbaux de son existence.

Roland Barthes, Le degré zéro de l'écriture.

- le style de Zola nuit-il enfin à son projet naturaliste ? Nullement. Il lui donne l'originalité de l'artiste et ne contrarie ni le souci d'exactitude ni l'expérimentation. L'œuvre de Zola, en puisant dans le terreau social, réactive les grands mythes humains auxquels elle emprunte la puissance évocatrice des images. Les déterminismes génétiques ou sociaux que l'écrivain entendait mettre à jour y gagnent en force et en clarté. La puissance du style dépasse sans les nier les enjeux naturalistes et sauvent l'œuvre de Zola de l'oubli auquel l'aurait vouée la fatale désuétude des systèmes scientifiques dans lesquels il avait mis, il faut le dire, une confiance un peu naïve.


Date: 2015-12-11; view: 679


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